Bien qu’il ait été associé, tant par la radio et par la presse, à l’affaire dite du « curé d’Uruffe » – ce crime qui défraya la chronique en son temps (1956) parce qu’il avait été commis par un prêtre – le film de Philippe Ramos, Fou d’amour, ne fait qu’évoquer de très loin une réalité qui fut et reste encore difficile à appréhender, et qui relève d’une tragédie irréductible à un « fait divers ». On peut regretter que le réalisateur ait traité un tel sujet en le déplaçant dans un cadre qui en gomme la dramatique aspérité et qu’il l’ait ainsi réduit à une sorte de comédie dont l’issue fatale perd alors tout son sens. Comme il est inacceptable de réduire le passage à l’acte de ce prêtre criminel à la monstruosité d’un suppôt de Satan, voire simplement à une perversion qui en signerait la caractère psychopathologique, il est impossible de ramener la sexualité que la violence extrême de ce prêtre, par ailleurs fidèle à sa foi, à un dévoiement totalement étranger à la dynamique même de son idéal.
La complexité de cette intrication dérange. Mais elle nous invite à considérer l’homme – fût-ce un prêtre – comme un tout, ses convictions et son engagement se trouvant étroitement liés à ce qui, dans sa personnalité, relève en particulier du domaine psycho-affectif. A l’heure où l’Eglise semble vouloir prendre à bras-le-corps un problème aussi grave que celui de la pédophilie, il y aurait mieux à faire qu’à le traiter lui aussi comme une déviation accidentelle : l’Idéal – fût-il religieux – met en jeu des désirs qui excèdent l’ordre habituel de nos intérêts. La formation et l’accompagnement des personnes exposées au risque de l’idéal ont suffisamment manqué au curé d’Uruffe pour qu’on se tourne aujourd’hui vers une lecture mieux informée de son crime et… qu’on en tire les conséquences.
Jean-Pierre BIGEAULT
in La Croix, 27 octobre 2015
Cet article réagit à une autre tribune publiée dans les Actualités sociales hebdomadaires du 30 juin dernier par Jean-Marie Petitclerc. L’auteur exposait notamment que « la question de la mobilité doit être au cœur de la problématique du renouvellement urbain », et qu’« après le choc des émeutes, il est donc urgent de refonder la politique de la ville. L’éducation à la mobilité et l’expérimentation de la mixité sociale me semblent devoir constituer aujourd’hui les axes prioritaires des réformes à entreprendre ». En terme de rétablissement de la mixité sociale, il suggérait : « plutôt que de concentrer les moyens sur les collèges en difficulté dans les quartiers sensibles, il faudrait les répartir entre les dits collèges de l’agglomération qui accueilleraient, chacun pour une part, les élèves domiciliés dans ses quartiers ».
La violence dite des jeunes suscite des prises de position, des slogans, voire des mesures qui, trop souvent, procèdent d’un mélange de bons sentiments et de gadgets dont le moins qu’on puisse dire est qu’il contribue davantage à évacuer la question qu’à véritablement y répondre.
Tel est le cas de la formule-miracle que propose à nos décideurs Jean-Marie Petitclerc, éducateur spécialisé [2], « pour gagner le combat contre la violence ».
Les textes auxquels nous allons nous référer sont, d’une part, l’article « Pour une autre politique de la ville » paru dans la revue Études de janvier 2006 (n° 4441) et d’autre part, la tribune libre intitulée : « l’éducation à l’épreuve de la politique de zonage et de l’immédiateté » parue dans les ASH du 30 juin 2006 (n° 2242).
Pour l’auteur « l’embrasement des cités », ou plus exactement des quartiers dits sensibles, a stigmatisé l’échec d’une politique de la ville qui non seulement n’a pas enrayé, mais, selon lui, renforcé le phénomène de « ghettoïsation » et, par là-même, la violence qui lui est liée.
C’est en effet, toujours d’après J.-M. Petitclerc, dans la mesure où le saupoudrage des moyens et donc la dissémination des institutions (notamment scolaires) aurait enkysté les populations dans la problématique psychosociale spécifique de leurs quartiers, que la mixité sociale n’a pu se réaliser.
Projetés dans le miroir où se fonde, à travers l’image collective de l’échec, une forme négative d’identité commune, les élèves, scolarisés dans ces quartiers, auraient ainsi été condamnés à reproduire les modèles que leur impose la violence structurelle de leur groupe d’appartenance.
Le piège de l’homogénéité sociale se refermant sur eux, le ghetto les a immobilisés dans un espace qui imprime à la temporalité de quelque projet que ce soit sa propre réduction et réduit d’autant le comportement à une simple réactivité.
Tels seraient donc les effets d’un zonage [3] qui aurait pour ainsi dire mécaniquement conduit à rien de moins qu’à « la faillite du système éducatif ».
Le problème ainsi posé dans sa simplicité topo-organisationnelle, l’évidente solution qui s’impose serait la suivante : fermer les collèges qui ne sont, dans ces zones, que des bombes toujours prêtes à exploser, et transporter les élèves vers des établissements « des centres villes » où une forme de mixité sociale surgirait enfin !
Tel est donc le schéma de la nouvelle « bonne nouvelle » éducative qui nous est ici annoncé !
Une sorte de triptyque nous y présente, dans sa partie centrale, le creuset où la matière sociale produit sa propre violence à partir des éléments violents qui la composent, tandis que les deux autres volets décrivent, d’un côté les violences parasitaires de l’environnement politico policier, et de l’autre la violence – mais cette fois conçue comme constructive – d’un programme réparateur qui ne vise à rien moins qu’à « favoriser la mise à distance du quartier ».
Entre les facteurs dits déclenchants d’une part (maladresse d’un ministre, de policiers, de juges…) qui potentialisent en quelque sorte l’agressivité des jeunes, entre les traitements de choc retenus d’autre part pour remodeler (par le dynamitage des barres et des institutions) les liens d’une population avec son espace physique et social (la maison et l’école), et enfin entre la violence des jeunes elle-même et ces violences voisines, les rapports de cause à effet se perdent dans le patchwork d’une pensée livrée au morcellement de son objet. Les faits s’enchaînent ainsi comme les choses dans un ordre dont les intentionnalités ne structureraient pas la cohérence. Tout au plus « le système » (le zonage) est-il supposé activer un phénomène dont la génération quasi spontanée ne semble concerner, sous le rapport de la vraie causalité, que les jeunes eux-mêmes, à la fois victimes pitoyables et acteurs néanmoins responsables d’une sorte de maladie par ailleurs « inexcusable » [4].
Ainsi donc, si la « rage » des jeunes incendiaires ne peut que redoubler quand, par une sorte d’inadvertance, le souffle indélicat des acteurs sociaux s’exerce sur leurs braises, c’est de leur propre impuissance culturelle à s’exprimer qu’elle provient [5].
Mais la pensée se perd dans les ambivalences de la raison généreuse. C’est là où le fantasme arrangeant vient à la rescousse : la fausse sortie d’un conflit sans issue se profile à l’horizon rétréci du drame sous la forme d’un « deus ex machina ». Il nous invite à laisser la complexité au seuil de la pensée nouvelle qui sera pragmatique, frappante, et bonne pour la bonne conscience.
Il s’agit en effet de concevoir enfin que les malheurs de la haine et de la peur que disent les violences ne sont que les ratés mécaniques d’une « territorialisation » mal ajustée et en particulier d’une mauvaise distribution des élèves entre leurs écoles. Ainsi, au siècle dernier, expliquait-on que la souffrance des ouvriers ne tenait dans les usines qu’à l’inadéquation des instruments du travail.
Et c’est ainsi qu’en partant des bons sentiments, le magicien sort de son chapeau le gadget salvateur : « refonder la politique de la ville » sur la mobilité de ses jeunes enfin « sortis de leurs quartiers » grâce à une « nouvelle politique des transports publics ».
Si la montagne du cœur enfin raisonnable [6] n’accouche ici que d’une souris au regard de la pensée qu’on attendait, sans doute faudra t-il se souvenir que l’esprit pratique est un rongeur qui a toutes ses dents.
Car l’idée sous-jacente ne mord pas n’importe où. Elle déchiquette l’évidence selon laquelle la violence dite des jeunes fait partie d’une violence sociale beaucoup plus large qui en contient le principe et en crée les conditions. Elle susurre qu’en tant qu’elle serait déterminée par un facteur quantitatif intrinsèque (telle que la pression d’une densité locale de jeunes plus ou moins assimilés à une « racaille » dont on ne prononce pas le nom), cette violence des jeunes ne serait liée qualitativement à aucune autre. Elle suggère que sa nature se confond avec celle du quartier et en particulier de ses caïds. Si bien que le mal doit être traité sur place comme le symptôme avec lequel il se confond et qui, à ce titre, mérite simplement d’être éradiqué. L’idée qu’une telle violence pourrait être elle-même l’un des symptômes d’une violence sociale en pleine extension [7]s’évanouit à l’horizon d’une pensée « politiquement correcte ».
Et ainsi donc le glissement progressif du discours – de l’humanisme mou à la logistique chirurgicale (puisqu’il s’agit, rappelons-le, de découper un morceau du corps social et le greffer sur un morceau voisin)- nous ramène t-il à une « politique de la ville » qui n’a jamais réellement remis en cause l’exclusion qu’elle déclare combattre [8].
Car le dézonage que Jean-Marie Petitclerc oppose au « zonage » de la politique qu’il dénonce, ne s’abrite à son tour derrière le décor de la mixité sociale que pour justifier l’exclusion par l’intégration : exclusion supposée réparatrice d’une partie de la cité, intégration de cette partie dans une autre supposée intégrée elle-même à une société supposée non violente !
Mais si l’exclusion s’impose, n’est-ce pas que la pensée ne peut échapper au clivage qui continue de vouloir sauver la mauvaise part de l’humanité par la bonne, étant entendu que la violence ne traverse pas le corps social dans sa totalité !
La formule magique que nous propose Jean-Marie Petitclerc appelle par ailleurs les observations suivantes
1. Le ghetto des quartiers sensibles obéit à un processus de ségrégation territoriale qui touche largement (et sous l’effet d’une contrainte qui n’est pas qu’économique) une société française de « l’entre-soi » [9]. La clôture des beaux quartiers s’est constituée elle-même (et les phénomènes qu’elle génère) dans une logique de l’exclusion sociale [10] ;
Sur ce fond commun de ségrégation et de repli, les « quartiers sensibles » ne sont pas les derniers -du fait même de leur pluri ethnicité, des liens de leurs populations avec les pays d’origine – à développer des conduites d’ouverture sur des « ailleurs » ;
2. S’il est vrai qu’une contrainte interne s’exerce – au titre de la violence – à l’intérieur de chaque « communauté » (y compris donc dans les beaux quartiers où elle revêt d’autres formes), il n’en reste pas moins que la violence des quartiers sensibles s’élabore tout aussi bien sur le modèle d’un « rapport de force » institué, dont les bénéficiaires ne viennent pas tant des cages d’escaliers que des meilleures écoles [11] ;
3. L’école (bas de gamme !) dont l’impuissance [12] est décrétée par Jean-Marie Petitclerc n’a pas tout essayé en dépit des expériences positives qui ont été conduites en France et à l’étranger vis-à-vis précisément des problèmes de violence [13] ;
Ses objectifs et ses méthodes – prisonniers d’un modèle uniforme – ne sont, comme ils doivent l’être, remis en cause, sur la marge et contre l’avis des garants de l’ordre scolaire, que par des pédagogues formés à un peu plus que l’enseignement de leur discipline [14] ;
4. Déchirer le tissu social sous prétexte qu’il est enfermé dans « l’entre soi » mauvais de l’échec (le bon entre soi de la réussite n’étant pas remis en cause) peut-il être autrement ressenti que comme une violence supplémentaire ? L’identité (et l’identification qui la produit) se fonde sur la réalité d’un monde dont il ne suffit évidemment pas d’être extrait (par la force) pour se séparer et s’autonomiser.
Il arrive au contraire que la séparation restructure les liens dans l’idéalisation.
Mais s’il fallait achever de dénoncer les parti pris qui infiltrent le projet de remodelage social ici proposé, il suffira d’entrevoir dans la reconstruction historique suivante (supposée asseoir la formule miracle), le mépris discret d’une élite vis-à-vis des médiocres réalités de l’origine :
« Lorsque, dans notre pays, on a scolarisé les enfants des paysans, on ne les a pas rassemblés dans un collège en plein champ ! On a financé un système de bus permettant aux enfants de la campagne d’être scolarisés avec ceux des villes et de construire ensemble l’avenir du pays » [15].
Il importe peu à J.-M. Petitclerc que l’école rurale, où ils vinrent longtemps à pied, aient permis à nos bouseux (de grands-parents) d’apprendre quelque chose… Contre l’embourbement exotique des banlieues, il lui faut lever cette armée d’autocars mythiques (véritables taxis de la Marne de l’intégration) dont il serait urgent de croire qu’elle a déjà sauvé les jeunes culs-terreux d’autrefois de leur stupidité native !
Quand le discours dit une chose et son contraire, c’est que la pensée elle-même, prisonnière d’un double désir, entrevoit l’impasse où la conduit son ambiguïté.
La généreuse pensée de Jean-Marie Petitclerc tourne dans sa cage comme si son ombre la poursuivait : l’ombre du « retour au calme » et de la paix des chaumières, de la soumission à un pouvoir dont les abus doivent être condamnés et pardonnés pour qu’on en finisse avec le désordre, dans le respect des valeurs.
Car le suicide des pauvres est un crachat sur nos étendards !
Casser le ghetto des quartiers sans humilier personne, ni surtout exercer la moindre violence [16], le mot est dit.
Les autobus feront le reste !
Jean-Pierre Bigeault
in Journal du Droit des jeunes, n° 259, 2009
[1] Toute ressemblance ou homonymie ne sera pas retenue contre l’auteur !
[2] Et aussi polytechnicien, prêtre salésien, directeur d’association, chargé de mission auprès du Conseil général des Yvelines, membre du Comité d’évaluation et de suivi de l’Agence de rénovation urbaine.
[3] Terme emprunté au discours urbanistique et dont la connotation n’est évidemment pas neutre en tant qu’il véhicule une certaine représentation techno administrative du corps social.
[4] Ne dirait-on pas une sorte de « sida social », déjà dénoncé en son temps ?
[5] N’a-t-on pas longtemps voulu penser que les malades de l’amiante n’étaient victimes que de leur propre terrain cancérigène ?
[6] « On a tant dépensé d’argent pour rien » déplore en substance Jean-Marie Petitclerc !
[7] Cf. « Manière de voir », Le Monde diplomatique, 89, octobre-novembre 2006, « Banlieues, 30 ans d’histoire et de révoltes ».
[8] On sait comment les politiques ferment les yeux sur le non respect de la loi concernant l’urbanisme en matière de logement social.
[9] Cf. Éric Morin, Le ghetto français, enquête sur le séparatisme social, La République des idées, Le Seuil, Paris, 2004.
[10] Cf Daniel Cohen, Trois leçons sur la société post-industrielle, La République des idées, Le Seuil, Paris, 2006.
[11] L’arrogance de nos énarques et autres produits du système de « l’entre soi » ne vient pas des quartiers sensibles.
[12] On notera que cette impuissance procède, selon Petitclerc, de ce que l’école s’adresse à des « tribus » (organisation primitive qu’on n’ose pas dire sauvage) pour qui l’échec n’est qu’un signe d’appartenance comme un autre (tatouage).
[13] Benoît Galland, « Prévenir les violences à l’école », in « L’école six ans après le décret « mission » », Presses universitaires de Louvain, 2004 ; Eric Debarbieux, La lutte contre la violence à l’école…in « Améliorer l’École » opus cité.
[14] Cf. Gaëtane Chapelle et Denis Meuret, Améliorer l’école, Paris, PUF, 2006.
[15] JM Petitclerc, Tribune libre, op. cit.
[16] « Mieux vaut utiliser la voie de la persuasion» dit JM Petitclerc en conclusion de sa tribune libre.
1 – LE MONDE CHANGE, L’ECOLE ET SON MODELE DOMINANT RESISTENT
En même temps qu’elle s’est trouvée confrontée au développement constant (voire accéléré) des connaissances, notre époque a dû repenser jusqu’à un certain point les procédures formatives de leur transmission.
Le vieux concept d’expérience, qui désignait traditionnellement un ensemble d’acquisitions plus ou moins stable – lié lui-même à ce qu’il était convenu d’appeler un « long usage »- a subi l’impact des modèles induits par le développement des sciences. D’un côté, en effet, le concept d’expérience s’est plus ou moins rapproché du concept d’expérimentation qui implique la remise en cause de l’expérience au sens cumulatif ; et de l’autre, il a retrouvé, à travers la prise en compte plus récente des facteurs subjectifs à l’œuvre dans les processus de connaissance, le sens attaché à l‘acte d’éprouver et à l’état qui s’y associe en terme de ressenti.
La tension qui, entre ces diverses significations, traverse le concept d’expérience et qui, comme l’avait déjà montré Bachelard, a largement contribué à l’ouverture de l’esprit scientifique, ne produit pas uniformément les mêmes effets sur les conceptions relatives à la formation.
Alors en effet que le monde du travail directement lié à l’économie a, jusqu’à un certain point, dévalué l’expérience acquise au bénéfice d’une formation continue axée sur l’expérimentation1, l’institution scolaire (française en particulier) semble surtout résister à une évolution qui risquerait d’affecter les places respectives des savoirs et des acteurs de l’apprentissage dans un système dont la stabilité paraît surtout recherchée.
Tel est donc le contexte dans lequel il nous faut aujourd’hui situer les rapports de la formation au travail social avec l’expérience.
2 – LA FORMATION EN TRAVAIL SOCIAL EST-ELLE AU CLAIR AVEC L’EXPERIENCE ?
Entre thorie et pratique : une articulation qui se cherche
Longtemps assimilé à un bénévolat plus ou moins officialisé et cautionné par une pratique, le travail social n’en est venu qu’après coup à la formation théorique. Ses liens avec l’expérience font donc pour ainsi dire partie de son identité. Il n’en reste pas moins que les centres de formation sont devenus avec le temps – avec l’évolution générale des formations et les exigences administratives qui leur sont propres – des écoles supérieures régies par des programmes et dispensant un enseignement qui fait une large place aux sciences humaines. Cependant le caractère « alterné » de la formation qu’ils assurent, en recourant aux stages pratiques effectués en institutions, continue de donner à l’expérience une place en principe importante dans le cursus des études. Il en résulte une sorte d’équilibre dont la dynamique a été plus récemment mise en évidence par le développement de la procédure pédagogique dite « analyse des pratiques »
•
Et pourtant tout n’est peut-être pas aussi clair ?
Confrontée depuis peu à ce nouveau dispositif de certification qu’on appelle « Validation des acquis de l’expérience » (VAE), la formation est appelée à se positionner vis-à-vis d’un concept qui lui est donc d’une certaine façon trop familier pour que son ambiguïté, déjà inscrite dans la double signification d’un mot qui désigne à la fois un processus et son produit, ne s’en trouve pas augmentée.
Si on regarde en effet d’assez près la conception d’une formation par alternance, appuyée de surcroît sur une « analyse des pratiques » censée articuler la pratique et la théorie, l’interaction officiellement recherchée ne modifie pas si fondamentalement qu’on pourrait l’imaginer le modèle formatif de base. En dépit en effet de l’importance accordée à « l’exercice » comme à la qualification formative des praticiens de terrain, l’expérience n’est pas créditée d’une valeur telle que l’enseignement y puise lui-même, comme dans une organisation vivante, une forme de pensée et de savoirs non seulement originaux mais originaires par rapport à quelque théorie que ce soit.
L’expérience – au stade de la formation initiale – semble plutôt venir illustrer une approche relevant de théories déjà construites et qui permettent d’accéder à la complexité du réel en l’éclairant à suffisante distance. Qu’on le veuille ou non, l’expérience semble être davantage à la remorque d’un savoir préalable qu’elle n’en serait la source et le vecteur.
Certes l’enseignement qu’assurent fréquemment des praticiens donne à penser que la théorie et la pratique bénéficieront d’une articulation suffisamment concrète pour éviter un clivage que chacun s’accorde à trouver regrettable. Mais la fascination d’un savoir scientifique déjà élaboré inspire classiquement des pédagogies modélisées selon la prééminence d’un ordre idéal des discours sur le désordre de la réalité. Dans cette ligne on peut d’ailleurs se demander si, en se rapprochant de l’Université, les centres de formation ne courent pas le risque de se voir renvoyer à leur fourneaux (c’est à dire aux stages dont ils restent garants), officialisant ainsi une partition somme toute dominante dans l’opinion publique comme dans la formation en général. Faut-il ajouter que l’obligation de satisfaire aux exigences du diplôme (c’est à dire pour partie aux modèles des évaluateurs eux-mêmes) ne fait que renforcer la position de l’apprentissage scolaire en tant qu’il offre des conditions d’évaluation que l’expérience n’offre pas ! Marginalisée dans la mesure même où elle échappe au contrôle, l’expérience et ce qu’il en reste d’éventuellement chiffrable, ressortissent davantage à la quotité disponible d’un héritage à l’état incertain de promesse.
A ce stade, qu’on pourrait dire initiatique (en supposant que la référence à un commencement s’enrichisse réellement d’une référence à l’affiliation), on devrait en effet pouvoir penser que l’expérience jouisse d’un autre crédit que celui d’un frottement transitoire avec une matière dont les artisans patentés se sentent plus volontiers les dépositaires que les transmetteurs. Car le statut concret de l’expérience passe par l’idée que s’en font ceux qui la présentent et la représentent. Son objectivité en termes d’acquis – condition de sa reconnaissance – risque toujours d’inspirer un mode de transmission qui la détourne de sa fluidité consubstantielle et tend à l’instituer sur le mode traditionnel de l’enseignement comme le produit d’une conquête déjà conduite et au résultat connu2.
L’analyse des pratiques – pont irremplaçable entre les deux pôles de la théorie et de la pratique – reste elle même perméable (comme l’université en apporte parfois la preuve) à la maîtrise objective qui fait d’une procédure d’investigation si peu que ce soit personnalisée, le substitut d’une didactique subtilement magistralisée. L’expérience y affleure néanmoins telle qu’en elle-même l’implication lui rend sa mobilité de processus créatif où chacun peut avoir sa part.
Mais l’analyse des pratiques ne joue sans doute pas le rôle central qu’elle devrait pouvoir jouer. Sa position d’intermédiaire entre les deux faces de l’objet traité la rend probablement suspecte dans un monde conceptuel où « celui qui pense » et « celui qui fait » ne semblent pas pouvoir se regarder dans les yeux.
Et pourtant, passé l’âge des pionniers et des aventuriers du travail social, le développement des sciences (si « molles » soient-elles), l’éclairante et obscurcissante complexification des problèmes, appellent un réajustement de la formation telle qu’elle soit en mesure d’intégrer des démarches artificiellement disjointes.
Entre l’expérience et les expériences de quelle expérience « constituante » parlons-nous lorsqu’il s’agit du travail social ?
Ce qu’on appelle « expérience » et qui, comme nous l’avons dit, semble hésiter entre la condition de l’expérience (les essais de l’expérimentation) et son produit (une forme assurée de la connaissance ou/et de l’aptitude à l’acquérir et à la développer), pourrait trouver son unité sémantique dans ce qui, vis-à-vis des techniques d’un métier, se situe, en amont comme en aval, dans une expérience qu’on pourrait dire « originaire » et « constituante ». Les pratiques s’adossent en effet à une structure qu’elles continuent (ou non) de rendre vivantes comme celles d’un organisme promis à un certain renouvellement. En architecture par exemple, l’expérience fondatrice à retrouver derrière les expériences liées aux acquis est celle d’un rapport créatif à l’objet spatialisé et donc fondamentalement du rapport de l’architecte avec l’espace. Les savoir-faire s’organisent dynamiquement – ou se répètent mécaniquement – selon ce « savoir » et ce « faire » premiers, indissolublement liés à l’existence perceptive et imaginative d’un créateur pour qui l’espace est ce qu’est le langage pour Rabelais ou pour Céline, c’est à dire une sorte de matière aussi matérielle et immatérielle que le corps.
Dans une telle perspective, qu’entend-on par expérience dès lors qu’on parle de ce travail très particulier qu’est le travail social ? Que nous apprend tout particulièrement la formation continue sur les besoins des travailleurs lorsque, techniquement les mieux avertis du monde en raison de leur longue pratique, ils n’en butent pas moins sur des obstacles dont la levée se heurte à une singulière résistance de l’expérience « acquise » ? Que dire d’un savoir dont le noyau semble moins constitué de certitudes que d’une forme d’inexpérience pourtant féconde ? Car comment expliquer que, dans ces métiers supposés « impossibles », des jeunes viennent apporter la preuve que « la valeur n’attend pas (nécessairement) le nombre des années », alors même que des experts, trop sûrs d’eux, achoppent précisément sur l’exploitation de leurs acquis ?
Ces questions – faut-il le dire – traversent les aires pourtant en principe distinctes, dévolues à la formation initiale et à la formation continue. Elles nous permettent de souligner qu’en dépit des référentiels comme des compétences, retenus par les praticiens eux-mêmes comme points de repère constitutifs du cadre d’une pratique potentiellement bonne, en dépit même de l’idée que l’expérience trouverait sa confirmation (et sa validation éventuelle) non seulement dans des acquisitions relativement précises mais dans une capacité spécifique à les mettre en œuvre, tout se passe comme si le cœur de l’expérience battait ailleurs, dans une zone souvent assimilée à un charisme où la pensée et l’action se rejoindraient autour d’un objectif mobilisateur d’énergie et pour ainsi dire catalyseur des moyens les plus propres à le poursuivre voire à l’atteindre. Ce sentiment se trouve renforcé, quand on découvre, à la faveur de situations professionnelles plus ou moins extrêmes (par ex. dans la violence), que l’expérience ne procède pas d’une capacité à appliquer des savoir-faire repérables mais résulte d’une adaptabilité mentale liée très probablement à des apprentissages extérieurs au champ du travail social lui-même. C’est où se pose la question de l’expérience fondatrice.
Comme le rapport à l’espace va structurer le talent de l’architecte, il faut donc resituer le travail social dans un désir et un projet qui en conditionnent l’exercice en deçà et au-delà des techniques qu’il requiert.
