PRÉSENTATION DE SES LIVRES PAR L’AUTEUR

« L’ECOLE ET LA VIOLENCE DES JEUNES », le 1e décembre 2018 à l’occasion de la parution de L’oiseau de feu

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L’Ecole et la violence des jeunes

Intervention Jean-Pierre BIGEAULT

A l’occasion de la présentation de « L’oiseau de feu »

1er décembre 2018

Ecole de Formation Psycho-Pédagogique (Paris)

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J’ai écrit « L’oiseau de feu », non seulement pour revenir sur un drame qui a autrefois marqué ma vie de jeune professeur, mais aussi pour faire écho à un problème tout à fait actuel – et en même temps très ancien – qui est celui de la violence des jeunes et de son traitement.

Dans un essai publié en 2010 et intitulé « Une poétique pour l’éducation », j’avais déjà brièvement rapporté ce que j’aborde aujourd’hui dans ce récit qui tente de restituer les faits dans leur réalité la plus sensible. L’histoire de ce garçon de 15 ans qui met le feu à son école s’inscrit dans un contexte assez particulier : l’institution dont il est élève est un internat que j’ai crée moi-même avec des amis il y a aujourd’hui quelques 60 ans. Cet internat est destiné à des adolescents qui sont en marge du « système scolaire ». Ces garçons et ces filles (une cinquantaine et même davantage) sont en difficulté, non seulement avec l’école – c’est-à-dire le collège ou le lycée – mais la plupart du temps avec leur famille, voire avec une société qui se remet plus ou moins bien des malheurs de la guerre. A ces jeunes, nous voulons offrir ce qui, dans les années 68, sera appelé un « lieu de vie » et, dans le même temps et le même espace, une vraie école.

On peut le dire aujourd’hui : à l’époque et pour longtemps, cette entreprise aura été à peu près la seule en son genre. C’est qu’en effet, les jeunes adultes que nous étions, se collèrent à ce travail à la fois nuit et jour et dans des conditions qui, aujourd’hui défrayeraient la chronique. Il s’agissait, non seulement de faire suivre à nos élèves les programmes scolaires officiels, mais de les aider à s’exprimer, à se rencontrer, et à nous parler, fût-ce en nous affrontant.

En s’étalant sur deux décades – de 1956 à 1976 – et au vu des bons résultats qu’elle a obtenus, l’expérience a révélé qu’une éducation scolaire différente est possible. Encore faut-il qu’elle s’appuie sur une attitude de recherche et un engagement des personnes. Si l’on regarde en face l’adolescence et sa dramaturgie, on comprend que l’éducateur, qu’il soit enseignant ou non, ne peut qu’être à la fois un inventeur et un soldat sur le front.

L’incident dramatique qui est au cœur de « L’Oiseau de feu » n’illustre pas seulement la difficulté de venir en aide à des adolescents dont l’éventuelle psychopathologie n’est pas clairement définie, il montre que ce qui constitue un échec éducatif peut être une épreuve utile à l’éducation, si cela oblige l’éducation à réaffirmer son but et ses moyens. Au jour d’aujourd’hui, dans une circonstance comme celle que j’évoque, il va sans dire que le principe de sécurité prévaudrait sur le projet éducatif lui-même. On accuserait l’institution malheureuse de n’être, ni conforme aux standards habituels, ni suffisamment médicalisée pour accueillir des adolescents présumés malades. On ferait donc ce qu’on fait : escamoter les adolescents marginaux en les casant dans une école supposée capable de tout traiter dans un cadre dit normal, ou les envoyer à l’hôpital de jour. L’instruction ou le traitement médico-psychologique, telle serait donc l’alternative ! Quant à l’éducation, qu’elle se fasse à la maison, ou à l’école privée, ou sous l’égide de l’éducation dite « spécialisée », ou au diable vauvert, c’est-à-dire en prison, qu’est-ce qu’une république post moderne pourrait bien faire de cette patate chaude ?

Venons-en donc d’entrée de jeu à la dichotomie qui frappe notre système d’éducation nationale, et plus particulièrement sans doute au niveau du collège et du lycée : l’instruction y a pris depuis longtemps le pas sur l’éducation, quand bien même, comme vous n’êtes pas sans le savoir, « l’instruction publique » d’autrefois s’appelle précisément aujourd’hui « l’Education Nationale ». Il arrive ainsi que les mots s’appliquent à cacher notre pensée profonde, c’est-à-dire notre malaise.

Or, il faut le dire, cette dissociation entre l’instruction et l’éducation s’avère d’autant plus coûteuse pour notre société, qu’ayant elle-même perdu un certain nombre de ses repères, celle-ci n’offre plus les cadres éducatifs qu’assuraient plus ou moins les structures familiales, rurales ou citadines, d’une société, ou en tout cas d’une culture, modérément évolutive. L’évolution, en particulier économique, ayant été ce qu’elle est aujourd’hui, la nécessité d’instruire qui avait été la condition de l’évolution sociale s’est imposée comme le seul horizon éducatif de notre époque happée par son développement technico-économique. Aussi bien, quand ils sont formés, les enseignants ne le sont que pour être des instructeurs. Il est bien loin le temps où ceux qu’on appelait « les hussards de la République » étaient aussi – sans que cela fut clairement dit – des travailleurs sociaux. Or cette régression – qui ne dit pas davantage son nom – satisfait les parents dans son principe, puisque la réussite de leurs enfants doit d’abord être professionnelle dans un monde réputé difficile – alors même, faut-il le rappeler, que, depuis plus de 50 ans, l’élévation du niveau de vie et du confort aurait pu rassurer les familles. Mais c’était compter sans la pression idéologique d’une économie qui a déplacé le rêve social en faisant de la consommation une religion du bien-être enfin libéré des idéaux trompeurs. Certes, comme les choses ne vont pas si bien que le laissent penser les mirifiques résultats du baccalauréat, on voudrait – par-dessus le marché – que l’autorité soit rendue à des maîtres, sinon à des policiers qui permettraient à l’instruction d’atteindre son but. Mais qu’est-ce que l’autorité d’un maître et d’une école ? Sur quoi veut-on croire qu’elle se fonde ? La question se pose aujourd’hui plus que jamais, alors précisément que les modèles autoritaires traditionnels ont fait long feu, et que l’enfant et l’adolescent ont été – comme on l’a dit vingt ans après la guerre – « décolonisés ». La réinvention de l’autorité passe par la réinvention de l’école et de son fonctionnement. Car la nouvelle autorité éducative ne peut trouver sa place que dans un ensemble qui, par-delà sa réalité administrative, soit une société scolaire fondée sur des relations. Il en va de l’école à cet égard comme de la famille. Et du reste, s’agissant de l’école, il en existe encore aujourd’hui où l’autorité a sa place, et, quand cela ne tient pas à la personnalité singulière d’un maître, cela tient le plus souvent à l’existence d’une vraie équipe éducative – c’est-à-dire d’une micro-société qui donne l’exemple d’un fonctionnement de groupe à la fois respectueux des différences et ordonné à son objet. Mais ces entreprises ne font pas recette vis-à-vis d’un système qui, dans sa neutralité anonyme, protège tout le monde : politiques, syndicats, associations de parents, enseignants. Remettre le système en cause sur le fond, n’est-ce pas risquer de faire apparaître des intérêts divergents et donc y laisser des plumes ? En vérité, l’Ecole n’est devenue un objet intouchable que parce qu’en dépit de ce qu’elle proclame, non seulement elle ne permet pas l’égalité, mais elle n’apprend ni la liberté ni la fraternité. Tout le monde le sait aujourd’hui mais qui ose le dire : la République survivra-t-elle longtemps à ce déficit d’éducation ?

Mais voyons donc d’un peu plus près ce qui s’est passé !

La toute petite école spécialisée – qu’on appela en son temps : « institut psycho-pédagogique » à laquelle renvoie notre « Oiseau de feu » a vécu 20 ans. J’ai moi-même décidé de la fermer lorsque nous nous sommes trouvés mis en demeure de choisir entre le scolaire et le médical : être une école comme les autres ou un hôpital ! Or, depuis cette école lointaine, la psychologie – dont j’aurai dénoncé les dérives éducatives dès 1978 dans mon livre « L’illusion psychanalytique en éducation » - s’est enfermée dans un cognitivisme de circonstance, en oubliant d’ailleurs que les théories de l’apprentissage avaient joué leur rôle dans les temps révolus, et cet enfermement s’explique : il répond à l’objectif plus ou moins conscient d’un monde qui rumine son angoisse et qui tente de la refouler en évacuant de la représentation qu’il se fait de lui-même la dimension la plus difficile à traiter et qui fait référence à la sensibilité. Dans l’information, le sensationnel à présentation objective a remplacé le sensible, et dans les rapports humains, le contrat formel s’est substitué au flou mal maîtrisable des alliances de personne à personne. Il n’en reste pas moins que l’affectivité demeure, qu’on le veuille ou non, le nerf de la guerre. Aussi bien, les travaux les plus sérieux le confirment-ils aujourd’hui encore, y compris du côté des découvertes concernant le fonctionnement du cerveau. Rappelons tout de même au passage que le relationnel – auquel je faisais allusion un peu plus haut – renvoie bien à cette sphère affective supposée évacuée du monde désincarné de l’apprentissage. Le procès qu’on a fait depuis quelques années au « pédagogisme », sous le prétexte plus ou moins justifié qu’une idéologie du reste assez prétentieuse avait sacrifié la méthodologie à quelques fantasmes psychologisants, a visé dans la pédagogie ce qu’on pourrait appeler sa « part maudite ». Enseigner tient toujours plus ou moins en effet de la magie. Faire aimer les mathématiques ne relève pas seulement des mathématiques. Faire aimer ou séduire, fût-ce l’esprit, n’est pas une opération abstraite. Dans la subtile complexité de l’affaire, des sensations et des sentiments sont appelés à soutenir, ou au contraire, à bloquer la pensée. C’est bien cette complexité que les intégristes d’une école exclusivement alignée sur ses programmes se plaisent à évacuer. Il en a résulté que la notion même de psycho-pédagogie y a beaucoup perdu de son crédit. Il en est allé de l’éducation comme de l’amour : on l’accuse tour à tour d’angélisme et de réalisme réducteur. Il lui faut échapper au romantisme, au sexualisme et bien sûr à la violence du pouvoir. On oublie que partout où une relation se propose d’agrandir l’homme – et c’est bien le cas de l’éducation comme celui de l’amour – le brouillon de l’œuvre s’inscrit dans des désirs qui ne s’humanisent que par le partage. Il s’agit bien d’une alliance. On ne peut éduquer – fût-ce en vue d’instruire – que dans un processus qui s’apparente au processus créatif en tant qu’il crée des liens avec la vie… et donc avec les autres.

Vingt ans de création éducative avec des adolescents m’ont laissé le goût de l’adolescence, en tant que l’adolescence ne mérite pas la mauvaise réputation qu’on lui a faite. Les étapes de la maturation humaine ne sont pas réductibles en effet à celles d’une espèce animale comme les autres. Les créateurs qui illustrent notre culture ont souvent gardé de l’adolescence – et de l’enfance – ce que les adultes ont trop souvent sacrifié à leur prétendue maturité. Qu’il faille éduquer les enfants et les adolescents ne fait aucun doute mais à quoi et donc, comment ? Comment préserver par exemple ce qui dans leur difficulté à être est aussi le moteur du questionnement humain ? Suffit-il de déplorer que le Djihad attire de jeunes égarés pour régler le problème que pose tout aussi bien la normalisation d’une jeunesse appelée à devenir notre élite et qui, passé le moment prévisible de la révolte, se fait la championne de la reproduction sociale ? Nos sociétés démocratiques en mal d’identité feraient bien de se poser ces questions. Il ne leur suffira pas d’être à jour avec leurs « technologies de pointe » pour sauver leur âme !

Le jeune homme de 15 ans dont je raconte l’histoire – au milieu même de l’histoire de l’institution – avait des comptes à régler avec nous tous. Mettre le feu à une école est un acte symbolique fort. Sans doute faut-il brûler les idoles, quand elles ne sont plus que des fantômes ! A défaut de brûler les nôtres, des destructions plus radicales – comme il peut s’en voir ici ou là – pourraient tout emporter, c’est-à-dire non seulement l’école et ses maîtres mais ce que nous appelons notre culture. Les psychopathologies repoussées sur les marges de notre monde normalisé disent ce que nous ne voulons pas entendre. Il est urgent de revenir à l’homme comme – selon qu’on le dit si fortement aujourd’hui – il est urgent de revenir à la terre. C’est-à-dire aussi à une écologie de l’intelligence qui rende à la sensibilité – et en particulier à la sensibilité sociale – ce qui lui revient.

Je dirais d’ailleurs que l’éducation, à cet égard, n’est pas un métier comme les autres. Il n’est pas jusqu’à enseigner – fût-ce à l’université comme cela m’est arrivé – qui ne demande quelque chose de plus que de savoir ce que l’on enseigne. Il se trouve que j’ai appris cette vérité de mes propres maîtres : à l’école primaire, au collège comme au lycée et même à la Sorbonne. Alors qu’il nous enseignait je ne sais plus trop quoi sur la mécanique des fluides (c’était dans le cadre de la Philosophie des Sciences), Gaston Bachelard nous donnait avec son savoir, le témoignage irremplaçable de son humanité. Il y a des livres et aujourd’hui bien d’autres technologies pour apprendre avec ou même sans maître. Mais enseigner est un acte qui engage plus que le savoir. Il invite à une humble maîtrise comme le montre plus d’un savant. Car science sans conscience, comme le disait Rabelais, n’est que ruine de l’âme. Nos maîtres sont des figures. Ils nous servent à nous identifier non à des choses – fussent-elles des symboles ou des idées – mais à des personnes. Nous en avons particulièrement besoin par ces temps où règnent les choses, qu’il s’agisse des machins ou des machines et de la sujétion qu’ils nous imposent. Oui ! nous risquons de manquer de personnes, et de personnes libres, y compris de personnes libres vis-à-vis de leur savoir, car les savoirs eux-mêmes, nous ne le savons que trop, peuvent devenir les outils narcissiques d’une domination clairement anti-éducative. Nous revoilà renvoyés à l’autorité, la bonne, celle de ceux qui nous aident à nous agrandir.

Sans doute faut-il le dire et le redire, la crise actuelle de l’autorité n’est pas l’effet pervers de nos conquêtes en matière de liberté. Elle résulte de l’effacement des personnes devant la surabondance des choses, qu’il s’agisse aussi bien d’images, d’informations, d’idées déconnectées des contextes où elles prennent sens. Les choses – voire les personnes plus ou moins chosifiées de la communication – se referment sur les personnes qui n’ont plus de relations qu’avec des signes désincarnés c’est-à-dire aussi désaffectivés. Reste l’individu, vidé de son âme par cette vacuité relationnelle, cette pseudo liberté, dans un désert social. L’administration appelée en renfort n’a plus que des lois et des règlements (dont nous voyons la surabondance) pour remplir le vide abyssal d’un monde déjà robotisé.

C’est pourquoi je pense que si l’instruction veut contribuer à l’humanisation d’un homme tout autant ouvert au savoir qu’à ses semblables – et accessoirement à lui-même – il lui faut faire tout autre chose qu’administrer la transmission des connaissances. A l’instruction doit s’associer l’éducation qui ne peut se faire qu’à partir d’une position que j’appelle politico-poétique au sens propre du mot. Ne faut-il pas de la liberté à celui qui éduque ? je sais bien que la mode est aux règlements, aux consignes et bien sûr à l’évaluation. Mais enfin, ce qui se passe d’important entre le maître et l’élève, n’est-ce pas depuis la nuit des temps un éclat lumineux sorti de l’ombre ? L’ombre doit être ici reconnue pour ce qu’elle est en effet : elle anime en secret le désir de l’éducateur. Elle le presse d’ouvrir à l’enfant ou à l’adolescent un chemin, tel que celui où l’éducateur lui-même a failli se perdre ou peut-être même s’est un jour perdu. Eduquer comme dans le prolongement de « faire des enfants », n’est-ce pas aussi se réparer soi-même ? Pour avoir fait appel, en vue d’une action éducative (qu’on dirait donc aujourd’hui « spécialisée »), à des hommes et à des femmes qui avaient eux-mêmes, Dieu merci ! quelques problèmes avec le monde – et avec eux-mêmes – je crois avoir compris que l’éducateur ne parvient à éduquer – et donc à éclairer l’autre – que s’il est personnellement confronté à la nécessité de continuer à s’éduquer lui-même. C’est là où quelque souffrance l’oblige à prendre en compte sa propre infirmité, que l’éducateur peut aider l’enfant, l’adolescent, à devenir ce qui l’attire et lui fait peur à la fois.

Comme vous l’avez compris, je viens d’évoquer l’aptitude à éduquer sous un angle psychologique qui constitue une sorte de révolution copernicienne. La statue du maître proposée comme l’idéal auquel devrait s’identifier l’éducateur – et en particulier l’éducateur enseignant – n’est pas la réalité sur laquelle se fonde utilement, c’est-à-dire dynamiquement, l’action éducative. A tout le moins, ferait-on mieux de penser à une sorte de Victoire de Samothrace, statue que son incomplétude ajoutée rend particulièrement exemplaire et même instructive. Ainsi, le savoir, si respectable soit-il lorsqu’il s’agit de l’enseigner, ne profite à l’éducation que si l’élève perçoit chez le maître (fût-ce de manière préconsciente) l’enjeu qui se cache dans le rapport particulier qui lie celui qui sait à ce qu’il sait. Je parle ici d’un plaisir indissociable d’une souffrance qui, sous l’aspect d’un questionnement en forme de manque, a justifié chez le maître lui-même un apprentissage évidemment inachevé. L’inachèvement de l’éducateur, la conscience qu’il en a, le mouvement de recherche de complémentarité qui en découle, sont le point de passage, le pont qui le relie à celui qu’il éduque et dont, pour une part, il partage le destin. Que sa formation donne à l’enseignant-éducateur des moyens, des méthodes pour faire son métier, ne saurait le dispenser de faire avec ce qu’il est, ce qu’il tente d’être, ce qui, dans ce qu’il sait, continue de l’appeler non seulement à en savoir davantage, mais à en vivre mieux et même à en mieux être.

Cela aussi m’est apparu lorsque, préparant mon certificat d’études latines, il me fallut partager avec mes premiers élèves de 5ème, la nécessité où j’étais moi-même de maîtriser la grammaire. Il en allait pour eux comme pour moi d’un désir qui les entraîna. Leur réussite remarquée ne fut alors que le fruit de la fleur incertaine que je devais faire pousser sur mon arbre encore jeune. Il appartient à l’agrégé de retrouver son innocence. Sans doute faut-il le redire à cette occasion : c’est à vouloir s’en tenir à la fonctionnalité d’un maître-machine que l’enseignant, refoulant ce qu’il fut autrefois, risque de faire payer à son élève le souvenir douloureux de sa première et essentielle insuffisance. A l’heure où nous disposons, pour enseigner, de vraies machines, il est bon de rappeler que le recours au maître, humain parmi les humains, peut restituer à l’action éducative sa place et sa valeur de créativité. Or, si créer c’est prendre un risque, éduquer implique que, comme l’artiste, l’éducateur aille chercher sa force là où elle côtoie sa fragilité. Sans cesse remise sur le métier, la question de la formation des maîtres ne peut faire l’économie d’une approche qui associe l’apprentissage des techniques pédagogiques à l’appropriation par chacun de son expérience la plus intime, à commencer par celle de son propre rapport au savoir. On est loin d’une formation exclusivement intellectuelle. L’agrégation n’est pas interdite au peintre, ni au poète, mais les chemins de la création passent par d’autres voies.

