De l’engagement – Cause et désir

L’engagement est un vieux mot. Il a un accent guerrier. Son malheur lui est souvent venu de l’usage politique qu’on en a fait. Ne faut-il pas des militants pour exorciser la passivité du peuple ?

Des Causes, supposées moins institutionnelles, voire contre-institutionnelles, suscitent aujourd’hui, par-delà les partis, des engagements plus ou moins spectaculaires, voire discrets. Des idéaux qui tentent de se libérer des appareils et des jeux de pouvoir se redessinent sur fond de malheurs présents ou à venir.

L’implication personnelle dans une action qui, à quelques égards, s’impose à ce qu’on appelle communément la conscience donne au travail requis la dignité du désir de l’accomplir en raison d’une finalité digne de ce nom (la Cause).

Il y a une gratuité de l’engagement. Le but poursuivi est au-dessus de l’intérêt personnel. Mais l’engagement, s’il ne répond à un désir profond de celui ou de celle qui s’engage, ne tient pas la route. L’engagé qui « n’y croit plus » est un poids mort pour lui-même et pour le groupe éventuel dont il fait partie.

Il s’agit donc, semble-t-il, à la fois de définir ce qu’il y a au-dessus de l’intérêt personnel (la Cause) et ce dont est fait tout aussi bien cet intérêt personnel. Les difficultés de l’engagement tiennent souvent à la confusion entre ces deux ordres de réalité.

L’engagement doit sans doute associer la lucidité à l’enthousiasme. C’est donc aussi un chemin qui se fait.

Jean-Pierre Bigeault
In : Les Cahiers de l’EFPP, n°31, automne 2020

L’ouverture des frontières

L’ouverture des frontières alimente, on le sait, bien des espoirs et bien des peurs. Elle offre au mieux l’occasion de sortir de soi, ou de l’entre-soi et, au pire, le sentiment de se perdre soi-même. La résurgence des nationalismes répond en Europe non seulement à la menace réelle ou fantasmée d’une invasion venue de l’extérieur, mais à une confusion d’origine interne et qui procèderait de cette espèce de melting-pot culturel auquel se trouvent confrontés des peuples dotés d’une langue, d’une tradition et d’une histoire évidemment singulières.

Plus proche de notre vécu quotidien, la montée de la violence dans un pays comme le nôtre ne se nourrit pas seulement des injustices qu’elle tend à dénoncer. En est en effet tout autant responsable l’effacement de certains repères et l’incertitude, voire l’angoisse qui en résulte. Les frontières, de ce côté-là aussi, semblent poreuses.

L’ensemble de ces phénomènes nous invite à une réflexion sur une autre « ouverture de frontières », celle qui touche à l’intimité. Le développement de la communication sous les formes que l’on sait, et, dans un contexte plus large, la mise en cause plus ou moins systématique des « différences », peuvent aussi bien fonctionner comme un facteur de « confusion » menaçant les identités personnelles, voire sociales.

A cet égard, le dévoilement de traumatismes sexuels – dévoilement devenu possible en raison même d’une certaine rupture des frontières installées par l’omerta familiale et institutionnelle – peut nous éclairer sur la complexité des problèmes posés par l’ouverture de soi à l’étrangeté – on devrait pouvoir dire « l’étrangèreté » – de l’autre. La violence du traumatisme n’est-elle pas directement liée à l’abolition forcée d’une frontière d’abord nécessaire à la construction, voire parfois à la conservation, de soi ? Au plan de la sexualité librement partagée, la perméabilité d’une telle frontière ne devient possible – et même désirable – que portée par un accord particulier. Autrement, le viol, non seulement menace – et éventuellement détruit – dans son intégrité intime celui ou celle qui le subit mais il le ou la prive à la fois, et parfois pour longtemps, de « l’accès » à ce qu’on pourrait appeler « l’autre de soi », c’est-à-dire celui que nous sommes au plus intime de nous-mêmes et avec lequel nous dialoguons en secret.

On pourra lire, sur ce difficile sujet, le beau, émouvant et instructif témoignage direct de Cyrille Latour dans son livre Mes Deuzéleu dont il est rendu compte dans ces Cahiers (cf. p. 58).

Mais il en est de la sexualité comme de bien d’autres formes relationnelles, qu’elles soient d’ailleurs personnelles, interpersonnelles, ou sociales. La confusion qui les menace résulte souvent d’un problème complexe de respect et d’ouverture des frontières. S’agissant en particulier de l’ouverture des frontières entre les autres et soi, elle implique que le soi dispose en lui-même – c’est-à-dire entre les éléments qui le composent – de frontières suffisamment solides et souples. Cela ne s’obtient que d’un travail (sur soi) toujours inachevé. Entre autres aventures, l’amour – sans parler d’autres relations pourtant liées à l’intimité – dépend pour chacun de ce voyage intérieur entre les régions réservées (le quant à soi de Montaigne) et les terres inconnues de sa propre personnalité.