La nature sociale de l’objet ne laisse guère de doute sur la singularité d’un métier dont les outils, si ajustés soient-ils, ne fonctionnent que s’ils participent eux-mêmes de la matière qu’ils ont à traiter. La relation humaine et sa démultiplication sociale constituent cette matière hors de laquelle l’intervention non seulement perd son sens mais ajoute au contre sens social dont la situation témoigne comme d’une maladie le symptôme.
De ce constat découle en particulier la conséquence suivante. Si en effet l’expérience fondatrice de toutes celles qui peuvent s’élaborer à partir du travail social est celle de la relation humaine, on peut imaginer que l’accès à cette expérience n’est pas davantage conditionné par l’acquisition de telle ou telle compétence technique que par la maturité liée à l’âge ou à l’exercice du métier proprement dit, car l’expérience de la relation humaine est constitutive du développement d’un sujet avant de l’être d’une éventuelle technicité relationnelle quelle qu’elle soit. Elle relève donc d’un apprentissage précoce irréductible aux compléments formatifs qu’on peut lui apporter. La consolidation des acquis qui s’y rapporte s’obtient elle-même de la capacité du sujet à retrouver et à réutiliser des situations qui se présentent à nouveau comme originaires dans la mesure où elles offrent les conditions d’un véritable accès à l’intersubjectivité. Dans sa pratique, les confrontations relationnelles du travailleur social sollicitent un retour à l’expérience relationnelle de base sous peine – s’il en fait l’économie – de réduire son intervention à une transaction de type commercial où l’objet chosifié prévaut sur le sujet social. La configuration psychique conflictuelle (amour, haine) qui caractérise l’expérience en question s’offre aux remaniements que lui proposent ces confrontations pourvu qu’elles soient assumées pour ce qu’elles sont : des rencontres.
On peut tout de suite en conclure qu’une formation qui viserait à confronter et enrichir l’expérience relationnelle de base développerait une pédagogie moins axée sur les contenus que sur les contenants c’est-à-dire sur les formes d’appréhension des savoirs et leur partage. Une institution de formation est appelée à fonctionner à cet égard sur le modèle même de l’intervention sociale. Elle tend par exemple à développer des actions dont l’efficacité laisse clairement apparaître que la dynamique d’une équipe conditionne la capacité de l’usager à accueillir dynamiquement telle mesure qui n’a, par elle-même, qu’une pertinence souvent relative. Il s’agit de faire apparaître que l’objet (notamment le savoir dans le cas de la formation), support manifeste de la transaction, ne se soutient pas de lui-même. C’est le sujet ou plutôt les sujets qui lui confèrent sa plus-value existentielle : le droit au logement est aussi, et même avant tout le droit à l’accueil.
En éducation – et en particulier dans l’éducation scolaire – la neutralité de principe, que justifie au moins apparemment la prétention à une objectivité des savoirs transmis, a plus souvent abouti à dévitaliser la relation et en à en stériliser les produits. L’implication des personnes – et même des groupes concernés – reste, qu’on le veuille ou non, la condition d’une productivité éducative. Quant aux dérapages redoutés, ils apportent la plupart du temps la preuve que, si une expérience est ici indispensable, elle relève moins d’un montage comportemental que d’une démarche d’élaboration centrée sur le vécu. Cette capacité spécifique n’est jamais acquise et, si elle s’affermit de quelque façon, ce n’est pas exclusivement à l’expérience professionnelle qu’elle le doit mais à la vie, quand elle est reçue elle-même comme l’instance formatrice irremplaçable, celle dont aucun savoir n’épuise la fonction organiquement relationnelle.
Le savoir social du travailleur social exige donc une ouverture sans commune mesure avec la panoplie de ses compétences. Car si la relation humaine s’apprend, c’est aussi que, par définition, elle n’est jamais sue. C’est même, chaque fois, de ne pas être sue qu’elle s’apprend encore ! On touche là bien entendu à un paradoxe qui n’a pas sa place dans une conception courante de l’expérience.
C’est donc ainsi que s’il est confronté à telle souffrance de son « client », le travailleur social, qui n’a pas davantage à s’en abstraire qu’à s’y immerger, est renvoyé à une position qu’il n’a jamais apprise – eût-il souffert de son côté – parce que la souffrance de l’autre n’est ni une chose ni une idée mais l’autre lui-même sous cet aspect là. Avant donc de « faire ce qu’il y a à faire », il y a cette vérité, quelque contestable qu’éventuellement elle soit, que le travailleur social doit pouvoir recevoir. Et même si cela ne se joue que dans l’instant – vis-à-vis d’une urgence de l’action – cet instant-là appartient à l’expérience d’où qu’elle vienne et où qu’elle aille.
Expérience, inexpérience et création
L’expérience relationnelle, considérée comme expérience de base, n’est donc somme toute qu’une virtualité dont l’actualisation passe par les « autres ». La connaissance qu’elle soutient se soutient elle même de la reconnaissance sociale dont elle fait l’objet. La compétence effective du travailleur social ne dépend pas que de lui. Dans son champ la fragilité de l’expérience y apparaît comme corrélative de l’obligation fonctionnelle du « partage ». A telle enseigne qu’une compétence individuelle apparemment limitée peut s’avérer potentiellement beaucoup plus riche dans un contexte qui la valorise. De ce point de vue on peut dire que l’expérience comme la culture, n’appartient à la personne qu’en tant qu’elle s’inscrit elle-même dans un tissu social. En dépit du modèle reçu, le piège de l’expérience n’est donc pas davantage le savoir que le moi lui-même. S’agissant tout particulièrement de l’expérience relationnelle on pourrait donc dire que l’inexpérience et la dépossession sont au coeur de l’accession à l’autre ; le désir de rencontre étant un pré requis. Une formation au désir de rencontre est une formation à l’étonnement devant le surgissement humain.3
L’assurance technique du travailleur social doit donc céder devant l’inexpérience essentielle à laquelle l’autre le renvoie en dépit de son propre manque et même précisément à travers lui. C’est à la condition de pouvoir oublier ses moyens que l’intervenant créateur peut aborder l’œuvre – ou disons plus modestement l’ouvrage – par cette face inexplorée de l’être qui, en toute situation (y compris la plus désagréable) légitime son altérité et ne laisse à la confrontation que la chance de devenir une rencontre. L’expérience elle-même du travailleur social en la matière ne renaît pour ainsi dire de ses cendres que pour autant qu’elle surgit, comme la première fois, de ce qui vient au-devant d’elle non seulement pour la reconnaître mais pour la constituer. Comme l’artiste dans son art, le travailleur social accepte que son « objet » non seulement l’informe mais l’instruise, telle à l’extrême limite de son expérience, la matière guidant le peintre. On aimerait que le recours à la science, trop facilement réduite aux techniques qu’elle inspire, se fasse l’écho d’une vérité de l’esprit scientifique qui, loin de contredire cette forme de négociation intime entre un sujet et son objet la confirme comme fondatrice de toute intervention.
3 – FORMES VALIDANTES ET INVALIDANTES D’UNE FORMATION TIRAILLEE ENTRE SES MODELES
On forme beaucoup en matière de travail social ! Une littérature considérable, des textes officiels, des guides, des manuels, d’innombrables sessions et séminaires, des enseignements, des stages posent, imposent, disposent, proposent des contenus mais aussi des formes susceptibles de transformer la pensée en action, voire l’action en pensée.
Définis la plupart du temps en concertation avec des praticiens, les contenus concernant la formation initiale obéissent à la règle administrative de l’exhaustivité. Les modalités de leur traitement pédagogique ne sont pas aussi contraignantes qu’on se plaît à le dire. Mais comme elles doivent s’inscrire dans la perspective d’une préparation au diplôme, elles en véhiculent si peu que ce soit le modèle explicite et surtout implicite.
La nouvelle procédure dite « validation des acquis de l’expérience » entrouvre une porte que les formateurs pourront ouvrir ou refermer selon l’idée qu’ils se font d’un objet dont la mesurabilité ne s’alignera pas, ou, au contraire, s’alignera sur les critères d’évaluation de la formation disons habituelle.
Quant à la formation continue, directement en prise avec l’expérience et les expériences de ses « clients », elle bénéficie d’une certaine marge de manœuvre vis-à-vis du modèle diplômant, dans la mesure précisément où l’échange des savoirs entre formateurs et formés peut y prendre une place prépondérante. Il reste toutefois que, de par son statut, sa liberté créative peut toujours être entravée par la contrainte où elle se trouve de devoir satisfaire à une commande plus ou moins institutionnelle. L’exigence de « résultats » (en terme par ex. de résolution de problème) risque d’infléchir la démarche dans le sens opératoire d’une instrumentalisation de la formation. Le retour du modèle somme toute normatif d’une forme de contrôle (de validation) revient alors subrepticement. L’expérience reprend la place où elle s’est trouvée antérieurement inscrite dans le cadre conceptuel de la formation initiale, c’est à dire qu’elle redevient davantage le point d’appui voire le simple prétexte que le moteur d’une démarche de formation.
Formation(s) et validation de l’expérience
Comme nous l’avons déjà dit pour l’expérience, l’ambiguïté d’un concept tel que celui de « validation » en dit souvent plus long que les certitudes de ceux qui l’utilisent.
Valider c’est à la fois « rendre et déclarer valide ». L’homologation évaluative peut donc être conçue comme la fin symbolique d’un processus (l’arrêt sur image) ou au contraire comme le constat et le soutien du mouvement qui conditionne d’ailleurs sa propre productivité. On peut ainsi penser qu’une évaluation peut, dans sa forme même, contribuer au développement de la dynamique qu’elle entend valider. C’est rarement le cas d’un diplôme. La formation continue s’inscrit davantage dans ce schéma. La validation des acquis de l’expérience est à la croisée des chemins : ou bien, assimilant l’expérience à un savoir dont les critères lui servent précisément à l’évaluer, elle en ratifie les résultats, comme on clôt un bilan, ou bien, considérant l’expérience comme un processus de développement comparable à une entreprise « en marche », elle met son expertise au service de sa dynamique. Pour dire les choses autrement, la validation des acquis de l’expérience peut être aspirée par le modèle de la formation initiale ou bien par celui de la formation continue, lesquels, en dépit de leurs points communs, développent deux points de vue différents sur ce qu’il y a à former et surtout sur la manière de le faire, soit en partant d’un état plus ou moins donné, soit d’une situation « en cours », le premier point de vue malgré tout plus statique que le second. Entre les deux le formateur peut évidemment balancer. On peut néanmoins espérer que, de par son statut, de par sa mise en concurrence symbolique avec la formation initiale, l’expérience à laquelle se réfère la V.A.E échappe à la récupération conceptuelle dont la menace l’idée même d’évaluation.
Ouvrant un chemin nouveau dans l’espace idéologique de la formation, l’expérience se voit alors créditée d’une valeur formative propre, et l’inventaire des acquis dont elle fait l’objet peut lui-même faire apparaître que ces acquis, nés de l’action, correspondent moins à des contenus qu’à des formes et se donnent à lire dans des positions (ou, comme on dit, des postures) dont la souplesse adaptative est essentielle.
A travers une telle évaluation qualitative, l’expérience peut être regardée pour ce qu’elle est : une aptitude à connaître plutôt qu’une connaissance ; plutôt qu’un aboutissement un commencement toujours renouvelé, une attente, une espérance…
Vis-à-vis d’une conception qui, sous prétexte de référer l’expérience à la durée d’une pratique, en souligne précisément la spécificité vis à vis du « passage » de la formation initiale, l’idée qui prévaut est celle d’une expérience davantage liée à une modalité d’investissement. Sa qualité intrinsèque ne résulte pas nécessairement de la répétition, et même elle en déjoue les pièges.
A partir de ce renversement de point de vue la question de l’expérience et de sa validation devrait intéresser l’ensemble des procédures de formation.
Un modèle formatif obstinément scolaire
Mais avant d’envisager quelque transformation que ce soit, sans doute faut-il rappeler que « le retour à l’expérience » risque bel et bien de se heurter à un modèle pédagogique solidement ancré dans notre culture. Ce modèle, attaché à l’Ecole, ne se défend paradoxalement de la subjectivité qu’au profit de l’individualisme et, s’il débouche sur la « reproduction » (en particulier sociale), c’est aussi qu’il consacre une conception pyramidale de l’accès à la connaissance. Il trouve même un soutien inespéré dans une idéologie aux contours indécis qui associe aux apports d’un économisme axé sur la performance ceux d’un néo-scientisme largement inspiré par la biologie et qui tend à rapporter l’efficacité à des compétences dont la définition serait aussi claire que leur prédétermination.
On aurait tort de penser que ce modèle n’infiltre pas des secteurs formatifs tel que celui du travail social où, comme on l’a vu avec la création du CAFDES et plus récemment du CAFERUIS, la diversification des diplômes répond à la mise en ordre de « métiers » réputés jusque là enfermés dans les limites de leur « empirisme ».
Il reste en effet que l’aspiration de travailleurs sociaux à une juste reconnaissance, le souci d’inscrire leurs métiers dans une professionnalisation à part entière (ingéniering social) les pousse à sacrifier leur marginalité à la validation d’une formation « digne de ce nom ».4
Et pourtant, quelque justifiée qu’elle soit, cette visée adaptative que contredit plus d’une fois un discours engagé n’en brouille pas moins les cartes au profit d’un système souvent dénoncé en tant qu’il contribue à creuser le fossé entre une pédagogie obstinément scolaire et les réalités d’un exercice professionnel dont tout le monde s’accorde à dire qu’il est fondé sur l’expérience. Mais c’est qu’à travers le concept banalisé d’»empirisme » on croit prendre la mesure de ce que peut induire – en terme d’ « à peu près » (poliment appelé approximation) l’idée même d’expérience : comme la connaissance dite empirique, l’expérience ne reste-t-elle pas prisonnière des à priori d’une perception naïve, sans parler de sa dépendance vis-à-vis de l’affect?
Aspirant à la rationalité, la formation a ainsi les meilleures raisons de se méfier de l’expérience. Elle tient donc à la devancer. S’agissant en effet des formations dites initiales, le diplôme se voit magiquement attribuer le rôle d’une sorte d’assurance contre le risque de déficience ou de dévoiement professionnels. Il en résulte qu’il n’est pas davantage conçu comme un transformateur individuel et social. Il atteste simplement qu’un travailleur accomplit et accomplira le possible de son essence, étant entendu (comme l’aura entre autres « prouvé » l’évaluation des aptitudes par les tests) que cette essence est ainsi déjà définie en tant que structure invariablement attachée à l’individu. Le diplôme ne fait donc que confirmer ce que le sujet doit savoir par rapport à ce qu’on sait qu’il peut savoir – avant même de s’être engagé dans le champ de l’expérience, ce champ inexploré d’un possible qui pourtant n’appartient pas qu’à lui, et même le déborde de toutes parts en tant qu’il n’est pas seul dans son entreprise.
Car l’expérience n’est pas que « de soi devant un savoir aux contours déjà connus ». La réalité d’un travail et donc d’un métier ne résiste pas à la conception élitiste d’une superstructure individuelle équipée de ses outils répertoriés et jalousement préservés du partage coopératif.
Dans l’organisation du travail, le modèle élitiste, selon lequel seuls les détenteurs du savoir le plus rationnel (assuré par les diplômes les plus élevés) sont aptes à décider, a fait ses tristes preuves. Contre l’expérience de ceux dont on dit qu’ils ne sauraient pas « dominer le problème », les décideurs ont trop souvent appliqué leurs talents à développer des stratégies destinées à modeler la réalité du travail en fonction d’autres fins que celles qui lui sont officiellement fixées. Ce qui est vrai pour la production et la vente des médicaments peut l’être pour l’action sociale. C’est que la rationalité de la formation n’offre que les garanties qu’elle promet. En tournant le dos à l’expérience, elle a vite fait de placer la culture des moyens au dessus de celle des fins. La perversion des systèmes se nourrit de tels clivages.
Dans une telle perspective, l’expérience du formé en formation peut apparaître comme un obstacle à la formation. A cet égard, le récent procès que les tenants d’une école prétendument plus républicaine que les autres font aux « pédagogues », enfonce une porte largement ouverte. Car le modèle scolaire n’a jamais cessé de parier sur sa pseudo rationalité contre le laisser aller de la fantaisie créative. A l’autre bout de la chaîne, les grandes écoles (toujours supposées républicaines sinon démocratiques) donnent à ce projet ses lettres de noblesse !
Le vécu comme objet-sujet d’une connaissance
On comprend que, dans un tel contexte, « la validation des acquis de l’expérience » risque elle-même de fragmenter l’expérience en autant d’acquis qu’il faut pour en ramener le concept aux proportions d’un apprentissage somme toute de même nature que celui qu’initie l’école. Si l’expérience existe, autant la faire rentrer dans les cadres de la pensée la plus propre à la redistribuer selon les items d’une compétence aisément repérable et posée comme structurellement acquise. Malheureusement, l’expérience ne se valide elle-même qu’en transcendant ses acquis, ainsi que nous l’avons dit, c’est-à-dire en tant qu’elle s’offre, au-delà des aptitudes primaires individuelles, comme une aptitude à continuer de « s’ouvrir à… ». La capitalisation ne suffit pas davantage à l’économie; faut-il encore que ses travailleurs en assurent la dynamique !
Il serait donc vain de vouloir valider l’expérience une bonne fois en lui appliquant les critères d’un savoir-faire rapporté pour finir à un savoir comme les autres. Rattraper la voie royale en sortant du détour de l’expérience – si tel est le fantasme – c’est, sous un prétexte de réparation, promouvoir la substitution d’une identité idéologiquement présentable à une autre décidément scabreuse par ces temps décidément normatifs.
Mais ce n’est pas rendre compte de l’expérience qui, en tant que culture directement dégagée d’une pratique et d’une épreuve5 de la réalité, débouche précisément sur toute autre chose qu’un savoir faire au sens étroitement technique qu’on entend lui donner. L’expérience, pourrait-on dire, élargit la conscience plus que la science. C’est son caractère maturant, conséquence lui-même d’une assimilation voire d’une incorporation subjective ou inter subjective, qui en fait le levier d’une pédagogie véritablement formative.
Pour autant, l’expérience ne supplée évidemment pas à la pensée. Qu’elle soit elle-même pensée ou émanation d’une pensée n’assure pas qu’elle se structure, dans cette ouverture à l’objet nouveau, comme une forme à la fois pratique et intellectuelle de la générosité : une culture de l’expérience ne peut faire fi de la culture des savoirs dans laquelle elle s’inscrit. C’est même à s’y confronter qu’elle devient une conscience de sa propre capacité. Les aventuriers de l’éducation – dont le goût de l’aventure est irremplaçable6 – peuvent aussi bien se leurrer, s’ils prennent systématiquement leur savoir-faire pour l’assurance d’une expérience. La formation continue s’est avérée plus d’une fois révélatrice d’une telle illusion. Dans les métiers de l’éducation les réussites plus ou moins spectaculaires de certains surdoués en matière de relation ne peuvent les dispenser sans danger de resituer leur expérience dans un contexte qui en relativise la magie au bénéfice d’un savoir partageable. Les accompagnateurs de la VAE resteraient pris entre deux feux, s’ils ne parvenaient pas à prendre en compte cette exigence de complémentarité entre l’action et la pensée. La revalorisation de l’expérience fait naître des espoirs – de réparation, de revitalisation, etc. qui, par leur connotation affective, ne protègent personne de ce que les psychanalystes appellent « le retour du refoulé ». La tâche est rude !
Car comment préserver l’inégalable qualité de l’expérience dans un domaine comme le domaine social où la réalité ne se prête pas aux simplifications des postures et des théories du savoir ? Comment sauvegarder – en la poussant à se renouveler – une expérience où l’intelligence et la sensibilité n’ont pas davantage à s’opposer l’une l’autre qu’à s’isoler du cadre de solidarité (en particulier socio professionnelle) dans lequel elles s’exercent ? Une juste réponse à cette question s’impose. On ne saurait en effet concevoir une évaluation véritablement qualitative – c’est-à-dire significative elle-même d’une conception dynamique de l’expérience – sans prendre en compte la réalité de l’objet et du sujet qui s’y trouvent impliqués.
Mais au-delà de la VAE, n’est-il pas temps de repenser jour après jour la formation initiale elle-même? N’est-il pas temps d’y développer des parcours où l’engagement dans des « expériences » (pas nécessairement réduites à l’objet professionnel) confirme que l’aptitude à comprendre les faits humains se fonde moins sur le savoir déjà appris que sur la recherche ?
Quelle recherche ? L’objet du travail social étant ce qu’il est – non seulement un usager mais un citoyen et un sujet – la démarche qu’ouvre l’expérience est inséparable, répétons-le, d’une rencontre et d’un partage. La pédagogie de l’aide passe elle-même en effet par cette expérience dont le modèle scolaire aura trop souvent sonné le glas, alors même que la guerre des exclusions fait rage, invalidant d’ailleurs par elle-même la restriction improductive d’un système qui, en jouant l’individu contre le société, porte préjudice à l’un comme à l’autre.
D’une pédagogie l’autre
C’est donc en resituant le travail social vis-à-vis de sa démarche à la fois relationnelle et intégrative qu’on ferait bien de procéder en tout cas à une évaluation de la pertinence des formes formatives les plus propres à lui assurer des fondations suffisamment solides.
Toute forme de formation tendant à évacuer la dimension relationnelle et sociale d’un apprentissage au bénéfice supposé d’une compréhension plus objective de son objet, tend dans le même temps à couper la pensée et l’action de l’expérience qui, seule, permet de réduire les effets réducteurs (déshumanisants) de l’intellectualisation et en particulier les barrages faussement protecteurs que celle-ci dresse entre les protagonistes de l’action, qu’il s’agisse d’une situation de formation ou d’exercice du métier.
A contrario une pédagogie qui – comme dans le jeu créatif proposé à l’enfant7 – ne précipite pas la mise en forme (la maîtrise) et laisse la place à une libre invention néanmoins adossée à une réalité proche – dont précisément la réalité relationnelle des partenaires – constitue le meilleur antidote à la répétition, à la mise à distance et …à l’ennui !
Quelque soient donc les inévitables limites d’une validation dans un domaine comme le travail social, on peut s’attacher à pré construire la validation elle-même en l’articulant à des procédures qui s’efforcent de garder le contact non seulement avec les idées mais avec le images voire les perceptions – qui avant toute technicité – en font des outils de base.
Faut-il ajouter que, le développement d’une culture relationnelle passant par la décentration de l’individu (systématiquement renvoyé à lui même par une société quelque peu désocialisée), on voit mal comment la formation du travailleur social pourrait éviter de passer par la mise en place d’une sorte de « communauté formative ».
Mais une communauté formative se constitue aussi de ce que son rapport à la connaissance se construit non seulement dans l’échange entre les personnes mais dans la forme interactive que peut prendre l’apprentissage, s’il fait de l’expérience le cœur de sa démarche. La pensée ne peut préparer à l’action que si elle intègre déjà l’action dans des constructions communes.
L’action et la pensée peuvent ainsi se former ensemble dès le stade dit de formation initiale, comme il est clair que cela est susceptible de se produire dans ce qu’on appelle la formation continue. Comme on apprend la danse, ainsi apprend-on la relation, le corps et l’esprit s’étayant l’un l’autre pour ce qui concerne la première, l’image et le concept de « l’autre » s’alliant dans le creuset formatif avant même que ne se rencontrent les réalités concrètes d’une gestion professionnelle des relations telles qu’elles se présentent dans le travail social.
Vis-à-vis d’un tel modèle, la formation, plutôt que de projeter sur ses « chefs » un rêve de consécration « par le haut » -tel que passe pour l’offrir « Sciences Po » ! serait bien inspirée de raviver d’autres images : celles des pionniers… quand la réalité du travail social, c’est que tout reste à inventer.
4 – D’UNE EXPERIENCE QUI TRAVERSE LE CHAMP SOCIAL DU SAVOIR : L’EXCLUSION
Pour illustrer la nécessité de restituer à l’expérience le rôle fondamental qu’elle a déjà joué dans le développement du vivant, évoquons l’une des situations sociales les moins abordables « de l’extérieur » qu’est celle de l’exclusion.
Quand une société se fragmente8, physiquement et moralement, sous l’impact d’une idéologie qui substitue l’ordre des choses9 à celui des personnes, la guerre de l’exclusion concerne au premier chef les travailleurs sociaux. L’équipement de cette « armée » ne saurait se modeler sur l’ordre machinique qu’elle est censée combattre. C’est bien pourquoi la formation ne peut s’en tenir à un montage tel que celui qui, sous prétexte d’asseoir le bon fonctionnement10 sur des compétences, condamnerait par avance l’expérience à n’être que l’application individuelle de conduites bien apprises. Comme on disait avec Sartre que l’existence précède l’essence, il sera donc urgent de rappeler avec les bons vieux maîtres que l’expérience précède la connaissance, surtout quand son objet -comme c’est le cas ici- requiert d’être appréhendé dans une réalité que sa dimension subjective n’autorise pas à réduire à un « phénomène » ni même, il faut le dire, à une problématique. Initiale, la formation du travailleur social pourra donc commencer, si l’on peut dire (au double sens du mot) par sa fin.
S’agissant de l’exclusion, c’est à travers l’exclu lui-même et non le schéma administratif d’une situation déconnectée de celui qui la vit, que l’étudiant devrait en approcher la réalité. L’exclu ne s’apprend pas, il se rencontre. A défaut d’avoir vécu l’exclusion lui-même, le futur travailleur social à tôt fait de développer un savoir sur l’exclusion qui devient lui-même exclusif d’une étrangeté tantôt déniée, tantôt folklorisée, voire ramenée à une familiarité supposée de bon aloi. Il lui faut donc savoir que l’exclusion n’et pas qu’un concept et que l’image qu’il s’en fait ne peut être travaillée que là où sa réalité devient sienne, non par l’effet d’une commisération ou d’une technique de communication, mais par l’échange qui se fonde sur une réciprocité.11 Double rencontre donc du travailleur avec l’autre et avec soi, sous le signe de l’exclusion telle que chacun la vit dans un monde où le moindre savoir s’autorise d’un pouvoir si souvent abusif pour en ordonner illusoirement le chaos.