Il s’agit donc – comme vous le voyez – de repenser nos modèles plus ou moins scientistes voire technologiques qui, pour être à la mode, tournent trop souvent le dos à une réalité vieille comme Socrate. Sans doute les tentatives récentes d’approcher notre objet par « les Sciences dites de l’éducation » - tentatives auxquelles j’ai collaboré – ont-elles pu donner de faux espoirs et donc provoquer des déceptions. Il n’en reste pas moins étonnant que tant de travaux antérieurs aux Sciences de l’éducation et qui, depuis des siècles, ont apporté leur éclairage aient été balayés par l’obsession moderne et post-moderne de l’instruction. Le succès toujours confirmé d’un Montaigne ne semble pourtant pas avoir inspiré nos conceptions les plus récentes en matière d’humanisme. Quant à l’inspiration pédagogique, liée dès la fin du XIXème siècle aux découvertes concernant la psychologie de l’enfant, elle n’a pas eu les prolongements qu’on pouvait espérer concernant l’adolescence. Le statut social ambigu de l’adolescent justifierait une approche éducative que l’adjonction à l’école d’un hypothétique « service citoyen » ne suffira pas à compenser. Qu’on fasse donc à l’école, et pendant qu’il en est temps, le travail éducatif qu’on voudrait faire à la sauvette et quand il est trop tard ! Le chantier est vaste. On pourrait espérer qu’il mobilise au-delà des spécialistes, tous ceux qui comprennent que l’obtention d’un diplôme ne couvre pas l’étendue des besoins en matière d’humanisation. D’autant – faut-il le rappeler ? que le nombre de non diplômés – voire de quasi analphabètes – ne fait qu’ajouter une difficulté à celles que ne permet pas de dépasser la seule réussite scolaire.

C’est en pensant à tous ces jeunes que je dédie mon « Oiseau de feu » à la cause de l’éducation. Par-delà l’explosion d’un adolescent qui souffrait au point de mettre le feu à son école, je pense à tous ceux qui, dans les banlieues et jusque dans nos campagnes, font brûler non seulement des voitures, mais des lieux consacrés à l’action sociale. Derrière des pathologies éventuelles, des souffrances mal identifiées justifient ces passages à l’acte qui sont des cris. Mais sans doute ces cris sont-ils ceux de toute une jeunesse qui, sous le masque même de l’adaptation comme cela arrive, n’en continue pas moins d’errer dans un monde qui ne l’entend pas. Il s’agit en effet d’un message difficile à entendre. Ces adolescents, à qui l’on veut faire croire qu’il suffit de savoir ce qu’il y a à apprendre pour être heureux, nous disent qu’ils n’en croient pas un mot. Ils voient même dans ce mensonge banal et pour ainsi dire officiel, le signe d’une tromperie plus essentielle : on leur cache, pensent-ils, la vérité de cette vie qu’on leur a d’ailleurs donnée sans leur demander leur avis, et dont on ne leur livre ni le sens, ni même les moyens de faire surgir tant soit peu ce sens d’une folie dont le spectacle du monde n’est que le verre grossissant.

Ainsi, qu’elle soit sauvagement ou sourdement exprimée, la violence de ces jeunes n’est pas seulement due à ce qu’on appelle couramment la démission des adultes. Elle vient de plus loin : aujourd’hui où la réponse qu’on peut dire traditionnelle des guerres, toujours plus ou moins saintes, se raréfie – à tout le moins jusqu’ici en Europe – quand l’horizon du rêve se traîne au niveau de la consommation des choses et de soi, la violence se nourrit non seulement de l’absence de réponse aux questions essentielles, mais de l’absence du questionnement lui-même. Une misère philosophique frappe la jeunesse de plein fouet. Que ceux qui, par-dessus le marché, n’ont qu’une image appauvrie d’eux-mêmes et de leur situation s’en prennent aux symboles d’une culture en déroute, quoi d’étonnant ? Ils disent tout haut ce que chuchotent tout bas – dans les milieux supposés plus protégés – des jeunes bel et bien moulés dans le système et qui croient s’en dégager par la drogue ou de plus subtils moyens d’autodestruction.

Il est certes toujours tentant de réduire à des facteurs objectivement identifiables, la destructivité dont font preuve, avec l’arrogance des victimes triomphantes, des adolescents et des post-adolescents de plus en plus nombreux. Les problèmes psychologiques et sociaux qui en constituent souvent le contexte n’expliquent pas tout. Ces jeunes gens et ces jeunes filles se situent pour la plupart, entre ce que j’appellerais la folie ordinaire de l’adolescence et la normalité consacrée des bons et des mauvais élèves. Ils ont la particularité bien connue de se chercher eux-mêmes et – il faut l’y ajouter – de chercher plus largement ce que trop souvent les adultes qui croient l’avoir trouvé ne cherchent même plus ! Ces adolescents sont ce que nous sommes dans le secret de notre cœur et cependant ils ne sont pas nous. Ce n’est d’ailleurs pas les reconnaître pour ce qu’ils sont que de les assimiler comme on le fait à des adultes plus ou moins comme les autres. Toute la question éducative tient dans cette aporie : ces adolescents, comment les reconnaître pour ce qu’ils partagent avec nous dans nos tâtonnements profonds, alors même que notre responsabilité à leur égard nous oblige à mettre une certaine distance entre eux et nous ?

Enfin ! si mon « Oiseau de feu » m’a paru justifier que j’en rapporte la tragique aventure, c’est pour souligner que l’école peut entretenir – y compris malgré elle – un conflit qui, au-delà même de l’adolescence, nous concerne tous. Ce conflit – vous l’avez compris – ne vient pas seulement du développement de la Science vis-à-vis de notre conscience, il résulte pour chacun de la difficulté à situer les exigences grandissantes de notre rapport au savoir vis-à-vis de ce qu’on a pu appeler le savoir-vivre et que nous pouvons appeler aujourd’hui le savoir-être. C’est bien dans ce conflit majeur que j’ai tenu à situer le débat sur la question des rapports entre l’instruction et l’éducation.

Quant à l’approche poétique que j’ai choisie pour parler de ce garçon qui mit le feu à son école, elle correspond à la réalité de ce que nous avons vécu ensemble, maîtres et élèves, dans cette institution « qui se faisait » en même temps que nous la faisions. Mais elle dit aussi autre chose : les théories, si nécessaires soient-elles pour aider la pensée à se construire, non seulement ne disent pas ce qu’est l’action qui éventuellement en découle, mais elles ne lui donnent pas vie par elles-mêmes. Eduquer comme nous le faisions en instruisant nos élèves réputés « mauvais » relevait aussi de notre inspiration. Ce que j’appelle « poétique de l’éducation » correspond à ce mouvement qui entraîne à la fois les acteurs de l’action et les objets (savoirs scolaires, savoirs du vivre ensemble…) dans une création à la fois personnelle, inter personnelle et institutionnelle.

Et sans doute faut-il le dire aussi, il y avait des ratés dans cette création. Des lassitudes, des évènements faisaient régulièrement obstacle à l’inspiration comme à la mise en œuvre. Ce qui, dans un système plus classique, aurait été plus ou moins effacé dans la neutralité quelque peu administrative du système justifiait ici qu’on s’y arrête : le manque d’inspiration fait partie de l’inspiration. C’est – je l’ai déjà dit – comme dans l’amour. La Poésie est encore là, là où précisément son absence se fait sentir. Fallait-il encore que de nous arrêter sur nos dysfonctionnements nous apparaisse aussi important que le reste. Prendre le temps d’apprendre de ses échecs n’est perdre son temps que si les programmes prennent le pas sur la vie. Fallait-il encore que nous ne nous laissions pas emporter par cette culpabilité, assez courante comme vous n’êtes pas sans le savoir, dans le monde de l’enseignement. Et si précisément l’on ne s’acharnait à instruire que pour éviter ces aléas de l’éducation où il n’est jamais sûr que 1 + 1 fassent 2 ?

Car l’éducation, comme vous le savez aussi, n’est pas une science exacte. Elle commence même où s’arrête le conditionnement. Et ce qu’on appelle « rééducation » convient au totalitarisme. Dans une démocratie comme la nôtre, là où la famille baisse les bras et où l’école regarde ailleurs, un totalitarisme rampant et insidieux, et qui passe par toutes les techniques de la communication, fabrique les réflexes d’une clientèle, la moindre question morale se trouvant réduite elle-même à la question binaire et à l’évaluation statistique. L’absence d’éducation – et donc d’esprit critique procédant par analyse – voue les citoyens à la fois aux idées toutes faites et à la sensiblerie primaire. Qu’on ne s’étonne pas si les extrémismes en font leurs choux gras ! D’autant que, sur les marges sociales de ce système, là où la famille et l’école sont de plus en plus impuissantes, il ne reste plus en effet que la radicalisation, le monde divisé en deux : les bons et les méchants et, sous une forme ou une autre (par exemple les bandes) la guerre et ses simplifications mortifères. Arrêtons de rêver que l’accès de quelques rescapés (de cette marge) à Sciences Po, voire tout simplement au Bac, réglera le problème. Qui peut d’ailleurs jurer que nos plus belles écoles – fussent-elles dites grandes – réparent les déficits éducatifs fondamentaux ? La maîtrise des savoirs ne génère pas par elle-même – c’est le moins qu’on puisse dire – la connaissance de soi et le fameux partage du « vivre ensemble ». L’éducation, si elle n’est qu’un vernis, obéit à la loi selon laquelle « au feu le vernis craque ». Trop de gens bien élevés ont défrayé la chronique. L’éducation est une culture de l’homme : non pas une fabrication mais une invention, le développement d’une sensibilité personnelle et collective à l’humanité de l’homme, et qui se fait le plus souvent, comme la peinture ou la poésie déjà nommée, par petites touches, métier d’artisan et d’atelier comme cela fut dans cette école où il arriva ce malheur, parce que si une école vit, tout peut y arriver comme dans la vie.

En conclusion, je dirais ceci : si l’école d’aujourd’hui veut aider sa jeunesse, non seulement à gagner sa vie mais à l’aimer, il lui faut repenser son modèle : en même temps qu’un certain nombre d’apprentissages scolaires peuvent bénéficier aujourd’hui de l’apport des nouvelles technologies, l’institution doit être capable de ré introduire de l’humanité là où « le système » (et pas seulement, mais aussi l’administration) l’a emporté sur les personnes et la vie sociale.

Une toute récente enquête du Conseil Economique et Social (CESE) le dit clairement : trop d’élèves français sont mal dans leur peau (on parle même d’angoisse) ; ils n’ont plus confiance, ni dans l’école, ni dans leurs enseignants, ni en eux-mêmes ; ils ne savent pas travailler ensemble et ils ont peur de l’innovation. Et cela, qu’ils viennent de milieux défavorisés ou non. Cette étude, qui s’inquiète des effets d’une telle situation sur le devenir professionnel de ces jeunes, stigmatise le déficit pédagogique (insuffisante prise en compte des aspects psychologiques de l’apprentissage). Elle impute ce déficit au niveau de la formation initiale et continue des enseignants. 

Il ne s’agit donc plus, comme on le fait, de mettre des rustines sur la chambre à air asthmatique de notre école, mais de remettre les compteurs à zéro ou presque : l’école doit être réinventée. Le professeur ne peut qu’être sélectionné et formé que si, compétent dans la matière qu’il doit enseigner, il peut l’être aussi et conjointement en matière d’éducation. Quant à l’institution, elle doit disposer de la souplesse nécessaire à sa créativité et de responsables capables de développer une véritable dynamique psycho sociale. Le travail en équipe dans un tel cadre – et qu’il s’agisse des maîtres ou des élèves – est à la fois un moyen et un but, on ne le dira jamais assez !

Sous ce rapport, l’institution doit pouvoir offrir à ses élèves les conditions d’accès à une créativité que la classe elle-même dans son formalisme traditionnel, voire ses principes de fonctionnement, trop souvent, ne permet pas. Il s’agit par-là que l’institution soit, et fasse elle-même, « œuvre de vie ». Nous devons en finir avec l’administration d’une mort lente contre laquelle, ni la dépression des uns (en particulier des maîtres), ni la violence des autres (en particulier des élèves), ne saurait être le remède approprié.

Il faut donc enfin le dire : l’œuvre est exigeante. Elle demande un choix politique car elle est coûteuse. Mais ce coût est à la hauteur, non seulement de l’idéal républicain, mais de notre situation à la fois démographique et socio culturelle, de l’évolution de la famille, et des conditions générales de vie et de travail qui sont aujourd’hui les nôtres. Qu’on le veuille ou non, la réalité fait que les parents et leur autorité ne suffisent plus à la tâche, si tant est que cela n’ait jamais été. L’école est donc plus nécessaire que jamais : elle demande, comme je l’ai dit, un projet nouveau et des moyens, et, parmi ceux-ci, des personnes qui aient, non seulement des compétences mais – et c’est bien le moment de le dire – ce qu’on appelait autrefois « le feu sacré ».

« L’Oiseau de feu », qui fut notre blessure, fut aussi notre guide. Il nous renvoya à notre passion et nous apprit aussi nos limites. Eduquer, c’est inventer et partager pour apprendre, et non créer dans la toute-puissance, mais, comme je l’ai dit, élaborer dans la recherche. Montaigne, l’auteur des Essais, l’a, d’une certaine façon déjà dit : il nous faut essayer « d’éduquer ».

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L’Oiseau de feu, Paris, L’Harmattan, Coll. Témoignages poétiques, Nov. 2018

L'AUTRE MONDE - à propos de L'enfance du sexe et Ce qui apparaît - 2017

  • Pour vous présenter mes deux derniers livres, « Ce qui apparaît » et « L’enfance du sexe », j’ai dû réfléchir aux liens qui, plus ou moins clairement, les rattache l’un à l’autre. C’est qu’en effet je les ai écrits dans une certaine précipitation, comme s’ils ne pouvaient attendre. Il m’a donc fallu quelque temps pour réaliser qu’ils répondaient à une double nécessité : l’une qui se trouve liée à mon âge, l’autre à l’état du monde. Je trouve en effet que le monde, tel qu’aujourd’hui il est vu, connu, exploité comme un objet, disparaît avec l’homme, lui-même vu, connu et exploité comme l’on sait. Il en résulte même qu’en dépit de l’accumulation des savoirs qui nous les expliquent l’un et l’autre, voire à cause de cette accumulation, nous n’entendons plus le chant qu’ils nous donnent à entendre.

    Cette découverte, assez banale j’en conviens, s’est augmentée de la nécessité où me met aujourd’hui mon âge, de comprendre comment j’ai vraiment vécu ma vie, tout justement hors des sentiers battus de ce monde-là. Projeté déjà, d’une certaine façon hors de l’histoire, je fais – comme on le dit – mon bilan. Mais ce bilan n’a rien à voir avec la quantité supposée de mes exploits, heureux et malheureux, tel qu’on est prié de le faire à la fin d’une existence comme pour la fermeture d’une entreprise. J’ai donc voulu me situer au-delà des évènements qui donnent à toute vie l’allure d’un récit, au-delà donc du pathétique curriculum vitae, comme de la glorieuse notice nécrologique.

    C’est que je vois aujourd’hui se dessiner les fils d’un tissu plus intime dont je dirais qu’il forme autour de moi l’enveloppe d’une micro biosphère telle que, pour chacun d’entre nous elle constitue ce que nous pouvons appeler notre vraie vie ou, plus modestement, notre vécu. J’ai donc entrepris de me réapproprier cette expérience personnelle par une écriture qui tente d’en restituer le caractère banalement miraculeux. Car toute vie – dès lors qu’on entrevoit sa fin et si on la regarde véritablement de son point de vue – ne donne-t-elle pas à voir, par-delà son efficacité pratique, par-delà le jeu de ses apparences plus ou moins objectives, ce qui lui revient, non seulement de singulier, mais d’universel ? Pour ne pas y aller par quatre chemins, j’ose même poser la question : quelles furent, quelles sont les petites et même grandes extases qui nous font vivre ?

    A cet égard l’intitulé « l’autre monde » que j’ai choisi pour faire mouche, est évidemment surchargé de sens. Il évoque aussi bien le fameux « au-delà » d’une vie après la mort que  « l’en-deçà » du passé, cet autre monde que nous restitue la mémoire. Je pense d’ailleurs – soit-dit en passant – que les tentations de reporter « l’autre monde » aussi bien sur les « lendemains qui chantent » que sur « les neiges d’antan », ont souvent pour effet de nous détourner du présent et de ses richesses. Or c’est précisément le présent, et le monde tel qu’il est ici et maintenant, que j’appelle paradoxalement « l’autre monde », monde de derrière le monde et qui éclate à travers le jeu d’ombres et de lumières de ses apparences.

    Cette conception ne m’empêche pas de rendre au passé ce que nous lui devons. Et c’est ainsi que, pour faire ressortir la dynamique de cet « autre monde au présent » que je viens d’évoquer, je vais d’abord passer par une réflexion sur la mémoire et le souvenir. J’aurais certainement dû, dans le même temps, explorer le rôle de l’attente et de l’espérance dans cette construction active du présent, alors même qu’elle se situe à l’intersection brûlante du passé et de l’avenir. Mais l’espérance est d’une matière encore plus subtile que le souvenir. Je m’y collerai une autre fois. En attendant j’espère vous convaincre que nous sommes tous des poètes, puisque nos vies sont des poèmes.

    **

    J’en viens donc d’abord aux souvenirs. Je pense en effet que la mémoire, à défaut de faire ressusciter les morts, nous fait vivre dans l’après-coup, une expérience tout à fait significative de ce que pourrait être le présent, si nous lui appliquions le même traitement que celui qu’applique au passé ce qu’on pourrait appeler « le travail du souvenir ». Ou, pour le dire plus directement, je crois que la liberté que nous savons donner à notre mémoire lorsque nous essayons de faire revivre le passé, ferait beaucoup de bien à notre perception du présent, si nous étions en mesure de l’en faire bénéficier.

    Certains souvenirs, pour ainsi dire inépuisables, nous donnent une idée de la richesse ainsi accumulée dans le vécu d’un présent auquel nous avons donné, à l’époque, la place souvent indicible d’un évènement devenu partie prenante de notre intimité. Nous gardons précieusement ces souvenirs depuis notre enfance. Ils ont été les racines et la tige plus ou moins fournies de la fleur dont le fruit nourrit durablement notre vie. Ce qui leur a valu cette force tient au fait que l’émotion et l’objet qui la provoquait se sont associés en nous, devenant source d’étonnement et chemin ouvert à la connaissance. En voici un exemple personnel :

    J’ai dix ans. Parti sur les routes de ce qu’au début de la deuxième guerre mondiale on a appelé l’Exode, je me trouve hébergé dans une ferme avec mes parents. Comme j’accompagne le fermier dans le travail des champs, je découvre un jour qu’un de ses bœufs – qui lui sert d’animal de trait – s’est cassé une corne. Il ne pourra plus tirer la charrue avec son compagnon, il va falloir l’abattre. Et il faudra même les abattre tous les deux, parce que le survivant, privé de son partenaire habituel, va se laisser mourir.