Pour qui s’intéresse à l’éducation, voire en fait son métier, il s’agit aussi bien sur le sujet d’ouvrir sa pensée, sans en sacrifier pour autant les nécessaires repères frontaliers. Il n’est pas jusqu’à la nécessaire distinction entre la pensée et les affects qui ne pose en même temps la nécessité de leur rapprochement. Telle est bien la tâche à laquelle s’est attelé avec son livre le témoin cité dans cette réflexion.

Jean-Pierre Bigeault
In : Les Cahiers de l’EFPP, n°30, automne 2019

Asperger

Décidément, l’autisme n’est pas un mal comme les autres ! Décidément, les bonnes causes ont vite fait d’appeler à l’aide les mauvaises ! On ne croit plus au Diable, mais on dirait que l’autisme l’attire.

Ainsi donc, le nom d’ASPERGER qu’on a donné aux autistes surdoués est-il celui d’un médecin nazi qui ne sauva les « bons autistes » qu’en sacrifiant les « mauvais » – euthanasiés sans ménagement – à la cause de l’eugénisme.

Qu’on lise plutôt sur ce sujet Les enfants d’Asperger. Le dossier noir des origines de l’autisme par Edith Sheffer (Ed. Flammarion) ! Naturellement le bon Dr. Asperger1 s’est avancé masqué ! (comme bon nombre d’anciens nazis) en protecteur de l’enfance ; et on n’est pas allé plus loin !

Est-ce à dire qu’il faut se méfier de tous ceux qui veulent du bien à la société – sinon à la race – et en particulier à ceux qui dysfonctionnent peu ou prou ? En tous cas, disons-le d’ores et déjà, l’idée de « classer » les gens et en particulier les enfants selon leurs compétences intellectuelles – idée qui ne semble pas par elle-même procéder du sadisme – a souvent beaucoup plu. Elle s’inscrit dans une démarche – une « manie » qu’a pointée Elisabeth Roudinesco2 – qui se pare des plumes de la rationalité puisqu’elle a pour but d’ordonner le monde. Nous le voyons aujourd’hui, quand la testomanie, la référence au QI, la conception de l’intelligence et, avec l’évaluation tous azimuts, le classement qui définit les élites, disent bien la volonté de mettre chacun à sa place.

L’autisme n’échappe pas à cette idéologie. Il y échappe d’autant moins que son désordre engendre autour de lui angoisse et colère. Il appelle des réponses explicatives et réparatrices. A cet égard, on comprend que l’intelligence, dès lors qu’elle fonctionne brillamment, offre l’espoir de réintégrer l’enfant autiste dans un monde humain dont il semble exclu. L’existence d’autistes « surdoués » ne tombe t’elle pas d’autant mieux que nos technologies post modernes en ont singulièrement besoin ? C’est où l’on voit s’ouvrir ce monde de l’autisme que l’on croyait obstinément fermé. Et par là même la sélection des Asperger devient le signe inattendu d’une libération.

Cependant la référence, fût-elle innocente, au Dr. Asperger, supposé héros de la juste cause, laisse tout de même rêveur !

Quelque justifiée qu’elle puisse apparaître, l’idée de départager les « bons » et les « mauvais » autistes ne tend-elle pas à expurger l’autisme lui-même de ce qu’on pourrait appeler communément sa « part maudite » ? Ne laisse t’elle pas croire qu’on a compris l’autisme, puisqu’il rejoint, dans une vision post moderne, le fonctionnement humain supposé le plus adapté ? Juste retour des choses – dit-on – puisque les « bons autistes » peuvent entrer à Silicon Valley, la tête haute ! L’intelligence artificielle n’attend qu’eux, le monde des Robots leur est ouvert. A côté de cette victoire, on se demande pourtant si l’instrumentalisation, quelque productive qu’elle soit, d’une certaine forme d’intelligence au service d’un certain mode de travail, couvre l’étendue des besoins tant des surdoués eux-mêmes que des laissés pour compte. Que le travail soit la santé – voire la liberté, comme le disaient aux déportés les nazis – n’induit-il pas une vision restrictive et même, on le sait, déshumanisée qui a fait, et fait encore ses tristes preuves ? Le « traitement » de l’autisme tel qu’il apparaît en la circonstance, tend plutôt à montrer que l’autisme est aussi la figure d’un Mal qui ronge une société, voire une culture qui se fait peur à elle-même.