L’expérience initiale de l’exclusion peut donc être programmée sur des terrains où elle est censée ne pas exister. Il n’est pas jusqu’au lieu même de la formation (écoles, lieux de stages) qui, en dépit de leurs qualités d’accueil, n’y échappent. L’exclusion ne commence pas, comme on se plaît à le penser, dans les banlieues. Combien d’intégrations en trompe l’œil en masquent la réalité insidieuse12 ! Si la double identification du bourreau et de la victime selon Kafka13 en est un exemple extrême, l’entente supposée cordiale des travailleurs sociaux eux-mêmes, témoigne plus souvent qu’à son tour du déni de leur propres clivages sous la pression aliénante de leur bonne ou mauvaise conscience. C’est dire qu’une approche psycho sociologique et politique de l’exclusion devrait se nourrir d’une expérience plus immédiate et plus concrète que le discours décalé qui en est trop exclusivement le vecteur. En cela comme en tant d’autres domaines, l’expérience ne reçoit trop souvent de la théorie que des cadeaux empoisonnés. Nourrie des ruses de la réalité, sa matière première inscrite dans un vécu, constitue sa richesse irremplaçable.
CONCLUSION
Valider l’expérience au titre d’une capacité à rencontrer l’exclusion – y compris dans les moyens destinés à la penser et à la combattre – telle est l’urgence par ces temps où la validation à tout va se donne à prendre pour l’équivalent d’une compréhension.
Quand les valeurs elles-mêmes sont en crise – c’est-à-dire en mutation14 – l’évaluation prend le risque de n’être qu’un rituel conjuratoire. Qu’elle prenne l’expérience pour objet ne la protège pas à cet égard
L’expérience – au sens trop banal du mot – convoquée en dernier recours dans les situations périlleuses, vient trop souvent servir de barrage à la peur (du changement) en laissant croire que le présent n’est lisible que dans le passé. Ce qui est vrai jusqu’à un certain point dans une lecture psychanalytique ne l’est plus au niveau d’une conscience naïve, prisonnière de sa passivité défensive.
Dans ces moments-là les concepts eux-mêmes – telle l’exclusion – aspirés par la négativité des réalités qu’éventuellement ils expriment, tendent à bloquer la pensée qui se réfugie dans le ressassement ou l’activisme.
Pour lutter contre l’exclusion – comme contre la dépression – sans doute faut-il prendre la mesure de son statut complexe et admettre qu’elle peut conduire à élaborer des organisations nouvelles, en même temps qu’à faire émerger des valeurs mal connues.15
La vie passe aussi par là !
Au niveau de la formation, la substitution de stéréotypes (conceptuels ou techniques) à ce qu’Edgar Morin appelle « l’éthique de la complexité et l’écologie de l’action »16 résulte le plus souvent d’une culture ambiguë qui ne fait appel à l’expérience – comme à une sorte de morale inanalysée – que pour la ranger dans l’armoire rassurante des acquis.
Invalide sous cet aspect, la formation se prive trop couramment de ce qui constitue, à la base de toute connaissance, son fondement expérientiel sinon expérimental. A trop vouloir encadrer l’expérience dans la rationalité des productions qui témoignent en sa faveur, la formation, comme l’Ecole, perd de vue les réalités qui président à la formation même de la pensée. La V.A.E ne pourra éviter de s’enfoncer dans cette brèche que si, délivrée de ce modèle, elle replace l’expérience là où Bergson en situait le cheminement intuitif irremplaçable.17 Quand « l’enseignement de Socrate, si parfaitement rationnel, est suspendu à quelque chose qui semble dépasser la pure raison »18, c’est qu’il y a un préalable aux acquis de l’expérience qui appartient à l’expérience elle-même.
Ce préalable c’est la vie !
Dans un monde où le progrès des sciences tend à faire prévaloir la notion d’acquis sur celle, pourtant plus scientifique, d’expérience, la formation semble vouée à développer ce que Bachelard appelait « une pensée en voie de croissance ».19
Entre empirisme et rationalisme, le travailleur social ne peut espérer atteindre à l’objectivité technique de son métier que si sa culture « est animée par une dialectique ferme qui sans cesse va de la théorie à l’expérience pour revenir à l’organisation fondamentale des principes ».20
1Y compris à certains niveaux sous ‘aspect subjectif ou inter subjectif de l’éprouvé.
2 Rapportée à la science une telle conception fermerait la dynamique de recherche d’un labo en développant chez les chercheurs une dépendance (à l’égard du savoir du patron) bien susceptible de bloquer une véritable créativité.
3 C’est ainsi, faut-il ajouter, que des activités qui favorisent la création (dans des domaines variés), peuvent contribuer à l’intégration de savoirs qui ne se construisent pas seulement selon l’ordre technique, mais selon le désordre de la surprise, voire de l’angoisse.
4 Le « bricolage » cher à Claude Levy Strauss ne se supporte que d’être intronisé par un « pape » de l’anthropologie.
5 L’épreuve – souvent associé à la souffrance- n’a de valeur probante qu’après que l’expérience en a permis d’associer la donnée sensible et son appropriation en tant que connaissance.
6 Voilà bien une « compétence » que requiert l’éducation des adolescents réputés difficiles ! Cf. Eduquer l’adolescent ? Sous la direction de Françoise Marty et Florian Houssier – Champ social Editions, Nîmes 2007.
7 Cf. Winnicott, Jeu et Réalité, Paris, Gallimard, 1971 « Il faut donner une chance à l’expérience, aux pulsions créatives, motrices et sensorielles de se manifester ; elles sont la trame du jeu » -p. 90.
8 COHEN (D.), Trois leçons sur la société post-industrielle, Paris, Le Seuil, 2006.
9 Milner (Jean-Claude), La politique des choses, Navarin Editeur, 2005.
10 Ce qu’on appelle assez pieusement les « bonnes pratiques », concept dont l’extension conduit tout droit à la « bientraitance ».
11 On pourrait revoir – pour en prendre la mesure – les films ethnologiques de Jean Rouch
12 Cf. Contre le communautarisme, Julien LANDFRIED, Paris, Armand Colin, 2007.
13 Cf. opus cité.
14 Où vont les valeurs ? Entretiens du XXI siècle – Ed. UNESCO, Albin Michel, Paris 2004.
15 Cf. Marc Hatzfeld, opus cité.
16 Cf. Où vont les valeurs ? Opus cité, page 93.
17 Cf. Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, p. 50.
18 Cf. ibidem page 137.
19 G. Bachelard, L’activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris, PUF, 1951, p. 13.
20 Cf. ibidem Page 26.Jean-Pierre BIGEAULT
In Eduquer dans un monde en mutation,
sous la direction de M.-C. David et L. Ott, Erès, 2009
Indépendamment des conclusions auxquelles elle peut conduire, l’évaluation intervient auprès des personnes et des institutions comme le regard symbolique d’une instance qui leur serait extérieure et qui, en les jugeant à la manière d’une conscience morale, les renverrait comme des objets à leur insuffisance de sujets déjà confrontés à une réalité difficile.
La technicité de l’évaluation, sa référence à des critères fondés, voire acceptés, ne fait ainsi qu’ajouter le plus souvent – et de façon paradoxale – à ce sentiment persécutoire. L’objectivation semble menacer le sujet – y compris bien sûr le sujet collectif – dans son identité.
Les représentations afférentes à ce vécu rencontrent celles que les intéressés produisent déjà, dans leur fonctionnement intra psychique, et qui procèdent de conflits internes, tels que ceux qui opposent les revendications pulsionnelles du désir aux exigences du Surmoi ou de l’Idéal du moi.
Cette coïncidence mérite d’autant plus d’être soulignée que de tels conflits sont importants dans un secteur professionnel où la relation d’aide mobilise à la fois des motions affectives et des images qui tendent à s’organiser en vocation personnelle, et des idéaux socialement consacrés.
La tension spécifique que provoque à cet égard l’idée même d’évaluation n’est pas à prendre à la légère. Dans un secteur en effet où l’engagement ne peut être réduit à une technicité, toute technique visant à en apprécier les résultats, souligne la difficulté à laquelle est inexorablement confronté le professionnel lorsqu’il s’agit d’atteindre l’idéal qui justifie cet engagement. La mesure de l’écart entre ses investissements et leurs effets les plus essentiels à ses yeux (en terme d’humanisation par exemple) le blesse bien évidemment déjà dans l’auto évaluation à laquelle il ne peut échapper, quand bien même il ne s’en ouvre pas à ses collègues.
Vis-à-vis d’une telle problématique, on entr’aperçoit comment une évaluation bien conçue pourrait au contraire intervenir comme un facteur de régulation eu égard à la capacité de culpabilisation que présente le travail social, y compris lorsque l’institution (ou la personne) s’efforce d’en donner le change dans une certaine forme d’auto satisfaction.
Mais, selon ce qu’elle vise, l’évaluation peut aussi bien faire l’impasse sur son impact en termes de résonance subjective au niveau précisément des professionnels concernés.
Si, par exemple, l’objectif d’objectivation des procédures et des résultats, ne prend pas en compte, d’une manière ou d’une autre, l’existence d’un noyau (et non pas d’une marge) inévaluable tant au niveau des moyens mis en œuvre (la qualité de la relation éducative par exemple) que des effets obtenus (le progrès profond du bénéficiaire de l’aide), l’évaluation ne fait alors référence à la réalité que pour la dénier dans l’une de ses dimensions fondamentales.
L’objectivation, si utile et nécessaire qu’elle soit, tombe alors dans le piège de la chosification. Cet effet mortifère atteint déjà fantasmatiquement tout ceux qui subissent l’évaluation dans des situations où ils ne sont pas sollicités comme de véritables acteurs.
C’est pourquoi, l’évaluation mérite d’être pensée comme intégrée à l’action évaluée, à la création professionnelle, à une dynamique fonctionnelle où les subjectivités puissent s’impliquer en maîtrisant leurs propres craintes, c’est-à-dire en les évaluant à l’abri des jugements hâtifs.
Réassurer les travailleurs sociaux vis-à-vis d’un métier, souvent à juste titre réputé « impossible », tel pourrait être le premier objectif d’une évaluation qui serve sa juste cause.
Jean-Pierre BIGEAULT
In Eduquer dans un monde en mutation, sous la direction de M.-C. David et L. Ott, Erès, 2009
J’étais fort jeune – et donc, comme on dit, bien inexpérimenté – lorsque j’ai créé une institution dans laquelle des adolescents « impossibles » devaient pouvoir tenter de vivre une scolarité. Je ne mesurais pas vraiment les difficultés. Et c’est sans doute pourquoi la petite bande que nous formions s’est lancée dans l’aventure et pourquoi ainsi elle a fait faire un bon bout de chemin à des gamins un peu perdus. C’était il y a cinquante ans. La guerre nous avait habitués à la fragilité des structures, des mœurs, des idées…
Aujourd’hui cet établissement ne répondrait plus à aucun des critères qu’on lui imposerait. À supposer qu’une mise aux normes permette à son cadre physique d’offrir toutes les garanties de sécurité exigées, les principes mêmes de son fonctionnement effraieraient non seulement l’administration mais les familles1, sans parler des travailleurs sociaux conviés par la loi, voire leur conscience morale2, à signaler les égarements (si peu que ce soit sexuels) dont l’internat reste la scène privilégiée. Le personnel de l’établissement devant être lui-même en règle avec la certification d’usage, un bon nombre de curieux personnages issus d’une certaine forme de marginalité devraient aller planter leurs choux3 ailleurs et laisser la place à des éducateurs « bien propres sur eux ». Ne parlons pas de l’« idéologie » du lieu – car on ne manquerait pas de brandir ce diable d’une époque révolue ! L’idée de construire des programmes avec les intéressés eux-mêmes, ces cancres ! D’inventer une catégorie professionnelle qui réunisse des fonctions aussi normalement distinctes que celles d’enseignant, d’éducateur, de veilleur de nuit, de psychologue et j’en passe… la référence à une théorie en marche qui intègre les données de la psychologie sociale et de la psychanalyse, sans pour autant rejeter les premiers balbutiements du cognitivisme… Tout cela ne ferait pas très sérieux, il faut le dire ; et, à moins de médicaliser ou de pénitenciariser l’institution après avoir installé tous les pare-feu et les parachutes dorés du monde on ferait mieux de délocaliser la baraque en Alaska avant la fonte des glaces !
Le sécuritarisme ne peut en effet faire bon ménage avec l’éducation spécialisée – pas plus d’ailleurs qu’avec l’éducation tout court. La peur du loup n’a jamais servi que la cause du loup. Et d’ailleurs le loup s’est installé dans la société bien au-delà des officines technocratiques qui n’en sont que la bergère la mieux encadrée. Nos bonnes chaumières en regorgent. Car derrière la pédophilie attendue aux quatre coins de la classe, comme derrière la grippe du poulet même fermier, l’objet de la peur se lit en filigrane de l’objet du désir. Contre le plaisir de la vie, le goût de la mort a repris ses droits, dès lors que le moindre geste vivant devient suspect de lui ouvrir la porte.
Mais peut-on éduquer dans une forteresse, dans une casemate, une tranchée ? Telle est aujourd’hui la question.
L’éducateur a besoin d’autant d’espace et de liberté que l’éduqué. Et d’ailleurs c’est bien cette capacité de croire en la vie qui rend possible son action créative auprès d’un enfant ou d’un adolescent qui – en dépit des images qu’on en tire sur papier glacé – est très vite habité par l’ombre de la mort. Il n’est pas nécessaire d’être toxicomane pour passer à l’aveu de cette peur. Bien entendu, s’agissant des bonnes règles qui ne cessent de s’ajouter les unes aux autres, l’éducateur est « condamné » à prendre des risques, sauf à n’ajouter que sa peur à l’autre peur.
Mais la liberté de l’éducateur, si elle n’est pas inscrite dans sa vie comme son combat, n’est qu’un leurre. Le risque de la pensée lui est nécessaire. Dans un monde dominé par les slogans, les recettes, la réduction du qualitatif au quantitatif sous le prétexte d’évaluer le travail, la santé, le bonheur4, l’éducateur ne peut éduquer qu’à partir du moment où il s’approprie personnellement et inter-personnellement son action, non pas pour la faire rentrer dans les grilles comptables d’une théorie toute faite, mais dans la réalité de l’« autre » (des autres) en tant qu’irréductible à un schéma.
La peur de l’autre est le noyau de toutes les peurs. L’« autre » comme objet de la pensée du (travailleur) social justifie que cet objet soit d’abord approché, indépendamment de toute bonne théorie ou « bonne pratique5 », dans sa rugueuse différence subjective, voire son étrangeté identitaire. L’action, si informée et méthodique sera-t-elle, ne peut se substituer à cette première phase qui ne vise pas d’abord à analyser mais à prendre le risque d’accueillir sinon de comprendre. Le risque de ne pas « bien penser » conditionne le risque de la pensée et donc la pensée elle-même, si on veut agir, comme on dit, « en connaissance de cause ». L’éducateur doit pouvoir penser qu’il ne comprend pas l’autre, plus encore que l’astronome qui ne situe la nouvelle étoile que par l’ombre qu’elle fait sur la construction lumineuse de ce bon vieux cosmos !
Le développement des formations en tout genre ne doit pas faire illusion à cet égard. Plus l’équipement s’enrichit et plus il faut se défier de sa richesse. Le risque du peintre devant son tableau est d’habiter ou ne pas habiter son œil. Le choix des pinceaux vient après, et tout au long de l’acte, car c’est la liberté de peindre qui mène la danse !
1. Alertées chaque jour des nombreux dangers que courent leurs enfants.
2. Réactivée par la crainte parfaitement fondée de la mise en examen.
3. On aurait une pieuse pensée pour l’un d’eux, maraîcher de son état, et devenu entretemps « thérapeute social ».
4. Identifié pour faire plus vite à la consommation qu’elle soit économique, sexuelle voire plus récemment éthique !
5. Concept dont le succès tient sans doute moins à son approximation qu’à son caractère conjuratoire.In Eduquer dans un monde en mutation, sous la direction de M.-C. David et L. Ott, Erès, 2009
Jean-Pierre Bigeault
Si l’objet du travail social est bien le sujet humain, en tant que son intégration à la fois personnelle, groupale, institutionnelle ou citoyenne justifie une attention particulière, alors tout ce qui se conçoit, se dit et se fait autour de lui et qui concerne de plus en plus manifestement l’individu, est susceptible de lui imprimer sa marque.
On pourrait même avancer l’idée qu’en l’absence d’une théorie de l’action sociale, c’est cette culture ambiante qui, au-delà de l’apport des centres de formation, constitue le creuset des représentations, voire des principes, relatifs à cet objet pour le moins composite qu’est le sujet humain, réalité pourtant plus proche de la personne que de l’individu.
Mais sans doute faut-il rappeler d’ores et déjà que si l’individu reste le support conceptuel abstrait sur lequel se construit la personne1, le premier désigne globalement l’être humain comme n’importe quel autre objet de pensée sous le rapport de son unité fonctionnelle propre2, tandis que le second, rapporté à son « rôle » social (« persona en latin signifiant masque ») rend compte de la réalité concrète de l’homme sous l’angle de ses capacités physiques, psychiques, intellectuelles et morales à participer à une communauté des esprits.
Dans l’optique d’une culture de plus en plus largement centrée sur l’individu, on peut donc avancer qu’aujourd’hui, le statut du consommateur au regard de l’économie, comme celui de l’émetteur-récepteur dans les circuits de la communication, jouent un rôle de plus en plus sensible, y compris dans les milieux qui s’en défendent. Il n’est d’ailleurs pas jusqu’à l’organisation du travail qui n’entérine l’éclatement de la « classe ouvrière » au profit d’une conception atomisée de l’entreprise où l’individu voit son « autonomie » largement mise en avant.3
Ces données parmi d’autres dessinent sans le dire un certain concept de sujet humain où prévaut l’image plus ou moins fictive de la multiplication de ses pouvoirs. L’homme nouveau devient ainsi, tant sur le marché des biens que sur celui de l’information et à son poste de travail, le protagoniste supposé de son destin. Il puise dans cette représentation l’image d’une identité fonctionnelle dont la confirmation lui revient, comme dans un compte, sous la forme de « résultats ».
Faut-il dire qu’il s’agit d’un marché de dupes, pour peu qu’on prenne en compte l’exclusion grandissante de ceux qui, de plus en plus nombreux, ne bénéficient pas d’un système essentiellement tourné vers la promotion individuelle et l’accès à la propriété des choses. Illusion plus grande encore si l’on comprend que le profil de ce « sujet », supposé créateur de lui-même, n’est que la projection d’une épure technocratique dont la référence évaluative se confond au bout du compte avec une moyenne statistique.
Dans cette construction qui met au service de la performance une dynamique essentiellement fondée sur la rivalité concurrentielle4, l’individu reste prisonnier d’une situation qui, en réduisant ses liens intra et inter subjectifs à un fonctionnement instrumentalisé5, ne lui permet pas d’accéder au statut de personne.
On peut certes penser que le travailleur social ne se laisse pas prendre au piège de telles représentations. Il n’en va pas de même pour ce qui lui arrive des sphères de la médecine et de la psychologie. Les images que produisent en effet ces disciplines sont en prise directe avec la réalité à laquelle il est confronté.
Cette réalité est en effet complexe, non seulement dans sa dimension sociale, mais dans les implications subjectives qu’elle comporte. A cet égard, l’évolution de certains modèles de diagnostics et de traitements peut séduire le travailleur social. Il en est ainsi du développement d’un concept qui tend à identifier le patient à un objet expérimental, divisible en autant de parties qu’il est nécessaire pour satisfaire aux exigences analytiques de l’établissement d’un programme de soins.
Très en vogue aujourd’hui, le traitement des troubles dits comportementaux répond à ce modèle.
Le sujet y apparaît essentiellement comme le support d’un vaste champ organico-psychique composé d’aires neuro-psychologiques de plus en plus diversifiées. Cette diversification qui permet une approche plus ciblée des symptômes, traduit évidemment la richesse structurale d’une organisation à travers laquelle les fonctionnements de l’individu se donnent à lire dans une certaine forme de foisonnement prometteur.
Mais l’unité subjective s’appauvrit de la réduction d’une réalité psychique complexe à un système qui ne rend pas compte de l’articulation qualitative du Moi avec la personne et son environnement.
La ponctualité même de l’intervention thérapeutique, son caractère circonscrit, sa modalité rééducative défient – et d’ailleurs dénient – l’intrication des liens qui constituent le tissu intra psychique et social du sujet, au point que le remède lui-même vient trop souvent renforcer sa déchirure et son effilochage.
Recoudre le sujet, morceau après morceau, comme si sa réparation ne relevait pas d’abord de la perception de ce qui, comme le ferait un fil ténu mais continu, traverse le morcellement de son histoire, de son comportement, de son corps même, c’est en effet sacrifier ce qui lie et ce qui met en relation à ce qui sépare et isole.
Tel est le prix d’une approche aujourd’hui banale et dont le succès tient surtout au sentiment de maîtrise qui s’attache à sa forme, voire à son efficacité pourtant partielle et le plus souvent à court terme.
On entrevoit déjà comment une certaine division du travail social pourrait s’inspirer de ce modèle paradoxal où l’apparent affinement de l’approche individuelle risque de se retourner contre le sujet.
La référence scientifique aidant, les gestionnaires s’en prévalant au nom de l’évaluabilité des interventions, on peut d’ores et déjà questionner le succès d’un concept apparemment aussi anodin que celui de « diversité » appliqué au champ du social.
S’il s’agit en effet de diviser la difficulté pour mieux la traiter, comme le demandait Descartes, les limites de l’opération devraient être celles que nous impose l’indivisibilité du sujet en tant qu’objet du travail social.
Car, pour le travailleur social, la diversité des causes et des modes de (dys)fonctionnement, au prétexte desquels il est amené à intervenir, ne rend pas compte de ce qu’en fait le sujet humain dans son trouble voire sa maladie, lesquels disent, l’un comme l’autre, quelque chose de plus que ses symptômes.
Le travailleur social sait en effet mieux que quiconque que les individus ou les groupes qu’il est conduit à aider, ne sont pas des « cas » conceptuellement isolables de leur contexte, mais des « personnes en situation ».
L’intrication des (dys)fonctionnements6 y est telle que l’évidence qui s’impose est celle d’une position vitale du sujet, position dont on peut dire qu’elle excède toujours la signification partielle de chacune de ses difficultés.
Cette position doit être, d’une façon ou d’une autre, reconnue par le travailleur social avant toute autre considération si scientifique, voire si pratique soit elle.
Pour y parvenir, il ne lui est certes pas demandé de sortir de son champ d’action en se positionnant lui-même comme le spécialiste d’une approche globale de la personne. Toutefois, il lui faut accepter la situation de la personne dans ce qu’elle présente en même temps de singulier et d’universel au regard du « drame » de sa vie. Comme il revient au dramaturge d’inventer un personnage qui à la fois soit lui et ne soit pas lui, de même le travailleur social réinvente l’humanité de l’homme en tant qu’il la partage, et quelque différents des siens que soient, par ailleurs, les traits de la personne ou du groupe avec lesquels il se situe lui-même dans une relation. Ainsi que l’écrit Pirandello à propos de son art, « il n’admet de figures, d’histoires (et nous pourrions ajouter de symptômes) qui ne s’imprègnent pour ainsi dire d’un sens de la vie particulier et n’acquièrent de ce fait, une valeur universelle ».7
S’agissant du travailleur social, cela implique tout autant une émotion, et, comme pour toute création, un travail de l’imagination propre à son métier. Seuls ces mouvements psychiques lui permettent déjà d’accéder à une représentation de la complexité dont non seulement le comportement mais l’histoire, mais le visage de l’autre, sont le siège. Le travail d’objectivation d’une situation sociale ne s’élabore en effet ni dans un laboratoire, ni dans une éprouvette. Il se construit dans une relation dont l’objectif d’aide ne peut être dissocié – en tout cas dans son principe – de la rencontre entre les personnes.
La diversité des individus et de chaque individu en lui-même n’est donc elle-même significative que par rapport à la conception d’une altérité référée à son propre sens. Cela veut dire que les différences (qu’elles soient de sexe, de culture, de fonctionnement psychique…) intéressent d’abord par ce qu’elles expriment d’un sujet irréductible à telle ou telle norme comportementale.
Il n’est en effet de comportement qui, dans la situation sociale où se trouve le sujet, ne s’éclaire de sa réverbération sur la dite situation et ne se marque alors d’une singularité à travers laquelle l’autre n’est plus seulement l’alcoolique ou le violent ou le SDF propre à sa catégorie. La diversité même du sujet en matière de symptômes sociaux résulte d’une dynamique qui, pour être elle-même instable et parfois erratique, n’en fonctionne pas moins comme la recherche d’une unité psychique, condition d’une conscience et d’une identité.
Ainsi donc, comme le disait Pascal, s’« il n’est pas un homme qui diffère d’un autre plus qu’il ne diffère de lui-même dans le temps », il n’en est pas moins vrai que la diversité et la variabilité des comportements n’empêchent pas que le rapport de la personne à elle-même passe par le concept d’un sujet constant8.
C’est ainsi que les nuances qui peuvent affecter les modes d’investissement du Moi sur lui-même (narcissisme) ou sur un objet extérieur à lui (amour), les variations mêmes, à ces occasions, de la circulation psychique entre l’inconscient et le conscient…ne peuvent justifier qu’on traite les difficultés qui leur sont liées en négligeant l’équilibre qui en résulte. A défaut de le prendre en compte, on voit en effet certains traitements spécifiques9 renvoyer le sujet, dénié dans son expression profonde, à une angoisse plus invalidante que son symptôme.
En éducation même, on sait que l’intervention sur les « signes » de l’adolescence n’a quelque chance d’aboutir que si elle s’inscrit dans une reconnaissance de la situation globale dans laquelle se trouve immergé un sujet en voie de subjectivation. La « diversité » de l’adolescent, si déstabilisante qu’elle soit pour l’intéressé et son environnement, demande, comme l’image kaléidoscopique, à être perçue à partir du foyer qui en ordonne le désordre apparent. Au niveau de la prise en charge institutionnelle, la distribution nécessaire des interventions n’a quelque chance d’être efficace que si elle se fonde sur une conception partagée par les intervenants et qui prenne en compte la créativité même de l’adolescence, en tant que processus susceptible de regrouper les pulsions en jeu.
Ainsi donc, les modèles réducteurs que proposent certaines approches médico-psychologiques, ne sont pas appropriés au travail social, si tant est qu’ils le soient d’ailleurs à d’autres domaines. Cela n’empêche pas qu’on voie déjà, à la place des tenants d’un globalisme déplacé10, des applicateurs de recettes qui sont convaincus qu’on ne peut plus perdre son temps à comprendre, alors qu’il est urgent d’agir ! Mais on peut encore espérer que la réalité, toujours têtue, les aide, avec le temps, à corriger le tir.