    Sous son apparente modestie, ce souvenir dissimule une expérience dont il reste le témoin bien vivant. Il dit l’émotion que provoque en moi la brisure d’un monde incarné par ce couple de bœufs. S’y ajoute l’image de mon père, contraint de remettre à l’ennemi le révolver qu’il a gardé de « l’autre guerre », ce qui confère à la Défaite la dimension d’un désastre encore plus intime.

    Ce souvenir n’en finit pas de me parler. Il donne un corps symbolique à l’expérience de la vie, telle qu’un enfant comme les autres, moins pressé de rationaliser le réel que de l’accueillir à l’intérieur de lui, l’a vécue, comme on dit, dans « le secret de son cœur ».

    Loin d’un tel drame, les fameuses aubépines de Combray que Proust fait revivre au début de La Recherche (« Du côté de chez Swan »), n’ont retrouvé leur dimension cachée qu’après que le souvenir les a fait revenir à la conscience grâce à cette liberté de recréation qu’offre la mémoire. Car le secret de leur « efflorescence » (sic) – ce jeu des étamines que le petit Marcel tentait à l’époque de mimer au fond de lui – appartenait encore au mystère de l’église toute proche (et vraisemblablement à celui de la sexualité) où se préparait une célébration pompeuse.

    Mais laissons le passé au souvenir. Ces quelques mots n’auront eu pour but – comme je l’ai déjà dit – que d’éclairer ce qu’on pourrait appeler de façon assez générale l’appropriation du vécu au moment où il se vit. « L’autre monde » dont je parle est celui qui, avant même de constituer les plus vivants de nos souvenirs, se construit déjà en nous selon cette potentialité de richesses que notre propre capacité d’accueil précisément lui reconnaît. C’est une expérience, plus courante qu’il n’y paraît.

    Je pense à ces voyages en train qui nous permettent d’approcher paradoxalement des paysages que leur fuite éperdue fait défiler devant nous comme sur un écran. Vous roulez ainsi en direction de Cherbourg. Traversant le marais de Carentan, et alors que le vent semble tirer les oiseaux et votre corps du côté des nuages déjà pris dans les roseaux, vous n’avez pas besoin d’avoir lu Barbey d’Aurevilly pour savoir que la terre mélangée d’eau est une âme, et que vous la cherchez malgré vous en vous, comme l’ombre portée d’un cavalier dont vous seriez, à travers le train, le cheval. Voilà une expérience de soi qui fait de ce passage – et de ce paysage – la traversée d’un « je » dont Rimbaud disait qu’il est « un autre » et que j’appelle « l’autre monde ». Je parle donc d’un vécu qui nous porte aux limites de notre « soi » et qui, par-là pourtant, nous révèle notre « être avec le monde ».

    Qu’en est-il donc de l’objet, quand une certaine perception, libérée, si je puis dire, de l’obligation de réserve, s’autorise à le posséder par-delà les limites que lui impose notre habituelle rationalité ? N’accède-t-il pas déjà à ce statut que lui donnera le souvenir, lorsqu’il nous laisse si étrangement nous emparer de ce qui s’est déjà emparé de nous ? Et cette forme d’échange entre l’objet et nous n’est-il pas celui de l’art, officialisé par notre culture ? Je pense bien sûr à la corne brisée, aux aubépines de Combray et aux marais de Carentan. Mais aussi, comme chacun peut le faire, à ces visages qui ont marqué et marquent encore notre vie. Ne nous accompagnent-ils pas jusque dans le regard que nous portons sur notre intériorité ? Leur réalité nous arrive du dehors et pourtant nous la vivons, comme si de la voir, de l’entendre, ou de la toucher à la juste distance, nous y rencontrions une partie de nous. Notre vraie vie n’est-elle pas faite de ces présences qui sont pourtant aussi des absences ? De tels objets – qu’on pourrait dire intermédiaires, situés à cet « entre-deux » de lumière et d’ombre comme de soi et d’autre – ne sont-ils pas notre guide sur le chemin d’une réalité en mouvement telle que celle qui constitue la matière et ses images ? A travers eux, comme dans ces figures que nous offre la peinture et qui nous traversent, alors même que nous les traversons avec le peintre, n’est-ce pas aussi bien l’expérience d’un passage entre la vie et la mort que nous faisons ? Je pense à Van Gogh. « L’autre monde » de l’ici et du maintenant s’ouvre devant nous comme cette immensité dans l’œil du nageur et cependant une simple goutte à la pointe de l’eau. Cela se produit au détour de nos moments dits « perdus », alors que notre temporalité se défait de sa forme, que notre esprit s’évade – ainsi que l’on dit – et que, par cet effet d’école buissonnière bien connu, nous accédons au seul savoir qui nous aide vraiment à vivre. De ces « extases » somme toute ordinaires, notre vie, si laïque qu’elle soit, voire ordonnée selon les meilleurs principes, fait, comme avec les fleurs les abeilles, et son miel n’est-il pas la nourriture des dieux ?

    J’ai donc tenté de retrouver de tels moments, comme si je revenais à ces mille et une naissances de la vie qui m’auront fait et refait, d’un vécu à l’autre, comme dans un au-delà de ma modeste histoire.

    Les deux essais « Ce qui apparaît » et « L’enfance du sexe » procèdent de cette investigation. La poésie y est conviée pour ce qu’elle offre de chance à la restitution des formes que prend la réalité dès lors que nous consentons à l’habiter dans une sorte de continuité avec la nôtre. Et je suis convaincu qu’il n’est pas nécessaire d’être un artiste – au sens habituel de ce mot – pour bénéficier de telles « illuminations ». J’ai appris de mon enfance et du monde rural dans lequel j’ai vécu qu’il est possible à tout un chacun de voir un arbre comme plus qu’un arbre. Et cela tient à la relation entre celui qui voit l’objet et l’objet vu, et selon que cette relation présente un certain nombre de conditions qui se trouvent être les conditions même d’une vie d’homme. Qui parlerait de mysticisme ou de folie, quand le tilleul que nous avons devant notre maison est devenu l’ami que nous saluons chaque matin en portant furtivement notre main sur son tronc familier ? C’est cela la vie, fût-elle celle d’un paysan supposé inculte et collé à la réalité comme à sa terre. Mais est-ce là ce qu’on appelle une « apparition » ?

    En vérité, je n’ai employé ce mot « d’apparition » qu’avec prudence, lui préférant l’expression « ce qui apparaît » qui me semble plus propre à rendre compte de ce qui constitue selon moi la dynamique du processus. Je m’en expliquerai plus loin, mais, en attendant, il me faut bien dire que l’idée des « apparitions » est entrée presque malicieusement dans ma vie il y a longtemps et dans des conditions qui m’ont conduit à me l’approprier si peu que ce soit hors des sentiers battus.

    J’étais à Lourdes à l’occasion d’un voyage dans les Pyrénées et, comme c’était précisément le jour où Maryline Monroe venait de mourir, je me trouvai assez étrangement confronté à la double exposition de la Vierge que vous savez et de la fameuse actrice dont, à l’entrée de l’enceinte qui entoure la basilique, la photo dénudée se balançait à la première page de France Soir, le journal grand public de l’époque.

    Loin d’en rire, je fus pris d’un vertige qui, autour de la Femme – sans aucun doute avec un grand F – faisait écho en moi à la dualité certainement conflictuelle de mes représentations. Sans que je pusse en appeler directement à la foi, voire à quelque charité de circonstance, je sentis l’unité paradoxale de ces images et ce fut comme si je touchais au mystère, comme si la mouture St Sulpicienne de la pureté et de l’Hollywoodienne séduction étaient les deux faces d’une même médaille. Les mots mêmes ne pouvaient plus dire ce que j’éprouvais, faut-il dire « de surnaturel » ou de, « naturel exacerbé jusqu’à l’excès », dans cette scène où Marie-Madeleine et Marie se rejoignaient.

    Puis les années passèrent. Et un jour, comme je pensais à Lourdes, je tombai sur le livre de l’historienne anglaise Ruth Harris, livre consacré à cette ville célèbre et à « la grande histoire des apparitions ». Une troisième femme en émergea : Bernadette Soubirous, celle qui vit la Vierge 18 fois et l’appela d’abord « Cela » (qui se dit aquerro dans la langue de son pays), comme je dis aujourd’hui « ce qui apparaît », sans trop me prononcer et tout en sachant que je dis vrai. Cette jeune fille pauvre et inculte me fascina par la force et la modestie de sa vision et sans doute je l’aimai comme ces filles de la campagne dont j’avais partagé la vie et qui, dans les champs, parlaient à l’eau et aux oiseaux. Cette Bernadette que je tire ainsi qu’un fil conducteur au long de mes apparitions est à mes yeux l’égale d’artistes qui me sont chers et que j’évoque dans mon livre. Elle aussi crée avec ses moyens, y compris bien sûr ceux de sa foi chrétienne mais sans oublier les autres, liés à sa terre, à ses montagnes et à l’eau de tant de sources.

    Art brut, art naïf, art singulier ? Qu’importe ! Si je regarde ma vie, là où la création s’ouvre un petit chemin qui m’appartient à peine et que je suis comme un enfant docile et pourtant libre, je me sens proche de cette sœur rude et douce à la fois, et qui mange de la terre comme si peut-être c’était son Dieu.

    J’ai donc voulu fixer – dans des images que je dirais « pieuses » à ma façon – les modestes extases d’une vie simple, telle que, l’ayant vécue à travers ses objets, elle me revient non seulement du passé mais de l’avenir, puisque celui-ci est en filigrane dans celui-là. « Ce qui apparaît » à l’éternel enfant que nous sommes transfigure l’espace et le temps. Et cette expérience est celle de chacun. Elle nous montre le monde par-delà les croquis réalistes que nous en faisons pour nous convaincre que nous en dessinons le chemin. Mais n’est-ce pas tout autant le chemin qui nous dessine ? Qui sommes-nous, en vrai, sous l’amas des pages que nous donne à lire le livre plus ou moins épais de notre biographie ? Je regarde le ciel étoilé, n’y suis-je pas une étoile en marche ? Et qui saurait dire si notre lumière n’est pas le souvenir d’une lumière plus ancienne, comme si, depuis longtemps, la mort brillait en nous, semant le grain de quelque métamorphose ? Vertige en vérité de notre appartenance au monde, l’esprit que nous revendiquons se fraye dans la matière une voie si blanche que notre identité même pourrait être un partage. Car tandis que je vous parle et que vous m’écoutez, où sommes-nous ensemble par-delà les mots de ce moment léger et abyssal ?

    Au point où j’en suis de mes aveux, je peux maintenant vous dire que mon deuxième livre intitulé L’enfance du sexe s’inscrit lui-même jusqu’à un certain point dans la démarche que je viens de vous exposer.

    J’ai en effet pensé que le sexe est une voie d’entrée dans « l’autre monde ». A force d’en établir la supposée nature et les droits, voire d’en étendre le règne à la construction psychique et même socio politique de l’être humain, le sexe s’est trouvé objectivé, sinon chosifié, aux dépens de l’expérience qui s’attache à sa découverte et à son fonctionnement. Je me suis résolu à montrer que l’enfance et l’adolescence, voire la post- adolescence, sont fondatrices à cet égard. Les conceptions réductrices qu’on se fait de la sexualité juvénile tendent à en évacuer le vécu dans sa richesse. On fait comme si l’incomplétude ou l’ignorance de l’âge excluaient de fait la possibilité d’accès à une réalité cachée, telle que celle, indépendante de toute information, à laquelle conduisent précisément les premiers émois sexuels. N’est-il pas jusqu’à la masturbation, si longtemps assimilée à la porte de l’enfer, qui ne se voie en tout cas toujours aussi peu considérée en dépit de ce qu’elle libère d’une énergie partagée avec celle de la vie et, pourrait-on dire, de ses secrets ? « L’autre monde », qui n’est pas plus réductible au plaisir de l’atteindre qu’à la souffrance qui en soutient parfois la révélation est, au bout du sexe, comme l’apparition mêlée à la disparition d’un moi perdu dans « l’autre ».

    Mais j’ai voulu aller plus loin. Il me semble en effet que, si la sexualité – quelque primitive qu’elle continue plus ou moins de nous apparaître – emprunte les sentiers rustiques de la création (fût-ce déjà au niveau des fantasmes), c’est à ces temps initiatiques qu’elle le doit, plus qu’aux supposés apprentissages de la maturité adulte. J’ai donc intitulé mon essai « L’enfance du sexe », comme on dit « l’enfance de l’art », pour en souligner la facilité native et néanmoins créative. Et, comme on n’est jamais si bien servi que par soi-même, je me suis autorisé à reprendre ma propre vie dans ses premiers parcours sexuels, convaincu qu’un témoignage direct vaut toujours mieux qu’une théorie arrachée aux cas cliniques de circonstance, et que, de surcroît, « rien de ce qui est humain ne nous est étranger ».

    J’ai donc exploré mon expérience personnelle alors même que, comme l’art à ses éternels débuts, elle se lançait au-devant d’elle-même avec les moyens du bord, c’est-à-dire ceux de l’enfance et de l’adolescence. J’ai tenu à privilégier ces temps-là et celui qui leur succède immédiatement, lorsque l’adulte, fier de son nouveau statut, n’en continue pas moins de tâtonner dans le monde qui s’ouvre à lui. C’est que, selon moi, ces premiers chapitres de ce qu’on pourrait appeler le « roman sexuel » sont irréductibles aux éléments provisoires et incomplets d’une œuvre dont on a vite fait de penser qu’elle ne saurait advenir que de leur dépassement. L’œuvre est déjà là, et rien ne dit que les chapitres suivants ne lui font pas courir le risque de se perdre dans la répétition sous les faux airs d’un renouveau trompeur. Il en est des bourgeons de la sexualité et de ses premières fleurs comme de ceux et celles que leur maturité prometteuse n’expose pas moins aux brûlures de l’été. Et aussi bien, n’’est-ce pas une vérité de l’histoire humaine que les conquêtes de sa supposée maturité font perdre de vue les équilibres et les trésors qui furent la richesse du passé ? Qui dira que l’Antiquité, le Moyen Âge et aussi bien la Renaissance ou les Temps modernes n’étaient que d’infortunés passages sur le chemin du progrès ? C’est pourtant là une idée dominante, un culte qui ne dit pas son nom (cf. Marc Lebiez, Le culte du nouveau) et qui s’en va puiser jusque dans la psychanalyse l’argument d’une structuration psycho sexuelle qui n’atteindrait sa plénitude que par le refoulement de sa préhistoire infantile. Ces simplifications ont évidemment un sens : elles expriment la difficulté qu’éprouvent les adultes que nous sommes à intégrer dans leur sexualité ce qui les renvoie précisément au monde de l’enfance. Tout se passe comme si, pour échapper à l’humiliation de ces temps obscurs, nous devions les regarder de haut. Voilà bien sans doute l’un des meilleurs tours qu’après la Morale nous joue la Science, quand elle vient à point nommé nous faire croire que notre savoir est le meilleur garant de notre maturité. Mais l’amour, tel que nous le faisons dans nos alcôves, nous en apporte un démenti : notre maturité supposée vole en éclats, quand le corps nous rappelle qu’il n’a pas l’âge que nous lui donnons, qu’il a besoin de jouer la vie contre la mort, et sans doute subrepticement avec elle, sans qu’il faille y voir nécessairement les signes d’une perversion. Jouer la vie comme un enfant revient à la reprendre où elle se fait, dans les ténèbres des douteux mélanges comme du temps où la bouche et le sphincter de la déjection se chuchotaient entre eux ces airs « languissants et funèbres » – comme dit le poète – que le rire rabelaisien prend ensuite à pleines dents et qui font penser à l’automne quand le printemps de la vie bat son plein. Mélange des genres et des humeurs ! Qui dit mieux ? L’enfance polymorphe nous met bien dans l’embarras, idéalistes que nous sommes, inventeurs de l’Amour surnaturel, c’est-à-dire déjà céleste et enlevé toujours plus haut dans la lumière. Mais « faire l’amour », quand il faut bien y venir, n’est pas qu’une affaire de traversée des nuages ! Et d’ailleurs quels nuages ? A l’heure où les jeunes filles qui ne sont plus en socquettes blanches se réveillent d’un long sommeil, le rêve s’accroche à des images que le nouvel Epinal dessine en tatouages de forêts vierges, le corps jeté dans le feu d’une préhistoire retrouvée à la télévision dans les décombres du romantisme. L’enfance qui revient à ces héros n’est-elle pas du même bois que depuis la nuit des temps, celui du sureau qui pleure ou qui pisse, alors que l’incendie fait rage ? Oui ! il faut le dire, les gestes et les regards, les sensations arides et fauves, arrivent de là-bas sans crier gare. Les corps courent on ne sait plus si c’est devant ou derrière soi, ils se cachent et ils se montrent. Ces apparitions s’emparent des amants les plus tendres, quand, l’élévation puissante de leurs sentiments, pareille à celle d’une montagne, revient à la vallée de leurs ventres où leur écume se mélange à celle de la rivière. Que ces instants, volés au temps pléthorique de l’âge des cavernes, soient vite oubliés au bénéfice d’un refoulement qui ne dit pas son nom, voilà ce sur quoi nous devrions nous arrêter. Qui donc nous condamnerait à faire des adultes que nous sommes, ces machines tristement sérieuses, d’après que les jambes en l’air ont retouché le sol, sinon le rejet de notre éternelle jeunesse ? Car « la chair n’est triste», comme disait le poète désabusé, que de se séparer de la jeunesse qui lui colle à la peau comme autrefois l’intérieur de sa mère. Faudrait-il donc payer le prix de notre naissance en nous affiliant au parti des pères rédempteurs, fussent-ils ces princes de la maturité décharnée pour qui les corps n’ont plus qu’à se déguiser en soldats pour l’ultime bataille ?

    Et c’est ainsi, m’interrogeant sur la guerre que j’avais vécue, comme sur la rationalité – bientôt victorieuse – de la paix et ses machines radieuses, qu’il m’a semblé que la sexualité entrée dans les grands magasins n’avait plus rien à voir avec le sexe que j’avais connu dans ma campagne. N’avait-il pas bravé les efforts de la Science et de la Morale pour se faire un vrai passage intime entre les fleurs et les étoiles ? Chemin de crête dans les fossés moussus, l’amour que fait le corps ne joue à Dieu que pour sourire de sa puissance. Car il suffit de jouir pour apprendre la perte. Ce qui apparaît au bout du chemin est la mort dans la vie, cette chute, comme de l’eau blanche à son moulin dont les adultes se croient obligés de protéger les enfants qui pourtant la connaissent, l’ayant au fond de leur poche et de leur cœur comme un galet qui roule jusqu’à la mer.

    J’ai donc tenté de reprendre le fil de ce qu’on appelle dans les livres une « sexualité à ses débuts ». Pour moi, l’éternel commencement du sexe est l’éternel commencement de « tout ce qui apparaît » aussi bien dans l’art, dans la mystique, dans l’amour et dans tout ce qui traverse la couche de l’évidence pour le bénéfice d’une autre, entièrement lumineuse et pourtant adossée à la nuit.

    ***

    Après tout cela il ne me reste plus qu’à dire une vérité agrandie.