L’autisme en effet, qu’on le veuille ou non, oppose à sa compréhension bien des obscurités. Certaines ne sont pas sans nous renvoyer à la case départ de notre organisation psychique, voire au principe de notre vie. Les passions et les partis-pris que suscite l’autisme sont liés à cette complexité. L’espoir de simplifier le problème en lui trouvant une cause unique (si possible un gène) nourrit la violence des familles, des soignants eux-mêmes, voire des pouvoirs publics. Sous cet aspect, on peut dire que les Asperger permettent d’oublier par leur « performance » que les troubles de l’autisme en disent toujours plus que les déficiences « (ou d’ailleurs les exploits) dont ils sont la cause.

Ainsi donc Asperger peut être entendu comme un révélateur. S’il ne s’agit pas de purifier la race, il s’agit pourtant de purifier l’autisme voire les autistes.

C’est qu’en effet l’autisme renvoie à une « faute » qui poursuit les parents sans parler de l’enfant lui-même, et cette faute fonctionne comme une chute dont il faut se relever. Une purification quasi religieuse est nécessaire. Car tel est, avoué ou non, le désir de tous : qu’on en sorte par le haut ! Les « bons autistes », comme les saints ou les surhommes, sont comme les « bons produits » : ils nettoient le monde, et l’autisme. Ils l’épurent de ce qui se présente en lui comme les débris d’une maison en ruine, la marque d’une « tâche originelle ».

Il arrive que les mots disent, sans y penser, ce qu’ils cachent : asperger, dans la langue française, désigne « l’action de projeter sur quelqu’un ou quelque chose, un liquide en forme de pluie ». Cela se fait à l’église, on y chasse les démons, et, en même temps, on les appelle. La fortune d’un mot se nourrit de tout ce que l’inconscient lui apporte dans l’ombre, et les coïncidences parlent pour la raison malmenée. On devrait s’alarmer d’une référence à la barbarie qui, de par son contenu à prétention rationnelle, vise tout simplement à l’élimination du déchet et donc de l’impur. Comme l’atteste d’ailleurs la violence que suscite l’autisme, cette guerre, où la science déballe ses moyens comme si c’était des armes, a les accents d’une guerre religieuse. Mais c’est aussi qu’elle procède de conflits qui touchent aux images et aux idées relatives à la construction psychique de l’homme et donc à son identité, voire à son destin. L’autisme à cet égard tient une place particulière : il ouvre la boîte de Pandore de notre origine. L’enfant autiste, pour celui qui cherche à le comprendre, ne montre-t-il pas ce que montre le volcan au vulcanologue : un cratère qui gronde en nous, là où notre matière brûle ?

Jean-Pierre Bigeault,
psychanalyste, membre du Conseil scientifique de l’EFPP.

In Les cahiers de l’EFPP – Juin 2019


1 Psychiatre autrichien, artisan du programme « aktion T4 »
2 Cf. Le Monde, 29 mars 2019 : Docteur Asperger, nazi, assassin d’enfants.

Histoire de concept

Pour avoir créé il y a près de cinquante ans un « institut psychopédagogique » dont le projet éducatif avait pour ambition de réinsérer des adolescents en difficulté, saurais-je dire ce que fut, voir ce qu’est la psychopédagogie ?

Un concept « a » une histoire mais il est historique aussi d’ « être » une histoire. Son invention procède de la nécessité d’un Réel qui sollicite la pensée à travers une réponse active. La question à laquelle il fallait répondre activement était à peu près la suivante : quand la pédagogie échouait, quand les rééducations dites instrumentales ne réparaient que les morceaux d’un sujet dont le rapiéçage ne faisait que confirmer le morcellement, quand la psycho thérapie – qui faisait peur à tout le monde – hérissait davantage encore les adolescents en raison de son aspect intrusif, que pouvions nous faire ? Sans doute « bricoler » sur les zones frontalières de ces approches plus ou moins éducatives, plus ou moins spécialisées, rapprocher, réunir les points de vue, les procédures, les personnes – la personne elle-même si vite fragmentée – telle fut notre modeste idée !

La psychopédagogie, alliance symbolique, signait une ouverture de la pédagogie de référence à son propre environnement conceptuel : l’éducation « à et par la connaissance », l’éducation du sujet « à et par l’objet » dans sa différence, pédagogie du lien à l’autre déjà liée elle-même à son double plus ou moins spéculaire dénommé « psycho », toute la malice du trait d’union fondu visant à faire disparaître par enchantement le conflit du couple.