Il n’en reste pas moins, que le retour à une vision tronquée de l’homme, à un mécanicisme hâtivement bricolé à partir des apports des neurosciences, à des conditionnements supposés meilleurs que ceux auxquels on les substitue…risque de nourrir de nouvelles et coûteuses illusions.
Dans son travail, l’intervenant social doit résister tout autant à l’émiettement de la pensée qu’à la pensée unique. La créativité relationnelle qui conditionne son efficacité technique suppose qu’il perçoive dans la diversité humaine les facteurs possiblement actifs d’une dynamique dont le sujet n’est pas seulement le produit mais l’acteur.
Cette dynamique n’est subjective qu’en tant qu’elle est aussi sociale et le sujet ne s’y accomplit activement que pour autant qu’il joue un rôle effectif dans la dynamique des groupes auxquels il appartient, y compris dans l’espace inter personnel où se structure l’aide qu’on lui apporte. La travailleur social n’est ni un distributeur ni un contrôleur, ni même un adaptateur au sens instrumental du mot.
Vis-à-vis du travail qui est le sien, la « norme », si souvent sollicitée pour mesurer des résultats, ne désigne trop souvent qu’un équilibre trompeur et ne garantit en rien que les différences soient respectées ni que la véritable unité du sujet s’y retrouve.
Plus une société est malade d’une « diversité » fondée sur le clivage et l’exclusion, et plus on devrait se demander si ses concepts opératoires ne participent pas de sa maladie.
La découpe comportementaliste de l’individu semble bien rejoindre à cet égard non seulement la fracture mais la fragmentation d’une société dont l’unité citoyenne se perd en même temps que la véritable reconnaissance d’un sujet politique inhérent à la personne.
La pensée qui induit cette diversification mal comprise menace le travail social. Elle doit aujourd’hui le conduire tout au contraire à réinventer sa propre dynamique à partir d’une action qui, pour être précise, n’en demande pas moins de se refonder sur une approche intégrative de son objet/sujet : la personne et le groupe référés à une communauté citoyenne.
1 Cf. LALANDE (André), Vocabulaire de la philosophie, Paris, PUF, 1968, p. 495 à 498 et 759 à 760.
2 Le modèle de cette unité restant celui d’un organisme formant un tout coordonné (en vue de sa conservation) ou, dans l’ordre de la matière, celui de l’atome (équivalent étymologique grec de l’individu).
3 Cf. COHEN (Daniel), Trois leçons sur la société post industrielle, Paris, Le Seuil, 2006.
4 Ainsi qu’en témoignent, au-delà du monde du travail, les jeux télévisés.
5 Fonctionnement, qui, dans des cas de plus en plus nombreux, s’avère être d’ailleurs un fonctionnement de survie.
6 Comme on l’observe de manière éclatante chez un certain nombre de SDF, pour ne parler que de cette catégorie d’exclus.
7 PIRANDELLO (Luigi), Préface à Six personnages en quête d’auteur, Paris, Folio Plus Classique, Gallimard, 2006.
8 Sauf bien évidemment dans les pathologies lourdes.
9 Comme cela arrive avec certains traitements de la phobie.
10 Tenants par exemple d’une psychanalyse appliquée dans un contexte mal défini et trop souvent au mépris de ses principes.Jean-Pierre BIGEAULT
In Revue Forum, n° 116, juillet 2007
« La théorie n’empêche pas d’exister »1 et même – pourrions-nous ajouter – bien au contraire! Car la théorie regarde en secret une scène plus ou moins muette dont elle ne feint même pas d’être le théâtre : saurait-elle montrer en effet ce qui se montre à elle pour ainsi dire malgré elle, ce qu’elle ne met pas en scène et qui pourtant la traverse comme le silence ou la lumière le paysage construit d’une cathédrale ou celui d’un état d’âme devenu pensée !
Et aussi bien la théorie, comme tous les autres monuments, donne justement sa chance à l’existence en tant que celle-ci la porte au-dessus de l’inertie et, on peut le dire, au-dessus de la mort qui s’inscrit en elle, dans l’immobilité de son discours.
Si bien que la théorie dit ce qu’elle dit, faux-semblant et faire-valoir de ce qu’elle ne dit pas et dont pourtant elle procède comme le conscient de l’inconscient.
En éducation ce double jeu de la Théorie – (que nous distinguerons désormais par son grand T) ou grande théorie, ou théorie théorétique – s’entrevoit dans un ballet dont je considère encore (ou déjà) les quatre protagonistes s’avançant par couples au devant de ma lunette – car n’éduquant plus à part entière (comme je l’ai fait pendant longtemps et davantage!) je ne suis plus qu’un spectateur de l’éducation, et de la théorie que j’en ai sortie – ou cru sortir – et que nous appellerons petite théorie ou théorie de la pratique.
A y regarder de plus près les quatre piliers d’une (mienne) Théorie de l’éducation seraient ma propre vie se faisant (y compris ce déjà fait à refaire) ou « autobiographie » de l’éducateur, puis « l’institution » que j’inventai, puis ce qu’on montre parfois des enfants à l’occasion d’une fête ou « production » (de mes élèves) et enfin oui! ma « théorie » de la pratique telle un dessin d’adulte à exposer en haut lieu par une journée de pluie épaisse et universitaire.
Ma « théorie » de l’éducation s’élancerait donc sous mes yeux avec « l’institution » et elles formeraient ensemble en effet une paire de « choses éducatives » dont il faut bien que – plus ou moins – je sois l’auteur. De leur côté « l’autobiographie » (de l’éducateur) et la « production » (des élèves) pourraient y aller de leur pas de deux comme justement deux soeurs – soeurs espiègles qui nous attirent à la limite de la théorie et de l’institution, tout à la fois du côté des discrètes alcôves et des joyeusetés démonstratives ; et on peut ajouter qu’elles ne collent certainement pas aux auteurs comme la peau aux os (à la manière des « choses éducatives ») mais plutôt comme l’âme et le corps, comme l’homme et la femme, comme le sujet et l’objet – ce qui fait qu’entre elles aussi, « autobiographie » et « production » se lient et s’entretiennent de bien curieux rapports où assurément l’existence a pris le pas sur la théorie.
A moins que la théorie, qui montre et démontre, qui donne et ordonne, ne contienne (comme l’institution, sa grande soeur un peu gauche!) ou ne retienne – dans le sens de retenir une bête un peu farouche rien qu’en détournant la tête (ce qui n’empêche pas de ne penser qu’à ça!) – le secret des deux vierges folles…
Aujourd’hui, avec la distance, j’écrirais donc une Théorie de l’institution des enfants qui serait tout aussi bien une institution théorétique de l’éduquer et dont le principe tiendrait en quelques mots : toute construction éducative n’est-elle pas qu’une tentative de réécrire l’histoire (la sienne bien sûr!) mais sous la forme spécifiquement oedipienne de ce que Freud appelle « le roman familial ». Pour un grand public mon « roman pédagogique » développerait en parallèle deux récits : celui d’une éducation que j’aurais – comme on dit – « reçue »et celui d’une éducation que j’aurais « donnée » (ou rendue) – comme on ne fait de cadeaux qu’à soi pour réparer l’éternelle insuffisance de ses origines. (Ainsi verrait-on sortir d’une quincaillerie où j’ai pratiquement vu le jour l’école que je fis naître un peu plus tard des fondations d’une abbaye déjà revisitée par les impressionnistes!). Tout cela serait simple jusqu’à l’apparition inopinée des « productions d’élèves », car on oublie souvent – dans les institutions, dans les théories, et un peu partout si on prend soin d’y regarder… – les enfants, les sujets (comme on dit) de l’éducation (peut-être par peur de dire qu’ils sont « sujets à »l’éducation et à plusieurs autres maladies) ; et je pourrais aller jusqu’à soutenir une Théorie de l’éducation qui prendrait ce problème de l’évacuation des enfants pour ainsi dire à bras le corps et qui conclurait rapidement qu’éduquer c’est énucléer l’enfant de l’éducation, c’est donc non seulement désenfanter l’enfant mais inventer un espace si plein d’enfant(s) qu’à la fin il n’en soit que plus vide, un désert célibataire aussi glabre que le gland sacrificiel du ciré d’Uruffe2 (ce prêtre footballeur aimé des enfants et des parents!).
Mais je peux encore arrêter cette Théorie avant qu’elle ne dévore le pédoncule de chair qui la relie non seulement à l’institution « comme je l’ai créée » mais à l’institution produite par les enfants – car dans une école, et même dans une école qui « comprend » ses élèves il y a une bataille de ceux-ci contre la compréhension de celle-là, et l’institution se découvre dans ce miroir pour ce qu’elle est secrètement – à l’insu même de l’auteur (pour ne parler que d’un!) dont l’autobiographie se cache encore sous son rideau.
Ainsi l’école de mes rêves réalisés – toute cautionnée d’une équipe de non moins réalistes rêveurs – il arriva que la grande liberté de parole engendra ce bien étrange – o décidément existentiel, comme dirait le Professeur Charcot! – discours d’enfants. C’était un film – qu’en « collectif » (avec d’autres adultes de l’institution) les élèves avaient entrepris de produire sur la marge naïvement institutionnelle et perverse à souhait de nos désirs d’amour. Il racontait une école – à s’y méprendre la leur, la nôtre, la mienne – comme ce lieu privilégié de la haine dont je me souviens qu’après un pélerinage au Struthof j’avais un jour auprès de mes collègues évoqué la honteuse image – pour que précisément « nous ne recommencions pas ». Ils nous donnaient à voir et mieux! ils nous donnaient à jouer le spectacle d’un camp de concentration où nous étions les kapos élaborant ce qu’ils n’avaient pas manqué d’appeler leur « solution finale ». Faut-il que l’institution par la bouche de ceux à qui elle donne la parole s’entende nommer du nom de mon propre père contre qui je l’avais inventée !
Appelant « l’autobiographie » à la rescousse, j’ai su depuis que j’avais vécu une enfance dans la terreur qu’ « il » me tuât – car l’ampleur du complot s’est découverte quand l’idée de ce désir de mort dont j’avais été l’objet a pu trouver sa place ordinaire entre la mise à mort des agneaux que nous élevions (mon père et moi) et le destin de Jésus, cet enfant bien mal récompensé pour avoir été le premier à l’Ecole !
Ainsi cela recommençait dans ma propre maison – et faut-il l’avouer dans mon propre coeur ! Car comme Jean-Jacques Rousseau je n’ai jamais trop guère aimé les enfant ! Eduquer, c’est faire un sort à cet agacement d’abord léger que les insinuations d’abord physiques, puis rapidement métaphysiques, de l’enfant provoquent le long de cette colonne spirituelle où s’articulent nos raisonnements d’adulte encore mal assuré ! Eduquer, c’est en finir avec ce chatouillement de nos certitudes que, sous l’effet conjugué de son effarement et de sa béatitude, le bébé – relayé longtemps par nos vieux élèves nous fait subir en grimaçant et en souriant jusqu’à ce qu’il ait enfin compris que la vie – comme le savoir – n’est ni un cataclysme, ni une plaisanterie mais une affaire d’intelligence et de courage, ou de plaisir et de liberté, ou de travail et de famille, ou même d’église et de patrie – car nos vertèbres axiologiques se fortifient du corset dont amoureusement nous bâtissons l’enfant !
Ainsi donc « l’école merveilleuse » s’échafaude comme l’autre – comme les autres – sur l’état de larve assez lovecraftienne où (comme la mienne) telle éducation manquée (ou réussie!) a circonscrit confusément le territoire de quelque immaturité. Elle s’est construite de ce sursaut quasi reptilien vers les paradis érectiles dont l’enfant, en me ramenant vers les bourbiers premiers, me montre malgré lui la direction. De l’autobiographie concordante à la théorie généralisatrice je pourrais faire mon affaire jusqu’à conclure encore une fois qu’il faut conduire le deuil de l’Ecole – comme de « l’enfant merveilleux »3 -et à quoi sert la Psychanalyse sinon à cette extraction des idoles aux pieds d’argile dont l’éducateur paludéen s’est voulu l’architecte !
Mais une théorie du « roman pédagogique » peut en cacher une autre dès lors q’elle fait passer du côté de « l’ancien testament » cette vieille menace de castration (dont l’antiquaillerie rime avec quincaillerie!) que toute invention éducative – idéalisante dans son principe – a pour but de renvoyer dans les ténèbres originelles avec les vieilles lunes ou ce que nous appelions – dans le commerce antérieur – les rossignols ! La Psychanalyse elle aussi – en tant que théorie reconnue du mystère dévoilé – contribue au tissage du manteau de Noé lorsqu’elle montre du doigt avec l’insistance qu’on sait un objet du délit qui n’est sans doute primordial en éducation qu’au titre d’une violence sans nom. Car « faire l’amour » à son élève (fût-ce par les jeux aseptisés de l’informatique!) de pénétrer l’adolescent et l’enfant – sans parler de l’adulte en position de formé-couché! – et il y en a tant d’autres de se livrer à lui comme à l’intromission de la nature ragaillardie dans notre culture… si’l s’agit d’une opération que le rapport de forces déchaîne aux limites de la prise libidinale, n’est-ce pas ce que nous lisons avec horreur tous les jours dans les colonnes – tendres jusqu’à la viscosité – où se bricolent monstrueusement les crimes de l’infanticide.
J’écrirais donc une Théorie de l’éducation où l’archaïque revisité descendrait beaucoup plus bas que les fondations encore visibles de mon école. La haine sortirait des salons voire des livings de la folie éducative ordinaire où la Psychanalyse, se perdant elle-même, aura pu la circonscrire à son tour, comme si, dès lors qu’il s’agit d’inconscient, toute théorie devient éducative malgré soi et renvoie le secret surpris à de plus stricts secrétaires.
Je n’échapperais pas à ce destin. Il me resterait à rameuter en moi – et dans ma culture – tout ce qui bave et éjacule subtilement, grossièrement, devant l’humiliation d’un petit d’homme, ou d’un petit homme, ou de l’ombre encore affaiblie de quelque brave animal – et considérer l’irradiation de ma pensée la plus éducationnelle par la vibration de ce que – dès lors que nous ne manions plus le hachoir musical de Gilles de Rais4 – nous nous contentons d’appeler des « fantasmes ». Oui! il faudrait faire ce travail psychanalytique – mais sans trop le dire et même en oubliant de le savoir – dans des conciliabules plus louches que les couloirs de nos discours où rien ne rôde (entre les clairs alignements de nos concepts) sinon l’idée toujours affadie de l’enfant qu’aucune chair ne hante (sinon toujours la sienne!) et alors même que le désir d’éduquer s’élève au dessus du « pot aux roses » (du petit Hans) comme le soupir éternel de l’esprit des maîtres qui ne pensent qu’à la pensée !
Mais le « roman pédagogique » laisserait-il passer entre les piliers de sa nef le soupir de derrière ce soupir, la chair pas triste de derrière ces livres mallarméens lus et sus, en quoi le sifflement de fouets très anciens pourraient encore être entendus sous le bruissement acide des admonestations de « celui qui sait » – quand il les distribue à la ronde de l’ignorance, à la fraîcheur stupide de la naïveté condamnée. Il faudrait à la Théorie cette force architecturale qui fait d’une cathédrale aussi bien désertée par l’idée de dieu qu’emplie de sa croyance le carrefour des sexualités expertes – ainsi qu’un tableau de l’enlèvement des Sabines où la vertu menacée se pare de l’attrait des corps qui en sont le rempart léger.
Une Théorie de l’éducation où la Psychanalyse serait entrée offrirait ces visions déculottées dont le rebondissement imprévu pourrait conduire de scabreux paysages tels qu’une Ecole où on apprendrait à oublier ce qu’on sait – et à la façon justement de ces temples qui conduisent à l’idée de l’Etre par le détour lumineux d’un vide où son absence confine à la densité, où l’alchimie de la chair tendre du nouveau né secrète sous d’inévitables déchirures l’émanation philosophale de son or déjà royal, car l’enfant naît aussi de sa mort délicieuse en nous.
En bref une Théorie de nos théories éducatives ressemblerait à l’existence – de Dieu, ou de la Nature, ou du bonhomme qui va faire de l’éducation (scions-scions) comme on fait du bois : on y verrait comme dans un tunnel – fût-ce même de nuit! – les deux bouts de ciel un peu moins épais qui sont l’entrée et la sortie de la pensée à travers les corps opaques, et seulement, lorsque son train illuminé le traverse, un aprçu des parois jusque-là muettes et aveugles.
Dans l’obscure forêt des pratiques (éducatives) il n’y a de Théorie qui éclaire que celle qui la déoupe – sans peur ni pitié – d’une retombée de pensée bûcheronne à la hache éclatante.
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1. voir Serge Leclaire, On tue un enfant, Le Seuil, 1975
2. voir Georges Bataille, Gilles de Rais, J.J. Pauvert, 1965.
3. Nous avons choisi de « déloger » l’infanticide de son non-dit culturel d’où le titre à la fois spectaculaire (doublement, si on admet l’hypothèse théâtrale) et déplacé (par l’effet de ce jeu de mots réparateur) de l’ouvrage en préparation : Les loges de l’infanticide !
4. Le grand oeil de ce voyeuriste dont la conscience serait toute entière dans la visée de l’enfant a été décrite par Michel Foucault, dans son analyse de l’institution carcérale et pédagogique dite panoptique. Voir Michel Foucault, Surveiller et punir, NRF, Gallimard, page 197 à 229.
On ne peut manquer de rattacher par ailleurs cette métaphore de la conscience (aux aguets dans la surveillance) à la culpabilité sépulcrale de CAIN: « l’oeil était dans la tombe… »Jean-Pierre Bigeault
In Le Bloc-notes de la psychanalyse, n°7, 1987
« Or de là où les choses s’engendrent vers là aussi elles
doivent périr selon la nécessité »ANAXIMANDRE
Certainement c’est l’intérieur de soi, à bas bruit psychanalytique, qu’ « on tue un enfant »1. Mais on tue les enfants, ailleurs, chez les pauvres, à la campagne, dans la banlieue blafarde, dans cette frange dévoyée de l’amour maternel qui déporte la folie des femmes à la frontière démoniaque d’un autre monde !
Même le discours (scientifique) a réussi ce tour de force : projeter l’infanticide hors de son cercle dans une région de l’innommable où il y aurait perte de sens, alors même que tant de mythes et la simple observation en font voir, sous l’infaillible rite, une théâtralité quasi ordonnée, une liturgie de la déraison.
Ou n’est-ce pas que « l’infanticide – comme tout le monde s’accorde à le dire ) n’est pas un crime comme les autres » ?
Plutôt qu’une scène ou la pièce toute entière d’une farce2 ou d’une tragédie aux dimensions tantôt domestiques tantôt métaphysiques, l’infanticide apparaît comme le lieu d’une représentation presque sans images, et en cela nous pourrions dire de ses « loges »3 qu’elles sont aussi vides que celles d’un théâtre après que les acteurs et les spectateurs se sont évanouis.
L’infanticide – une fois qu’on a compris que les effroyables « faits divers » qui en assurent le remplissage ne servent qu’à l’épurer de sa réalité terrible – serait mieux défini si on le comparait à la totalité d’un espace voué à la vision quasi déserte (à la presque pure conception de l’idée) d’un « acte » dont l’agent lui-même ne serait que le voyeur rentré en lui par effraction.
En ce sens ou pourrait dire que le crime, quelque réel qu’il soit, participe d’une réalité plus proche de celle d’un souvenir voire de celle d’un rêve. Si bien que le criminel s’y tient comme un spectateur arrivé après le pièce et qui, faite d’en appréhender directement l’intrigue ou le simple argument, s’attacherait à en construire le support scénique (cette matérialité dépouillée de l’acte sans histoire), l’infanticide consistant dans cette conscience à peu près vide et cependant s’éveillant à elle-même, comme, à une « autre vie » le défunt ou l’enfant.
L’enfant de l’infanticide répond à l’exigence de cette conscience obstinément mais sourdement décidée à se voir naître ou renaître. L’imbécilité compulsionnelle du meurtrier témoigne du caractère impérieux (sinon assuré) de cette décision. Ainsi, le voyeur pour entrer dans ce qu’il croit avoir vu (sans jamais en avoir acquis la certitude), répète avec frénésie l’édification du lieu d’où il verrait ce qu’il ne voit pas, posant aussi que « l’objet » doit disparaître au seul profit de son regard.
Dans la psychose puerpérale comme dans l’éducation familiale et ses prolongements, le « crime » obéit – mutatis mutandis – à une même économie pseudo théâtrale : la mère et l’instance pédo-productive qui en prend de tous côtés l’imposante relève ne font que dresser l’estrade ou l’autel de leur conscience perdue-retrouvée. L’acharnement mécanique du meurtre comme celui des pédagogies donne la mesure de cette nécessité où se trouvent les « auteurs » de l’enfant de le viser jusqu’à sa possible disparition afin qu’en tous cas leur vision (du guet à la surveillance) et le grand oeil qui l’élabore4 s’ouvrent et s’élèvent en eux.
Les meurtriers d’enfants sont ressenti depuis longtemps ce besoin de rouvrir pour leur compte une matrice qui serait enfin le contenant de leur moi, le théâtre de son spectacle. Une société puéricultrice comme la nôtre n’échappe pas à la psychose de sa dépossession psychique, et on peut ainsi comprendre que plus elle s’occupe de l’enfant et plus il lui faut, dans cette occupation même (obsédante comme une passion), nier l’objet qui la possède et se reprendre en le possédant.
le paradoxe de l’infanticide tient en cela que l’enfant y figure à la fois le symbole d’un éveil de la conscience ou d’un réveil de la conscience dans un organisme en partie vidé de ce qui constituait (autrefois ?) son « image de soi », et le symbole de la perte de cette conscience absorbée comme dans un miroir. C’est donc vers une problématique du paradis et de la Chute que nous conduit l’infanticide mais dans la circularité d’un enchaînement implacable où fonctionne envers et contre tout (et par-dessus ou par-dessous les rationalismes « libérateurs ») « la Faute » – puisqu’il faut l’appeler par son nom.
On comprend mieux que le crime s’accomplisse dans l’obscurité d’un espace psychique qui n’a sans doute de la détérioration mentale que l’apparence trompeuse. Le meurtrier rentre dans son théâtre comme un voleur qui ne peut s’emparer de la scène et de la loge du voyeur que si elles sont vacantes. Car il se souvient bien assez de la pièce !
Et si l’infanticide contribue ainsi au règlement de la faute originelle ou faute sexuelle de l’origine, c’est que l’enfant témoigne de ce qui s’est passé dans un commencement sordide et triomphant où les « auteurs », bricoleurs invétérés, ont bel et bien failli faire sauter la planète.
Les meurtriers de l’enfant ont certainement assisté, du plus profond de leur stupidité minérale, à ce printemps de la divinité, à l’insondable jouissance cosmique dont le branle-bas s’est répercuté jusqu’à eux. Ils ont certainement vu ce qu’ils ne devaient pas voir et ils n’ont de cesse de le revoir en s’appliquant, dans le même geste, à en lier et à en délier l’image.
La « débilité » des ces « pauvres filles » plus ou moins bretonnes, ou de ce militaire vendéen ou de ce curé lorrain – qui fendent de leur cortège franchement rustique la foule civilisée de notre société éducative – aurait-elle plus d’un tour dans son sac ? Mais nos doctes constructeurs d’enfants ne se chauffent pas d’un autre bois !
Ils ont vu mieux que personne la fameuse violence originelle : leur pauvre air d’oiseaux sans becs, l’indulgence affichée jusqu’à la mièvrerie de leurs yeux qui flottent, la scientificité délavée de leurs discours, témoignent de cet effort d’édulcoration de la vie pas où tous ces faux doux avouent assez qu’ils en connaissent la cruauté.
Aussi bien n’ont-ils rien de plus pressé, comme les héros du fait-divers (fût-il monté en graine mythologique!) que de revenir à cette image qui les poursuit. Car l’enfant leur re-présente à la fois cette image et le lieu d’où cette image doit être extraite pour que, sous le prétexte de l’instruire (de le construire), émerge enfin dans sa pure potentialité de « contenant » le théâtre (enfin nettoyé!) du monde adulte. Ainsi l’infanticide développe-t-il un espace de rationalité productive sur les ruines de ce fantasme de « nature » qu’attise encore un peu l’enfant dans l’esprit de son constructeur-destructeur.
Et voilà pourquoi, par delà les registres, nous pouvons assimiler la machinerie meurtrière la plus rudimentaire et des stratégies illusoirement sophistiquées qui, pour être pédagogiques, n’en sont pas moins l’expression contournée d’un appareillage destiné tout ensemble à la « mise en scène » et à l’abolition de cette « scène » évoquée par l’enfant.
Sous cet aspect on dira que l’éducation moderne avec ses rituels désacralisés (et cette pauvreté initiatique qui la caractérise) n’exalte la position de l’enfant (promu sujet du progrès sur lequel se fonde son idéologie) que pour le soumettre à sa perspective désincarnée (un profil de carrière!) – élaboration d’un regard essentiellement narcissique où l’objet ne compte plus que comme support d’un moi meurtri.
Les coups de ciseaux de la mère qui, dans un ordre aberrant, dessine et efface à bout portant le corps de son enfant ne visent bien souvent rien d’autre.
La destruction de l’objet – soumis à la pseudo-rigueur d’un système qui le propulse au centre aveugle du désir – réarme le bras déchu du meurtrier, sinon, comme il espère encore, sa conscience vacillante. Mais c’est en vérité que la décision de tuer l’enfant ne lui vient, comme dans les sacrifices traditionnels, que d’instances dont il subit le commandement5.
Tant il est vrai que l’aveuglement d’une conscience qui substitue sans le savoir un désir à un autre n’obéit plus qu’à un destin fixé par les dieux !
Et ce n’est pas le moindre paradoxe de notre rationalisme éducatif qu’il se débatte, au nom d’une culture désemparée, dans une aliénation peut-être plus lourde encore que les « dressages » d’antan.
Car l’enfant, objet d’un regard qui ne le traverse que pour revenir à cette société quasi orpheline (qui le dévore des yeux), disparaît de la scène où ce regard l’inscrit et qui est celle précisément d’un désir interdit.
Ainsi dirait-on qu’une société qui ne se remet pas de « la mort de Dieu » tente à la fois de se refaire un destin dans sa pédophilie « propre » (nettoyée à la lessive scientifique) et de s’affranchir de l’image incestueuse qui structure ce destin. En posant son objet éducatif hors de la sphère pulsionnelle, à distance en particulier du « désir de mort » qui hante pourtant la conscience de cultures moins expertes à discourir sur l’inconscient; en isolant l’enfant de sa réalité et de la réalité de ceux qui le font, cette société fonctionne dans l’abstraction d’un univers qui se défend d’être ce qu’il est.