    Nous ne vivons pas toujours où nous croyons que notre vie se montre devant nous. Il y a un autre monde que celui qu’on nous dit, qu’on nous désigne, et en lequel nous nous obligeons à croire pour être d’accord avec ce que certains appellent « le système » et qui, entre la rationalité et la croyance, nous enferme comme dans un tambour et nous roule dans sa farine. Cet autre monde est à la fois en nous et hors de nous. Il est un tissu continu, comme la lumière et la nuit jouant entre les ombres et les scintillements. Mon père regardait ses abeilles quand elles partaient au travail et je suis à peu près sûr, voyant son visage, qu’il les accompagnait, entrant de tout son corps dans les joues roses des pommiers qui partageaient notre vie. Et il m’arrive comme à chacun de prendre un oiseau à témoin de mon désir de voler.

    Ecrivant ce que j’allais vous dire, ma pensée vous inventait et les lettres de mes mots s’ajoutaient comme les traits tremblants de vos présences faisant un tout. Notre destinataire et nous, formons une dyade, comme l’unité et l’infini pour Pythagore. Ma femme, Marie-Christine, n’est pas seulement dans notre maison, elle est « maison », pour ce que j’y habite, comme je m’habite moi-même. Et si nous regardons la Lune comme Victor Hugo le raconte, dans son petit livre Le promontoire du songe, notre connaissance – un peu améliorée depuis l’époque où le poète se tenait au bout de la lunette avec son ami Arago – s’efface devant cette motte de lumière comme si c’était « le fruit de nos entrailles ».

    Bien sûr, ces moments de folie douce passent inaperçus, à moins que nous ne fassions semblant de ne pas les voir, et pourtant, bien plus que tout le reste, ils nous apprennent ce que nous sommes, le monde et nous, quand nous nous rencontrons vraiment.

    Et c’est en ce sens que je plaide pour que chacun se rapproche de l’artiste qui vit en lui. Si modeste soit-elle, la création, comme on le voit dans les dessins d’enfant, est en chacun un cœur qui bat, un corps porté par son souffle, le chant du monde. Contre l’horreur qui rôde aux portes – et je pense à ces dessins d’enfants en camps de concentration que j’ai vus à Prague il y a longtemps – un dieu caché, fugace et sûr, est à notre portée. Un « dieu inconnu » comme dit Steinbeck. Un geste le surprend au cœur de cette intimité partagée entre le monde et nous.

    Jean-Pierre BIGEAULT
    EFPP, 18 novembre 2017
    Intervention à l’occasion de la présentation de
    « Ce qui apparaît » et « L’enfance du sexe »

DU BON USAGE DES HÉROS - à l’occasion de la publication de Nausicaa beach I et II - 2016

  • Nausicaa beach – qui est donc le prétexte au propos que je vais tenir – n’est pas un titre très sérieux mais c’est que la rencontre entre Ulysse et cette « princesse à la plage » appelée Nausicaa a tout de même – comme on dirait aujourd’hui – un côté sexy ! Et d’autre part, puisque en 1969 j’ai publié Ulysse et la Verte Queen et en 2009 Le cheval de Troie n’aura pas lieu, on pourra penser que je suis un récidiviste.

    En tous cas c’est aussi – vous l’avez compris – que j’ai de la suite dans les idées. J’ai rencontré Ulysse lorsque j’avais 15 ans, alors que j’étais en classe de seconde et que, sous la férule en forme de trident d’un brillant helléniste, j’apprenais le grec. Mais l’affaire ne s’est pas arrêtée là. Pour des raisons sur lesquelles je reviendrai, je me suis pris pour Ulysse ; j’ai même demandé à mon meilleur camarade de classe, futur grand Prix de Rome, de me graver un ex libris à ce nom. Et, à vrai dire – c’est aussi le moment de vous en faire la confidence – j’aimais le grec, la langue, et j’avais comme Ulysse un grand voyage dans la tête et qui serait – lâchons le mot ! – cette sorte « d’école buissonnière » il est vrai mouvementée à quoi me faisait penser le grand retour de ce fameux et pourtant relatif vainqueur de Troie. Et aussi bien, autant vous le dire dans la foulée, ce que j’appréciais chez Ulysse, c’était la lenteur (10 ans) et l’ambiguïté de son retour, si tant est même que ce retour ne fût pas plutôt un aller, comme on pourrait dire d’un souvenir qui se met à nous devancer, à nous ouvrir la route. Mais surtout, sans me l’avouer tout à fait, je trouvais qu’il y avait chez Ulysse de la graine de mauvais élève. Je rêvais tout à fait secrètement d’être un mauvais élève, et je m’expliquerai là-dessus quand il sera temps. Pour l’heure, l’idée principale que je veux vous exposer, c’est que nous avons tous besoin d’Ulysse pour être nous-mêmes, prendre le temps de « nous faire » en zigzaguant sur une mer pas toujours transparente, en finir avec la gloire de la lumière et les victoires fracassantes, traîner même dans les rues et les courants d’eau trouble s’il le faut, et, une fois rentré chez soi, reprendre la vie à son début comme un mort entièrement fleuri d’humanité et qui revit dans ses arbres.

    Quel programme me direz-vous ! Pourrait-on dire encore qu’il soit homérique ? Car il me faut bien lâcher le mot : cet Ulysse, dans sa nudité de naufragé battu par les vagues et enrobé de sel lorsqu’il apparaît à Nausicaa sur cette plage parfaitement rustique de Phéacie, n’est-il pas ce qu’on appelle un « anti-héros » ?

    Nous y sommes. Voilà notre sujet ! Par ces temps difficiles – ces guerres de Troie sans trop de Belle Hélène pour nous en faire avaler la pilule – avons-nous besoin de nouveaux Achille ou de ces drôles d’Ulysse plus malins que grandioses qui nous ressemblent trop, alors que nous rêvons malgré nous pour nous sauver … de demi-dieux ?

    Pour répondre à cette question difficile, je dois d’abord revenir, si vous le permettez, sur ma modeste expérience de lycéen d’après-guerre.

    Après que le Débarquement de Normandie eût précipité mon adolescence dans le miroir grossissant des incertitudes, je me vis comme un fantôme qui courait après son corps. Et il arriva cette chose à dire vrai plutôt prévisible, que, poussé par les vents qui soufflaient depuis longtemps dans le sens de la réparation spirituelle, je me lançai à la recherche de mon âme et je me mis – tout en m’associant au déblai des vraies ruines – à vouloir sauver le monde dans sa profondeur. Catholique et marxiste, je m’activai, à la surprise générale, y compris la mienne. Un idéalisme m’emportait, teinté pourtant – je dois le dire – d’une sorte de pragmatisme élémentaire assimilable à cette débrouillardise obligée que développe la vie à la campagne.

    Or cet idéalisme, comme je l’ai dit, était un vent qui soufflait de loin. Après les années de cette pénitence vichyssoise que nous avait valu la défaite, notre victoire morale, quelque peu tirée par les cheveux, se rattrapait aux branches d’un rêve que l’Eglise – comme d’ailleurs bien d’autres institutions – s’appliquait à rafraîchir, comme on dit des vieilles peintures. C’était donc un dynamisme volé à la culpabilité et qui punissait encore, mais en douceur. Aussi bien, la Libération devait-elle donner corps, si l’on peut dire, à ce fantasme de grandeur retrouvée, y compris à travers ses héros, exhumés de ce qu’on devait appeler « l’armée des ombres », et c’est en effet que la grande ombre qui avait couvert la France en appelait à la lumière.

    J’ai donc vécu la guerre, moi aussi, et ses suites, comme une sorte d’appel interminable à la vertu post militaire des anges réparateurs. Comme on disait à l’époque : je m’engageais.

    Et pourtant …

    Et pourtant, j’avais beau être porté comme je le suis toujours, par la dynamique que nous inspire le culte des valeurs, j’avais un doute. Ne devais-je pas à mon origine quelque peu paysanne d’avoir bu, avec le lait d’une espérance toujours fraîche, le sirop doux-amer de la méfiance ? Comment traiter du bien et du mal sinon avec la prudence astucieuse du maquignon normand ? L’idée qu’il me revenait de sauver le monde était trop grande pour moi. Je ne serais pas le héros d’une cause qu’on m’offrait sur un plateau pour me grandir. Je ne voulais pas grandir à ce prix-là, et, s’il fallait payer, combien ? La réalité se discute pied à pied, et c’est comme un marché autour d’une bête vivante : tout cela dépend ! Mais l’Idéal ne dépend pas, il est au-dessus comme le ciel, et il vole de ses grandes ailes, et je l’aurais suivi au bout du monde. Je tournais donc en rond. La route obstinément droite qu’on me traçait n’était sur la carte d’un rêve que le chemin d’un homme déjà arrivé, autant le dire, un homme mort. Je suffoquais. Plutôt errer, mais suivre sa propre route, voire battre la campagne et saisir l’occasion qui fait le larron. Et il est vrai que mon adolescence cherchait au cœur de son exaltation le passage étroit d’une « bonne mesure », comme quand, après avoir tenté l’impossible, on s’accorde à la fin pour faire avec le possible : par exemple sauver ce qu’on peut de soi-même, tout en sauvant du monde cette part qui nous tient le plus à cœur même si elle n’est qu’un mouchoir de poche, appelons-la Ithaque.

    C’est alors que je me suis tourné vers Ulysse !

    Il se tenait debout – pour ainsi dire – sur le seuil de ma dualité. J’avais donc un frère, un grand frère. Ce marin campagnard, constructeur de bateaux et de chevaux en trompe l’œil, la main, le corps toujours prêts à l’acte qui prend ensemble la réalité des hommes et celle des dieux à l’affût, voilà l’homme qu’il me fallait. Il avait l’habileté du manœuvrier se glissant entre les vagues et les forces divines, sans compter les sorcières et les monstres. C’était la compétence ouvrière de l’esprit ramenée aux justes proportions de l’homme. Un « homme sans qualité » innocenté de la chute qu’on lui avait mise sur le dos. Mais je ne savais pas tout cela. Je le sentais comme « un homme qui se réveille à l’aube devant un petit port mauve et qui aurait voulu n’avoir jamais appris à lire et à écrire », ainsi que le dit le poète grec contemporain Odysseus Elytis dans son petit livre L’espace de l’Egée. C’était ce voyage que j’enviais à Ulysse par-dessus tout. Comme lui, après Troie, après cette cure d’héroïsme qui l’avait, comme tant de survivants, séparé, rejeté si l’on peut dire, sur une île déserte, j’étais bel et bien décidé à me réunir avec moi et avec les miens, avec tout ce qui fait un homme quand son identité se cherche. Ainsi, coûte que coûte, je devais accomplir ce retour dont certes la gloire avait ses limites, mais qui serait chanté, sinon par Homère, du moins par mes propres soins, si modestement poétiques qu’ils fussent. C’est en effet qu’on ne chante à l’intérieur de soi sa propre histoire que pour lui offrir les chances d’un plus long parcours. On rêve d’être Ulysse entrant lentement dans la mort au rythme d’un retour, si tortueux qu’il soit, qui reste un hymne à la vie. Je n’étais pas Achille et mon ardeur d’adolescent devait se plier à la complexité des enjeux qui l’attendaient au tournant : être soi et être pour soi et pour les autres n’est pas une mince affaire ! Comme Ulysse, je devais pratiquer ce que Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant ont appelé, dans leur livre célèbre Les ruses de l’intelligence, la Métis des Grecs. Ne savons-nous pas en effet que, comme nous l’enseigne Ulysse, si nous voulons servir et faire servir notre vie difficile en naviguant au mieux entre ses contradictions et nos conflits les plus intimes, la vérité, comme notre vie elle-même, doit être revisitée et, à chaque fois qu’il le faut, réinventée, c’est-à-dire reconstruite. Métis, la déesse qui change de forme comme de chemise inspire à Ulysse ses meilleurs coups, ceux, comme on dit qui permettent de « s’en sortir ». Ainsi, ce que l’écrivain italien Cesare Pavese appelle Le métier de vivre est-il plutôt un art qui passe par les artifices, les subterfuges, les masques, les symboles, les mensonges qui sont aussi des fictions, et j’en passe…Autant le dire, par ces temps de revendications identitaires tragi comiques, nous sommes faits de pièces et de morceaux, et encore les éléments les plus vivants qui nous constituent sont-ils surtout les produits de ce que nous nous racontons à nous-mêmes, et des légendes collectives dans lesquelles nous nous inscrivons.

    Qu’Ulysse ainsi, par son art et ses ruses, ait inventé cette image de soi sans cesse remise sur le métier, c’est-à-dire irréductible à un passé – si glorieux soit-il – et vivante comme le désir obstiné d’être, nous invite à concevoir l’identité non pas comme un acquis ni même davantage le point supposé fixe d’une destination, mais le parcours qui y conduit. Notre héros anti héroïque n’est pas une statue mais le mouvement du bras qui, s’en tenant à la glaise, en ébauche la forme. Comme l’intelligence de la Métis, telle qu’on peut la suivre à travers les ondoiements de la pensée et les tâtonnements de l’action, l’identité consiste dans un va-et-vient entre ce qu’on en sait et ce qu’on en veut. Quel adolescent, errant sur les flots de sa jeunesse montante, n’entrevoit-il pas cette terre nouvelle flottant au loin ? Un tel mouvement – disons-le en passant – ne saurait être réduit à l’occurrence d’une « crise » posée comme exceptionnelle. Comme l’artisan, comme le navigateur, comme le poète, nous nous avançons dans un monde fluctuant en nous prêtant aux turbulences d’une réalité qui, comme la vie elle-même, en partie nous échappe. N’est-elle pas toujours un jeu avec le désir, et donc l’écoulement et la perte ? Notre identité nous est parfois si étrange – en particulier sous la menace d’une réalité trop forte – que nous risquons de la projeter hors de nous sur une figure idéalisée, et c’est ainsi que, adolescents indécrottables et sous l’effet de ce que Nietzsche appelle « une prostration romantique », nous nous tournons vers les héros sinon les dieux. L’illusion des formes sûres – y compris des savoirs dogmatiques – et celle des héros réparateurs ne soigne pourtant nos angoisses qu’en les nourrissant en secret. C’est que notre pensée – y compris de nous-même – n’est, elle aussi, qu’un long voyage.

    Je voudrais compléter ce point de vue en me référant à un autre « voyage du retour » qui est celui de la cure psychanalytique. Comme il se trouve que c’est aussi ma pratique, je crois devoir rappeler que le psychanalyste – comme d’ailleurs son patient – est plus proche d’Ulysse « l’homme aux mille tours » (selon l’expression d’Homère) que du guerrier Achille. L’acte psychanalytique en effet, de quelque côté qu’on l’envisage, n’est pas un acte héroïque au sens où il déboucherait sur un basculement du destin et son couronnement glorieux. C’est bien plutôt une errance par mer incertaine et au gré de la protection ou de la colère des dieux que s’opère ce retour à Ithaque qu’est, pour le patient, la ré appropriation de ce qu’on pourrait appeler comme le psychanalyste anglo-indien Mazud Kahn, un « soi caché ».Dans cette course interminable, les deux compagnons de route ont certes des places différentes, mais leur tactique, si largement dépendante qu’elle soit, des forces qui la soutiennent et la contrarient, emprunte largement à la Métis ulysséenne. C’est l’art de la ruse qui permet de piéger l’inconscient, et même au-delà, on peut dire que la fiction voire le délire y sont aussi bien appelés à l’aide, reprenant d’ailleurs à cet égard, le fonctionnement qui a largement fait ses preuves au niveau de la mémoire. Car les mensonges mêmes de nos histoires en forme de mythes ne sont-ils pas les auxiliaires obligés de notre délivrance ? Notre vérité doit être construite, reconstruite, après que, s’étant dressée devant nous sous la fausse apparence des victoires ou des défaites dûment officialisées, elle nous a si souvent barré la route, nous enfermant dans des figures qui n’étaient pas vraiment les nôtres. Que la fameuse identité de l’anti-héros ne soit ni le roc du soldat triomphant, ni l’abîme dépressif du guerrier vaincu, est une découverte qui s’élabore douloureusement dans le laboratoire que constitue le voyage psychanalytique. Car Ulysse n’accomplit pas seulement son voyage, il est lui-même le voyage. Il faut perdre Troie, fût-elle gagnée, « Ô saisons, Ô châteaux », et prendre la mer « au sourire innombrable » et revenir pour aller, comme si le temps lui-même n’était qu’un leurre.

    Il reste donc incontestable qu’Ulysse est un maître difficile. Il manque de sérieux à sa façon. Il souffre sans se complaire au malheur et même il joue avec les sales coups du sort pour s’en sortir par une galipette comme un enfant roublard. Et sous ces faux airs de saltimbanque marin, s’il conduit pour finir son navire à bon port, c’est que sa volonté reste intacte, comme d’ailleurs celle d’Athéna, sa protectrice, accessoirement déesse de la raison. Raison mais folie du poète, du psychanalyste, de l’homme assez entreprenant pour remuer son ciel, sa terre, comment ne pas penser malgré tout au brave soldat Achille, ce risque-tout à la noblesse rare qui préfère « la belle mort » à la longue mer, à une vie de compromis avec le vent et les vagues. Ce jeune homme aussi est en nous. Nous le tenons à distance mais il réclame sa part. Cette part de foi et d’espérance qui, tout autant que l’intelligence, inspire l’obstination du voyageur, tant il est vrai que sans elles, « le dur désir de durer » dont parle le poète Paul Eluard, ne serait qu’une forme de persévération obsessionnelle.

    C’est pourquoi, dans la suite de cette évocation de la guerre qui nous a permis de resituer dans sa fonction l’appel aux héros, je voudrais revenir brièvement sur l’héroïsme d’un soldat qui fut aussi un poète. Charles Péguy, l’homme des Cahiers de la Quinzaine et du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, est tombé sur le front de la Marne en 1914, dans l’élan sacrificiel de sa foi et aussi, il faut le dire, la colère désespérée du militant socialiste qu’il avait toujours été. Il aspirait depuis longtemps à cette mort dont il avait écrit, dans Clio, évoquant précisément le guerrier Achille, « combien il est beau le détachement du fruit prématuré… l’arrachement de celui qui ne remplit pas le destin de sa vie ».

    Ainsi ce héros, dont les propres ennemis politiques firent un saint 30 ans après sa mort pour servir la cause de ce qu’on devait appeler le « réarmement moral », aura-t’il été emporté, selon son ami le plus fidèle, Romain Rolland, par « le fanatisme de la vérité », cette passion démesurée qui avait justifié tous ses combats et dont la version banalisée et ensauvagée s’appelle aujourd’hui la « radicalisation ».

    Charles Péguy n’était pourtant ni un fou, ni malgré sa droiture un peu rustique, un naïf ! Il avait écrit en 1910 :

    « Que le chef de guerre ayant fini sa tâche
    Avec ses bons soldats retourne à la maison
    Et tous les ans laboure et fasse la moisson. »

    Ulysse n’est pas loin !

    Il faut donc croire que le héros témoigne d’une division cachée, une division qu’il veut dépasser dans l’unité retrouvée de l’acte ultime. Sous cet aspect le héros qu’incarne Péguy semble bien répondre à un vœu d’accomplissement qui serait, à sa manière et à la fois, un retour aux sources. Le raccourci suicidaire de ce retour donnerait la mesure du conflit qui condamne le héros à précipiter le mouvement comme s’il craignait de se perdre en route, de trahir ceux qui lui ont inspiré, sinon la forme, du moins le fond de ce qui, chez lui, est d’abord sans doute un cri déchirant.