L’institut psychopédagogique fut donc lui-même une combinaison de couples conceptuels au milieu desquels le conscient et l’inconscient ne faisaient qu’apparaître-disparaître, omniprésents et discrets. La machinerie institutionnelle était celle d’un théâtre où les disciplines, les méthodes, les choses et les personnes jouaient au double jeu de la vérité et de sa représentation.

Un concept naît sans doute comme naît en alchimie, voire en chimie, un corps déjà un peu transcendentalisé par nos fantasmes. La Psychopédagogie fut un mariage de raison après coup. En éducation le désir qui a tellement peur de lui-même fonctionne comme le noyau caché d’une vaste réaction moralo-intellectuelle dont nous tirons nos systèmes et nos institutions.

L’institut fut un internat psychopédagogique, c’est à dire un lieu d’intériorité partagée où des liens tantôt défaits, tantôt noués sur eux-mêmes, tantôt emmêlés jusqu’à la confusion se retissaient non sans bien des déchirures.

Le danger d’un concept désiré est encore le gage de sa jeunesse.

 

Jean-Pierre Bigeault
In Les Cahiers de L’EFPP – N°1 – p.3 – Février 2004

Témoin

Il y a 50 ans, c’est en tant qu’enseignant ans un lycée que je me suis trouvé confronté à l' »échec scolaire » au sens quelque peu élargi dont parle « Le Monde ». Comme il s’agissait d’adolescents dont les aptitudes intellectuelles ne pouvaient être mises en doute, les problèmes dits « de caractère » souvent présentés par ces « mauvais élèves » semblaient alors relever d’une psychologie qui commençait à percer le mur de l’éducation habituelle voire de la psychiatrie et en particulier de la jeune pédo-psychiatrie.

Pourtant la réponse para-médicale ou médicale aux difficultés voire aux troubles en cause s’avérait si souvent inadaptée à la réalité – tant les problèmes concrets que des personnes concernées (en particulier de leur désir de « soins ») – qu’il fallait trouver… autre chose.

Mais autre chose aussi que la pédagogie en usage qui brillait surtout – comme elle continue trop souvent de le faire – par sa capacité d’exclusion !

Ainsi se développa en moi (ou plutôt en nous car nous fûmes bientôt quelques uns) l’intérêt pour cette « science nouvelle » qui, sur le terrain où je me lançai à sa rencontre, s’apparenta davantage à une aventure plus proche du « tâtonnement expérimental » et de l’art (d’éduquer) que d’une construction savante.

Dans une telle perspective, la dimension sociale (en particulier psycho-familiale) du vaste problème de l’échec fut en effet prise en compte comme le suggère « Le Monde ». Mais moins à travers la mise en place d’une action directe sur le « milieu » que par le truchement de l’institution plus ou moins réparatrice d’une « vie de groupe » (en internat) conçue comme production de par sa dynamique propre – non seulement de réadaptation sociale mais de restructuration subjective, y compris au niveau du développement cognitif et de l’acquisition des apprentissages.

L’interprétation des acquis de la Psychologie Sociale et de la Psychanalyse dans cette démarche pédagogique n’est pas mentionnée par l’article du Monde qui se contente d’évoquer « l’équilibre affectif » par référence au logement, alors même qu’en effet les liens entre espace psychique, espace social et espace tout court nous paraissent essentiels.

On peut donc brièvement conclure que la psychopédagogie ne s’appuyait sur l’inter-subjectivité qu’à travers non seulement « l’objet de savoir » mais l’espace où il était présenté, c’est à dire un « lieu à vivre », une équipe d’intervenants à la fois généralistes et spécialistes, et la pluridisciplinarité de nos références.

Pédagogie partagée, et éclairée par l’effet même de ce partage, tel fut pour nous le moteur psychopédagogique de cette éducation scolaire qui ne sacrifiait ni l’effort au plaisir, ni la connaissance à la spontanéité créatrice.

50 ans après… la visée intégrative de la Psychopédagogie semble s’être quelque peu perdu dans la dispersion voire la restriction (plus ou moins exclusive) des conceptions et des méthodes qui prévalent dans l’éducation habituelle, voire dans la rééducation.

La montée de l’individualisme et des modèles de pensée fragmentée tels que les soutient une culture de la consommation (des idées toutes faites), la dissociation comportementaliste du cognitif et de l’affectif, la banalisation intellectualiste du recours explicatif à l’inconscient… ont trop souvent pris le pas sur une tentative de compréhension et de traitement global des troubles de l’enfance et de l’adolescence.

Et pourtant, à l’heure de la « fracture sociale » et des fractures subjectives que celle-ci ne manque pas d’entraîner, la nécessité de « rétablir des liens » ne concerne-t-elle pas tout autant la pédagogie que bien entendu l’action politique ?