Les meurtriers d’enfants ne savent pas davantage que leurs coups, lorsqu’ils s’abattent sur une ombre, sont l’envers et donc l’équivalent de ce qui les attache inexorablement à leur victime. Et faut-il dire que l’ombre en effet – qui n’est pas sans rappeler les morts-nés dont s’effraya le Moyen-Age6 – s’étend aujourd’hui sur l’enfant à proportion de cette menace que fait aussi peser sur lui la légitimation de l’avortement. La royauté de l’Enfant peut toujours s’augmenter de ce qu’induit le statut (quantitatif et qualitatif) d’une jeunesse plus ou moins hypostasiée, cette royauté n’est plus ce qu’elle était!
Si bien que l’ambivalence sociale à l’égard de l’enfant prend les proportions d’un conflit où la haine de l’adulte à l’égard de son jeune séducteur se développe à raison même de cette séduction et en des termes où la « réalité » (du désir de mort) vient soutenir le fantasme.
A telle enseigne que, tout comme les meurtriers d’enfants, la société qui pourrait dire avec le curé d’Uruffe « il y a quelque chose en moi que je ne comprends pas » ne s’acharne à « éduquer » sa progéniture que pour ignorer (refuser) ce qui l’attache doublement à elle : un désir, qui, sous le couvert même de l’idéalisation conduit à une fusion tellement régressive que l’amour s’y fait peur à lui-même, et n’a plus qu’à se déguiser en hystérie éducative; et un autre désir – où affleure le sadisme et qui, toujours trouvant plus ou moins à s’institutionnaliser dans un cérémonial, débouche sur le sacrifice laïcisé des mises au pas militaire ou scolaire où s’accomplissent ce que, parlant d’Iphigénie et de son père, André Green a appelé des « noces de mort »7.
Entre les Bacchantes et Agamemnon s’opère ainsi, d’une misère à une espèce de gloire, du HLM déclassé à l’école obligatoire de Jules Ferry, un infanticide ordinaire qui – dans sa version moderne en tout cas – ne dit même plus son nom !
Le lieu théâtral de l’infanticide s’estompe dans la nuit des légendes qui ont fait long feu. Déjà vidé par essence de toute représentation, il se vide une deuxième fois de cette forme étrangement creusée dans le désir humain où prend pied la conscience. Ainsi peut-être passe-t-on – pour ce qui est de la conscience moderne – d’une modalité de malheur à une modalité de désespoir. Le lieu théâtral de l’infanticide n’est plus que ruine au milieu du mythe démythifié. On a tout compris mais rien ne nous comprend plus. Monstrueux fait-divers, l’infanticide-dont-on-parle associe contradictoirement la banalité événementielle et un prodige d’ailleurs démodé. Il a le statut néo-bourgeois de l’objet surréaliste qu’environne – au point même de le permettre – un décor rationnel. Ainsi réduit à une aberration que ne soutiennent plus les dieux, sans référence à la sacralisation sacrificielle qui en démontrait collectivement la démesure orgiaque aussi bien que l’émergence à peine voilée d’un calcul8, débarrassé facticement de son imaginaire comme si, une fois son cauchemar interprété, la conscience du rêveur demeurait seule avec elle-même, l’infanticide peut infiltrer le monde entier des relations de l’Homme avec son Enfant.
Et cette infiltration – qu’organisent les forces conjuguées du refoulement chrétien (où le filicide théologique prend les allures plus séculières d’un fratricide) et de la réduction rationaliste – prive de son inquiétante vigueur la dynamique originelle de « la génération » (ou mise au monde), sans parler de la dynamique du conflit de ce qu’on appelle aussi « les générations ».
Tant il est vrai que le lieu théâtral de l’infanticide auquel rituellement l’Homme fut longtemps convié par les dieux (et l’est encore dans les sociétés qui pratiquent l’initiation) – lieu vide de son propre plein (cette image fascinante des origines) – pourrait aussi, sous certaines conditions, s’associer la représentation active d’un passé dans le présent d’une création.
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Une théorie de l’infanticide devra donc trouver sa place à l’intérieur d’une théorie qui rende compte des phénomènes quasi cosmiques de la création de l’enfant.
Car l’enfant, véritable corps astral dans l’immensité du firmament psychique (y compris le plus apparemment désert) ne naît pas d’un processus univoque – entièrement favorable ou défavorable – comme la bonne ou la mauvaise étoile de nos rêverie sur le destin.
Une astrophysique de la génération humaine – s’allégeant des restrictions mentales qui nous fabriquent des morales (toujours) plus soucieuses de bonne conscience que de lucidité – reste à inventer.
En l’attendant, nous savons qu’à l’échelon individuel l’enfant procède d’une rencontre où le conflit des différences intervient comme un moteur certainement plus originaire que l’harmonie des conjonctions. Dans le monde des désirs la guerre justifie l’amour, sinon l’inverse.
Nous savons qu’en même temps la mère ne « produit » l’enfant qu’au terme d’un processus où la fusion appelée « symbiotique » ne débouche au moins physiquement sur la mise au monde qu’à raison de se heurter à cette force contraire dite d’expulsion, soit une agressivité (quasi ou pré-infanticide) qui conditionne ni plus ni moins la « sortie » de l’enfant.
Il ne saurait à cet égard y avoir de naissance sans l’intervention d’une violence originelle. Et cette évidence bio-psychologique devient très vite une évidence éducative : le sujet ne se construit qu’au prix d’un « abandon » minimal, et ce que les psychologues ont pointé sous le terme de « séparation »9 renvoie à un mouvement parental où le rejet tient sa place. Les mythes dits ‘de la naissance du héros » nous en apprennent là-dessus beaucoup plus que les manuels de puériculture pour qui l’enfant, scientifiquement aimé, échapperait à la « haine » de ses éducateurs.
Mais c’est oublier que l’enfant « excède » naturellement ceux qui l’aiment: il les excède non seulement par sa vitalité débridée mais, dès le départ, par la surcharge de sens qu’il donne au Désir de l’Homme; ouverture si vite refermée, toute puissance renvoyée à ses limites – puisque mettre qu monde un vivant, c’est aussi mettre un terme anticipateur à sa propre vie, signer en quelque sorte par avance son arrêt de mort. Et aussi bien l’enfant – agresseur de cette imagerie (si vite refoulée dans une idéologie de l’enfant-sauveur!) s’emploie-t-il à réveiller – précisément chez ceux qui l’aiment – une hostilité dont le bénéfice peut encore lui revenir. Car qu’est-ce que l’autorité – quelque justification qu’on en donne par ailleurs – sinon cette hostilité potentiellement bénéfique que l’éduqué demande (aussi) à l’éducateur pour se tenir à bonne distance de son amour et de sa haine. Dans le rejet qu’elle réitère – comme en faveur d’une deuxième naissance – l’autorité délimite un « dehors » (qui n’est vertes pas un « nulle-part ») et on pourrait dire que l’éducation (au sens étymologique du mot), cette « sortie » seconde, constitue un « abandon » doublement nécessaire mais qui ne se légitime aussi bien que de « remettre l’enfant au monde », soit donc de lui ouvrir un autre espace que celui-même où se joue entre les partenaires le combat toujours trop singulier de l’hostilité des personnes.
Ainsi, ce que nous avons appelé « l’infanticide éducatif » correspond-il à la dérive d’une telle hostilité (potentiellement bénéfique), lorsque, méconnue dans son principe, elle prend une revanche dans ces formes régressives où l’autorité se met à jouir de son excès comme de son manque, au lieu de tracer entre l’adulte et l’enfant les nécessaires limites symboliques d’une séparation.
De la famille à l’école une véritable « mise au monde » de l’enfant impliquerait donc que les conditions institutionnelles de l’autorité éducative soient réarticulées avec les conditions d’une authentique créativité.
Car seul l’éclatement de la vie justifie le retour d’une violence naturelle telle que celle qui se manifeste au coeur du nécessaire procès de la séparation.
Mais la réinvention des institutions pédo-productrices appelle que le modèle fonctionnel d’où elles procèdent soit lui-même revitalisé. Une théorie de l’éducation réinsérée dans une théorie de la naissance – qui réintégrerait elle-même l’infanticide comme tout à la fois sa condition et sa limite – est ainsi devenue d’autant plus nécessaire qu’une dynamique de la mise au monde ne se dégage pas – bien au contraire – d’une problématique de la production.
Dans cette perspective on dira que la Famille et l’Ecole modernes ont tout à apprendre de ce qui, en elles continue de fonctionner sur le mode inavouable de l’exclusion de l’enfant. « Mettre au monde » et « sortir un produit » ne procèdent pas du même mouvement centrifuge puisque, dans le premier cas, le « sujet » n’échappe à sa condition d’ « objet » que si son auteur en vient à l’imaginer lui-même comme « autrui » à part entière et, pour cela, s’en débarrasse paradoxalement comme d’un intrus, le renvoie à une origine censée (déjà) lui appartenir (du jour de cette naissance tous les jours répétée où il va commencer), l’expédie vers un avenir réputé libre, c’est-à-dire insaisissable, si bien qu’au bout de cette « expédition » se dessine en filigrane latin le « ad patres » d’une sale idée !
Quel producteur demande à son produit d’être ainsi – dans l’ambiguïté d’un désir qui contient sa perte – son propre père ? Une théorie de la mise au monde, en reprenant les éléments complexes de cette destructivité essentielle, ne permettrait plus de confondre les auteurs et les producteurs, surtout quand les auteurs font une oeuvre appelée à devenir auteur à son tour. Et en associant à la destructivité la créativité singulière du poète qui consent ainsi à « l’échappée » du poème (car la maîtrise du créateur n’est pas le tout de l’oeuvre!), elle indiquerait un lien qui ne lie plus depuis longtemps l’institution éducative avec elle-même : car sa violence séparatrice tourne à vide chaque fois qu’elle oublie que son « enfant-poème » peut aussi l’ « inspirer », la tirer loin au dehors des limites de sa machinerie, la déborder d’un secret qu’elle a voulu et qui pourtant (fût-ce à elle-même tout justement!) ne se livre pas…
C’est donc à retrouver sa « fonction initiatique », à mieux articuler « l’infanticide symbolique » d’une exclusion avec le désir sans cesse repris de la « mise au monde » ou inclusion (d’ailleurs elle-même symbolique), que l’institution pédo-productrice pourra devenir pédo-créative dans une société qui vise à la fois l’intégration et (en cela plus ambitieuse que les sociétés traditionnelles) la liberté subjective
Il reste que « changer de modèle » pour une Famille et une Ecole tiraillées entre l’autoritarisme sans image de sa bureaucratie et le pédocentrisme d’un espace éducatif sans étendue (réduit à un point fixe comme une obsession) appelle une conversion profonde : se détourner d’une idéologie qui constitue les institutions (par opposition aux personnes) en instances supposées solidement unifiées dans l’univocité morale de leur destination. Car ni la Famille ni l’Ecole ne sont bonnes – ni d’ailleurs mauvaises – par essence : leur identité même n’est qu’un leurre si on la rapporte à la figure simplifiée que leur fonction « privilégiée » dessine.
Une structure créative ne l’est-elle pas en effet qu’au prix du risque qu’elle prend de ne plus savoir « qui elle est » vis-à-vis de ce qu’elle crée (de celui qu’elle crée) puisqu’aussi bien c’est ce « créé » qui la crée elle-même ? Il y a là, au coeur de la structure, une potentialité de folie même qui la définit certainement beaucoup mieux que la sempiternelle référence à la pureté (ou à la malignité) de ses intentions.
« Changer de modèle » en matière d’institution éducative, c’est d’abord retrouver qu’il existe une « impureté » dans le mélange de la raison pédo-productrice, une faille par où le « système » pourrait s’engouffrer et l’enfant de l’infanticide avec…
Rien ne se crée d’un sujet pour qui la fracture – toujours vue comme venue d’ailleurs (fût-ce d’un lieu de soi « mauvais » et précisément projeté sur l’enfant) – n’apparaît pas comme ce gouffre où se trouve le monde de la mise au monde.
Le modèle sacrificiel auquel renvoient tous les grands mythes de fondation et de formation contenait sans doute ce vide immense, l’installait au centre de la pensée alors que nos mythologies de la production (relayées par celles de l’élucidation explicative) n’en font plus qu’une défaillance de la Raison, une Crise.
De la jouissance mal vécue des auteurs coupables (devenus tueurs d’enfant) au plaisir de créer des poètes (tombés fous comme d’une grossesse divine) s’ouvre l’abîme de l’infanticide.
Sa théorie serait une passerelle jetée par-dessus pour servir de fil à une traversée qui, au lieu d’en recouvrir l’étendue, s’efforcerait d’en maintenir à distance les deux bords vertigineux.
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Il était une banlieue… L’infanticide occupe faussement un espace du dehors. On voit bien que l’organicité souffrants de la banlieue soutient le système de la raison urbaine une fois que sa déchéance éclate au soleil.
L’infanticide étant le meurtre des commencements, il fleurit de ces démembrements de jeunes corps rendus au déchirement des matrices dont s’honorent les hommes dès qu’ils se mettent à construire (à penser) « un peu sérieusement ».
Il faut que jeunesse se passe !
Aussi bien, ce rapport des auteurs au lecteur prend la forme ici de l’espace concentrique où les premiers (pâles princes!) balancent à la jeune figure du second la juvénile incongruité des images par où le livre (qui reste à écrire!) commence. Ce livre naît de ce démembrement renvoyé à la déchirure.
Tout ce qui commence dans l’esprit – fût-ce la plus dérisoire des idées – passe par cette violence de tout ce qui, dans les images, reflète encore la violence organique des commencements.
« Mettre aumonde » c’est aussi revenir sur les lieux du crime !
Une ville – une pensée sagement construite – reviendrait si souvent à son origine que sa blessure de plaisir d’être au monde s’ouvrirait dans ses jardins.
Un père, une mère, des écoles s’aimeraient d’avoir osé aimer. Les jardins de cette ville seraient aussi les cimetières rigoureux et secrets du passé – ce qu’on appelle sa culture, sa violence à peine radoucie. Un jour on y enfermerait les enfants. Un autre jours, les forains y plantant leurs manèges, la fête éducative se mettrait à tourner sur les siècles enfouis, sur les mises au monde décolorées.
Mais la couleur du sang de la naissance reviendrait parmi les cris et les rires. Notre théorie serait rouge dans le matin trop blanc.
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1. S. FREUD, « Jean Martin CHARCOT », GW I 21-35. Trad française Résultats Idées Problèmes, tome I, P.U.F. 1984
2. A Uruffe (en Lorraine), le 1er décembre 1956, l’abbé D. éventra sa maîtresse, Régine, qui attendait un enfant de lui. En ayant ensuite extrait le foetus, il le baptisa avant de le tuer à son tour.
3. Serge Leclaire, On tue un enfant, Le Seuil, 1975.
4 Cf. à propos des manécantries subventionnées par Gilles de Rais, Georges Bataille, Gilles de Rais, J.J. Pauvert, 1965.
5. Agamemnon et Abraham là-dessus se retrouvent ! Voir André Green, Un oeil en trop, les Editions de Minuit, page 213.
6. voir Charles Didier, Faut-il baptiser les enfants ?, Editions du Cerf, 1967. Lire aussi quant à l’hypothèse d’une culpabilité collective relative à l’avortement, l’excellent article de Laurent Dispot « E.T. sur le divan » in Le Matin, 01.12. 82.
7 voir André Green, opus cité
8. On se reportera, pour éclairer cette articulation (économique au sens d’une économie psychique) entre la démesure de la dépense et la mesure (ou son simulacre) de la Raison calculatrice à l’oeuvre de Georges Bataille et en particulier : la part maudite, les Editions de Minuit, 1949.
9. Sur la valeur de la séparation en tant qu’expérience fondamentales et potentiellement constructive, on pourra lire en particulier Winnicot D. W., « La position dépressive dans le développement affectif normal », De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, Paris, 1969.Jean-Pierre Bigeault
In Le Bloc-notes de la psychanalyse, n°7, 1987
A regarder d’un peu près le langage qui l’énonce officiellement, l’Ecole n’est-elle pas toute entière avec ses contradictions dans le texte qui l’enveloppe non point seulement à la manière d’un manteau (de Noé) – voire d’une camisole – mais véritablement d’une peau où se projettent ses conflits les plus intimes ?
Si tel est le cas, le discours par quoi l’Ecole tente d’apporter remède à ses propres maladies devrait se présenter comme un compromis symptomatologique où se lirait en filigrane de la thérapeutique proposée la pathologie maintenue.
Ainsi les textes officiels qui prétendent répondre à l’ « échec scolaire » par une « pédagogie de soutien1« pourraient s’avérer doublement révélateurs du mal qu’ils visent à combattre tout en contribuant à le maintenir.
Dans cette hypothèse, le « discours administratif » qui parlerait de l’Ecole à sa place et le « discours supposé réprimé » de l’Ecole elle-même serait une illusion.
Dénoncer cette illusion vise à montrer qu’en deçà du rapport politique qui lie l’école à son administration sur le mode (sans doute variable) d’une dépendance au(x) pouvoir(s), il existe un rapport de complicité psychologique où s’échangent sur le mode fantasmatique des images dont la récurrence risque toujours de l’emporter sur la progression des idées.
Ainsi entre les deux pôles apparemment antagonistes de l’institution le conflit toujours dénoncé ne servirait-il pas qu’à accentuer le lien vivace d’un réseau de représentations communes sur lequel l’Ecole et son discours se fondent réciproquement ? Sur ce point modal – dont la structure serait celle même d’un mythe de l’Ecole (bonne ou mauvaise mère…) – les sciences de l’Education et les bonnes intentions de ceux qui veulent le changement peuvent toujours être appelés à buter ; à moins sans doute que de soumettre l’Ecole à une critique élargie et qui passe aussi par l’élucidation de ses « rêves ».
De la doctrine (d’une pédagogie de soutien) au fantasme (de la puissance de l’Ecole) ou comment une fausse théorie psycho-pédagogique ne tient sa cohérence que de l’idéologie mystificatrice qui l’a produite.
Introduction :
Il faut donc se reporter aux textes qui définissent la « pédagogie de soutien » pour y voir fonctionner dans toute son ambiguïté une conception pédagogique victime de sa richesse même.
Il semble en effet que les auteurs des circulaires (n°77/123 et 77/124 du 28 mars 1977) aient voulu faire passer dans leurs propositions le plus grande partie des acquis et des hypothèses que la Psychologie et les Sciences de l’Education ont mis à notre disposition depuis quelques décades.
Sans doute les limites de l’exposé nous valent-elles des raccourcis saisissants ; il n’empêche que bon nombre de notions-clefs sont là, empruntées tour à tour à des disciplines et à des théories devenues miraculeusement complémentaires. Sans doute, cette « cohérence » – qui n’effraiera que les « spécialistes » – privilégie-t-elle certains aspects de la réflexion éducative moderne aux dépens des approches plus directement informées par la sociologie et la psychologie sociale ; et on ne manque pas d’y voir une option politique d’autant pus paradoxales que l’objectif déclaré de la Pédagogie de soutien s’inscrit dans une perspective d’ « égalisation des chances ». Mais qu’à cela ne tienne ? La savante -quoique insaisissable – articulation qui associe l’individualisation des méthodes au maintien d’une intervention sur des « petits groupes » réintroduit la chaînon qui faisait défaut : et on se dit que rien décidément ne manque à la vision globale, totalisante et unifiée qui nous vient ainsi des sphères où la multiplicité des tendances se convertit en une « doctrine ».
Laissant de côté l’analyse du « système » capable de produire une telle systématisation, nous voudrions en montrer sous l’apparente cohésion doctrinale l’incohérence théorique et méthodologique.
En voulant concilier des conceptions de l’échec scolaire qui s’excluent – ou à tout le moins ne peuvent se recouper qu’à condition de s’ordonner les unes par rapport aux autres – la doctrine du soutien pédagogique ne trahit-elle pas la faiblesse de ses fondements ? Fabriquée en effet de pièces et de morceaux, la théorie de l’éducation scolaire à laquelle elle renvoie pâtit d’autant plus de sa complexité que celle-ci n’est qu’une somme de simplifications sans principe organisateur.
Ainsi voit-on d’une certaine façon le bénéfice de la Science se retourner contre lui-même et ce retournement servir d’appoint à des mouvements qui auront bientôt fait du « retour à la nature » l’insidieux cheval de bataille d’une « réaction » faussement innocente.
Mais surtout ce mélange de conceptions inconciliables soutient une ambition qui ne peut que prendre en défaut les malheureux enseignants sensés la satisfaire : car outre qu’il leur faut assurer des contradictions théoriques dont ils ont pour le moins le pressentiment, il leur revient encore de s’accuser d’avoir failli en toue hypothèse dans l’application de leur vaste programme d’intervention, s’ils échouent à rattraper l’échec. En ce triste sens, on pourra dire sans aucun doute que les enseignants partagent avec les enseignés le sort que fait à ses clients une administration qui confond l’étendue et la sophistication d’un projet avec sa véritable cohérence interne, seule chance de la voir aboutir.
Malheureusement cette maladie technocratique se nourrit aussi des poisons qui semblent infiltrer de façon spécifique bon nombre des propositions touchant à l’Education et se réclamant par ailleurs d’une approche scientifique. L’Ecole n’est-elle pas un lieu fantasmatique où bien des « révolutionnaires en chambre » reconstruisent, sous l’apparence d’une rationalité largement informée, une rêve de toute puissance qui nous vaut une montagne de… publications.
Plus rares, les constructeurs d’écoles, confrontés à la réalité de l’enfance et de son environnement, n’ont souvent qu’une idée – toujours contestable – mais qu’ils s’efforcent de développer dans la logique d’une applications à la fois exaltée et modeste. Mais c’est bien plutôt l’idéologie censément retrouvée de ces pionniers (à travers leurs propres textes souvent maladroits) et non l’analyse effective de leur expérience concrète qui alimente – avec des bribes d’un difficile acquis scientifique – les conceptions pédagogiques qu’on croyait averties et qui, vidées et nettoyées de leur vraie passion, sont ainsi devenues « officielles ».
De ce point de vue, les textes qui nous sont ici proposés sont bien écrits, qu’ils le veuillent ou non, par tous ceux qui confondent la pratique du discours des Sciences Humaines avec la pratique de l’homme et spécialement ici de l’homme dans sa jeunesse, ce continent toujours mal connu.
Faisant donc le procès de ce syncrétisme officiel en matière de théorie de l’éducation scolaire, nous visons aussi à démystifier l’idéologie qui, dans ses détracteurs mêmes, produit l’Ecole, ce lieu exorbitant d’un désir mégalomaniaque où se reconstruit sans cesse la nouvelle église du salut laïc.
Premier niveau de la mystification :
Une doctrine qui vise au changement tout ne maintenant la principe du statu quo ante.
a) Vers une nouvelle notion « intégrative » de l’échec scolaire : le continuum de l’inadaptation
Ce qui frappe d’emblée dans la « doctrine » – telle que tracée par la définition d’une pédagogie de Soutien – est, avec sa volonté d’échapper au grief d’accuser les ségrégations sociales, sa conception d’un continuum de l’inadaptation (qui offre de surcroît l’évident avantage d’en justifier le développement quantitatif).
Double réponse à un problème socio-politique et pédagogique, la notion intégrative s’inscrit ici dans une esquisse de description de l’échec scolaire en termes discrètement psychopathologiques de trouble évolutif.
Entre une population légèrement perturbée (justifiant le degré 1 de l’intervention de soutien) et le « handicap caractérisé » (justifiant une « intervention pédagogique de caractère thérapeutique ») la continuité timidement admise en principe (l’Education spécialisée et la Pédagogie de soutien ont des territoires distincts) se dégage sans ambiguïté de la constance des champs où s’observent les symptômes2 et plus peut-être encore de la constance probable de leur articulation.
Une pédagogie, une psychopédagogie, une pédagogie de caractère thérapeutique sont les réponses graduées que l’Education scolaire peut apporter à cette maladie accidentelle ou installée qu’est l’échec scolaire. Si on ne manque pas de sentir que cette conviction ne s’accompagne pas au plan des méthodes d’une certitude aussi clairement affichée, il faut pourtant noter l’insistance avec laquelle il est dit et redit que les actions d’un degré déterminé sont « à concevoir et à conduire pour l’essentiel, selon des procédures et un esprit analogues à celles préconisées par le type précédent ».
Enfin, le « continuum de l’inadaptation » s’étend en deçà même de la zone où s’exerce la forme la plus atténuée du Soutien si on en juge par la référence à certaine fonction thérapeutique spontanée tant des activités d’éveil que l’éducation physique qui « bien conduites sont susceptibles de porter remède à des défaillances ou des carences d’ordre psychologique faisant obstacle à certaines acquisitions instrumentales ».
Si l’innocente géographie peut soigner, c’est que la maladie de l’échec a acquis ce statut de « maladie normale » (pour reprendre dans un tout autre sens un terme de Winicott) attachée au développement (et notamment ici cognitif) – autrement dit que l’éducation scolaire est d’emblée confrontée à des problèmes de dysfonctionnement d’une personnalité engagée à l’Ecole dans sa globalité.
On mesure le chemin parcouru ! De l’échec scolaire classiquement assimilé à un déficit soir de l’intelligence soit de la volonté (la vieille paresse!) nous voilà passés au raté plus finement qualitatif d’une organisation physiologico-affectivo-intellecteulle relativement constante dans son équipement (au moins potentiel)…
b) Sous le faux-semblant de la nouveauté le dernier carré des « bons élèves » justifie qu’on en revienne à la notion « ségrégative » de l’échec.
Il ne semble faire aucun doute que si l’échec est ainsi rapporté à une « trouble » pour ainsi dire consubstantiel au fonctionnement psychique, il nous renvoie à une conception de la « maladie scolaire » largement en avance sur la médecine mécaniciste sans parler de la pédagogie moralisatrice à jamais.