    Quand Péguy tombe au champ d’honneur, la terre qu’il retrouve fait écho au labeur ouvrier qu’il a chanté, qu’il a lui-même à sa façon d’intellectuel combattant enduré, et sa gloire qu’il aura voulue modeste n’est pas celle d’un dieu mais plutôt celle d’un travailleur qui n’en finit pas d’aller au bout de sa tâche, comme une sorte d’Ulysse, il est vrai bientôt lassé de ses atermoiements.

    Alors, que conclure ?

    Peut-être qu’entre Achille et Ulysse, notre humanité ballotée est-elle condamnée selon les moments à faire un choix !

    Peut-être avons-nous besoin de héros pour que l’affrontement ultime entre un homme et la mort donne son plein sens à une vie qui s’ennuie de se perdre. Et il se pourrait ainsi que la vie s’attribue des victoires qui la confortent dans son rêve. Mais, sous leurs habits de gloire, nos boucs émissaires de luxe – et la guerre qui les fabrique en masse pour une consommation plus courante – nous renvoie à ces jeux cruels dont nos enfants se font croire qu’ils sont des chefs, comme ceux qui font semblant de les gouverner. Ô puissance des fantômes ! Il est vrai que le soldat Ulysse, avec son long voyage plus ingénieux qu’héroïque, ridiculise à la longue tous les pouvoirs, et, s’il rentre à la maison « plein d’usage et raison » comme disait Du Bellay, dieu que les dimanches y risquent d’être longs ! Pourtant, il y a dans les familles retrouvées, voire recomposées, de bons moments. Et il arrive à la pensée des petites choses que les grandes s’y refassent une santé, loin des succès garantis, et je pense à ces gens qu’on dit « braves » parce qu’on pense qu’ils ne le sont pas, et qu’on méprise un peu vite en ce monde où les stars ont en effet la dureté minérale des étoiles et… un certain goût de mort.

    Enfin, comme je vous l’ai déjà dit, je n’ai pas écrit Nausicaa pour en venir à ce discours un peu grave qui est sans doute une manière de mauvais élève cherchant à se faire pardonner sa légèreté de poète. J’ai simplement voulu évoquer ce héros de la démobilisation progressive et ses acrobaties d’homme relavé à grande eau par Nausicaa et sa petite bande, puisqu’il fut le soutien de ma propre désidéalisation d’après-guerre. Faut-il encore ajouter que

    la découverte de la langue grecque, sa musique, et tous ces dieux vadrouillant entre la terre et le ciel comme des étoiles protéiformes, m’ont permis à la fois de prendre l’air – l’air du Mont Hymette avant la pollution – et paradoxalement déjà de revenir chez moi, dans mon pays du bocage normand, dans une intimité agreste et subtile qui me donne à penser que ce retour se poursuit et qu’il ressemble à un avenir que j’aurais oublié. Tout cela, je vous l’accorde, est un peu fou, et comme je n’ai plus rien à ajouter, ni d’ailleurs à perdre, laissez-moi vous dire ce mot de notre facteur, le 6 juin 1944 au matin, alors que les Alliés commençaient à se faire entendre dans le fracas des combats côtiers :

    « Oïlle eu zondit tout c’que c’est quo faut quo fasse » énonça-t’il gravement.

    C’était un mot long et clapotant sur la vague. Ulysse avait parlé : notre destin était dans les mains de ces dieux qui avaient organisé le Débarquement. Ils avaient dit aux hommes ce qu’il y avait à faire, Oïlle eu zondit tout c’que c’est quo faut quo fasse. Notre facteur, dont mon père me dit aussitôt que la langue chantait comme le grec ancien qu’il avait un peu appris, n’était pas un héros mais véritablement un messager dont la parole, d’abord indéchiffrable, transportait avec elle l’assurance poétique dont nous avions besoin. Ce qui compte chez Ulysse et Nausicaa et les autres, c’est Homère ; c’est le chant qui reste d’une vie après qu’elle a passé, et on pourrait dire que ce qui, notre vie durant, survit déjà, c’est ce qui s’en élève, préfigurant « l’après », comme si déjà il lui fallait la mort pour qu’on entende sa musique.

    Jean-Pierre BIGEAULT
    4 décembre 2016

GUERRE, MÉMOIRE ... ET IMMÉMORABLE - A l'occasion de la parution de "Le jeune homme et la guerre" - 2015

  • I

    Il est évidemment difficile de parler de la Guerre et de la Mémoire sans d’abord évoquer la situation présente.

    La sidération qu’exercent sur nous les horreurs de la guerre – cette peur dont Bernanos disait dans « Les grands cimetières sous la lune », qu’elle est « un délire furieux » – ne nous prédispose pas à prendre le temps d’un regard à la fois distancé et, disons-le, créatif, tel que celui que nous offre la mémoire, quand elle sert au mieux les exigences souvent contradictoires de notre adaptation à la vie.

    Nos esprits sont menacés par les images que nous tend – entre autres – le piège de l’information.

    Or – pour y aller directement – je pense qu’il nous appartient d’en soumettre le flux à un traitement qu’on peut assimiler, comme j’essaierai de le montrer, au travail du poète, travail qui est aussi – je le dis également comme je le pense – le travail de chacun d’entre nous.

    Ce propos peut surprendre et même choquer ; pourtant, j’ai choisi de vous exposer que la mémoire, comme la poésie, peut nous offrir un chemin détourné qui nous permette, dans le temps, de nous rapprocher d’une pensée de l’immémorable et même de l’impensable.

    Ce chemin est celui que suit le poète et, dans mon livre, je l’appelle la Voix, cette voix humaine qui, dans l’homonymie de notre langue, désigne aussi le passage d’un monde à l’autre. C’est un tel chemin qu’ont emprunté tant de poètes depuis la nuit des temps ! Durant la dernière guerre, il a même si souvent rouvert l’espace confiné de la peur et du « délire furieux », qu’il est aujourd’hui permis de penser que l’affrontement du présent peut, comme celui du passé, bénéficier d’une approche décalée, une approche qui nous évite de nous laisser ligoter par ce que nous appelons « la réalité des faits ».

    C’est donc aussi vis-à-vis de la pression des évènements que nous vivons, que je vous invite à ce décalage intempestif, ou, comme dirait Nietzsche « inactuel ». Mais n’est-ce pas le privilège de l’âge – je parle en tous cas du mien – que de pouvoir par avance se situer à contre temps d’une réalité trop prenante et qui, déjà, par l’étranglement qu’elle nous impose, nous empêche de respirer ?

    Merci de me suivre sur ce chemin qui est aussi celui de notre souffle !

    Je dois d’abord vous dire que j’ai écrit Le jeune homme et la guerre pour répondre à une sorte de nécessité devenue pressante, alors même qu’elle était imprévue. Mais je dois ajouter tout aussitôt que cette écriture – pourtant relativement concentrée – m’a demandé un temps assez long : la nécessité dont je parle avait besoin de cheminer en moi et même autour de moi comme une personne que j’aurais invitée à partager mon voyage et qui n’aurait accepté mon invitation qu’à la condition d’y jouer un rôle discret mais décisif. L’idée et les petites étapes de ce texte m’ont donc suivi en 2013 jusqu’en Italie sous la pluie bien connue qui donne au Lac Majeur l’air d’un bateau aussi sombre que les montagnes qui l’entourent. Sans doute peut-on penser que la musique, à laquelle je cédais peu à peu en faisant timidement avancer mes mots, trouvait dans ce paysage l’écho qui répondait à sa mélancolie. Ou bien c’était l’inverse. Ou bien c’était les deux à la fois. Mais la tristesse que je portais en moi n’appartenait tout à fait ni à une époque, ni à un pays. Elle se mélangeait tout aussi bien à un sentiment qui ressemblait à la luminosité des éclaircies qui, entre les ombres des nuages, donnaient aux eaux du Lac l’aspect d’un matin inattendu, un espoir mystérieusement venu d’ailleurs. Il me fallait comprendre que mon invité, si attristé et attristant qu’il fût, portait en lui cette lumière glissée entre les plis obscurs du malheur ; et c’était comme si le mort et la mort dont je voulais parler appartenaient aussi à l’été où Le jeune homme et la guerre s’étaient eux-mêmes rencontrés. Quel soleil pouvait ainsi – après tant d’années – éclairer d’un jour nouveau cette obscure tragédie dont il ne restait, sur le bord d’une petite route campagnarde, qu’un monument dégradé et d’ailleurs délaissé ? Si c’était le soleil de la mémoire, n’avançait-il pas masqué au-dessus de l’Histoire ? Un souvenir de guerre devait-il passer par la lente érosion de ses images pour retrouver, au cœur de l’évènement, ce qui traverse l’évènement et qui fait, longtemps après, que l’humain dans l’inhumain ressurgit ? Ce souvenir en forme de clair-obscur serait-il pour finir le miroir le plus éclairant, après que la mémoire, comme le monument dédié au Jeune homme, se serait disloquée et disséminée, rejoignant le fait lui-même, trop lourd et juste posé au bord de rien, une échauffourée sur le sentier de la guerre ?

    Telles sont les premières questions que ce retour, à la fois inopiné et irrésistible d’un moment important de ma vie, me posait. Elles arrivaient selon certes un cheminement personnel, mais il me faut aussi penser que la nécessité intime qui me les inspirait, se conjuguait avec une autre, plus objective pourrait-on dire, plus collective, et qui s’inscrit de plus en plus nettement dans notre actualité : je veux parler de la guerre, qui, certes, n’a jamais cessé de par le monde depuis celle que nous n’avons tout de même pas oser appeler « la dernière », et qui, par-delà la banalisation des images, réapparaît aujourd’hui dans sa réalité tragiquement concrète.

    Alors qu’en témoignent de plus en plus nombreux ces réfugiés qui ont le visage de ceux que nous avons vus il y a plus de 70 ans et qui étaient nos compatriotes chassés par les massacres, les massacres eux-mêmes nous reviennent, imprévisibles et pourtant attendus ; et avec eux cette peur insidieuse qui nourrit déjà le repli et la haine quand le courage et la solidarité ne l’emportent pas sur les démons rameutés !

    Je dois donc penser que les prémisses de cette situation auront pu me pousser à solliciter ma mémoire comme si, l’interrogeant, je pouvais en espérer quelque réponse, ainsi qu’il arrive parfois spontanément, lorsque le présent nous revient du passé sous la forme incertaine d’un sentiment de « déjà vu ». Par delà l’information si pléthorique et indigente qui nous inonde aujourd’hui, il me fallait descendre dans le Mal attaché à la guerre, comme dans un puits, désuet mais toujours là. Il me fallait aller jusqu’à la petite nappe circulaire qui brille au fond et, l’ayant pourtant si longtemps perdue de vue, m’apercevoir que je pouvais la reconnaître. Ne devais-je pas parler de toute guerre, comme si, au fond de son absurdité, quelque sens caché pouvait lui être donné, tel que l’homme, non seulement agressé mais bafoué, s’y retrouve ? Et faire que sa dénonciation pourtant ne nous emporte pas avec elle dans le rejet, quand, au contraire, nous accolant aux victimes, il nous revient de suivre leur trace en nous pour nous lancer et nous relancer sur la voie de l’humanité, si souvent déjà piétinée dans la fausse paix de nos chaumières. Peut-être enfin, comme l’ont fait tant de poètes depuis Homère au moins, ne nous reste-t-il qu’à chanter ce qui devra subsister de l’homme sur ses propres ruines !

    Il me fallait donc, au titre de cette nécessité objective, non seulement éclairer le présent par le passé, mais le passé lui-même par ce qui, dans notre aujourd’hui, se situe du côté de ce que le politologue Pierre Hassner (dans son dernier livre « La revanche des passions »*) appelle « le brouillage des repères ».

    Car ce « brouillage des repères », ne l’avais-je pas connu, lorsqu’à la fin de la guerre les attaques monstrueuses qui avaient directement visé l’humanité de l’homme nous furent révélées ?

    La parole des femmes déportées à Ravensbrück et qui, alors que j’étais en classe de seconde, étaient venues témoigner de l’enfer, n’avait-elle pas donné à l’horreur plus immédiate et, si l’on peut dire, plus naïve, que j’avais connue, l’allure d’un cauchemar prémonitoire réalisé ? De sorte qu’après les « camps de la mort », mon pauvre Jeune homme déchiqueté sous mes yeux, devenait déjà, dans mon souvenir encore brûlant, la porte ouverte sur un abîme. Et faut-il y rajouter la solution radicale et faussement propre qui devait faire – « pour en finir » comme on a dit – de Hiroshima et de Nagasaki, des tombeaux où enfermer la vie à jamais ?

    Quelle mémoire saurait donc s’emparer de l’extrême sous l’aspect particulier de cette rupture des lignes et des repères, tout en nous permettant de ne pas sombrer dans l’abîme où se perdent nos images et nos idées ? Ou, pour le dire autrement, quelle mémoire nous aiderait à nous approcher de l’informe tel que l’oubli lui-même – où rôde l’angoisse – nous le désigne en creux ?

    Je n’avais pas tout à fait conscience, au moment de l’écriture, que ces questions me taraudaient. Mais, après coup, et avant de vous dire ce que j’attends d’une certaine mémoire revisitée, quand cela est possible, par la poésie, il m’a semblé que nous devions nous rattacher au présent, l’évocation du passé n’étant qu’une manière de nous l’approprier « en connaissance de cause ».

    Je donne donc ici la parole à Marie-Christine, pour que – par un premier détour du chemin que nous allons suivre – elle vous dise un extrait du poème que j’ai écrit après les attentats de janvier, et qui a été publié par Philippe Tancelin dans le collectif des Poètes des cinq continents intitulé Effraction **.

    _

    Une vérité pauvre

    Une vérité pauvre est entrée dans la pierre
    le front dur
    quelle fleur d’avant toute chair
    le temps fut à la peine
    il y avait de l’homme
    dans les volcans
    le feu creusait
    c’était un commencement
    les espaces n’en finissaient pas de crier
    quelqu’un a dit
    rien ne peut se prévaloir
    de porter la lumière
    la vérité est une ombre.

    Le corps de l’homme fut ainsi trouvé
    c’était un matin
    quelqu’un arrive
    le temps de voir trouée la pierre
    quelle tendresse à jamais démentie
    l’enfant blessé
    chaque fois le monde allait droit devant lui
    portant sa nuit
    une vérité pauvre est entrée dans l’homme.

    Nous regardons l’intérieur de la tête
    après cet éclatement
    la pierre bleue rougeoyante
    de ce petit soleil
    le matin où cela s’est fait
    quelle naissance
    le monde allait droit devant lui.

    Il n’y a rien à dire de la mort
    une fois qu’elle s’est montrée
    le temps est revenu à sa source
    nous marchons dans l’absence
    une vérité pauvre
    les mains de ce malheur
    sont vides
    on dirait de la pierre
    on dirait de l’homme.

    La vérité pauvre s’est avancée
    l’enfant à la blessure déjà trop grande
    pierre déjà trouée
    est-il un homme qui sache où est
    ce qui est
    quel arbre planté dans l’être
    la petite vérité tremblante
    feuillage du sang
    y-a-t-il quelqu’un sous la fontaine
    sous le cœur blanc de l’homme
    sous toi.

    Nous voudrions dire toi à l’homme qui tue
    mais le mot se referme sur le malheur
    chaque fois dans sa cruauté
    l’enfant
    nous ne savons plus si l’homme
    au front dur
    peut être aimé
    nous ne savons plus si la pierre
    soutient la vérité tendre
    quelle vie suspendue
    souffle
    le pauvre petit vent
    le roi est nu.

    C’est un jour creusé dans le jour
    il y a ce trou
    nous marchons dans ce trou de lumière noire
    où personne et rien se rencontrent
    front contre front
    chaque fois dans sa cruauté l’homme
    une vérité sans yeux
    le corps troué
    l’enfant a failli naître
    le saviez-vous
    il allait sans savoir où
    le pauvre petit vent de vérité.

    Une vérité pauvre nous a fait hommes
    nous a fait lever la tête
    nous a poussés dans le désert d’étoiles
    il neigeait
    c’était Dieu qui tombait doucement
    sur la plaie de notre front
    quand la pierre
    flamba
    quelle misère pour un jour comme les autres
    pour vivre
    le temps était au beau
    mais la beauté ne suffit pas
    il y a eu ce froid autour de l’os
    je suis cette matière du monde.

    Mais l’enfant prend le visage adouci
    d’une pensée
    après la peur
    il vient à la bouche de l’homme
    qui dit l’incertitude chantonnante
    le respect des espérances
    le goût de l’herbe
    la parole éperdue de l’étranger
    nous ne voulons pas de la haine.

    Une vérité pauvre est arrivée du fond du désastre
    une fleur
    les hommes voudraient fleurir
    après cette pluie de sang
    nous les saluons dans le souvenir
    le jardin de ces corps
    la terre se tait
    mais ce qui crie au loin crie dans la nuit des pierres
    la folie se durcit au fond de la chair
    il y a un monde qui se perd
    notre mort
    nul ne peut se prévaloir
    de porter la lumière
    la vérité est une ombre.

    _

    II

    J’en viens donc à parler d’une mémoire qui ne sera pas celle dont j’avais hérité moi-même – comme vous tous – à l’époque où, comme et avec le Jeune homme, j’ai rencontré la guerre.

    C’était d’une part, cette mémoire pour ainsi dire officielle, rattachée à l’histoire, cette mémoire scolarisée et institutionnalisée dans laquelle se perdent les émotions. C’était aussi, comme pour vous sans doute, quelques rescapés de la  « dernière » qui franchissaient la ligne abstraite de l’Histoire, pour tenter de se faire entendre, ou bien qui se taisaient, prisonniers de la légende qui les projetait trop loin ou trop haut. La guerre d’ « avant » se cachait sous le marbre des tombeaux, et les décorations au lustre enfantin. Quant à moi je n’avais pas ce dont nous disposons aujourd’hui : la guerre « en vrai » sur des écrans, avec la couleur du sang et le bruit des armes, comme si nous y étions. Avons-nous encore besoin de la mémoire, je vous le demande, quand cette hyper réalité nous est offerte sur des plateaux qui font en effet de notre perception, l’étendue plate d’une surface quelque peu aride qui pourrait être tout aussi bien celle d’un désert ? Car, d’une mémoire plus ou moins bétonnée par la raison à cette connaissance directe de son objet débordant : la guerre, qu’apprenons-nous de l’Homme, de son malheur, de son espoir, de cette cause impossible pour laquelle il se bat contre des ombres ?

    Disons-le d’un mot : l’accumulation des faits et des images nous empêche de penser et la pensée elle-même, plus tournée vers l’explication que vers le partage du vécu, nous coupe d’une réalité qui nous semble étrangère, alors qu’elle fait partie de notre vie. C’est qu’en effet la violence – la vieille hubris des anciens grecs – nous est connue. Nous l’avons rencontrée un jour ou l’autre. Notre mémoire s’en est saisie, puis elle s’en est écartée. Et s’il en reste quelque chose qui, du fond de l’oubli et par-delà, nous parle et nous apprend, c’est au prix d’un travail bien différent de celui qu’on appelle aujourd’hui un peu vite « travail du deuil », et qui, plus proche à cet égard du cheminement que permet une cure psychanalytique, s’ordonne chez l’homme, depuis au moins le Grotte de Lascaux, selon les lois obscures qui commandent le vaste champ de l’expression.