Jean-Pierre Bigeault est psychanalyste,
ancien directeur du CEREP (Centre de Réadaptation Psychothérapique)

In Les Cahiers de l’EFPP – N°2 – p. 5-6 – Décembre 2004

Le corps renvoyé à ses déserts

Comme le corps de l’enfant innocent doit être tenu à distance de son éducateur potentiellement pervers, celui du présumé délinquant et a fortiori celui du détenu, méritent d’être entassés avec leurs semblables et livrés à la promiscuité carcérale, sans autre forme de procès !

Aux deux bouts de la chaîne supposée éducative, le corps est soumis à la violence sécuritaire.

Qu’il s’agisse en effet de protéger l’enfant de la pédophilie ou la société de la criminalité, le corps, qu’il soit soustrait à la relation dans le même temps où l’éducation implique que l’éducateur et l’éduqué se rencontrent – ou qu’il soit ajouté à d’autres corps dans l’indifférenciation d’un « lot » qui exclue l’idée même de relation entre des personnes, le corps est l’objet d’un déni qui réduit sa réalité à celle d’un fantôme.

Si l’on ajoute à ces pratiques le traitement technico-scientifique de la mort, on ne s’étonnera pas que l’image de la Pieta se soit effacée de notre horizon culturel, comme si un soupçon rôdait autour d’une tendresse réputée sans objet.

Tout se passe comme si, de la naissance à la mort, le corps rappelait à notre société post moderne que sa rationalité productive lui cache quelque chose. Le désir, sollicité partout où il s’oublie lui-même dans ses objets, fait peur, dès lors qu’il révèle à l’homme sa finitude et aussi son aspiration à l’illimité.

« Ouvrir les yeux » sur notre réalité, et espérer « à corps perdu », disent avec les mots que la pensée la plus lucide comme la plus aventureuse passe bien par le corps, que nos le voulions ou non !

Et si possible de ses camarades eux-mêmes.

Pour reprendre le mot relevé dans une « offre technique » adressée par une respectable association à ses financeurs : « L’association X se porte candidate pour 2 lots (soit 100 personnes) à l’appel d’offre de la ville de Paris »

Jean-Pierre Bigeault, psychanalyste,
In Les Cahiers de l’EFPP – N°8 – p.3 – Décembre 2008

Ah qu’il fait bon respirer loin des grands cimetières intitutionnels !

Vive les footballeurs !

Retour d’une action de formation dans un CER

Je vois dans cette situation exacerbée d’éducation une occasion tout à fait exceptionnelle pour mesurer « l’effet de groupe » sur la capacité éducative d’une équipe que je dirai d’ailleurs inexorablement vouée à la dynamisation institutionnelle.

Ce qui ressort en effet de l’analyse, c’est que rien ne peut se faire de (re)constructif pour des adolescents (8 regroupés là pour quelques mois), si l’ensemble des personnels concernés ne fonctionne pas déjà dans une sorte de « cellule », telle qu’un « espace psychique groupal » s’y constitue, au-delà et en-deçà des murs de la maison, comme le premier véritable « lieu de vie » où puissent se réalimenter des identités blessées, recroquevillées sur la violence de la peur de l’autre.

Ainsi de la maîtresse de maison (qui fait la cuisine) jusqu’au chef de service, en passant par les éducateurs (la plupart engagés dans le football à un titre ou un autre), sans oublier la secrétaire et la psychologue, « quelque chose » est appelé à s’étendre, qui dépasse en profondeur subjective (c’est-à-dire inter subjective) la simple coordination fonctionnelle.

Cette membrane vivante, qui va devoir se développer autour des jeunes comme une enveloppe plus subtilement protectrice (c’est peu de le dire!) que l’incarcération, se présentera d’abord elle-même comme une forme d’intériorité qu’on ne saurait confondre avec l’intimité plus ou moins domestique d’un foyer. Cette « niche », aux frontières plus floues que l’institution, se trouve être sans doute beaucoup plus proche d’une fluctuante ‘conscience d’appartenance » qui renvoie en elle-même à une certaine communauté régie par un pacte relationnel d’un genre nouveau.

L’invention d’une équipe institutionnelle comme modèle social

Qu’est-ce donc que ce microcosme où le monde social, si souvent voué aux rivalités destructrices, est amené à ré-inventer son image selon le schème espéré d’une terre d’accueil ? N’en déplaise aux réalistes, toujours pressés d’en finir avec l’utopie, ce milieu spécifique, cette sorte de biosphère, fonctionne en effet pour partie comme un rêve pourtant bien éveillé ! Car l’équipe ne peut donner vie à quelque production éducative que ce soit qu’à partir de sa capacité à se produire elle-même comme uns structure vivante, déjà pour ainsi dire auto éducative, c’est-à-dire se projetant dans une figure et une configuration relationnelles qui, d’une certaine façon, la transcendent. Ou pour le dire plus concrètement : l’intervention d’une équipe institutionnelle comme modèle social constitue le préalable originaire et permanent au développement de sa fonction de cheville ouvrière éducative.