Pourtant la définition même du noble programme imparti au Soutien laisse à la Pédagogie qui n’est pas contrainte d’y avoir recours un champ étrangement misérable: car enfin si le Soutien commence où « un supplément de démarches spécifiques d’apprentissage… » ne suffit plus, on peut se demander si ces démarches sont aussi différentes d’un conditionnement que la référence à la pratique « courante » d’une pédagogie active voudrait nous le faire croire. Quoi qu’aient prévu en ce sens des instructions assurément édifiantes (et outre le fait que l’inadaptation ne cesse de s’étendre), l’aveu que le soutien confronté à l’insuffisance des apprentissages instrumentaux doit recourir à une « action éducative considérablement plus large » dit bien ce que l’observation nous montre: entre la Pédagogie de soutien et la « Pédagogie tout court »- celle qui non seulement se pratique mais à laquelle on pense encore et toujours comme à la supposée simple vieille instruction d’antan (faite pour des élèves doués!) – il y a l’abîme d’une réalité et, presque plus grave encore, celui même d’une théorie coupée en deux.
Aussi bien touche-t-on dans la formulation de la doctrine à une ambiguïté concernant les moyens d’action qui met en cause en effet la cohérence théorique du « continuum ». Car « s’il y a lieu de considérer que ces acquisitions instrumentales ne sont pas ne sont pas seulement tributaires des démarches spécifiques d’apprentissage, certes indispensables, auxquelles elles donnent lieu… », si les conditions de leur intégration passent pas une éducation du corps, de la vie affective, de la socialité, etc… on ne comprend plus très bien à quel type résiduel de « bons élèves » s’adresse une pédagogie qui continue de faire plus ou moins fi de ces conditions.
L’idée qui s’impose est que la prise en compte de la « sensibilité » de l’enfant (pour ne parler comme le fait la circulaire relative au Soutien dans les collèges que de l’une de ces conditions à la fois réduite et édulcorée) n’est en effet requise que si le fonctionnement intellectuel de l’élève est pris en défaut. Il existe donc bel et bien une pédagogie elle-même résiduelle – et qui n’ose trop avouer son nom – où ce qu’il est convenu d’appeler « l’attitude de soutien » (1er degré de la Pédagogie de Soutien à peine distincte de la pratique scolaire habituelle) apparaît comme un luxe inutile.
Et c’est ainsi que le recours à la psychologie s’arrête où le trouble de l’échec scolaire cesse lui-même d’intervenir comme ce raté normal d’un psychisme somme toute complexe – et qui justifie comme on l’a vu l’extension du concept d’inadaptation. Une pédagogie sans psychologie (si ce n’est « l’innocente » des matières d’éveil et de l’éducation physique) est donc toujours possible sur les marches de l’empire éducatif. Réduite à la part quantitativement congrue, cette pédagogie pour des « élèves sans problèmes » suffit à remettre en cause la conquête qualitative dont l’échec scolaire dans sa conception extensive semblait avoir enrichi la notion même d’éducation.
Car si, même allusive, même honteuse d’elle-même, une telle pédagogie est encore possible, c’est qu’il existe ue population pour qui les acquisitions instrumentales s’opèrent sans « obstacles », ouvrant sans plus de complications le champ suffisant des « démarches spécifiques d’apprentissage ». pour ces « bons élèves », la performance intellectuelle remet à leur place et l’harmonie corporelle et l’équilibre affectif et la socialité ; il ne s’agissait là que de moyens occasionnellement fondamentaux et non, comme tendait à le laisser croire l’idée du « continuum », d’une conception psycho-pédagogique intéressant l’Ecole dans sa totalité.
En fait de « continuum » l’esquisse qui ouvrait enfin la notion même d’inadaptation jusqu’à en faire espérer que le Soutien s’enracinait dans une pédagogie « bien conduite » ne sert plus qu’à circonscrire un large espace qui est celui de la rééducation.
D’un côté donc, sans cesse plus vaste et enrichi de multiples approches, le continuum « largement éducatif » de la rééducation, et l’autre l’enclos de l’instruction – peut-être le « dernier carré » – où « l’élaboration des structures mentales » nécessaires à l’apprentissage n’exige ni d’être « soutenue » ni d’être stimulée par un supplément d’éducation.
Il faut donc bien croire que les élèves qui accèdent naturellement à ces apprentissages n’y peuvent parvenir sans aucun doute qu’à condition d’une maturation suffisante et que celle-ci, entièrement mesurable à l’évidence des acquisitions scolaires, suffit au développement d’une harmonieuse personnalité. Après tout ! s’ils « réussissent », c’est que leur corps et le coeur – sans oublier créativité et socialité – sont au rendez-vous du succès. Aux « âmes bien nées » l’instruction suffit comme aux défaillants (et carencés) psychologiques l’éducation s’impose ! Et aussi bien, si un enfant a « perdu pied »- fut-il « immigré » (voir Soutien, degré 4) – rejoint enfin le peloton de ceux qui « marchent » (ceux qui sont « en mesure d’atteindre avec leurs condisciples les objectifs assignés à la classe ») on peut – remballer toute la psychologie et revenir aux choses sérieuses !
c) Une révolution manquée
Ainsi donc tout va changer, rien n’est changé ! L’échec, si répandu, n’est plus ce qu’il était : une infamie – lèpre il y a peu médiévale de nos écoles ? Son statut de maladie moderne quasi psychosomatique lui donne enfin droit de cité dans une institution hospitalo-scolaire qui s’ennoblit du raffinement obligé de ses pratiques. Et pourtant, sous couvert de le réintégrer avec les honneurs de la science, l’Echec n’est-il pas à l’intérieur l’étranger qui croît et se multiplie au milieu des structures d’accueil, de transit, d’adaptation… toutes confondues dans un seul soutien qui a mal à ses béquilles !
Car enfin, s’il peut rester dans une arrière-boutique de l’Ecole un modèle capable d’identifier la réussite d’une éducation démocratique à l’efficacité d’une instruction qui aura déjoué « les obstacles psychologiques », on doute que les Sciences de l’homme fassent autre chose ici que « beaucoup de bruit pour rien ».
On pourrait plutôt s’alarmer avec Françoise Dolto du succès de ces bon élèves dont la sensibilité bien endormie n’est même plus un souvenir lorsqu’une fois devenus technocrates ils continuent à « rationaliser (ce qui souvent revient à dire quantifier) un monde irréductible à leurs épures.
Et si l’échec précisément occupait ce « dernier carré », cette zone de « résistance » où la pseudo-maturation, l’harmonie en trompe l’oeil, la santé factice de nos « bons élèves » font d’autant plus illusion qu’ils répondent d’une façon « parfaitement adaptée » à un système d’éducation qui ne l’est pas ?
On comprendrait alors que la fameuse créativité (évoquée par les textes officiels) soit plus souvent l’apanage méprisé des hors-la-loi de l’Ecole que le privilège d’une élite coupée de ses forces vives.
Mais une telle idée renverserait bel et bien un certain « ordre établi », ségrégatif sans doute au plan socio-politique mais dissociatif combien sournoisement dans sa conception d’une personnalité aux fonction finalement disjointes. On ne peut s’y méprendre : la « récupération » des méthodes actives, fiches progressives et autres « sollicitudes particulières », l’intégration (aussi hâtive théoriquement qu’impossible en pratique dans les condition qu’on sait) des apports conjugués de Claparède, Freinet, Rogers… (pour n’en citer que quelques-uns) évacuent ce qui fait, dans les meilleurs cas, la vertu des techniques : leur cohérence méthodologique vis-à-vis d’un objectif qui n’est pas éducatif par raccroc et qui n’est souvent rééducatif qu’au regard d’une instruction dévoyée.
Ainsi donc dans le même temps où elle se délivre par nécessité du modèle qui l’étouffe et la condamne, nous voyons le Pédagogie en proie à ses démons intellectualistes, s’interdire d’être fidèle aux principes qu’elle redécouvre et qui ne sont rien moins que les principes épars d’une véritable éducation.
Une telle ambiguïté ajoute très probablement sa nocivité à la nocivité du système en place ; elle dissocie la machine déjà trop souvent dissociante et la paralyse dangereusement.
Deuxième niveau de la mystification
Une méthodologie de la pris en charge prétendument fondée sur une analyse qualitative (du trouble de l’échec) déguise en un simulacre de progression psycho-pédagogique la vieille distribution quantitative des niveaux scolaires.
a) Esquisse d’une graduation des troubles
Si le « continuum » de la psycho-pédagogie peut encore faire illusion, la construction même de la Pédagogie de Soutien en une progression de démarches – supposées répondre à une graduation des troubles – ne résiste guère à l’épreuve des faits ; néanmoins satisfaisante a priori comme tout programmation, évoquant sans d’ailleurs s’en justifier une représentation du développement en termes de « stades », la distribution de l’intervention psychopédagogique selon le degré (faiblement défini il est vrai) des lacunes, difficultés, défaillances, carences etc… laisse espérer qu’une rééducation scientifique se met en place. L’invitation réitérée – fut-ce de manière implicite – à distingues derrière les manifestations de l’échec « les causes profondes » conforte le pédagogue dans l’idée que sa Pédagogie, assimilée à une Psychologie des profondeurs, a pris le train du Progrès.
Mais l’examen attentif de la stratégie proposée fait apparaître tout autre chose.
Du côté des populations concernées la progressivité d’une gravité des troubles (en termes de « menace de perdre pied, difficultés, lacunes, échec ») ne se mesure toujours qu’en fonction du « niveau de la classe ». La référence à une psycho-pédagogie quant aux méthodes ne modifie en rien le critère de discrimination des niveaux d’échec : quantitatif, il permet de les évaluer classiquement en fonction des niveaux d’acquisition scolaires. Entre l’élève fragile qui risque de ne pas atteindre la moyenne et celui dont l’infirmité caractérisée le tient dans la les nasses performances, le lien est l’aune qui permet de mesurer entre elles des procédures et des efficacités dont les variation – on en le sait que trop – n’apprennent rien quant à leurs causes.
Ainsi donc, la distribution des difficultés, loin d’obéir au principe qui paraît inspirer leur prise en charge, entérine la classification la moins compréhensive de l’échec, consolide la ségrégation attachée à une évaluation restrictive, et ne peut qu’entraver le traitement de difficultés qui tout conspire à maintenir au niveau de leurs manifestations.
S’il s’agit de modifier tant soit peu l’attitude pédagogique habituelle – et c’est ce dont il semble être question lorsqu’on nous parle d’ « attitude de soutien », de « sollicitude particulière… » – on est alors loin du compte puisqu’au fond la nouvelle conception de l’échec scolaire ne sait toujours s’appuyer que sur la distinction entre « bons » et « mauvais élèves », descriptive en elle-même mais nullement explicative.
b) Illusion e réalité d’une psycho-pédagogie différentielle
On conçoit qu’en regard de ces catégories mal – ou trop bien – définies les réponses pédagogiques s’embarrassent de leur propre incertitude entre une vocation de « rattrapage » (remplissage qui ne dit pas son nom) et le voeu rééducatif nouvellement accrédité du label officiel. Ce ne sera pas du « bachottage »! disent les textes (du degré 2 de l’intervention) ; mais quelle autres voie s’ouvre au pédagogue s’il doit garder les yeux sur le « seuil minimal… », comme sur la ligne bleue des Vosges ?
Dans ce désarroi, les méthodes proposées (dont on voit mal à quelle graduation elles pourraient se plier) s’accommodent d’une volonté généreuse et incertaine de saupoudrage. On y est bien en peine – et pour cause ! – de découvrir un principe valable de progression qualitative et même quantitative.
S’il est certes vrai qu’en passant du degré 1 au degré 2 du Soutien la « modulation de l’attitude magistrale » (maître-mot de la prise en charge du premier type) prend une ampleur proportionnée à la difficulté des élèves réunis en « petits groupes » (de niveau), on ne manque pas de s’interroger : car ou bien cette « sollicitude particulière » susceptible de prendre en compte l’éventail des « difficultés d’ordre corporel, sensoriel, affectif, linguistique ou intellectuel » intervient pour la première fois et on se demande alors ce que fut « l’attitude de soutien » première manière pourtant définie de façon extensive ; ou bien cette sollicitude n’est que l’application à un moindre nombre d’une pédagogie aussi « courante » que le veulent les instructions, et le souci réitératif de la décrire (comme si en se « personnalisant » ici elle devenait enfin ce qu’elle ne peut qu’être!) vise à masquer la progression essentielle : à défaut de savoir s’il y a autre chose à faire (à ce niveau présumé nouveau de difficultés) faisons la même chose avec moins d’élèves – méthode nouvelle s’il en est !
Mais c’est précisément avec le 3e degré de l’intervention que perce une inquiétude quant à l’insuffisance possible de cette « modulation de l’attitude magistrale » vis-à-vis d’une population d’enfants « qui, pour diverses raisons, accusent quant à certaines acquisitions instrumentales des lacunes ou retards sensibles… ». A des « perturbations d’ordre physiologique ou affectif » et selon « diverses circonstances » il n’est pas assuré que le maître puisse répondre. L’équipe pédagogique, ou un « autre maître de l’école plus expérimenté ou qui, par sa formation, paraît davantage en mesure de dispenser une action mieux adaptée, du point de vue psychologique notamment », ou encore le GAPP (du secteur) vont se faire les garants d’une intervention dont la spécificité reste à définir.
Ainsi donc, s’il est une progression, c’est bien celle de l’incertitude en la matière.
Si l’on considère en effet que le résidu d’élèves qui a passé pour ainsi dire à travers les mailles du filet (que constituent ces trois degrés du Soutien) requiert une vigilance d’autant plus spécialisée, on s’étonne que la référence la plus précise à l’action du maître consiste dans le rappel qu’ « il doit cependant veiller à ce que le plus grand nombre possible d’élèves du groupe des plus lents conservent ou acquièrent la possibilité d’atteindre au moins le seuil minimal des objectifs assignés à la classe… ». Il ne sera certes pas dit qu’on sous-traitera les immigrés ! Mais la discrétion sur les moyens d’une prise en charge vraiment adaptée à la situation de ces élèves sur qui plane un diagnostic aussi inquiet qu’imprécis laisse à penser que la « sollicitude » magistrale est désormais dépassée.
Aussi bien, plus les difficultés sont censées s’accroître et moins le maître, confronté à des défaillances « d’ordre psychologique notamment », semble le deux ex machina (discrètement non directif) qu’on avait pu espérer. A la pédagogie active épanouie dans la « relation d’aide » qui, dans son flou artistique, suffisait au premier degré de l’inadaptation, il faut dès lors substituer des méthodes spécifiées. Ainsi passe-t-on de la « pédagogie par objectifs » su Soutien 2 au « rattrapage par la progression » du Soutien 3 pour déboucher en Soutien 4 sur une « progression d’allure concentrique » (!) qui jette le voile pudique d’une égalité des programmes notionnels sur la bien embarrassante « inégalité » des structures mentales !
Mais cette gradation qui se cherche et ne se trouve pas – parce que son principe n’est pas celui qu’elle affiche – existe bel et bien dans l’ombre et entre les lignes : nous avons, qu’on le veuille ou on, quatre procédures de Soutien qui correspondent à des niveaux d’acquisitions scolaires différents.
Eclatée en groupes « homogènes », la classe promise au Soutien propose à ses « divisions » internes un objectif commun appelé programme ou plutôt, les temps étant ce qu’ils sont, « seuil minimal etc… ». Chaque « division » poursuit le programme à partir de son acquis disponible et il n’est pas surprenant que la dernière (la 4e) justifie qu’on traite les notions à un « degré d’élaboration » en rapport avec le niveau de cet acquis. Qu’en bon français ces choses-là sont rites ! Où l’on parlait de « cancres » on dit aujourd’hui enfants qui n’ont pas la « maîtrise » des « apprentissages instrumentaux »! Mais si ce terme même – dans l’état des outils réels de détection et de traitement, comme dan l’état des représentations pédagogiques toujours prévalentes – ne désignait en effet rien deplus que ce qu’on appelle : les moyens intellectuels des enfants ? Tant ile st vrai que cette notion d’ « apprentissages instrumentaux » évoquée en introduction de la Pédagogie de Soutien comme la clef de voûte de tout l’édifice met en cause précisément (à travers les conditions de leur mise en place) le principe même d’une distribution des échecs scolaires qui s’obstine à opérer sur des effets plutôt que sur des causes.
c) Retour à la pédagogie du clivage : les niveaux scolaires
Car enfin , si l’on s’arrête un instant sur la panoplie des composantes en effet physiologiques, affectives, sociales, intellectuelles…que la psycho-pédagogie de référence nous invite à prendre en considération, que signifient d’un moint de vue théorique comme d’un point de vue pratique ces divisions par le niveau ?
Il semble bien que des conceptions empruntées à la psychologie génétique comme plus généralement aux psychologies de l’apprentissage et peut-être même à la psychologie freudienne viennent ici servir d’appoint malgré elles à la cause perdu d’une pédagogie du clivage où l’idée d’intégration ne se développe jamais qu’à l’abri d’une ségrégation plus ou moins honteuse.
Si un concept aussi délicat que celui de maturation (des structures cognitives ou affectives) doit prendre le chemin que suit encore dans certains milieux le trop célèbre « quotient intellectuel », on peut parier que les « immatures » auront bientôt rejoint et remplacé les débiles et autres idiots du folklore pédagogique.
Voilà sans doute où s’effrite la construction pseudo-scientifique qui voulait offrir à la Pédagogie de Soutien ses lettres de noblesse « psychologique ».
Mais la mystification prend une autres dimension si on resitue l’entreprise pédagogique dans son ambition éducative à la fois explicite et implicite.
Troisième niveau de la mystification :
Une théorie psycho-pédagogique qui ne donne pas à ses implications éducatives les moyens notamment sociaux qui en font la valeur opératoire n’aboutit qu’à une psychologisation de la pédagogie ; trahissant et la psychologie et la pédagogie elle trahit aussi l’éducation et ses objectifs déclarés.
Il ne semble faire aucun doute que la tentative de psychologisation de la pédagogie s’opère finalement ici contre la psychologie elle-même et désavoue son propre objectif dans le même temps où elle l’affirme. Car une « pédagogie active », informée des conceptions scientifiques dont on prétend l’étayer, déborde la perspective étroitement didactique et elle s’inscrit, comme le disent parfaitement les textes, dans « une action éducative considérablement plus large ».
Mais pour nous en tenir à ce que nous en suggère précisément les mêmes textes, ce principe n’est-il pas informé par le rôle tout à fait accessoire que jouent de ce point de vue les supports sociaux de l’entreprise de soutien.
a) Une conception restrictive de la classe
Ainsi tiraillée entre une approche par « petits groupes homogènes » et l’individualisation supposée possible (et souhaitable comme par définition en en toute hypothèse), la Pédagogie de Soutien ignore la perspective d’une dynamique sociale, éducative par et pour elle-même. On peut même s’inquiéter de ce que le découpage social, opéré selon les critères qu’on a vus, risque d’enfermer les groupes dans la représentation appauvrissante que s’en est fait couramment l’Institution. Car elle n’imagine pas que la classe ou ses « divisions » soient autre chose qu’un moyen d’atteindre les seuls « objectifs assignés » de l’apprentissage ; encore faut-il ajouter que ce moyen – réduit la plupart du temps à l’émulation compétitive – manque finalement son but, pour s’être empêché de l’inscrire dans un objectif éducatif digne de ce nom. Et l’on voit des « méthodes » qui ne se font pas faute d’évoquer « l’Ecole nouvelle » au sens le plus large faire ainsi l’économie de ce qui fut, chez Freinet par exemple, le véritable moteur. En ce sens, si la « socialité » fait discrètement partie du vocabulaire étendu de la Pédagogie de Soutien, on ne s’étonnera pas que ni l’idée de coopérative, ni celle de communauté ne transpirent d’un programme où l’efficacité intellectuelle consacre le privilège d’un développement bel et bien toujours conçu comme individuel.
A défaut de soumettre une telle restriction à l’analyse politique (que de plus compétents on déjà faite), nous ne soulignerons jamais assez combien l’évacuation du « social » à l’école trahit la pédagogie qu’on prétend défendre et la prive de sa force.
Mais il est vrai que si la classe n’était pas ce lieu faussement neutralisé qu’on imagine plus favorable à la pénétration su Savoir, si un groupe d’enfants scolarisés pouvait être fonctionnellement autre chose qu’on concours de cerveaux réunis par « l’exigence de la stimulation » d’un programme, sans doute cette redistribution des échecs en autant de niveaux que – pourquoi pas ? – de « têtes » (appelées « structures mentales ») apparaîtrait-elle pour ce quelle est : la fuite en avant d’un système qui craint d’éduquer parce qu’il a peur de devoir vraiment changer.
b) Une conception restrictive
De cette même évacuation combien significative la part qui revient à l’ « équipe pédagogique » paraît également révélatrice.
« L’unicité du maître » (principe dont l’intérêt ne fait certes aucun doute) ne sert-elle pas une résistance (plus certaine encore) à la prise en compte institutionnelle, cette perspective la plus directement attachée à tout projet éducatif ?
Les limites de l’aléatoire intervention d’une équipe sont ici celles que définit un objectif étroitement technique : étude de dossiers, exploitation concertée des interférences interdisciplinaires… Instrument susceptible de suppléer, dans les meilleurs des cas, à l’insuffisante information (ou formation) des maîtres l’équipe n’a d’existence, comme la classe, qu’en tant que structure fonctionnelle d’une machine à enseigner où le transfert de l’information est toujours sensé se faire indépendamment d’une véritable communication.
c) La Limite intellectualiste d’un « projet pédagogique » incapable de se situer comme expérience de communication (une « expérience social correctrice »)
Elle est certes bien lin l’idée qu’un projet pédagogique de l’apparente importance de celui qu’on évoque ici (ne fut-ce qu’en lui assignant un objectif de « déblocage affectif ») se fonde aussi – et peut-être surtout – sur un engagement de personnes.
Car enfin, si les concepts psychologiques ont eu quelque part un sens utilisable dans des pratiques pédagogiques dont celles du Soutien visent d’évidence à s’approcher, faut-il rappeler que ce fut toujours en s’intégrant à ce que faite de mieux nous sommes obligés d’appeler des « expériences de vie »- irréductibles en tant que telles à des modèles stratégiques d’apprentissage.
A cet égard on peut donc affirmer que la psychologisation d’une pédagogie aux ambitions rééducatives et même thérapeutiques se contredit elle-même dans les moyens qu’elle choisit.
Mais on doit ajouter qu’elle s’éloigne peut-être encore davantage du but qu’elle se fixe lorsqu’elle prétend lutter contre « les handicaps d’origine socio-culturelle » et en faveur d’une « égalisation des chances ». Hérité d’une conviction qui a fait les preuves de sa fragilité l’idée prévalente ici confond le reclassement intellectuel qui serait un but avec l’égalisation des conditions de l’apprentissage, égalisation qui ferait appel à des moyens – c’est le cas de le dire – « largement éducatifs ». Dans une telle perspective la psychologisation de la pédagogie menace de façon non moins grave qu’insidieuse l’avenir d’une école démocratique.
S’il est en effet parfaitement justifié de souligner l’importance des « apprentissages instrumentaux » et l’incidence des disparités socio-culturelles sur leur acquisition, on est assuré d’en accuser les déficits sélectifs dès l’instant qu’on ne fait que traiter le problème en des termes qui en aggravent précisément le caractère ségrégatif. Or un groupe de niveau à lui seul (et non intégré dans une « expérience de vie » qui le déborde largement) ne risque pas seulement de renforcer les sentiments qui s’attachent à tous les classements. Il conforme que le principe de regroupement des élèves n’est toujours défini que « de l’extérieur » et selon des consignes qui réduisent son champ d’action (on n’ose à peine dire de création) à un domaine qui exclut l’ « échange » ou le limite singulièrement. Faut-il dire qu’on est alors aussi loin que possible d’un expérience sociale correctrice et qu’on s’approche au plus près de ce qu’on pourrait appeler une structure-obstacle dans la mesure où la notion « d’obstacle psychologique » (à laquelle se réfèrent les textes) risque tout simplement d’occulter ce à quoi on prétend remédier et qui met en cause la médiation sociale de l’accès au savoir.
Ainsi, pour le dire brièvement, la vertu d’une mesure qui offre aux élèves du 4e degré de Soutien la possibilité de travailler sur des exercices moins abstraits (on ne dit pas « plus concrets » mais on l’entend) nous semble aussi suspecte qu’il est possible, quand l’Ecole ne porpose pas dans le même temps un espace où la socialisation active soir un « objectif assigné ». Une telle procédure, justifiée techniquement par rapport à une stratégie piagetienne de l’apprentissage, prend le sens éducatif que le contexte éducatif est seul à pouvoir lui donner. Plus le recours à la psychologie risque donc de renforcer des discriminations qui font écho à des ségrégations vécues, et davantage la pédagogie se doit de repenser l’articulation de ses moyens dans une perspective qui, si l’on ose dire, les « transcende ».
C’est en ne le faisant pas réellement que la pseudo-psychopédagogie de la Pédagogie de Soutien constitue un réel danger : non seulement elle nourrit l’illusion qu’on va changer quelque part « l’ordre du monde », mais elle reproduit, avec une efficacité accrue ce qui en fait la nocivité camouflée.
Quatrième niveau de la mystification
Ni doctrine, ni théorie, une charte de voeux pieux pour une éducation néo-litérale
Il est à remarquer qu’en passant de l’Ecole au Collège, la pédagogie de Soutien, devenue « simple mesure compensatoire » semble avoir singulièrement perdu de ses prétentions. Encore que son objectif reste l’idéal démocratique, ses moyens matériellement limités (une heure par semaine) s’appuient plus volontiers sur le « climat » de l’établissement que sur une conception savamment définie. On dirait que d’un cycle à l’autre la doctrine s’est effilochée ; il ne nous reste plus qu’un énoncé de voeux pieux.
Soit donc qu’on la suppose acquise une fois pour toutes, soit en effet qu’on l’estime dépassée à ce niveau, l’information théorique qui donnait au Soutien initial son étoffe illusoire s’est ici raréfiée. Le cheval de bataille des « apprentissages instrumentaux » ayant fondu comme neige au soleil, il ne subsiste en regard de l’échec que la « composante psychologique » aussi vague en elle-même que paraissent légers les moyens de la prendre en compte.
On s’étonne d’autant plus que l’extension de l’inadaptation – larvée ou même déclarée – atteint dans le secteur des Collèges une importance quantitative (1/3 des effectifs avouent pratiquement les Textes) et qualitative (les collèges sont la terre d’élection du fameux « ras l’bol ») qui a depuis longtemps défrayé la chronique. Et pourtant la « problématique de l’adolescence » comme celle de la pré-adolescence (la « crise » pour l’appeler par son nom) s’avère étrangement absente d’un tableau (réduit il est vrai aux dimensions d’une miniature) qui n’en fait aps moins de ‘ « affectivité » a pierre de touche de l’échec.