    Dans une époque comme la nôtre, tournée vers l’efficacité plus ou moins immédiate, la démarche que je veux évoquer ici s’inscrit dans la durée et, d’une certaine façon, la contemplation. Mais loin de condamner l’action, elle la prépare, si cela est nécessaire, car l’homme ne peut lutter contre ses propres monstres en se contentant de les visualiser hors de lui-même. Il lui faut les rencontrer en lui

    où ils rôdent depuis le commencement du monde, dit-on, et en tous cas depuis l’enfance ; et pourtant cette cohabitation cachée ne lui parle qu’à mots couverts et le peu qu’il en entend semble lui échapper comme d’ailleurs, épreuve après épreuve, sa propre vie rendue chaque jour au matin retrouvé de sa fraîcheur. Mais l’eau qui dort n’est innocente que par défaut ; l’arrachement de la source et l’obscurcissement des eaux mêlées par le courant se tiennent à l’abri de la surface, comme à celui de la conscience, la peur de la souffrance et la souffrance elle-même, sans parler des désirs sombres qui s’y mélangent. De ce point de vue, la mémoire qui m’a servi à écrire, 70 ans après les faits, Le jeune homme et la guerre, n’est pas tant une mémoire apaisée qu’une mémoire, qui, comme Montaigne, sait surtout qu’elle ne sait pas, et qui, de ce non savoir, tire pourtant ce que Sophocle appelait une « timide espérance ».

    Entre le non-savoir et la timide espérance, ainsi va le poète au devant de ce qu’il écrit. Ainsi allais-je au devant de ce Lac Majeur aux apparitions ambigües. Entre l’ombre et les lueurs d’un jour encore indécis, pouvais-je, comme l’enfant perdu dans la forêt, retrouver ce chemin de l’informe à la forme que les mots d’une chanson fredonnée tracent dans la nuit ? S’il s’agit bien, en particulier dans la guerre, d’une sorte d’absence projetée sur soi par une armée de fantômes, que faire, sinon leur parler – comme d’ailleurs tout aussi bien aux souvenirs que nous en gardons – dans une langue dont les mots eux-mêmes seraient des ombres, qui, de l’intérieur, doucement s’éclairent ?

    J’en viens donc à l’évocation de ce parcours.

    La scène de guerre que je rapporte dans Le jeune homme et la guerre remonte à l’année 1944 et se situe en Normandie peu après le Débarquement des Alliés, alors que j’ai 14 ans. L’événement – en lui-même banal – ne m’a véritablement rejoint dans sa violence que 6 ans après la guerre, alors qu’une paralysie d’origine psychosomatique m’immobilisait temporairement au niveau d’un bras, laissant derrière elle et pour plusieurs années crises d’angoisse et insomnies. Ces stigmates une fois disparus, l’affaire – si je puis dire – s’est trouvée classée et les suites positives du traumatisme se sont clairement manifestées dans une orientation professionnelle qui m’a conduit à m’occuper de la souffrance psychique des autres. La psychanalyse – qui n’a pas d’abord joué un rôle direct dans ma guérison – est devenue, après la psychopédagogie, la pratique réparatrice de ma vie, sans que pour autant la blessure qui l’avait autrefois si profondément marquée ait trouvé le lieu d’un souvenir suffisant, tel que celui que je lui offre aujourd’hui dans Le jeune homme et la guerre.

    Il faut ainsi penser que le chemin de la mémoire s’est fait au-delà même de la résolution du symptôme qui témoignait du traumatisme, et que ce parcours avait sa nécessité. Sans doute n’est-il pas inutile d’en marquer les dernières étapes.

    Après diverses publications liées à mon métier ou à ces moments d’école buissonnière qu’offre la poésie, il a fallu en 2008 que je revienne, toutes affaires cessantes, sur le fameux crime qui avait retenu mon attention dans les années 56 et qui continuait de me hanter parce qu’il avait été commis par un prêtre. Je veux parler du « Double crime de l’abbé Desnoyer, curé d’Uruffe ». L’horreur de cette histoire – que j’ai alors racontée dans un livre qui s’efforce, par la poésie, d’en approcher la dimension cachée – trouvait en moi un écho particulier. Ce n’est pas le lieu d’y revenir. Mais le double meurtre, surtout celui de l’enfant, arraché au ventre de sa mère par la main qui en même temps le bénit, retrouvait en moi une place qu’il y occupait depuis toujours, comme une sorte de mythe originaire.

    A quelque temps de là, dans une journée d’études consacrée à « l’Intime », s’est imposée tout à coup la scène de guerre sur laquelle je reviens aujourd’hui. Alors en effet que, pour développer mon idée de l’intimité, j’essaie de cerner ce qui restait de moi sous le mitraillage et le bombardement que j’essuyais en ce temps-là, il me semble retrouver ce « brouillage des repères » dont nous parlons aujourd’hui. Il se peut que le « Je est un autre » de Rimbaud prenne ici tout son sens. N’étais-je pas alors comme une presqu’île plus ou moins arrachée à sa base, et qui, l’emportant ailleurs, au large, devenait au loin, ou redevenait peut-être, l’îlot perdu que j’avais été ou que je suis ?

    C’est bien en tout cas à la suite de cette évocation que je me suis mis à écrire  Le jeune homme et la guerre. Il se situe donc en juillet 1944, alors que les troupes alliées soutiennent leur Débarquement difficile par des actions aériennes sur tout l’arrière-pays. Je m’y trouve parmi quelques hommes qui transportent du foin sur une petite route de campagne où progressent un peu plus loin quelques chars allemands. Un jeune homme est là que je ne connais pas ou si peu. Alors que plusieurs avions à double fuselage (les fameux ligthning) nous attaquent, il tombe devant moi et pour ainsi dire en moi, comme s’il s’y écroulait pour longtemps, je peux le dire aujourd’hui, quand la mesure de ce temps, après tant d’années, est enfin devenue possible. Elle renvoie à ce qui ce jour là nous dépassait tous, non seulement le jeune homme et moi, mais son père et le mien, et tous ces gens errants entre les balles et les bombes et bientôt les obus. Il m’arrive aujourd’hui enfin de pouvoir donner à cette présence, qui traverse la mort et ma vie déjà longue, le nom que son développement, à partir de ce jour-là, me permet à présent de lui donner : la Voix.

    La Voix occupe ainsi dans le poème la place qui revient au Jeune homme par le double courant de sa vie et de sa mort, l’un et l’autre se rejoignant dans mon souvenir, ainsi qu’il arrive lorsque la pensée d’un être perdu nous le restitue dans cette étrange totalité d’une présence retrouvée. Ne dirait-on pas que le temps qui fut le sien forme aujourd’hui devant nous et autour de nous le cercle lumineux ou sonore d’une sorte d’aura qui remplit d’une bien étrange continuité le vide laissé par la discontinuité de son passage ?

    Ainsi donc cette Voix que j’entends depuis ce jour lointain et qui se confond aujourd’hui avec la mienne ne fait sans doute que dire la présence mémorielle de ce que j’appelle pourtant l’« immémorable ». Dans la mesure où la réalité dont il s’agit n’apparaît qu’au-delà de la représentation que je peux m’en faire – là où les émotions se cachent encore dans les cryptes de ma vie – n’est-ce pas à une vibration, à une inflexion de la matière ainsi transcendée par le souffle qu’il revient d’en restituer l’écho ? Mais vous avez compris que j’en appelle à la Poésie.

    Mon Jeune homme et la guerre  – en tant que texte littéraire – n’arrive ainsi qu’en suivant ce même chemin de nécessité qui me paraît être celui de la mémoire. Il s’agit en effet comme d’en finir avec la conservation d’un secret et, tout en même temps, d’en préserver le caractère nécessairement incommunicable. Or il y a là un paradoxe, qui sans doute peut rendre compte du temps qu’il m’a fallu pour atteindre ce but : restituer une vérité de l’événement dans son rapport complexe avec l’intériorité de ceux qui le vivent et de ceux – dont vous êtes – qui par la suite vont le connaître à leur tour.

    Mais ce paradoxe ne concerne-t-il pas toute mémoire, dès lors qu’elle a pour objet une expérience difficile ? Ne lui faut-il pas en effet tout à la fois en lever le secret et en transmettre l’opacité ? Car l’image qu’elle laisse en nous est inséparable du voile qui la recouvre. Ce voile fait partie de sa réalité la plus parlante qui est pourtant son indicible.

    C’est aussi le cas – faut-il le rappeler ? – d’un traumatisme comme celui que laisse derrière lui le viol. La guérison – si tant est que le mot puisse convenir – y provient moins à proprement parler d’une extraction du mal que de sa lente assimilation. Car, qu’on le veuille ou non, il faut bien faire sien ce qui, venu d’ailleurs et sous la figure violente de l’étranger (y compris dans l’ambigüité de l’inceste), entame et désorganise sa propre intimité. La mémoire du traumatisme ne peut donc que se construire dans le temps et selon ce double mouvement qui permet d’exprimer le mal sans pour autant l’exclure. Car le mal est entré en soi et il en fait partie. C’est ce à quoi s’applique d’une certaine façon la mémoire en n’éclairant le drame qu’à travers le voile qui n’en est pas seulement la mise à distance, mais la marque de son reflet dans le miroir filtrant de la conscience. Et l’on sait à quel point ce travail difficile peut amener la victime, sinon à pardonner à son agresseur, du moins à s’accuser elle-même de sa propre passivité, alors qu’il s’agit pour elle en effet d’intégrer le drame non seulement comme un moment de son histoire mais comme « le soi d’après » qui ne sera plus jamais « celui d’avant ». Qu’une forme d’accueil – longtemps inacceptable et indicible – doive ainsi pourtant s’opérer s’impose peu à peu à la mémoire ainsi que, dans un autre champ du malheur, certains déportés survivants ont pu en témoigner. Il reste qu’un tel accueil ne peut que s’appuyer sur la capacité de la mémoire à se détacher de l’étroite représentation de son objet au profit de l’expérience infiniment plus large du sujet. Si bien que la mémoire n’est évidemment plus ici celle de l’historien.

    C’est une mémoire qui ne peut que s’éloigner du fait qu’elle rapporte pour mieux en transmettre la réalité débordante. Il lui faut, pour tout montrer, cacher d’une certaine façon une partie de ce qu’elle montre. Car au-delà de l’acte traumatique et de son agent, il y a le lien d’étrangeté étrangement familière qui lie la victime à l’être hybride qui vient à l’habiter, le ramenant à cette hésitation lointaine de l’enfant entre soi et l’autre. Il s’opère là quelque chose qu’on peut même rapprocher de ce dont parle Montaigne à propos de l’amitié : un mélange dont les composants nous échappent. La mémoire de tels mélanges ne peut que s’exprimer à travers des photos voilées. S’agissant ainsi de la guerre que j’ai vécue et de la mort de ce jeune homme si près de la mienne, n’ai-je pas longtemps voulu en garder secrètement la trace, comme si c’était une blessure de guerre non seulement irréparable, mais si précieuse qu’elle serait bien capable de me sauver ?

    J’avais donc de bonnes raisons pour me paralyser à l’âge de 20 ans et, bien au-delà, jusque dans une partie de mon écriture. Et ne fallait-il pas aussi que tout ce temps donne à ma mémoire la liberté de se voiler, non pas tant par l’effet éventuel de son usure que par la volonté de mon œil résolument plus proche de celui d’un peintre impressionniste que de celui d’un observateur obstinément objectif ?

    Je tenais aussi à aborder cette question de l’immémorable dans la mémoire du traumatisme pour resituer le fameux « devoir de mémoire » au-delà des monuments et des cérémonies qu’à juste titre il inspire. Au-delà même de ces réparations psychiques, sollicitées à grand bruit et dans la hâte, dans le cadre de ce qu’on appelle « les cellules de crise ». La mémoire, comme l’a montré, Paul Ricœur, ne saurait se passer de l’oubli. Mais quel oubli ? Il me semble que, si nous avons un culte à rendre à l’immémorable, c’est d’apprendre à nous retrouver dans notre propre absence à nous-mêmes et au monde, et nous y tenir un instant au moins, comme devant « un autre monde ». Sortir de la mémoire ordonnée, par la rêverie dont parlait si bien Bachelard. Se laisser absorber comme devant la tombe d’un être cher, sachant que cette voix qui parle en soi comme en chacun ne nous appartient pas entièrement. Qui dirait que dans l’amour même il n’en est pas ainsi ? Dans le souvenir de l’amour il y a aussi un immémorable et il concerne sans doute ce qui est passé en nous pour toujours de l’étranger – ou de l’étrangèreté qui qualifie aussi l’être aimé. Il est difficile de comparer « la chose » à laquelle est associé le traumatisme et la présence désirée de celui ou de celle que nous aimons, mais c’est pourtant à rapprocher les contraires que nous pouvons comprendre non seulement ce qu’il est convenu d’appeler « les crimes passionnels » mais l’inévitable ambiguïté de cette opération digne de l’alchimie qui consiste à laisser se développer en soi à la fois l’espace libéré – et donc plus ou moins vide – d’un accueil, et cette matière ajoutée, venue le combler, aux dépens sinon de notre identité, du moins de ce que nous pensions être notre unité de vieil enfant. La mort nous paraît sans doute plus étrangère que l’amour en raison de son irréversibilité. Mais l’immémorable de l’amour – ce qui, au-delà de l’Histoire, s’est ajouté à nous- comme peut-être aussi bien dans la grossesse d’une femme et pour longtemps l’enfant à naître – cela dans notre vie la plus intime est irréversible aussi.

    L’irréversible et l’immémorable vont ensemble. Il n’y a sans doute que la musique et la poésie pour s’en occuper sérieusement. Ceux qui s’aiment et ceux qui pleurent la perte d’un être aimé le savent bien : loin des discours qui structurent une mémoire plus ou moins associée à la raison historique, le mystère de la vie avec sa mort est célébré dans des évocations et des invocations passagères mais insistantes qui sont celles des prières volées à une foi chancelante. Il vaut peut-être mieux que la foi ne s’arroge pas plus que la mémoire un pouvoir de résurrection. Des souvenirs en forme de nuages traversent le ciel et ce sont des visages dont le dessin s’estompe, non sans qu’à l’intérieur de nous leurs formes changeantes soient aussi des forces qui nous aident.

    J’en suis arrivé à ces formes improbables parce qu’elles viennent s’inscrire aujourd’hui dans un contexte où la réalité de l’informe s’est largement imposée. Que la mélancolie de l’homme postmoderne soit liée, comme l’a suggéré Christian David dans son dernier livre : «  Le mélancolique sans mélancolie » (Ed. de l’Olivier) à des expériences « inaccessibles à la stricte représentation », n’est-ce pas ce dont témoigne à sa façon l’Art Contemporain ? Or l’émergence de l’informe qui trouve aussi bien sa place dans la Science, aujourd’hui poussée hors de ses limites jusqu’aux fameux « trous noirs », n’est-elle pas tout autant liée à la Guerre et aux abîmes nouveaux qui s’y révèlent ?

    Au-delà en effet du drame, somme toute classique, qui m’a inspiré Le jeune homme et la guerre, au-delà même des gouffres qu’ont ouvert en nous les « camps de la mort », et, sous l’aspect d’une fausse solution ponctuelle sinon « finale », LA bombe atomique, l’ordinaire du terrorisme nous introduit aujourd’hui dans une dérégulation de la violence qui, devenue indéfinie et diffuse, ne fait que renforcer notre fuyante représentation du monde et de son histoire.

    Car ces violences, qui toutes, à des degrés divers, produisent le « brouillage des repères », s’attaquent non seulement au corps de l’Homme, mais à la forme spirituelle de son visage – je parle ici de l’image que prend son identité – réduit à l’état quantitatif de chose parmi les choses. L’informe est projeté sur l’Homme, dans l’Homme, et la mémoire de cet informe échappe intrinsèquement à l’Histoire. Elle ne relève plus tant de la restitution des faits que de la lente assimilation, trouble et toujours inachevée, du viol qu’a subi notre Humanité. Marguerite Duras et Alain Resnais l’ont bien compris, lorsqu’ils ont écrit et réalisé « Hiroshima mon amour ».

    Nous sommes loin de la Normandie où la guerre conventionnelle – comme on dit – se contentait de tuer dans une sauvagerie pour ainsi dire « conforme ». La mort de l’individu ou d’une population désignée ne suffit plus. Ce qui est désormais visé se situe en-deçà même de l’homme, la où sa culture et sa nature se confondent dans le principe même du phénomène vivant. Nous avons changé, non seulement d’échelle, mais de niveau. Et pourtant, ce Jeune homme qui est devenu « mon » Jeune homme, c’est-à dire en moi cette voix presque sans corps dont la poésie n’est que l’écho, n’est-ce pas tout aussi bien ce qui, dans le souvenir, ne se laisse apercevoir qu’au bout du bout des formes, comme à l’horizon introuvable de notre univers ?

    Il nous faut donc apprendre à vivre avec la peur de l’informe, et, sans doute nous en saisir au-delà même de notre capacité à nous le représenter. C’est bien là où il nous revient de rendre à la mémoire cette part d’ « immémorable » qui est la véritable part de notre humanité dans son histoire ; nous familiariser avec l’étrangeté de ce qui, au fond même de l’oubli, n’est pas «  le néant vaste et noir », mais une autre lumière, qui ne brille, comme l’amour, que du désir informe d’une longue attente.

    Dans le silence brouillé de cet informe, entre les mots et les souvenirs, et selon ces « créations » que secrètent dans la diversité de leurs langages nos multiples intimités, c’est, au sens le plus large du mot, la Poésie qui nous conduit au seuil et parfois au cœur de l’ « immémorable ». C’est elle – cette Poésie explicite mais aussi implicite dont vous avez compris qu’elle désigne un champ d’expression presqu’illimité – qui nous aide à retrouver ce qu’on pourrait appeler – comme on le fait pour un homme ou pour un arbre – « l’âme de la mémoire ».

    Et si je devais ajouter un mot, pour relier ma réflexion aux évènements que nous venons de vivre, je dirais que notre force de résistance morale sera sans doute à la mesure de notre capacité à rester libres vis-à-vis des images qui nous assaillent, à les prolonger au-delà de la réalité qu’elles représentent, au-delà même de ce qui nous semble nous représenter à nous-mêmes comme des formes fermées, alors que la mort en signe à tout instant la nécessaire ouverture, et je pense, disant cela, au poète Rainer Maria Rilke, lorsqu’il écrit dans la première de ses Elégies :

    « Jette hors de tes bras le vide vers l’espace que nous respirons ; les oiseaux peut-être sentent l’air plus vaste d’un vol plus intime ».

    Telle est la modeste ambition de ce Jeune homme et la guerre, dont je remercie Sophie-Aude Picon et Philippe Tancelin, d’avoir accepté de nous lire quelques pages, et, en attendant, c’est vous tous aussi que je remercie, non seulement pour votre présence, mais pour votre patience et votre bienveillante attention.

    Jean-Pierre Bigeault
    Psychanalyste, poète…
    6/12/15

    * HASSNER Pierre, La revanche des passions – Métamorphoses de la violence et crise du politique, Paris, Fayard, octobre 2015.

    ** Sous la direction de Philippe Tancelin et Bela Velten, Effraction 1 – Fragments, lambeaux, Paris, L’Harmattan, Collectif de poètes des cinq continents, 2015.

100 POÈMES + UN, ET QUELQUES MOTS ENCORE POUR CHRISTIAN DAVID - A l'occasion de la parution de "100 poèmes donnés au vent" - 2014

  • J’ai souhaité dire quelques mots autour des poèmes qui vont vous être lus à présent par Sophie-Aude et sont à la fois cent et cent + un, le dernier ayant un statut particulier, puisqu’il échappe à l’ensemble des autres.