Une telle évidence renvoie les technicistes de la chose éducative à leurs éprouvettes de laboratoire ! Quant à nos jeunes délinquants – pour qui le football et les footballeurs appartiennent à la réalité intermédiaire d’un espace où « attaquer » et « se défendre » obéissent à la rigueur d’un droit encore amical – faut-il rappeler qu’ils n’observent tout justement l’équipe institutionnelle que là où sa fragilité tourne ou ne tourne pas à la faiblesse, là où la force s’enracine ou ne s’enracine pas dans l’entente ? Comme tous les jeunes en effet, ils attendent des adultes qu’ils jouent au même jeu que celui auquel les adultes les convient. Mais pour eux précisément, que le désastre guette, c’est une dernière partie que personne ne doit perdre. ils le savent d’autant mieux que leur complicité avec leur propre perte se nourrit de beaucoup d’échecs (les leurs et ceux de leur environnement). Or, il n’est pas de potion éducative qui vienne directement à bout de ce malheur. Contre le malheur, il n’est pas davantage un seul éducateur qui suffise à la tâche, ni même, par le seul effet de leur nombre et de leurs compétences, un « tas » ou un agglomérat institutionnel d’éducateurs, fût-il ce qu’on appelle une « organisation ».

Car c’est le groupe – en tant que cette réalité non seulement psycho sociale – qui réalise cet organisme à part entière (cet être) dont l’institution n’est,somme toute, que la raison sociale ; c’est l’alliance des personnes, le contrat individuel (de respect) qui les lient à leur totalité non totalitaire (une référence démocratique y a donc sa place) ; en un mot, c’est l’équipe et son projet d’équipe où le pratico pratique ne se prive pas des bénéfices de l’idéal, qui font les beaux jours du CER, c’est à dire, non seulement son instrument de travail, mais sa « chance ».

Une oeuvre en maturation

Or cette chance, faut-il ajouter qu’il n’est aucune certification, aucun diplôme pour y prédisposer des hommes et des femmes à qui il est demandé d’être prêts à sacrifier au groupe ce reste d’enfance en chacun qui cherche à le convaincre qu’il doit être le mieux aimé et,pour y parvenir, le plus débrouillard ! Car si le groupe n’est pourtant pas une ascèse, il n’en est pas moins une oeuvre de maturation : il se crée selon les règles de toute création, c’est-à-dire selon les que ceux qui le composent s’ordonnent entre eux en répondant à l’exigence coopérative du « nous » qui le fonde.

Retour d’une action de formation dans un CER, j’ai donc compris que les grands discoureurs de l’éducation feraient bien d’y aller respirer l’air du pays ! Entre le grand cimetière institutionnel auquel semblent rêver nos prescripteurs en mal de sécurité et la pétaudière éducative qui les fait frémir, ils verraient que l’éducation réelle relève de « groupes de vie » (laissons donc les fameux « lieux de vie » à leur statut cartographique !) qui ne sont réductibles, ni à leurs règles, ni à leurs langages, ni davantage à leurs habitudes voir leurs rites, et pas même aux assignations censées en ordonner les places. Nous l’avons déjà dit, les groupes éducatifs ne dessinent la trame d’un contenant propre à accueillir pédagogiquement des éduqués que pour autant que ces groupes se soutiennent, se tiennent et d’une certaine façon se contiennent eux-mêmes comme une sorte de conscience partagée. Or cette conscience plus ou moins unitaire réunit des forces d’origine et de nature bien différentes et il en résulte des tensions qui, comme dans la vie, associent l’ordre au désordre. A ce titre, le groupe éducatif fonctionne non seulement comme la « masse arrondie » que désigne l’étymologie germaine « kruppa », mais selon le « grop » de l’ancien provençal, comme un assemblage de cordes voire de sacs de noeuds !

Un assemblage de cordes…

Et dans ce sac ne savons-nous pas qu’il se passe bien des choses, imaginaires et réelles, affectives tout aussi bien que rationnelles ? S’agirait-il d’ailleurs d’une troupe militaire en campagne, il nous suffirait de lire les « journaux de guerre » de l’officier/philosophe Ernst Jünger pour nous convaincre que c’est le lot de tous les groupes. Or, c’est donc bien là le creuset où s’opère le mélange plus ou moins détonnant qu’on appelle une équipe ! La qualité de l’action éducative, si liée soit-elle à la spécificité des personnes, en dépend pour une large part tant il est vrai que si, dans l’inconscient de chacun, les identifications à travers lesquelles un sujet se construit procèdent d’une certaine « appropriation » de l’autre, de même l’action éducative, qu’on la regarde du point de vue de l’éducateur ou de l’éduqué, s’organise psychiquement en écho à cette communauté dont le groupe éducatif, figure socialisée de l’autre, s’offre comme l’image fondatrice.