A ce point du parcours de ce que nous avons appelé la psychologisation de l’enseignement, la théorie visiblement s’essouffle et on voit la pédagogie hésiter entre une méthodologie qui prend encore les effets pour les causes (le « manque de méthode », le « manque de volonté ») et une intervention « accueillante et compréhensive » qui évoque sans la nommer la psychothérapie de soutien.
Tout se passe comme si, quand les fameux « apprentissages instrumentaux » sont supposés acquis, la nouvelle pédagogie se trouvait en panne d’une théorie du fonctionnement intellectuel. La maturité des élèves la prend au dépourvu ; obligés de poser qu’ils ont atteint quelque seuil minimal du Savoir, la Pédagogie regarde ses déficients comme des jeunes gens fatigués (par le « rythme » ou par « l’abstraction ») ou bloqués affectivement. Elle ne sait plus très bien si ces « raisons profondes » de l’échec sont du domaine d’un traitement spécifique des parasites de la pensée – sorte d’ « hygiène » à sa mesure – ou du domaine des avatars de la « réflexion » (« insuffisante ou hâtive ») relevant d’un affinement se sa didactique. L’hypothèse affective n’est donc ici qu’un greffon – qui ne prend pas – sur une conception toujours dissociée de la personnalité. Elle n’éclaire ni l’illogisme du raisonnement, ni le désert de l’expression, parfois sa prolifération délirante chez tant d’adolescents. La bonne volonté du maître (« sécurisant, encourageant ») dont elle se veut l’inspiratrice n’est qu’un émollient somme toute bien classique vis-à-vis d’une « autre » compréhension de l’Echec scolaire en rapport avec les conflits psychiques auxquels elle nous renvoie.
Mais l’hypothèse affective – elle-même détournée de sa signification – n’est-elle pas exploitée précisément dans le sens réaffirmé de cette dissociation pédago-éducative qe nous dénonçons. Car enfin peut-on réduire le traitement des « causes profondes » à « une aide essentiellement individuelle » lorsqu’on sait l’importance de la « dimension sociale » à cet âge ambigu de la bande et du superbe isolement. Si la notion – bien vague – du « climat de l’établissement » peut prendre un sens, n’est-ce pas relativement à cette réalité socio-affective tout à fait évacuée de la perspective du Soutien.
En vérité quand il faudrait peut-être plus que jamais parler d’une « éducation » à la mesure en effet de la profondeur des problèmes impliqués dans l’échec scolaire, la proposition du Soutien se fait ici restrictive. L’éducation néo-libérale qu’elle suggère (« pour que l’élève ne ressente pas sa désignation comme une sanction, il est souhaitable que le soutien recueille son adhésion… ») fait pâle figure en regard des besoins pourtant pressentis.
Conclusion
De l’émiettement théorique à la concentration réductrice du « système de l’Ecole ». Le soutien au recours du Mythe…
Ainsi s’achève en un rideau de fumée la théorie du Soutien pédagogique. Mais elle succombe à la logique même – si l’on peut dire – de son incohérence théorique. Car non seulement il ne suffit pas d’ajouter bout à bout des principes qui ne peuvent se prolonger les uns les autres (en tout cas lorsqu’on les sort ainsi désarticulés des conceptions où ils avaient pris corps) mais aussi leur mélange inconsidéré ajoute encore à leur gauchissement. C’est ainsi que la référence à une psychologie de la fonction cognitive tourne court dès lors que les conditions de la maturation intellectuelle ne sont pas clairement posées dans une économie générale du développement de l’enfant. Quant à l’affectivité, à moins que de l’entendre en ces termes (en particulier justificatifs de l’existence de conflits psychiques) qui puissent effectivement rendre compte de certaines inhibitions (appelées vaguement blocages), quelle prise opératoire offre-t-elle au pédagogue pour qui tout semble se passer toujours entre la « sensibilité » et la (vieille) raison, catégories pour un débat purement académique et qui n’a eu que peu de rapports avec la dynamique du fonctionnement intellectuel ?
Décidément, il manque à la pédagogie de Soutien ce qui manque à la Pédagogie habituelle : une conception cohérente non seulement avec ses objectifs déclarés mais avec les condition en particulier psychologiques et sociales du développement de l’enfant et de l’adolescent.
Mais la misère de la conception existante suscite d’autant plus d’étonnement qu’on est frappé par la richesse et même la complexité des éléments qui la composent. Par référence à des ambiguïtés de l’idéologie dominante on peut voir dans ce paradoxe un effet de trompe l’oeil dont la fonction mystificatrice maintes fois a été dénoncée.
On peut aussi s’interroger sur la nature même du mythe de l’Ecole. Est-ce un hasard si l’Ecole qui se veut socialement unificatrice accueille aussi tant d’idées disparates et les confond dans l’apparente unité de son discours ?
Une exorbitante prétention à résoudre les contradictions par le mélange de leurs termes ne fond-t-elle pas ce fonctionnement d’église où il semble qu’il suffirait d’ouvrir largement son sein et de nourrir (de Savoir) à la fois équitablement et d’abondance pour que « tout s’arrange ».
Bonne mère ou mauvaise mère, vierge omnipotente et bonne à tout faire, l’Ecole semble ben construire ses pédagogies selon un seul et même mouvement centripète et réducteur : au lieu de s’éclater et de s’élargir dans les directions que lui montre (comme ici) l’éducation, elle ravale une à une les perspectives ainsi ouvertes, elle les fond dans des stratégies de l’apprentissage qui reproduisent fatalement les conditions de l’échec.
On pourrait utilement se demander si l’utopie politique dont se réclame l’Ecole – fut-elle capitaliste – n’induit pas ces processus d’annulation et de restriction conceptuelle. On dirait alors que c’est par trop rêver dans le vide que l’Ecole en vient à cet appauvrissement.
Une école démocratique pour retrouver sa créativité aurait à se défaire de sa mythologie à la fois égalitaire et fusionnelle ; mais n’est-ce pas tourner le dos à ce modèle « maternel » que le Soutien conforte3?
1. CF en Annexe des extraits de ces textes officiels.
2. « …difficultés d’ordre corporel, sensoriel, affectif, linguistique ou intellectuel ».
3. Ces points seront repris dans le cadre d’un ouvrage collectif (à paraître) : Le Soutien scolaire (Magnard éditeur) en conclusion d’une recherche entreprise sous l’égide et avec la participation du « Centre des Petits Champs » (Paris)._____________________
ANNEXE : Extraits des textes officiels
Circulaire n° 77-123 du 28 mars 1977
1. Traits caractéristiques de la pédagogie de soutien à l’école primaire
La mise en œuvre de la pédagogie de soutien revêt, à l’école primaire, des aspects particuliers qui tiennent à plusieurs des traits propres à cette étape de la scolarité : l’importance fondamentale, pour l’avenir scolaire des élèves, des acquisitions constituant les apprentissages instrumentaux de base ; l’étroite interférence, quant à la qualité et l’efficacité de ces apprentissages, entre les démarches spécifiques qu’ils nécessitent et l’ensemble des autres domaines d’activités ; l’unicité, en règle générale, du maître responsable des élèves d’une même classe ; l’aide que peut apporter en ce domaine, dans les écoles où il existe ou qu’il dessert, un G.A.P.P. (groupe d’aide psychopédagogique).
1.1 – Importance des apprentissages instrumentaux
1.2 – Interférence avec les autres domaines d’activités
Il y a toutefois lieu de considérer que ces acquisitions instrumentales ne sont pas seulement tributaires des démarches spécifiques d’apprentissage, certes indispensables, auxquelles elles donnent lieu. Elles ne peuvent se réaliser et n’accèdent à l’efficacité qu’en s’intégrant dans un ensemble de possibilités psychiques, en particulier de structures mentales, dont l’élaboration doit être soutenue et stimulée par une action éducative considérablement plus large. Tout ce qui contribue à développer les aptitudes corporelles, la sûreté et la richesse des coordinations sensori-motrices comme la finesse des discriminations perceptives, à assurer l’épanouissement et l’équilibre de la vie affective, à favoriser la sociabilité, la manifestation des possibilités créatrices ainsi que, grâce notamment à des démarches d’exploration et de manipulation de réalités concrètes, la genèse et l’affermissement de la pensée symbolique et relationnelle, concourt à créer ou améliorer les conditions de réussite et d’efficacité des apprentissages instrumentaux.
Aussi, serait-ce une erreur de ne tabler que sur un supplément de démarches spécifiques d’apprentissage pour remédier aux lenteurs ou difficultés de certains élèves concernant les acquisitions en cause, a fortiori d’imputer systématiquement le temps que requerraient ces démarches supplémentaires sur l’horaire qui doit être normalement consacré aux activités d’éveil ou d’éducation physique. Il ne faut pas perdre de vue que ces dernières, bien conduites, sont susceptibles de porter remède à des défaillances ou des carences d’ordre psychologique faisant obstacle à certaines acquisitions instrumentales, plus efficacement que la prolongation et la répétition à satiété d’exercices d’apprentissage qui risquent d’entretenir une situation d’échec sur les causes réelles de laquelle ils restent sans effet.
1.3 – Unicité du maître…
1.4 – Coopération avec le G.A.P.P….
2. Modalités de mise en oeuvre…
2.1 – Premier type : dans le cadre des activités courantes de la classe
Le premier de ces types consiste, pour le maître, à veiller, dans la conduite des activités courantes de sa classe, à ce que ses démarches pédagogiques revêtent au maximum le caractère de relation d’aide1, essentiel à toute action éducative.
Toutes les instructions relatives aux différents domaines d’activités de l’école primaire préconisent la pratique d’une pédagogie active, celle par laquelle les activités effectives des élèves prennent plus d’importance que le discours magistral : démarches d’exploration et de découverte ; tâtonnement expérimental ; dialogue des élèves entre eux et avec le maître ; efforts de formulation des notions, des relations ou des techniques découvertes ; activités de réinvestissement ; exercices d’assimilation et d’entraînement, etc. De telles pratiques permettent au maître, s’il sait être suffisamment attentif aux réactions et comportements individuels des élèves, de détecter sans retard les hésitations, les piétinements, les erreurs ou échecs partiels qui sont indices d’incompréhension, de difficultés d’assimilation, d’insuffisance de fixation ou d’interprétation erronée de la part de tel ou tel enfant. Il lui appartient alors de s’efforcer de circonscrire au mieux ces défaillances et leurs causes probables afin de pouvoir, selon le cas et dans le déroulement même des activités, poser les questions, suggérer les situations, les exemples ou les démarches propres à mettre l’élève sur la voie de la réussite, de l’aider à surmonter la difficulté qui l’égare, le freine ou l’arrête…
2.2. – Deuxième type : vers une individualisation des activités de certaines séquences
…Il paraît souhaitable que de telles séances fassent l’objet de tâches de caractère plus individualisé permettant à chaque élève de mobiliser et de mettre à l’épreuve ses propres possibilités. Pratiquement, elles impliquent une organisation de travail en groupes de niveau relativement homogène, les exercices proposés à chacun d’eux étant dosés en fonction des possibilités présumées des élèves qui le composent. Dans une telle organisation, les enfants en difficulté devraient constituer un ou deux groupes à l’égard desquels le maître manifeste une sollicitude particulière, Ce ne peut être, pour que ses interventions puissent prendre une allure aussi personnalisée que possible, que des groupes d’effectifs restreints (d’ailleurs, s’il en était autrement, ce serait le signe d’une probable inadaptation des pratiques scolaires habituellement destinées à l’ensemble de la classe, quant au niveau adopté, aux ambitions manifestées ou à l’efficacité des méthodes utilisées).
Cette condition permet, dans le prolongement de l’attitude précédemment préconisée, de mieux ajuster les interventions, par leur contenu comme par la résonance effective de la relation pédagogique qu’elles instaurent, et de leur donner – dussent-elles être relativement brèves – une efficacité accrue par rapport aux sollicitations plus diffuses, même dosées et nuancées selon les élèves, d’une séance collective. Il s’agit pour le maître, d’abord d’identifier avec le plus de précision possible ce qui fait obstacle à l’acquisition en cause : manque de cohérence, de solidité ou de disponibilité d’acquis antérieurs ; insuffisance de familiarisation préalable, empirique et intuitive, avec les aspects nouveaux de la notion étudiée ; difficultés, d’ordre corporel, sensoriel, affectif, linguistique ou intellectuel, pour assumer certaines implications de la situation proposée, etc. Il lui faut alors rechercher les démarches les mieux adaptées en conséquence : moins « refaire la leçon » ou « reprendre ses explications » – qui n’ont pas eu, avec ces élèves, l’efficacité escomptée -, que proposer des situations ou des exemples nouveaux susceptibles de mobiliser davantage les possibilités des élèves, par leur caractère plus motivant, par une moindre complexité ou un contexte plus familier ; guider, sans pour autant se substituer aux élèves, une approche plus graduée, avec des activités davantage fondées sur des données concrètes, et ménageant des étapes de révision ou de consolidation des acquis antérieurs à utiliser ; tirer éventuellement parti d’interférences avec d’autres domaines d’activités (quant aux exemples exploités, aux modes d’expression utilisés, notamment) ; susciter, grâce à une gamme d’exercices d’abord plus simples, la mise en confiance et la stimulation dues à de premières réussites.
Par de telles actions, l’intention dominante du maître doit être de s’efforcer d’atteindre, avec ces élèves en difficulté, les objectifs qui lui paraissent prioritaires parmi ceux qu’il s’est assigné pour l’ensemble de la classe à propos de la notion à l’étude : ce sont ceux qui marquent le seuil en-deçà duquel les acquisitions ultérieures s’avéreraient impossibles. Des pratiques scolaires, s’inspirant d’une « pédagogie par objectifs », devraient l’aider dans cette voie grâce, notamment, à l’analyse des objectifs qu’elles supposent. D’une part, cette analyse fait apparaître le parti à tirer de relations de dépendance ou d’interdépendance entre différentes composantes d’un même champ d’objectifs, ainsi que de la complémentarité ou des convergences de certains éléments d’objectifs différents. D’autre part, elle permet de distinguer entre ces éléments, ceux qui, précisément, sont à considérer comme prioritaires et ceux dont l’importance est relativement moindre pour les étapes immédiatement ultérieures, celles-ci étant facilitées si ces objectifs sont atteints, mais non rendues impossibles s’ils ne le sont pas, et étant d’ailleurs susceptibles de contribuer elles-mêmes à atteindre par la suite ces objectifs dans de meilleures conditions.
Il convient enfin de préciser que la sollicitude particulière ainsi portée à certains enfants ne doit pas signifier que les autres élèves sont délaissés pour autant…
2.3. – Troisième type : soutien et intention délibérée de rattrapage
Le troisième type d’action de soutien devrait revêtir un caractère plus exceptionnel. Il s’inscrit dans des perspectives qui allient au soutien un souci de « rattrapage » caractérisé en ce sens qu’il concerne plus spécialement des enfants qui, pour diverses raisons, accusent quant à certaines acquisitions instrumentales, des lacunes ou un retard sensibles par rapport à la progression de l’ensemble de la classe. Ces raisons peuvent être, par exemple, une absence de quelque durée, des perturbations passagères d’ordre physiologique ou affectif retentissant sur le rythme et le rendement de leur travail scolaire, un changement d’école consécutif à un déménagement, etc. À l’égard de chacun de ces cas, il revient au maître – ou, mieux, à l’équipe pédagogique de l’école – compte tenu de la connaissance que l’on a de l’enfant et de ses potentialités présumées, de s’interroger sur ses possibilités de combler ce retard, sur les actions de soutien auxquelles il convient de recourir en conséquence, sur l’opportunité et les limites d’une conception de ces actions envisageant de les substituer partiellement et temporairement à quelques-unes des activités normales de la classe. Il s’agit de déterminer jusqu’à quel point et dans quelles conditions cette substitution s’avérera, pour l’enfant, plus profitable par le rattrapage qu’elle permet que préjudiciable par le fait qu’elle le prive de certaines activités éducatives. Sous réserve des précautions qui tiennent compte de cette interrogation, les actions de soutien de ce type sont à concevoir et à conduire, pour l’essentiel, selon des procédures et dans un esprit analogues à celles préconisées pour le type précédent. La différence réside dans le fait qu’on ne se contente pas de moduler le style des interventions magistrales et le niveau des exercices au cours d’une séquence scolaire dont le sujet est commun à l’ensemble de la classe : les activités proposées, quant à leur contenu, leurs objectifs et les démarches qu’elles impliquent, sont organisées en fonction d’une progression répondant en priorité au souci de rattrapage et, en conséquence, relativement indépendante de celle adoptée pour l’ensemble des autres élèves. Il s’agit donc de séances au cours desquelles les activités des élèves concernés peuvent être nettement distinctes de celles du reste de la classe…
En toute hypothèse, tant par leur conception que par les modalités de leur mise en œuvre, les actions de soutien de ce troisième type ne doivent en aucun cas prendre l’allure de ce qu’il est convenu d’appeler du « bachotage »…
Diverses circonstances peuvent toutefois inciter à préférer, dans certaines écoles, leur prise en charge par un autre maître de l’école plus expérimenté ou qui, par sa formation, paraît davantage en mesure de dispenser une action mieux adaptée, du point de vue psychologique notamment, aux besoins spécifiques des élèves concernés…
2.4 – Quatrième type : en liaison avec l’organisation de groupes de niveau selon les disciplines
Les trois types d’actions de soutien qui viennent d’être examinées s’entendent surtout dans le cas d’une classe de niveau relativement homogène au sein de laquelle les élèves relevant de telles actions constituent un groupe restreint et sont estimés susceptibles, grâce au traitement particulier dont ils font ainsi l’objet, d’atteindre de concert avec leurs condisciples les objectifs assignés à la classe, fût-ce à leur seuil minimal. C’est pourquoi il y a lieu de considérer aussi – ce qui conduit à envisager un quatrième type – le cas où les élèves dans cette situation forment un groupe plus important, pour lesquels l’intention d’atteindre même ce seuil minimal nécessite, de façon prolongée, une progression dont le rythme et l’itinéraire ne sauraient être exactement ceux adoptés pour le reste de la classe.
Il peut s’agir : d’enfants qui n’ont pas maîtrisé de façon suffisamment sûre toutes les acquisitions constituant les objectifs de la classe précédente sans néanmoins justifier un redoublement de classe ; ou de jeunes immigrés qui, après une période d’adaptation, semblent en mesure de suivre avec profit une classe normale à condition qu’on les aide à surmonter les difficultés, d’origine linguistique ou culturelle notamment, qu’ils peuvent encore éprouver ; voire d’élèves à l’égard desquels les actions de soutien des types précédents ne sont pas parvenues à éviter que les lenteurs ou les lacunes qu’ils manifestent ne se prolongent ou n’aillent en s’aggravant.
Il est alors indispensable d’organiser la classe en groupes distincts pour lesquels les démarches d’apprentissage sont conduites de façon différente quant aux types d’activités proposées, aux modalités d’approche et aux degrés d’élaboration des notions étudiées, aux rythmes de réalisation des acquisitions. Le maître doit cependant veiller à ce que le plus grand nombre possible d’élèves du groupe des plus lents conservent ou acquièrent la possibilité d’atteindre au moins le seuil minimal des objectifs assignés à la classe et même que certains d’entre eux puissent rejoindre l’autre groupe sans que les élèves de ce dernier soient pour autant freinés dans leur progression.
Il lui faut pour cela organiser son travail et celui de ses élèves de façon à pouvoir pratiquer, tout spécialement à l’égard du groupe des plus lents, une pédagogie de soutien dont les modalités s’inspirent de celles précédemment indiquées.
Il est aussi nécessaire que les groupes ne soient pas constitués de façon rigide et définitive. Leur composition doit varier, selon les domaines d’activités, en fonction des possibilités individuelles des élèves…
Deux séries de dispositions sont à prévoir pour faciliter cette mobilité dans la composition des groupes. D’abord, il y a lieu de limiter l’organisation de tels groupes, de niveau relativement homogène, aux domaines d’activités pour lesquels elles s’imposent en raison des exigences de systématisation des acquisitions à réaliser ; les autres domaines, éducation physique, activités d’éveil, mais aussi certaines activités de mathématiques ou de français qui relèvent en fait de démarches d’éveil – exploration topologique ou situations de communication par exemple – peuvent et doivent faire l’objet d’activités communes qui créent, pour l’ensemble des élèves de la classe, un même champ de références. D’autre part, il est souhaitable de concevoir la progression de chaque groupe de telle sorte que les différences portent moins sur le rythme selon lequel les notions-clés sont abordées que sur le niveau d’élaboration auquel elles sont étudiées. En effet, les apprentissages consistent moins en la juxtaposition linéaire et additive d’éléments de savoirs et de savoir-faire qu’en une élucidation et une organisation progressivement améliorées de ces éléments ; aussi se prêtent-ils à une progression d’allure concentrique grâce à laquelle les mêmes notions peuvent être traitées sensiblement au même moment dans chaque groupe, quoique à différents degrés d’élaboration et à différents niveaux de complexité ou d’abstraction. Les décalages de contenu auxquels risquent d’être exposés les élèves appelés à changer de groupe devraient s’en trouver atténués…
3. Information et formation des maîtres…
Circulaire n° 77-124 du 28 mars 1977
Actions de soutien et activités d’approfondissement dans les collèges (français, mathématiques, langue vivante étrangère)
… La notion de soutien, sous une forme organisée, est nouvelle dans l’enseignement secondaire ; elle est liée à l’un des finalités essentielles de la réforme du système éducatif, la réduction des inégalités, et à un type de formation fondé sur un enseignement commun.
En effet, pour que tous les élèves – hormis naturellement ceux qui relèvent de l’éducation spécial – puissent suivre un enseignement commun, il est indispensable de déceler et de soutenir ceux qui ne pourraient pas progresser normalement sans aide particulière temporaire, dans un ou plusieurs des trois domaines de formation fondamentale : le français, les mathématiques, la première langue vivante…
1. – Le soutien
…
1. L’observation des élèves
…Il est souhaitable que l’observation ait aussi pour but une première recherche des causes des déficiences constatées chez les élèves concernés par le soutien : mauvaise compréhension des notions, insuffisance du travail personnel de fixation des notions, difficultés dans l’utilisation des savoirs, etc.
Il serait opportun, à partir de cette analyse, de rechercher les causes plus profondes des défaillances. Les difficultés de compréhension peuvent avoir pour origine un manque d’attention, habituel ou passager, qui peut être dû lui-même à une fatigue, à un blocage affectif… Elles dont parfois liées à un enseignement trop abstrait, ou conduit à un rythme trop rapide pour certains élèves. Un apprentissage inefficace peut s’expliquer par un manque, soit de méthode, soit de volonté. Une difficulté dans l’exploitation des savoirs peut provenir d’une réflexion insuffisante ou hâtive…
2. Les actions de soutien…
a) Choix des élèves à soutenir
Les élèves pour lesquels une action de soutien s’impose doivent en bénéficier rapidement ; ils seront donc désignés chaque semaine par leur professeur, qui en informera le chef d’établissement. Les familles seront avisées de cette désignation. Il est évident que le nombre de ces élèves doit être limité : il ne devrait pas dépasser, le plus souvent, le tiers de l’effectif…
b) Les méthodes de soutien
Si les méthodes qui seront employées pour le soutien relèvent pour une large part de considérations d’ordre pédagogique, il semble néanmoins indispensable que le professeur s’attache à intégrer dans son action des éléments psychologiques tenant compte de l’origine des difficultés rencontrées, et qu’il veille à susciter chez l’élève une attitude positive face au soutien dont il bénéficie.
– Composante psychologique :
Pour que l’élève ne ressente pas sa désignation comme une sanction, il est souhaitable que le soutien recueille son adhésion, même tacite. Cela implique que les professeurs se montrent particulièrement accueillants et compréhensifs lors des séances de soutien et qu’ils s’efforcent de prouver aux élèves concernés que le succès est à leur portée et leur procurera un profit immédiat en classe (ils s’y sentiront plus à l’aise) ou dans leur vie professionnelle.
Les lacunes constatées chez l’élève résultent souvent, comme il avait été dit, de perturbations d’origine psychique ou affective dont une observation plus fine, réalisée en cours de soutien, permettra éventuellement de mieux discerner les causes. L’action de soutien du maître comportera alors une composante appropriée, tenant compte de la sensibilité de l’enfant (par exemple : rassurer celui-ci, l’encourager, lui redonner confiance – en suscitant au besoin un transfert d’intérêt…).
– Composante pédagogique :
Les méthodes pédagogiques à employer pour assurer au soutien la meilleure efficacité dépendent évidemment des déficiences constatées; elles doivent aussi correspondre aux raisons profondes des difficultés rencontrées par les élèves en cause.
Un manque de compréhension dû à une certaine lenteur d’esprit appellera de la part du maître une cadence de progression modelée sur le rythme propre de l’élève.
Pour des élèves que rebute la caractère abstrait de certaines notions, une approche concrète et intuitive de celles-ci pourra constituer une phase transitoire utile, et permettre en tout cas l’acquisition des savoir-faire associés à ces notions.
Lorsque les difficultés portent sur l’exploitation des connaissances acquises, le professeur proposera au élèves concernés des exercices d’application simples, et très proches du savoir à utiliser (notion, règle, etc.). Il s’emploiera surtout à faire acquérir à travers ce type d’activités des méthodes rationnelles du travail, qui permettront aux élèves de progresser ultérieurement sans soutien.
La diversité des méthodes envisagées ci-dessus montre bien que le soutien doit constituer une aide essentiellement individuelle que le maître adaptera aux difficultés de chacun.
3. L’emploi du temps des élèves…
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1. Les mots en italiques dans le texte ont été ainsi soulignés par l’auteur
Jean-Pierre Bigeault
in Connexions, Psychologie Sciences humaines n° 37, 1982
ARTICLES DANS LES CAHIERS DE L'EFPP
L’engagement est un vieux mot. Il a un accent guerrier. Son malheur lui est souvent venu de l’usage politique qu’on en a fait. Ne faut-il pas des militants pour exorciser la passivité du peuple ?
Des Causes, supposées moins institutionnelles, voire contre-institutionnelles, suscitent aujourd’hui, par-delà les partis, des engagements plus ou moins spectaculaires, voire discrets. Des idéaux qui tentent de se libérer des appareils et des jeux de pouvoir se redessinent sur fond de malheurs présents ou à venir.
L’implication personnelle dans une action qui, à quelques égards, s’impose à ce qu’on appelle communément la conscience donne au travail requis la dignité du désir de l’accomplir en raison d’une finalité digne de ce nom (la Cause).