    Je les ai écrits pour notre ami Christian David qui s’est lui-même échappé de notre monde le 2 octobre 2013. Je les lui ai envoyés alors que sa maladie avait pris le tour irréversible qu’il connaissait. Le 101ème, confié à sa compagne Bernadette pour lui être lu avant sa mort, lui a été redit par mon épouse au cimetière de Saint-Cloud, le jour ensoleillé de ses obsèques.

    Christian David, philosophe, médecin, psychanalyste, peintre et poète, était un homme des Lumières et un homme lumineux. Mais il aimait la discrétion de l’ombre. Il s’échappait par des trous qu’on voit dans la lumière, si on la regarde de l’intérieur. Sachant que ce qui nous échappe dans la vie n’est qu’un avant-goût de ce qui nous échappe dans la mort, il souriait de ceux qui ont pour ambition de s’emparer du monde, y compris du monde de la vie psychique dont il pensait, comme Freud, que nos grands écrivains l’avaient approché avec plus de finesse que bien des spécialistes. A ces vains conquérants il préférait les poètes.

    La poésie cherche son chemin entre la force qu’offrent les mots et leur fragilité d’êtres de passage, de funambules bel et bien confrontés au vide au-dessus duquel ils avancent et tout autant reculent. La poésie ressemble beaucoup à l’homme. Elle lui montre son destin, non pas seulement dans le livre qu’elle ouvre à son intention, mais directement en lui, dans son corps et son âme mêlés et même entièrement pris dans la nature et la culture, terre, mer et ciel, et coeur compris. Les tâtonnements savants du psychosomaticien qu’aura été Christian David rejoignent à cet égard ceux du poète. Aussi bien la poésie n’est-elle pas un grenier où les enfants se retrouvent avec tout ce que les parents y ont renvoyé comme dans un cimetière suspendu et où, reformant une totalité de cette dissémination constellante, ils se refont un corps à la mesure de l’histoire ? Mes pauvres cent poèmes ne pouvaient refaire le corps de mon ami, mais ils l’aideraient peut-être à se retirer dans ce grenier d’enfance où le corps et l’esprit se rejoignent pour se construire ensemble une échappée -une échappée qui prenne le relais musical de l’histoire bientôt refermée.

    C’est aussi bien le sens de ce rajout du 101ème poème qu’il faut voir tout autant comme un retrait et qui symbolise le détachement de l’un par rapport au multiple, mais sait-on jamais ce qu’il en est de l’appartenance vis à vis du décrochage, ce que, pour parler d’un homme banni de sa patrie -ou de sa communauté comme Spinoza- on appelle « l’exil » ? Prépare-t-on l’exilé à l’exil, et se prépare-t-on soi-même à perdre un ami en chantant par avance ce qui déjà se dessine et que Christian David lui-même dans un de ses textes appelle « l’informe » ? Et peut-on chanter cela, cela précisément qu’à ne pouvoir nous le représenter nous ressentons jusque dans notre corps non pas seulement comme le silence mais le vide, le rien qu’aucune poussière ne matérialise sur quelque lune que ce soit et à laquelle nous pourrions nous raccrocher ? C’est pourtant ce que nous faisions – du temps où il était encore en vie- de nous chanter ces passages de la forme à l’informe et ces retours encore possibles de l’informe à la forme dont la poésie entre nous reprenait à sa façon les va et vient entre l’inconscient et le conscient qui étaient le lot commun de nos pratiques. Les limites de nos expériences et leur franchissement parfois hasardeux nous étaient d’ailleurs à cet égard aussi nécessaires que ceux de l’art vécu au quotidien par les pauvres humains qui s’y mesurent. Car quelle créativité -fut-ce précisément celle de la psychanalyse- peut s’affranchir du risque de la vie et du côtoiement avec la mort qu’il implique jusque dans la constitution du désir ? Dans quel au-delà l’objet perdu de l’art peut-il ainsi être retrouvé ? Spinoziste, Christian David s’en tenait aux ressources de la nature et de la matière dont à ses yeux la complexité suffisait pour que notre modestie d’aventuriers en humanité nous dispense de nous prendre, comme cela se voit, pour de nouveaux prêtres. L’homme, rien que l’homme, et le psychanalyste logé à la même enseigne hors des consécrations illusoires, conduisait sa vie. A l’heure d’accomplir son destin, Christian David a choisi la mort, dès lors que sa nécessité s’imposait. Stoïque assurément, cette position relevait aussi d’une esthétique au sens noble de l’accomplissement du geste, tel que Rilke peut l’évoquer pour sa retenue, dans sa Deuxième Elégie centrée sur les amants. Ainsi le mourir comme l’aimer peut-il relever d’une sorte d’accueil qui associe le désir et la soumission dans un effleurement de l’altérité alors absolue de l’autre en son étrangeté, ou comme le dit Christian David dans son dernier article « le corps (est un) étranger » son « étrangereté ».

    Mais cette volonté, cette dernière volonté comme on dit, résonne si intensément encore dans le silence où notre amitié s’est jetée à la façon d’un fleuve dans la mer, qu’il me faut ici l’évoquer pour ce qu’elle donne de force aux éléments qui la composent.

    C’est le dernier jour où nous nous voyons et je me tiens devant lui pour le quitter. Il se redresse sur son lit et, me tendant la main, me dit avec la douce fermeté du roi sans royaume qui pourtant règne sur cette partie encore émergée de lui : « Adieu »… et son regard vient au-devant du mien et l’emporte, au-delà de cet îlot de terre que nous partageons pour un instant, m’associant au grand cercle marin qui n’a jamais cessé il est vrai de nous entourer, la mort dans son intrication avec la vie nous étant familière depuis longtemps.

    Cet adieu appelait une réponse qu’il me semblait que mes poèmes n’avaient pu apporter et c’est alors que j’ai écrit le 101ème en rêvant d’un autre chant qui sans aucun doute ne me satisferait pas davantage. Car nous voudrions un monument digne de celui que nous perdons. Un monument qui aurait la consistance symbolique de son implantation dans « un autre monde », mais un monde assez semblable au nôtre pour qu’on puisse y bâtir une maison. Donner forme à l’informe ! Mais soudain la dialectique implicite à toute création – pour qui sortir de la forme, la subvertir est une loi vitale – me revenait à l’esprit. Et surtout je pensais à la réalité de Christian David.

    Pouvait-on l’enfermer dans son œuvre, comme le ferait la notice nécrologique qui lui serait consacrée ? L’autorité de sa pensée méritait-elle qu’on lui donne le pas sur la complicité qu’il avait avec les chats, sur son amour de la musique, sur l’amour tout court qui avait été son objet d’étude et certainement bien davantage ? En amitié la fidélité de cet ami avait pour socle l’indépendance qui est une solitude choisie. L’exil volontaire peut être une réponse à la menace d’emprisonnement. Un psychanalyste digne de ce nom peut-il se laisser prendre au piège du consentement à la violence du pouvoir, fut-ce le sien ? Plutôt se retirer à cette distance de soi, sur ce sommet si peu que ce soit détaché de la chaîne d’où le paysage qui se découvre se confond avec les nuages, « les merveilleux nuages » dont parle Baudelaire.

    Qu’on soit un peu pris de vertige à ces hauteurs, qu’on se tâte pour tenter de savoir si on ne fait pas soi-même partie de ces nuages, faut-il s’en étonner ? La mort de notre ami nous livre à une incertitude telle que celle qui nous pénètre la nuit, si un bruit nous réveille dans une maison que nous ne connaissons pas. Nous ne croyons pas aux fantômes mais comment ne pas penser à cette « ombre qui marche » dont parle Shakespeare. Pourtant l’ombre est une partie de la lumière. L’exilé renvoie la question des racines à celle du soleil qui brille pour tout le monde. Qu’est-ce qu’une vie ? Qu’est-ce que la vie ? Chanter, dit l’ombre chère, et en effet si la matérialité de la parole n’empêche pas les mots de voler depuis au moins Homère, c’est aussi que la légèreté doit être rendue à l’être, c’est aussi que le silence doit passer dans la musique comme entre le patient et son analyste.

    Aussi bien, après que la séance est retombée, n’est-ce pas la main de Christian David que nous voyons dessiner sur le papier les lignes croisées de l’ombre et de la lumière, telles qu’elles poursuivent en lui leur parcours chromatique. Car c’est qu’il s’agit de ce qu’on appelle en musique une fantaisie, composition qui associe la liberté et la rigueur. Mais voilà bien sans doute de quoi secouer les colonnes du temple, quand la théorie rigidifiée se substitue, comme il arrive, à l’atelier de création. L’attention du psychanalyste n’est pas seulement flottante, elle est celle d’un homme qui ne renonce pas à ce qu’il sent. Car nous savons que nos patients nous demandent d’être nous-mêmes au delà parfois de ce que, malgré notre expérience, nous en connaissons. C’est le métier qui le veut, plus proche à certains égards de celui du trapéziste dont le filet rassurant risque toujours de ramener l’art à sa technique au mépris de l’enjeu qui la dépasse. « Plutôt que de dire de moi : Christian David, psychanalyste, dites plutôt »-me confiait l’intéressé – « a pratiqué la psychanalyse » car, ai-je compris, la pratique n’est pas un statut ni même une fonction mais une action quelque peu aventureuse, telle celle d’Ulysse œuvrant avec la mer et le ciel sans oublier les dieux et les passions. Pour rendre la vie à la vie, Vincent Van Gogh ne devait-il pas se jeter dans les blés, bravant dieu sait quel soleil, et il était le jaune jusqu’à la nuit. Christian tournait autour de la Sainte-Victoire comme si la psyché débarrassée de sa forme conventionnelle allait devoir retrouver dans une vision de sa complexité la structuration d’un tableau de Cézanne. Mais c’était à la musique de Schumann qu’il revenait. Car l’artiste a une dette vis à vis du monde. Et le monde lui doit ce qu’il devient. Et dans une amitié entre deux hommes ce qui revient à chacun n’est sans doute que la part de l’autre en soi, comme entre le musicien et l’interprète, quand les identités se rejoignent sans pour autant se confondre.

    Mes cent poèmes donnés au vent appartiennent donc à un air en mouvement qui était celui qu’à la fois nous respirions et nous chantions, et nous n’en tirions que la gloire de nous entendre comme ceux qui écoutent la mer dans les coquillages. Peut-être étions-nous des coquillages tout aussi bien. Mais le vent soufflait et il souffle encore, et si vous l’entendez à votre tour, sachez qu’il vient de là-bas où nous allons, comme ce qu’on appelle l’esprit, cette forme sans forme d’une vie qui nous échappe ; rattrapez-la et laissez-la s’enfuir à nouveau. Cette fuite de la fugue après la toccata ne dit pas que la dureté de l’exil, elle offre la chance du retour, mais le retour n’étant pas toujours la répétition du souvenir, elle annonce, elle prophétise, il y a de l’avenir dans la perte, du rire jusque dans les larmes et bien sûr si quelqu’un le sait ici, c’est Bernadette la compagne de Christian, l’amie depuis plus longtemps encore, dont la peine n’a pas éteint le goût de peindre et d’être avec nous dans la continuité de ce vent qui nous inspire et dans lequel je vois le sourire de celui à qui cette soirée, ce poème Temps bleu fil noir illustré par Bernadette et mon modeste ouvrage sont dédiés.

    L’ami Christian David s’était depuis longtemps retiré dans un pays plus accueillant que celui qui se reconnaît dans les organisations où la pensée s’installe comme l’argent dans les coffres. C’était une île où soufflait le vent, et où les idées, comme les couleurs et les sons, suivent les chemins des côtes escarpées au risque de tomber à l’eau, et même parfois s’envolent, afin de se poser plus loin sur une pierre qui se tient debout au milieu des vagues. Il dessinait, il peignait, il écrivait comme, quand on écoute la rumeur marine et les cris qui la traversent, on voit ce qui se cache dans l’épaisseur du bruit qui encombre la connaissance, et le silence revient de loin. La psychanalyse si malmenée par ceux qui la jalousent, y compris parfois ses gardiens zélés, fut aimée par Christian David pour ce qu’elle exigeait de présence à l’intime, dans ce que l’intime a de si vaste en lui qu’il ne s’ouvre qu’au vent du large.

    C’est ce que j’ai reçu de lui et que j’ai tenté de lui rendre en écrivant ces 100 + 1 poèmes et encore avec ces mots que je vous remercie d’avoir accueillis pour rendre grâce à sa mémoire.

    _

    Jean-Pierre BIGEAULT a écrit ce texte en août 2014, en pensant déjà à l’hommage qu’il voulait rendre encore et déjà
    à son Ami,
    ce 30 novembre 2014.
    J.-P. BIGEAULT

PRÉSENTATION DE "NOTRE JARDIN" - 2011

  • Notre jardin

    Il s’est trouvé que le développement de ma réflexion sur la vie humaine et le soin qu’elle réclame m’a fait revenir au temps lointain où, jeune et moins jeune adolescent, je devais accompagner mon père dans la culture d’un jardin qui, pendant la guerre et l’après-guerre, assurait notre nourriture. C’était un travail dont j’ai pris conscience qu’il n’avait pas seulement nourri mon corps et le corps de ma famille mais le coeur et l’esprit confrontés à la terre et à ses productions, comme ils l’étaient déjà, à l’époque, aux sentiments et aux idées qui forment en nous et au-delà de nous un tissu continu et discontinu dont la matière mérite bien, elle aussi, de faire l’objet d’un jardinage.

    A regarder ce que tout cela était devenu dans ma propre histoire, il m’est apparu que les fruits dont la récolte se poursuit aussi longtemps que dure la vie, n’avaient muri – et ne murissent encore pour certains – que de l’amour qu’y avaient porté les mains mais aussi e refard et l’écoute des jardiniers qui, avec moi, s’étaient employés non seulement à les connaître mais à les reconnaître. Car il ne suffit pas de connaître les gens et les choses en les nommant et les comptant comme pour un inventaire, faut-il encore les associer à ce que nous sommes. Dans un jardin, le jardinier n’administre pas la terre, il la laisse entrer dans sa vie d’homme et en même temps il la rencontre dans son intimité presque charnelle.

    Ainsi ai-je compris que ces liens qui, comme les plus beaux de nos projets, sont les graines de notre vie ne la font pousser que si nous les traitons avec la même profonde affection que s’ils appartenaient à notre corps, que s’ils en étaient les cellules. La matière dont nous sommes faits n’est-elle pas en elle-même ce vaste ensemble qui réunit des atomes et entre les atomes le filet des lumières qui font vivre la nuit comme le jardin la terre.

    Et voilà ! Dans un monde dont le matérialisme ne respecte pas plus la matière qu’il ne respecte l’homme dans leur poésie – qui est un jardin et une planète à elle seule – je me suis dit qu’il fallait que les mots – qui sont aussi des mottes de terre compactes et vite égrenées – viennent s’ajouter à celles du vrai jardin comme les baisers des amoureux aux bonjours du soleil et aux murmures vespéraux de la lune.

    Le petit livre ainsi intitulé « Notre jardin » contient un plus grand poème qui a donné son nom au recueil. Ce poème a pour centre le jardin qui entoure le musée Rodin à Paris. Mais ce qui s’y passe entre un homme et une femme qui commencent à s’aimer montre que la sculpture de l’amour est un mouvement qui emporte les corps dans un espace qui les dépasse, alors qu’ils gardent précieusement en eux le secret de leur source déjà plus grande que tout ce qu’ils en ont fait et en feront.

    Les poèmes qui précèdent ce plus long texte célèbrent la gloire de l’enfant qui joue à inventer le monde, ce jardin dans lequel il poussera, souvent un peu en marge de la famille et de l’école et presque en concurrence avec Dieu, tant sans en avoir l’air il prend la vie au sérieux dans son foisonnement de fête.

    Ainsi le petit garçon, qui n’a d’abord fait que traverser le monde à la vitesse de ses jouets, en pénètre t’il peu à peu la multiple géographie. Passant d’une peu de papier à l’enveloppe herbue des prairies, il voit bien que l’amour est un paysage qui ne craint ni le désert ni l’exil, car le jardinier qu’il devient n’est plus jamais seul : il chante avec la terre et d’un visage à l’autre avec la pensée caillouteuse et tendre de ce grand corps étoilé.

    Les derniers poèmes pourraient être la conclusion.

    De ces formes entremêlées que jardinent les mots se détache un visage qui est une figure où la matière devient sa propre fleur. Ainsi l’espace dont nous avons parcouru, enfant, la géométrie palpable s’est-il converti en théorème, en même temps que l’amour qui vient de la nuit se construisait en espérance de bien avant le soleil. C’est la proposition qui inspire la toute fin de mon petit livre : Tout a commencé bien avant le commencement !

    Et n’est-ce pas dans cette perspective que les photographies que Bruno Gaurier a fait entrer dans le texte de ces poèmes, sont venues à la rencontre de ce qu’ils cachent, non pas en le dévoilant mais en en renvoyant le mystère visible à son silence. Notre matière – serions nous sourds et aveugles ! – chante en nous comme un regard. Entre le photographe qui écoute ce regard et l’enfant qui en dessine la musique, il y a un pacte. Nous ne parlons que de ce qui a précédé les mots et les images comme si nous parlions de l’amour repris à ses débuts, quand il n’est encore qu’un murmure.

    Ainsi, plutôt que de nous placer dans un monde qui ne serait pas né ou dans l’au-delà d’un monde déjà mort, ces jardiniers-là que nous sommes – qui cultivons la terre humaine – nous reconnaissons dans l’enfance dont le poète Rainer Maria Rilke disait en son temps déjà :

    « Moins protégée que les bêtes en hiver,
    Elle est sans défense
    Comme si elle était elle-même ce qui menace,
    Comme un incendie, un géant, un poison,
    Comme ce qui, la nuit, rôde dans la maison suspecte
    Pourtant bien verrouillée. »

    Notre jardin, qu’il soit celui du poète ou de l’éducateur, ou de l’enfant lui-même – est fait de cette terre-là si vite dénoncée et répudiée comme la vie elle-même, alors qu’elle n’est qu’aux antipodes de l’exploitation si souvent haineuse qu’on en fait, que le symbole de ce que le même Rainer Maria Rilke appelait :

    « la fructifiante enfance »

    Jean-Pierre Bigeault
    2 décembre 2011 à l’EFPP

À PROPOS DU DOUBLE CRIME DE L'ABBÉ DESNOYERS, CURÉ D'URUFFE - 2011

  • Voici trois questions que vous pourriez me poser et auxquelles je vais tenter de répondre brièvement :
    1/ Qu’est-ce qui m’a amené à écrire un livre sur le crime du curé d’Uruffe ?
    2/ Pourquoi ai-je choisi d’écrire un essai qui est aussi un poème ?
    3/ En quel sens peut-on tirer de ce drame une leçon pour l’éducation ?

    1/ Pourquoi ai-je écrit ce livre ?