Retour du CER, je salue son équipe « au combat » – qui est sans doute d’abord, comme toujours, le combat qu’il lui faut livrer avec elle-même. Je salue son rapport au football comme à la réalité d’un sport qu’on appelle brièvement collectif et qui fonctionne aussi dans la rencontre.

La vérité du groupe, de son efficacité « sur le terrain », n’engage la pensée que là où elle se ressource dans le partage et rebondit en geste justes.

Jean-Pierre Bigeault, psychanalyste,
membre du Conseil scientifique de l’EFPP
In Les Cahiers de l’EFPP – N°9 – p.6 – Printemps 2009

Exil

Qu’on le veuille ou non, les vieux sont dans leur pays comme dans un pays qui n’est plus tout à fait le leur. S’ils en parlent la langue, c’est, pour le moins, avec un accent. On a beau dire à ces sortes d’étrangers de faire un effort pour s’adapter, tout donne à penser qu’ils tiennent à leur différence.

S’il en fallait la preuve, qu’on s’attarde un tant soit peu sur leurs problèmes de mémoire : oublier le présent au profit du passé, n’est-ce pas reprendre à l’envers le chemin de l’exil ? C’est que le nouveau monde inflige aux vieux ce tourment d’avoir perdu leurs origines. Les origines reviennent à l’esprit quand la fin se rapproche : et si tout pouvait recommencer ? Le rejet du contemporain ne répond qu’à un vœu d’éternité. À cet égard la violence des exilés ne plaît guère : pourtant elle parle pour tous

ceux qui, adhérant au progrès, n’en perçoivent pas moins le caractère illusoire. Mais leur ironie vaut à ces vieux donneurs de leçons d’obscures représailles : on a pour eux une « pitié dangereuse » ; on les parque, pour en finir, dans des réserves… avec leurs souvenirs. Le présent ne doit-il pas rester le présent à l’abri de ces faux prophètes ?

Pourtant les vieux peuvent aussi endosser le costume inattendu d’anges, juste tombés du ciel. Ils viennent de cet « ailleurs » dont l’obsession humaine traverse les temps. Alors même que l’économie mange de ses belles dents la fragile métaphysique, les vieux rêvent d’une autre vie. Ils ont compris que la mort ne laisse que cette issue : une altérité qui échappe à tous les mots de toutes les langues. Une langue encore jamais parlée s’ouvre devant eux sous le mince voile du « même » et de ses redites ; et ils ont un sourire – un certain sourire – comme ces étrangers qui mélangent les mots jusqu’à leur faire dire l’inouï de l’espérance

Jean-Pierre Bigeault
Psychanalyste, membre du Conseil scientifique d’orientation, 86 ans
In Les Cahiers de l’EFPP – N°24 – p.18 – Automne 2016

Accès de l’homme à l’homme

Outre le fait qu’elles ne sont pas toujours appliquées, les lois ont vite fait d’entretenir l’illusion qu’elles suffisent à résoudre les difficiles problèmes du « vivre ensemble ».

Celles qui sont destinées à assurer aux personnes en situation de handicap l’accès physique des administrations, des services ou des commerces ont le mérite d’attirer l’attention de tous sur un déni de réalité et une injustice, mais elles peuvent aussi bien nous convaincre à bon compte d’avoir traité l’essentiel, alors que tout porte à craindre qu’il n’en soit rien. Car comment assurer la bonne qualité de l’accueil sinon en renversant pour ainsi dire la situation qui l’exige ? Que, derrière le handicap, il y ait non seulement une personne mais une expérience humaine sans doute singulière, mais tout autant fondamentale en termes de capacité d’adaptation et d’invention, ne justifie-t-il pas que l’accueil se transforme lui-même en désir, sinon en demande ?

Sous cet angle on pourrait dire qu’« abraser » la différence risque toujours peu ou prou d’ajouter au leurre une injustice : la prise en compte de ce que la personne en situation de handicap apporte au monde humain relève d’une approche humaine autrement exigeante que la simple mise à plat des obstacles apparents susceptibles de se dresser sur le chemin de la rencontre. La rencontre ne peut se faire qu’à partir du moment où le négatif mis en évidence par le handicap peut en lui-même être regardé positivement en cela qu’il fait sens. En d’autres termes, n’avons-nous pas beaucoup à apprendre de ceux qui nous rappellent que ce qui manque à l’homme est aussi ce qui le pousse en avant, que l’arrogance de celui qui possède les moyens et se croit arrivé au sommet de la « bonne différence » n’est que sottise et entreprise de destruction de l’homme ?

Au-delà de la charité condescendante et de l’institution des droits et des devoirs, il y a donc place pour une révolution à bien des égards plus coûteuse : nous voir nous-mêmes dans le miroir que nous tend le handicap, miroir de la vie dans sa lutte, quand bien des fausses batailles de la réussite font oublier l’essentiel !

À l’heure où vient de sortir sous la plume de Jérôme Garcin, Le Voyant1, une biographie de Jacques Lusseyran, on pourra lire de ce dernier Et la lumière fut2, témoignage d’un aveugle entré dans la Résistance à 17 ans puis déporté à Buchenwald. L’homme qui écrit « la lumière ne vient pas du dehors, elle est en nous-mêmes, sans les yeux » sait ce qu’il doit à ceux qui l’ont accueilli et reçu comme un homme à part entière, c’est-à-dire aussi un homme qui, comme tous les hommes, a besoin des hommes.

1. Paris, Gallimard, 2015
2. Ed. Le Félin, collection « Résistance »

Jean-Pierre Bigeault, psychanalyste,
membre du Conseil scientifique d’orientation de l’EFPP
In Les Cahiers de l’EFPP – N°21 – p.26 – Printemps 2015

Au cœur de l’action sociale, quelle érotique, quelle éthique ?

Une culture de l’individu et de la rationalité, telle que celle qui prévaut aujourd’hui dans le management sinon « la gestion » des relations humaines, menace les espaces supposés réparateurs du travail social. Elle renvoie insensiblement les travailleurs sociaux du côté d’un ordre – c’est-à-dire d’une remise « en ordre » – susceptible de les détourner de leur vraie mission : appréhender ce qui, dans la complexité d’une vie, voire dans son désordre, peut être précisément rendu à la vie.

On sait comment le traitement technocratique et politique de la question conduit à inspirer des modèles de formation qui tendent à privilégier – au nom de savoirs scientifiques par ailleurs discutables – une conception morcelée de « l’objet » (accessoirement humain !) et des procédures explicatives qui finissent par priver le « sujet » de sa réalité. Ce qui appartient en effet au sujet avant toute autre considération est un vécu, et c’est bien ce vécu que le travailleur social doit d’abord pouvoir accueillir et partager. Il s’agit là d’une réalité qui implique tout autant le corps et l’esprit – c’est-à-dire le cœur aussi – d’une ou de plusieurs personnes qui n’existent elles-mêmes que de participer d’une manière ou une autre à une communauté. Le travailleur social ne s’avance vers cette complexité vivante qu’en s’y impliquant. On ne saurait dissimuler que l’émotion dont vibre sa nécessaire empathie nourrit cette intuition professionnelle sans laquelle sa démarche froidement objective manquerait tout simplement son « objet ». L’intelligence d’un homme ou d’une femme d’action (ladite action fût-elle sociale) ont même beau disposer des meilleurs outils – que ne sont d’ailleurs ni ceux du chercheur ni ceux du théoricien – si l’enthousiasme et une volonté spécifique ne viennent l’inspirer, il ne restera face à face qu’un opérateur préprogrammé et le fantôme abstrait d’une personne vidée de sa vie.
Or, vouloir en effet s’ouvrir au vécu de l’autre n’est-ce pas déjà l’aimer ? S’il s’agit de com-prendre1 avant d’agir et d’agir aussi bien dans le cadre de ce partage auquel renvoie une con-naissance2 digne de ce nom, la dimension érotique (d’Eros, le dieu du lien) du travail social n’appelle-t-elle pas une éthique qui, à certains égards, pourrait être comparée à celle du psychanalyste ? Ou, pour le dire autrement, c’est-à-dire de façon moins étroitement référencée, comment aider le travailleur social à soumettre l’exercice de ce que le sociologue Michel Maffesoli appelle « la raison sensible3 » à une éthique qui en respecte le principe ?

 

1. Pour redonner précisément au préfixe d’origine latine « com / con » sa signification de partage (avec).
2. Idem.
3. MAFFESOLI Michel, Éloge de la raison sensible, La Table ronde, Paris 2005.

Jean-Pierre Bigeault, psychanalyste,
membre du Conseil scientifique d’orientation de l’EFPP
In Les Cahiers de l’EFPP – N°20 – p. 21 – Automne 2014