    Concomitante au crime de 1956, l’idée de ce livre est liée à un certain nombre de faits et d’expériences qui ont marqué ma vie dans une époque elle-même marquée par la libération des mœurs et le développement des sciences dites humaines.

    a) Un premier point concerne directement le statut de la sexualité dans un moment où se pose non seulement déjà le problème de la sexualité des prêtres, mais, de façon plus large, la question de la place de l’érotisme dans la vie et en particulier, comme le développe Georges Bataille dans toute son œuvre (1926-1961, dont l’Erotisme en 1957), la place même de la mort dans l’érotisme (« notre activité sexuelle, dit Georges Bataille, achève de nous river à l’image angoissante de la mort »).Mouvement de pensée qu’il convient de rattacher au surréalisme et au développement de la psychanalyse et qui sort de la sphère intellectuelle pour entrer peu à peu dans le domaine public.

    b) Le deuxième point m’est plus personnel. Il concerne l’expérience d’un milieu éducatif particulièrement dynamique (méthodes actives) où – en tant que jeune professeur de lettres – j’ai vu des prêtres, confrontés au monde pulsionnel de l’adolescence et pour ainsi dire poussés dans leurs propres retranchements, associer la poursuite souvent sincère d’un idéal à des comportements plus ou moins pédophiliques où la violence avait sa place.

    c) Le troisième point, tout aussi lié à une expérience personnelle, vient compléter le premier en ce sens qu’il concerne l’institution spécialisée que j’ai moi-même créée avec quelques amis pour y accueillir des adolescents en difficulté. Encore que le passage à l’acte pédophilique n’y ait jamais eu sa place, j’y ai été tout de même amené à m’interroger sur la fragilité de ce que l’on pourrait appeler la sublimation éducative. J’y reviendrai à la fin de cet exposé.

    d) Enfin, s’agissant du curé d’Uruffe, la discordance entre la monstruosité du crime et, pour ainsi dire, la banalité de la structure psychologique du criminel me donnait à penser que l’homme n’était pas le monstre qu’essayaient d’en faire bon nombre de journalistes et l’opinion publique en général. À considérer le mélange de calcul et de naïveté qui constituait le comportement de Guy Desnoyers – ce prêtre à bien des égards apprécié du village où il brillait comme animateur (théâtre, sport) –, à considérer son obstination même à exercer son ministère jusque dans le crime, il me semblait que ces paradoxes avaient un autre sens que celui qu’on ne trouvait d’ailleurs pas dans la démence inexistante, voire dans la simple perversion. Ils exprimaient surtout la violence des conflits névrotiques qui habitaient un homme divisé entre la soumission à l’autorité et la rage d’une révolte dont la sexualité avait été le théâtre. J’en venais naturellement à penser que cet homme, emprisonné dès sa jeunesse, dans le désir qu’on avait eu pour lui de « devenir prêtre », n’avait eu de cesse de répondre à sa vocation par la fidélité à sa foi, tout en tentant de s’en échapper jusqu’à se faire payer cette échappée sexuelle par le crime qui devait le ramener en prison.
    Ce schéma m’était suggéré par la situation même des adolescents dont je m’occupais. Eux aussi étaient pris au piège d’une identité que la famille et l’école leur avaient offerte comme un cadeau, mais un cadeau empoisonné qu’ils vivaient – sans clairement le savoir – comme une forme d’aliénation. Leurs passages à l’acte – certes non criminels, mais déjà largement engagés sur la voie de la transgression – exprimaient ces conflits profonds dont souffre aujourd’hui encore toute une partie non négligeable de la jeunesse.
    À partir de cette expérience, je pensais que l’abbé Guy Desnoyers aurait bénéficié d’une éducation qui l’amène à se créer lui-même, plutôt qu’à se répéter dans une langue qui n’était pas la sienne.
    Mais je dois ajouter – pour revenir à ce que je disais au début de ce propos – que j’éprouvais un sentiment plus large encore, s’agissant de ce crime. Je le ressentais comme une tragédie qui mettait en scène non seulement l’inconscient d’un homme, mais celui d’une société d’après-guerre où les forces de vie et de mort s’affrontaient dans un combat mythique. La monstruosité du crime se nourrissait de cette globalité cachée. Comme devait le montrer Georges Bataille dans le livre qu’il consacra à la fin de sa vie (1959) à Gilles de Rais, « le crime appartient au monde où il est commis ».
    Nous sommes bien placés aujourd’hui pour savoir ce qu’il en est d’une jeunesse dont la délinquance est aussi le miroir d’une société dévoyée.

    e) Enfin, cette dimension mythique du crime résonnait d’autant plus en moi qu’elle réveillait les années sombres de la guerre que j’avais vécue adolescent. Certains aspects apparemment anecdotiques de cette expérience refaisaient surface dans mon appréhension du crime.
    J’avais en effet dix ans quand l’armée allemande victorieuse avait commencé à occuper la France. Je vivais avec mes parents dans une maison d’école qui avait été en grande partie réquisitionnée pour loger les officiers d’un régiment ennemi. Les images de ces soldats fringants dans leurs tenues parfaitement élégantes, volontairement courtois avec mes parents, comme dans le livre de Vercors intitulé Le silence de la mer – ainsi qu’ils étaient d’ailleurs sur ordre et au début de l’occupation avec la population en général – éventuellement délicats vis-à-vis d’un enfant, celui que j’étais, qui leur rappelait les leurs restés en Allemagne et parfois, ce qui ne gâte rien, cultivés (à la manière d’Ernst Junger, l’auteur des Falaises de marbre) – ces images me fascinaient. Elles me fascinaient (au sens positif et négatif du mot) parce qu’elles s’associaient dans mon esprit à celles qui collaient aussi à ces guerriers et qui concernaient leurs capacités à devenir, à redevenir les meurtriers, voire les assassins qu’ils avaient été ou qu’ils seraient. Le contraste entre tant d’élégance et la possible cruauté me donnait à penser que la Beauté comme la Gentillesse éventuellement sincère pouvaient soutenir la cause du Mal ; que peut-être même la vertu légitimait le crime.
    Une telle fascination, je dois le dire, rejoignait celle qu’à cet âge j’éprouvais à l’égard de mon père dont l’affection justifiait l’autorité jusqu’à me pousser à lui prêter la force menaçante d’une toute puissance.
    Officiers et père mélangés, il m’arrivait ainsi de me relever la nuit, terrorisé, pour m’assurer que ces hommes dont j’entendais les voix au-dessous de ma chambre ne se préparaient pas à me tuer.
    C’est donc sur ce fond si peu que ce soit traumatique que la question de la duplicité dite monstrueuse du curé d’Uruffe est venue s’inscrire. Elle rejoignait aussi bien la zone troublée de ma conscience où flottait cette ligne de partage entre le Bien et le Mal que les professeurs de morale familiaux et extra-familiaux m’avaient pourtant dessinée d’une main qui ne tremblait pas. La guerre étant ce qu’elle était, n’avais-je pas appris, avec la bénédiction de mon père, homme rigoureux s’il en était, à voler l’ennemi qui disposait de nourritures que nous n’avions pas. Je découvrais Montaigne et le relativisme de la morale dans le texte même de la vie. Je n’étais pas un monstre et pourtant le vol, quelque nécessaire qu’il fût, m’était aussi un plaisir.
    Par cette petite porte de la transgression quasi domestique, j’entrais dans le mystère de la rage heureuse et malheureuse telle que l’ordre de la guerre pouvait m’en laisser entrevoir la sombre érotique. Et c’est ainsi qu’au temps d’Uruffe, je trouvai dans le crime de l’abbé Desnoyers un écho de ces confusions où la frontière dont on veut croire qu’elle sépare absolument le sexe et la mort se dissout dans l’une de ces extases ambiguës toujours plus ou moins prêtes à associer le sacré et la barbarie.

    Mais à cette expérience de la guerre, il me faut en ajouter une autre qui fut plus directement éducative.
    Me trouvant pour mes études secondaires dans un lycée religieux, j’avais côtoyé des garçons engagés prématurément dans ce qu’on appelait alors la « vocation ». Ces engagements, venus obturer très tôt (c’est-à-dire trop tôt) – et on peut l’imaginer de façon quelque peu artificielle – la béance psychologique de l’adolescence, répondaient en même temps à une forme collective de culpabilité que la guerre – avec la défaite et l’occupation – avait provoquée. Le pouvoir politique de Vichy et la partie la plus visible de l’Église avaient ainsi appelé le peuple au rachat de ses fautes, invitant pour l’occasion au sacrifice une jeunesse dont les parents étaient censés avoir trahi directement ou indirectement « l’ordre moral ».
    Épargné moi-même à cet égard grâce à la culture de ma famille plus proche des hussards de la République que de cette pensée rédemptrice, je n’en voyais que mieux comment nombre de mes camarades se trouvaient alors enrôlés dans une machinerie psychologique et sociale où déjà leur sexualité et leur violence juvénile cédaient à une répression qui préparait de plus obscurs dérapages. Comme Guy Desnoyers, ils venaient pour la plupart d’une paysannerie à la fois violente et intimidée, et le séminaire qui les attendait ne ferait pas dans la dentelle psychologique pour les ficeler dans sa camisole doucereusement dogmatique.
    Telle était donc cette époque dont je vous ai déjà suggéré qu’elle préparait – en sous-main de la reconstruction à laquelle serait consacrée l’après-guerre – les tragédies et les comédies de sa destructivité peu à peu recouverte du manteau de Noé de ce que l’on appelle aujourd’hui les Trente Glorieuses.
    J’en ai fini avec le contexte qui se trouve être à l’origine de mon désir non seulement d’écrire sur le crime de Guy Desnoyers, mais de tenter de le comprendre aussi fraternellement qu’il m’était possible.

    2/ Qu’est-ce qui m’a amené à choisir la forme d’un poème pour écrire sur le curé d’Uruffe ?

    La réponse à cette question est pour ainsi dire contenue dans ce que je viens d’exposer. La réalité du mélange vivant qu’est un homme comme Guy Desnoyers n’est pas réductible à l’énoncé des éléments qui le composent. Aborder le criminel (ou le fou) comme l’objet d’une science – par ailleurs souvent incertaine – risque de nous faire passer à côté d’une vérité humaine qui est aussi la nôtre. Quelle que soit en effet la démesure du crime, nous ne pouvons le comprendre au seul moyen de notre langage présumé le plus contrôlé. La mesure même de notre discours rationnel nous trompe sur ce que nous mesurons, dès lors qu’il s’agit de ce que refuse notre conscience, c’est-à-dire la confusion de nos sentiments, l’intrication même des pulsions qui sous-tendent nos idéaux comme nos conduites les plus banales – qui n’ont pas besoin d’être sexuelles pour mélanger la volonté de pouvoir au charme discret de la servitude volontaire.

    Or ces mélanges qui sont bel et bien les nôtres, comme l’ont montré tous les grands moralistes, ne nous sont véritablement accessibles que grâce aux poètes qui, comme Sophocle, Shakespeare ou Racine, cherchent moins à expliquer l’homme qu’à l’impliquer dans la recherche de lui-même en lui tendant les miroirs grossissants de ceux qu’il appelle ses monstres et qui sont aussi ses fantasmes.

    Car la poésie, dans ses constructions délibérément associatives, cherche à recoudre les morceaux de ce que nous nous appliquons à découper en parcelles pour nous faire croire que nous le maîtrisons. Elle rend aux choses comme aux êtres vivants et donc aux personnes elles-mêmes ce qui les rapproche de notre corps, de notre esprit, de notre cœur, dans l’unité de notre propre multiplicité. Elle fait du « il » ou du « elle » – par lesquels nous désignons des objets – le « tu » de notre « je », le « nous » d’un partage qui rend à la connaissance sa capacité de nous aider à vivre.

    Mais la poésie a aussi – et je dirais particulièrement ici – cette fonction religieuse dont Kafka créditait la littérature lorsqu’il la chargeait de « relier » les éléments éclatés de ce qu’il appelait prophétiquement « une époque de mal ». Ce n’est donc pas sans arrière-pensées que je le cite, s’agissant de réunir les parties éparpillées d’un prêtre et de ses victimes. « L’art, dit en effet Kafka, est, comme la prière, une main tendue vers l’obscurité, une main qui veut saisir une part de grâce pour se muer en main qui donne » (Janouch, Conversations avec F. Kafka).
    Je dirais enfin que je devais ce poème à un criminel qui était aussi une victime, qui payait de son image exclusive de meurtrier et même d’assassin la ressemblance criminelle et victimaire qu’il avait avec beaucoup d’hommes souvent plus malins que lui et jusqu’à un certain point avec chacun d’entre nous. Je lui devais ce poème au nom d’une société – et bien sûr de ses institutions – qui ne lui avait pas donné, en l’éduquant, la chance que j’ai eue moi-même de pouvoir m’échapper de quelques prisons.

    3/ J’en arrive au troisième point de mon exposé : en quel sens peut-on tirer de ce drame une leçon pour l’éducation ?
    Je dois d’abord rappeler un aspect particulier de l’expérience éducative dans laquelle je me lançais à l’époque du crime d’Uruffe.
    Cette expérience, que j’ai rapportée dans Une poétique pour l’éducation, soulevait la grave question de la place de la destructivité dans l’éducation.
    D’un côté, en effet, nous avions à faire avec des adolescents qui se trouvaient exclus (oui ! déjà à l’époque) du système scolaire et qui, sans être des monstres, passaient en tous cas pour les marginaux imprévisibles d’une société qui entendait se reconstruire en bon ordre. Or, ces adolescents à la fois révoltés et inhibés s’attaquaient le plus souvent à eux-mêmes et s’attaquaient entre eux dans le prolongement des attaques dont ils se sentaient plus ou moins confusément avoir été victimes. Sous cet aspect, on peut dire que notre travail consistait à leur faire inventer des objets qui ne les attaquent pas a priori (que ces objets fussent des savoirs, des organisations ou des personnes) ; ou pour le dire autrement notre pédagogie visait à leur offrir des partenaires qui leur laissaient au besoin la liberté de les remettre en cause plutôt que d’en dénier la réalité. Ainsi, leur propre négativité, sollicitée dans l’attitude critique, devenait-elle cet instrument positif que les pouvoirs sans contre-pouvoirs (les pouvoirs dogmatiques qui ne sont rien d’autre que tyranniques) interdisent à ceux qui leur sont assujettis.
    On voit dans cette perspective la force de contre-exemple qui se dégageait de l’impasse où s’était perdu le curé d’Uruffe. Il s’agissait d’un homme que son éducation mécaniquement normative n’avait pas préparé le moins du monde à s’inventer lui-même. Prisonnier de son propre vide, il s’était raccroché au pouvoir sacerdotal jusqu’à s’y fabriquer une ombre d’homme, un spectre qui jouait au football et administrait les sacrements. Mais cette identité de compensation manquait de corps. Pour tenter de se rattraper, l’homme s’était drogué au sexe sur le mode adolescent d’une régression infantile marquée par la toute puissance. Quelque scandaleuse qu’elle fût, l’alliance entre sa débauche, son dévoiement criminel et l’exercice impérieux de son sacerdoce trahissait une commune origine : la misère psychique.
    La plupart des adolescents dont nous nous occupions ne souffraient pas d’autre chose. Ils n’avaient pas nécessairement manqué d’éducation au sens quantitatif du mot, mais l’éducation qu’ils avaient reçue n’avait été qu’un montage. Ils s’appliquaient à le démonter jusqu’à sacrifier leur force vitale à une destructivité qu’ils ne s’expliquaient pas. Il nous revenait de les aider à trouver un meilleur équilibre entre ces forces contraires.
    Ce fut un travail où leur désir d’en découdre avec les savoirs formels qu’on leur avait appliqués comme des potions médicinales devait être pris en compte dans une approche démystifiée et dédramatisée – c’est-à-dire le plus souvent ludique – des objets à connaître. Leur créativité ne pouvait être sollicitée qu’en passant par une certaine forme de désobéissance irrévérencieuse vis-à-vis des formes officielles des savoirs, voire des savoirs eux-mêmes. De plus, les aventures de la pensée – oserais-je dire de la libre pensée ? – n’étaient possibles que pour autant qu’elles étaient associées à ce qu’on pourrait appeler « l’aventure sociale » d’une institution dont les cadres, qu’ils fussent organisationnels ou relationnels, relevaient eux-mêmes d’une invention collective. C’était à ce prix que nous tentions de rendre à chacun non seulement sa dignité, mais son désir d’avancer, de grandir, à partir d’un partage fondé sur la rencontre, fût-elle conflictuelle. De sorte qu’on pourrait dire que ce grand réservoir d’agressivité constitué par une soixantaine d’adolescents rebelles fournissait l’énergie d’une organisation éducative toujours plus ou moins en procès, c’est-à-dire se développant elle-même comme un processus. Processus pédagogique et socio-politique qui, dans la ligne générale d’une pensée psychanalytique, se fixait comme objectif d’élaborer des rapports de force en les mettant à jour derrière des systèmes défensifs dont la négativité (qu’elle s’exprime sous la forme de l’inertie ou de l’agressivité déclarée) devait être au contraire considérée comme positivement révélatrice de conflits essentiels à la vie.

    En conclusion – et pour relier le crime d’Uruffe à notre réflexion sur l’éducation – je dirais qu’une éducation moralisante qui fonde son idéal positif sur le déni de la réalité des pulsions n’aboutit qu’à des sublimations qui ne sont que des châteaux de sable.
    Il revient, me semble-t-il, à l’éducation d’intégrer dans des démarches souvent acrobatiques, sinon scabreuses, les forces contraires qui opposent chez l’homme comme chez l’enfant et l’adolescent ce que Baudelaire, au prix de bien des souffrances, a tenté de réunir en lui – et en nous – par la création : aspiration à la vie et attirance pour la destruction, c’est-à-dire la mort.
    Par ces temps où un érotisme de la consommation s’associe des forces qui mettent à mal la planète et la personne humaine, le crime de l’abbé Desnoyers ne devrait pas nous être étranger. Qu’ils soient en effet sexuels ou non – et qu’ils concernent des choses, des idées ou des personnes, ces objets que nous mettons au compte de notre libération nous ligotent à des forces aliénantes qui ne sont pas les dernières à se parer des dépouilles de l’idéal. La tragédie d’Uruffe devrait nous être d’autant plus proche que la déconfiture de notre système de valeurs nous révèle les insuffisances d’une éducation plus vite enfermée dans ses principes et son formalisme qu’ouverte au nécessaire apprentissage de soi et du monde. Alors même que depuis cinquante ans la revendication subjective de l’individu et le déploiement social de la communication se développent, n’est-il pas urgent – comme le rappelait un récent colloque, celui de Bahrein sur l’Ecole – que l’éducation se réinvente au regard des nouveaux besoins qui concernent à la fois et de façon souvent contradictoire l’exigence d’autonomie des personnes et la nécessité de la compenser par l’ouverture de véritables liens sociaux. Il en va – pourrais-je dire dans le prolongement du drame de l’abbé Desnoyers – de la possibilité pour chacun de « se créer soi-même » sans pourtant se couper des autres, comme nous le faisons en les instrumentalisant au service de notre désir, quel que généreux qu’il soit.

    Si malsain que soit en effet à bien des égards le débat récent sur l’identité, n’est-il pas le symptôme d’un trouble qui dépasse le racisme ordinaire. Comme l’abbé Desnoyers, prisonnier de son rôle et incertain du désir de ce qu’il voudrait être, l’homme et la femme, l’adolescent et l’enfant d’aujourd’hui vont trop souvent d’un objet à l’autre dans l’avidité toujours frustrée d’un paradis déjà perdu, et par là même faudrait-il s’étonner qu’après avoir brûlé les voitures de l’autre, on s’acharne enfin directement sur l’autre pour lui ôter son visage qui est notre miroir ?
    Il est sans doute plus urgent que jamais de prendre en considération la négativité de cette violence tout à fait humaine pour orienter notre action éducative.

    Jean-Pierre Bigeault
    le 19 novembre 2011