Il y a une gratuité de l’engagement. Le but poursuivi est au-dessus de l’intérêt personnel. Mais l’engagement, s’il ne répond à un désir profond de celui ou de celle qui s’engage, ne tient pas la route. L’engagé qui « n’y croit plus » est un poids mort pour lui-même et pour le groupe éventuel dont il fait partie.
Il s’agit donc, semble-t-il, à la fois de définir ce qu’il y a au-dessus de l’intérêt personnel (la Cause) et ce dont est fait tout aussi bien cet intérêt personnel. Les difficultés de l’engagement tiennent souvent à la confusion entre ces deux ordres de réalité.
L’engagement doit sans doute associer la lucidité à l’enthousiasme. C’est donc aussi un chemin qui se fait.
Jean-Pierre Bigeault
In : Les Cahiers de l’EFPP, n°31, automne 2020
L’ouverture des frontières alimente, on le sait, bien des espoirs et bien des peurs. Elle offre au mieux l’occasion de sortir de soi, ou de l’entre-soi et, au pire, le sentiment de se perdre soi-même. La résurgence des nationalismes répond en Europe non seulement à la menace réelle ou fantasmée d’une invasion venue de l’extérieur, mais à une confusion d’origine interne et qui procèderait de cette espèce de melting-pot culturel auquel se trouvent confrontés des peuples dotés d’une langue, d’une tradition et d’une histoire évidemment singulières.
Plus proche de notre vécu quotidien, la montée de la violence dans un pays comme le nôtre ne se nourrit pas seulement des injustices qu’elle tend à dénoncer. En est en effet tout autant responsable l’effacement de certains repères et l’incertitude, voire l’angoisse qui en résulte. Les frontières, de ce côté-là aussi, semblent poreuses.
L’ensemble de ces phénomènes nous invite à une réflexion sur une autre « ouverture de frontières », celle qui touche à l’intimité. Le développement de la communication sous les formes que l’on sait, et, dans un contexte plus large, la mise en cause plus ou moins systématique des « différences », peuvent aussi bien fonctionner comme un facteur de « confusion » menaçant les identités personnelles, voire sociales.
A cet égard, le dévoilement de traumatismes sexuels – dévoilement devenu possible en raison même d’une certaine rupture des frontières installées par l’omerta familiale et institutionnelle – peut nous éclairer sur la complexité des problèmes posés par l’ouverture de soi à l’étrangeté – on devrait pouvoir dire « l’étrangèreté » – de l’autre. La violence du traumatisme n’est-elle pas directement liée à l’abolition forcée d’une frontière d’abord nécessaire à la construction, voire parfois à la conservation, de soi ? Au plan de la sexualité librement partagée, la perméabilité d’une telle frontière ne devient possible – et même désirable – que portée par un accord particulier. Autrement, le viol, non seulement menace – et éventuellement détruit – dans son intégrité intime celui ou celle qui le subit mais il le ou la prive à la fois, et parfois pour longtemps, de « l’accès » à ce qu’on pourrait appeler « l’autre de soi », c’est-à-dire celui que nous sommes au plus intime de nous-mêmes et avec lequel nous dialoguons en secret.
On pourra lire, sur ce difficile sujet, le beau, émouvant et instructif témoignage direct de Cyrille Latour dans son livre Mes Deuzéleu dont il est rendu compte dans ces Cahiers (cf. p. 58).
Mais il en est de la sexualité comme de bien d’autres formes relationnelles, qu’elles soient d’ailleurs personnelles, interpersonnelles, ou sociales. La confusion qui les menace résulte souvent d’un problème complexe de respect et d’ouverture des frontières. S’agissant en particulier de l’ouverture des frontières entre les autres et soi, elle implique que le soi dispose en lui-même – c’est-à-dire entre les éléments qui le composent – de frontières suffisamment solides et souples. Cela ne s’obtient que d’un travail (sur soi) toujours inachevé. Entre autres aventures, l’amour – sans parler d’autres relations pourtant liées à l’intimité – dépend pour chacun de ce voyage intérieur entre les régions réservées (le quant à soi de Montaigne) et les terres inconnues de sa propre personnalité.
Pour qui s’intéresse à l’éducation, voire en fait son métier, il s’agit aussi bien sur le sujet d’ouvrir sa pensée, sans en sacrifier pour autant les nécessaires repères frontaliers. Il n’est pas jusqu’à la nécessaire distinction entre la pensée et les affects qui ne pose en même temps la nécessité de leur rapprochement. Telle est bien la tâche à laquelle s’est attelé avec son livre le témoin cité dans cette réflexion.
Jean-Pierre Bigeault
In : Les Cahiers de l’EFPP, n°30, automne 2019
Décidément, l’autisme n’est pas un mal comme les autres ! Décidément, les bonnes causes ont vite fait d’appeler à l’aide les mauvaises ! On ne croit plus au Diable, mais on dirait que l’autisme l’attire.
Ainsi donc, le nom d’ASPERGER qu’on a donné aux autistes surdoués est-il celui d’un médecin nazi qui ne sauva les « bons autistes » qu’en sacrifiant les « mauvais » – euthanasiés sans ménagement – à la cause de l’eugénisme.
Qu’on lise plutôt sur ce sujet Les enfants d’Asperger. Le dossier noir des origines de l’autisme par Edith Sheffer (Ed. Flammarion) ! Naturellement le bon Dr. Asperger1 s’est avancé masqué ! (comme bon nombre d’anciens nazis) en protecteur de l’enfance ; et on n’est pas allé plus loin !
Est-ce à dire qu’il faut se méfier de tous ceux qui veulent du bien à la société – sinon à la race – et en particulier à ceux qui dysfonctionnent peu ou prou ? En tous cas, disons-le d’ores et déjà, l’idée de « classer » les gens et en particulier les enfants selon leurs compétences intellectuelles – idée qui ne semble pas par elle-même procéder du sadisme – a souvent beaucoup plu. Elle s’inscrit dans une démarche – une « manie » qu’a pointée Elisabeth Roudinesco2 – qui se pare des plumes de la rationalité puisqu’elle a pour but d’ordonner le monde. Nous le voyons aujourd’hui, quand la testomanie, la référence au QI, la conception de l’intelligence et, avec l’évaluation tous azimuts, le classement qui définit les élites, disent bien la volonté de mettre chacun à sa place.
L’autisme n’échappe pas à cette idéologie. Il y échappe d’autant moins que son désordre engendre autour de lui angoisse et colère. Il appelle des réponses explicatives et réparatrices. A cet égard, on comprend que l’intelligence, dès lors qu’elle fonctionne brillamment, offre l’espoir de réintégrer l’enfant autiste dans un monde humain dont il semble exclu. L’existence d’autistes « surdoués » ne tombe t’elle pas d’autant mieux que nos technologies post modernes en ont singulièrement besoin ? C’est où l’on voit s’ouvrir ce monde de l’autisme que l’on croyait obstinément fermé. Et par là même la sélection des Asperger devient le signe inattendu d’une libération.
Cependant la référence, fût-elle innocente, au Dr. Asperger, supposé héros de la juste cause, laisse tout de même rêveur !
Quelque justifiée qu’elle puisse apparaître, l’idée de départager les « bons » et les « mauvais » autistes ne tend-elle pas à expurger l’autisme lui-même de ce qu’on pourrait appeler communément sa « part maudite » ? Ne laisse t’elle pas croire qu’on a compris l’autisme, puisqu’il rejoint, dans une vision post moderne, le fonctionnement humain supposé le plus adapté ? Juste retour des choses – dit-on – puisque les « bons autistes » peuvent entrer à Silicon Valley, la tête haute ! L’intelligence artificielle n’attend qu’eux, le monde des Robots leur est ouvert. A côté de cette victoire, on se demande pourtant si l’instrumentalisation, quelque productive qu’elle soit, d’une certaine forme d’intelligence au service d’un certain mode de travail, couvre l’étendue des besoins tant des surdoués eux-mêmes que des laissés pour compte. Que le travail soit la santé – voire la liberté, comme le disaient aux déportés les nazis – n’induit-il pas une vision restrictive et même, on le sait, déshumanisée qui a fait, et fait encore ses tristes preuves ? Le « traitement » de l’autisme tel qu’il apparaît en la circonstance, tend plutôt à montrer que l’autisme est aussi la figure d’un Mal qui ronge une société, voire une culture qui se fait peur à elle-même.
L’autisme en effet, qu’on le veuille ou non, oppose à sa compréhension bien des obscurités. Certaines ne sont pas sans nous renvoyer à la case départ de notre organisation psychique, voire au principe de notre vie. Les passions et les partis-pris que suscite l’autisme sont liés à cette complexité. L’espoir de simplifier le problème en lui trouvant une cause unique (si possible un gène) nourrit la violence des familles, des soignants eux-mêmes, voire des pouvoirs publics. Sous cet aspect, on peut dire que les Asperger permettent d’oublier par leur « performance » que les troubles de l’autisme en disent toujours plus que les déficiences « (ou d’ailleurs les exploits) dont ils sont la cause.
Ainsi donc Asperger peut être entendu comme un révélateur. S’il ne s’agit pas de purifier la race, il s’agit pourtant de purifier l’autisme voire les autistes.
C’est qu’en effet l’autisme renvoie à une « faute » qui poursuit les parents sans parler de l’enfant lui-même, et cette faute fonctionne comme une chute dont il faut se relever. Une purification quasi religieuse est nécessaire. Car tel est, avoué ou non, le désir de tous : qu’on en sorte par le haut ! Les « bons autistes », comme les saints ou les surhommes, sont comme les « bons produits » : ils nettoient le monde, et l’autisme. Ils l’épurent de ce qui se présente en lui comme les débris d’une maison en ruine, la marque d’une « tâche originelle ».
Il arrive que les mots disent, sans y penser, ce qu’ils cachent : asperger, dans la langue française, désigne « l’action de projeter sur quelqu’un ou quelque chose, un liquide en forme de pluie ». Cela se fait à l’église, on y chasse les démons, et, en même temps, on les appelle. La fortune d’un mot se nourrit de tout ce que l’inconscient lui apporte dans l’ombre, et les coïncidences parlent pour la raison malmenée. On devrait s’alarmer d’une référence à la barbarie qui, de par son contenu à prétention rationnelle, vise tout simplement à l’élimination du déchet et donc de l’impur. Comme l’atteste d’ailleurs la violence que suscite l’autisme, cette guerre, où la science déballe ses moyens comme si c’était des armes, a les accents d’une guerre religieuse. Mais c’est aussi qu’elle procède de conflits qui touchent aux images et aux idées relatives à la construction psychique de l’homme et donc à son identité, voire à son destin. L’autisme à cet égard tient une place particulière : il ouvre la boîte de Pandore de notre origine. L’enfant autiste, pour celui qui cherche à le comprendre, ne montre-t-il pas ce que montre le volcan au vulcanologue : un cratère qui gronde en nous, là où notre matière brûle ?
Jean-Pierre Bigeault,
psychanalyste, membre du Conseil scientifique de l’EFPP.In Les cahiers de l’EFPP – Juin 2019
1 Psychiatre autrichien, artisan du programme « aktion T4 »
2 Cf. Le Monde, 29 mars 2019 : Docteur Asperger, nazi, assassin d’enfants.
Qu’on le veuille ou non, les vieux sont dans leur pays comme dans un pays qui n’est plus tout à fait le leur. S’ils en parlent la langue, c’est, pour le moins, avec un accent. On a beau dire à ces sortes d’étrangers de faire un effort pour s’adapter, tout donne à penser qu’ils tiennent à leur différence.
S’il en fallait la preuve, qu’on s’attarde un tant soit peu sur leurs problèmes de mémoire : oublier le présent au profit du passé, n’est-ce pas reprendre à l’envers le chemin de l’exil ? C’est que le nouveau monde inflige aux vieux ce tourment d’avoir perdu leurs origines. Les origines reviennent à l’esprit quand la fin se rapproche : et si tout pouvait recommencer ? Le rejet du contemporain ne répond qu’à un vœu d’éternité. À cet égard la violence des exilés ne plaît guère : pourtant elle parle pour tous
ceux qui, adhérant au progrès, n’en perçoivent pas moins le caractère illusoire. Mais leur ironie vaut à ces vieux donneurs de leçons d’obscures représailles : on a pour eux une « pitié dangereuse » ; on les parque, pour en finir, dans des réserves… avec leurs souvenirs. Le présent ne doit-il pas rester le présent à l’abri de ces faux prophètes ?
Pourtant les vieux peuvent aussi endosser le costume inattendu d’anges, juste tombés du ciel. Ils viennent de cet « ailleurs » dont l’obsession humaine traverse les temps. Alors même que l’économie mange de ses belles dents la fragile métaphysique, les vieux rêvent d’une autre vie. Ils ont compris que la mort ne laisse que cette issue : une altérité qui échappe à tous les mots de toutes les langues. Une langue encore jamais parlée s’ouvre devant eux sous le mince voile du « même » et de ses redites ; et ils ont un sourire – un certain sourire – comme ces étrangers qui mélangent les mots jusqu’à leur faire dire l’inouï de l’espérance
Jean-Pierre Bigeault
Psychanalyste, membre du Conseil scientifique d’orientation, 86 ans
In Les Cahiers de l’EFPP – N°24 – p.18 – Automne 2016
Outre le fait qu’elles ne sont pas toujours appliquées, les lois ont vite fait d’entretenir l’illusion qu’elles suffisent à résoudre les difficiles problèmes du « vivre ensemble ».
Celles qui sont destinées à assurer aux personnes en situation de handicap l’accès physique des administrations, des services ou des commerces ont le mérite d’attirer l’attention de tous sur un déni de réalité et une injustice, mais elles peuvent aussi bien nous convaincre à bon compte d’avoir traité l’essentiel, alors que tout porte à craindre qu’il n’en soit rien. Car comment assurer la bonne qualité de l’accueil sinon en renversant pour ainsi dire la situation qui l’exige ? Que, derrière le handicap, il y ait non seulement une personne mais une expérience humaine sans doute singulière, mais tout autant fondamentale en termes de capacité d’adaptation et d’invention, ne justifie-t-il pas que l’accueil se transforme lui-même en désir, sinon en demande ?
Sous cet angle on pourrait dire qu’« abraser » la différence risque toujours peu ou prou d’ajouter au leurre une injustice : la prise en compte de ce que la personne en situation de handicap apporte au monde humain relève d’une approche humaine autrement exigeante que la simple mise à plat des obstacles apparents susceptibles de se dresser sur le chemin de la rencontre. La rencontre ne peut se faire qu’à partir du moment où le négatif mis en évidence par le handicap peut en lui-même être regardé positivement en cela qu’il fait sens. En d’autres termes, n’avons-nous pas beaucoup à apprendre de ceux qui nous rappellent que ce qui manque à l’homme est aussi ce qui le pousse en avant, que l’arrogance de celui qui possède les moyens et se croit arrivé au sommet de la « bonne différence » n’est que sottise et entreprise de destruction de l’homme ?
Au-delà de la charité condescendante et de l’institution des droits et des devoirs, il y a donc place pour une révolution à bien des égards plus coûteuse : nous voir nous-mêmes dans le miroir que nous tend le handicap, miroir de la vie dans sa lutte, quand bien des fausses batailles de la réussite font oublier l’essentiel !
À l’heure où vient de sortir sous la plume de Jérôme Garcin, Le Voyant1, une biographie de Jacques Lusseyran, on pourra lire de ce dernier Et la lumière fut2, témoignage d’un aveugle entré dans la Résistance à 17 ans puis déporté à Buchenwald. L’homme qui écrit « la lumière ne vient pas du dehors, elle est en nous-mêmes, sans les yeux » sait ce qu’il doit à ceux qui l’ont accueilli et reçu comme un homme à part entière, c’est-à-dire aussi un homme qui, comme tous les hommes, a besoin des hommes.
1. Paris, Gallimard, 2015
2. Ed. Le Félin, collection « Résistance »Jean-Pierre Bigeault, psychanalyste,
membre du Conseil scientifique d’orientation de l’EFPP
In Les Cahiers de l’EFPP – N°21 – p.26 – Printemps 2015
Une culture de l’individu et de la rationalité, telle que celle qui prévaut aujourd’hui dans le management sinon « la gestion » des relations humaines, menace les espaces supposés réparateurs du travail social. Elle renvoie insensiblement les travailleurs sociaux du côté d’un ordre – c’est-à-dire d’une remise « en ordre » – susceptible de les détourner de leur vraie mission : appréhender ce qui, dans la complexité d’une vie, voire dans son désordre, peut être précisément rendu à la vie.
On sait comment le traitement technocratique et politique de la question conduit à inspirer des modèles de formation qui tendent à privilégier – au nom de savoirs scientifiques par ailleurs discutables – une conception morcelée de « l’objet » (accessoirement humain !) et des procédures explicatives qui finissent par priver le « sujet » de sa réalité. Ce qui appartient en effet au sujet avant toute autre considération est un vécu, et c’est bien ce vécu que le travailleur social doit d’abord pouvoir accueillir et partager. Il s’agit là d’une réalité qui implique tout autant le corps et l’esprit – c’est-à-dire le cœur aussi – d’une ou de plusieurs personnes qui n’existent elles-mêmes que de participer d’une manière ou une autre à une communauté. Le travailleur social ne s’avance vers cette complexité vivante qu’en s’y impliquant. On ne saurait dissimuler que l’émotion dont vibre sa nécessaire empathie nourrit cette intuition professionnelle sans laquelle sa démarche froidement objective manquerait tout simplement son « objet ». L’intelligence d’un homme ou d’une femme d’action (ladite action fût-elle sociale) ont même beau disposer des meilleurs outils – que ne sont d’ailleurs ni ceux du chercheur ni ceux du théoricien – si l’enthousiasme et une volonté spécifique ne viennent l’inspirer, il ne restera face à face qu’un opérateur préprogrammé et le fantôme abstrait d’une personne vidée de sa vie.
Or, vouloir en effet s’ouvrir au vécu de l’autre n’est-ce pas déjà l’aimer ? S’il s’agit de com-prendre1 avant d’agir et d’agir aussi bien dans le cadre de ce partage auquel renvoie une con-naissance2 digne de ce nom, la dimension érotique (d’Eros, le dieu du lien) du travail social n’appelle-t-elle pas une éthique qui, à certains égards, pourrait être comparée à celle du psychanalyste ? Ou, pour le dire autrement, c’est-à-dire de façon moins étroitement référencée, comment aider le travailleur social à soumettre l’exercice de ce que le sociologue Michel Maffesoli appelle « la raison sensible3 » à une éthique qui en respecte le principe ?1. Pour redonner précisément au préfixe d’origine latine « com / con » sa signification de partage (avec).
2. Idem.
3. MAFFESOLI Michel, Éloge de la raison sensible, La Table ronde, Paris 2005.Jean-Pierre Bigeault, psychanalyste,
membre du Conseil scientifique d’orientation de l’EFPP
In Les Cahiers de l’EFPP – N°20 – p. 21 – Automne 2014
Le film récent Jimmy P.1 aura eu le mérite de rappeler que la psychanalyse n’est pas un art de salon, mais une aventure. Une aventure qu’on pourrait dire « à ciel ouvert » et qui n’en consiste pas moins dans une exploration de l’intime.
Pour ceux qui ont connu Georges Devereux, homme sans doute trop doué pour accepter l’ordre établi, le mélange des genres qui aura caractérisé sa pratique psychanalytique ne saurait étonner.
Mais sur ce point, la cure originale de Jimmy P. présente un intérêt plus général. Si éclairants qu’ils soient en effet dans leur articulation, les concepts opératoires de transfert et de contre-transfert n’épuisent pas la question délicate de l’expérience partagée qui donne à la relation psychanalytique la dimension quasi spatiale d’un lieu cognitivo-affectif véritablement assimilable à une rencontre.
C’est en effet là que se trouvent réunis dans l’analyse deux discours étrangers l’un à l’autre, deux positions dissymétriques d’où n’en finit pas moins par émerger ce que Christian David appelle « une nouvelle communauté de langage »2. Langage certes tout autant non verbal que verbal, aux limites du conscient et de l’inconscient comme du somatique et du mental et qui, conformément à ce qui se passe dans toute rencontre au sens le plus fort de ce mot, permet à l’ombre et à la lumière où se situe la vérité des sujets de se dialectiser dans une forme plus ou moins implicite de reconnaissance mutuelle.
Il est sans doute plus important que jamais que ces éléments de réalité soient remis à leur place. Car au-delà du discours psychanalytique (discours sur la psychanalyse sinon de la psychanalyse) si souvent tenté par le repli idéologique ou/et la maîtrise de l’informulable, il convient de rappeler que la pratique psychanalytique s’avance dans l’ouverture (du sens) vers ce que Guy Rosolato appelait : « la relation d’inconnu ».
La rencontre psychanalytique rejoint la rencontre sur laquelle se fonde un amour qui se construit. Renvoyant chacun à ce qui n’est pas encore su de soi, ni de l’autre, elle assure la dynamique d’un lien vivant, tel qu’échappant à la tentation du miroir, ce lien rouvre sur un devenir que même la séparation – la fin de l’analyse ou la mort de l’aimé(e) – ne saurait menacer. La rencontre se reconnaît déjà dans l’anticipation de la perte.
1. Jimmy P. (psychothérapie d’un Indien des plaines) d’Arnaud Desplechin
2. Cf. plus loin « Christian David un homme de la rencontre »Jean-Pierre Bigeault, psychanalyste,
membre du Conseil scientifique d’orientation de l’EFPP
In Les Cahiers de l’EFPP – N°19 – p.20 – Printemps 2014
Les signes religieux ne servent pas qu’à poser telle croyance comme une foi digne de ce nom. Ils utilisent la référence spirituelle au bénéfice supposé de l’identité d’un sujet ou/et d’une communauté. Cette instrumentalisation défensive, voire agressive, du spirituel, est dangereuse à plus d’un titre. Elle met en péril la paix d’une société. Mais peut-être surtout, dans une société éventuellement capable de préserver son unité, elle entretient des illusions qui ne font pas avancer l’homme dans la conscience de ce qu’il est.
Le sujet humain reste en effet tout aussi obscur à lui-même que Dieu au mystique. Qu’on se reporte plutôt à Shakespeare (« L’homme est une ombre qui marche ») ou à saint Jean de la Croix (« La Ténèbre divine ») ! Ni à cet égard l’appartenance à telle communauté, ni davantage la proximité d’un Dieu qui reste caché (Deus abscunditus) n’éclairent l’homme de cette lumière absolue dont il rêve et vis-à-vis de laquelle il n’est, comme d’ailleurs vis-à-vis de lui-même, qu’une étoile aux scintillements incertains. Quelque procès implicite ou explicite que les religions fassent à tel ou tel relativisme, il semble bien que la relation de l’homme postmoderne au spirituel tende à se dégager des manifestations tapageuses qui en ont surtout fait dans l’histoire un instrument de puissance. Les détenteurs pontifiants de la Vérité se déjugent un peu plus chaque jour devant la modestie de plus d’un savant.
Ainsi pourrait-on dire que les signes comme les connaissances elles-mêmes ne méritent pas la sacralisation plus ou moins superstitieuse (voire télécommandée) dont ils font l’objet, quand l’angoisse appelle au secours une foi bardée de ses drapeaux.
Jean-Pierre Bigeault, psychanalyste,
membre du Conseil Scientifique d’Orientation de l’EFPP
In Les Cahiers de l’EFPP – N°18 – p.22 – Automne 2013
La sexualité de la personne handicapée – comme d’ailleurs celle du vieillard – fait plutôt mauvais genre ! C’est que, si Éros, « engendré du chaos primitif, représente la force attractive qui assure la cohérence de l’univers » (Petit Robert), la personne handicapée, comme le vieillard, semble davantage nous ramener à la disgrâce originaire qu’au paradis de l’harmonie rassembleuse. Éros doit être jeune et bien portant pour faire l’unanimité sur le bonheur qu’il annonce et qu’il promet. La situation de la personne handicapée – et du vieillard – est d’autant plus difficile à cet égard que ses déficits ne font qu’ajouter à la fragilité constitutive du sexe vis-à-vis de l’assez grandiose entreprise d’Éros.
Faut-il rappeler en effet que ledit sexe étant ce qu’il est – sans parler des pulsions qui en constituent la force – sa capacité de séduction a bien besoin du corps tout entier et de sa grâce (à grands frais d’amour convoquée) pour assumer sa tâche ? L’Éros de Praxitèle tout autant que les Vierges pudiques du Quattrocento sont là pour en témoigner. C’est aussi – ne faut-il pas également le rappeler ? – que les soupçons qui pèsent sur le sexe n’ont pas attendu la chrétienté pour se manifester : le désordre dont il reste en effet le flambeau subversif n’évoque-t-il pas déjà davantage la dysharmonie que le paradis relationnel des liens musicaux ?
On se souviendra que, dans cette ligne, une esthétique du présumé retour aux sources (épurées) de la Nature inspira en son temps un culte qui rassura tout un peuple et même davantage : le corps magnifié de la jeunesse hitlérienne ne justifia-t-il pas, entre autres sacrifices, celui des déviants et des handicapés ?
L’émotion, d’ailleurs tardive faut-il le rappeler aussi, que cette monstruosité provoqua n’atteignit pourtant pas en profondeur le système d’exclusion dont s’accommode encore notre monde civilisé. Comme si la personne handicapée, et pire encore sa sexualité, menaçait l’ordre que la normalité du corps (ou d’ailleurs de l’esprit) permettrait d’opposer au toujours menaçant chaos primitif. Sans parler de la castration, figure omniprésente de la mort jusqu’au fond du plaisir, que le handicap et toute déchéance font entrevoir à l’horizon temporel de toute vie.
Contre ces peurs, n’est-il pas temps d’associer Éros à la Victoire mutilée de Samothrace, comme à l’Art dit (par les nazis) « dégénéré » dont les corps, tels aujourd’hui chez le peintre Bacon, reprennent au poète Rimbaud, amputé de sa poésie avant de l’être de sa jambe, les mots fameux : « O saisons ! O châteaux ! Quelle âme est sans défaut ? »
Jean-Pierre Bigeault, psychanalyste,
Membre du Conseil scientifique de l’EFPP,
In Les Cahiers de l’EFPP – N°17 – p.15-16 – Printemps 2013
Qu’en est-il de l’intimité au temps de la communication, quand la frontière entre vie privée et vie publique s’avère chaque jour un peu plus poreuse ?
La réponse à cette question n’est sans doute pas si simple !
L’intimité de l’être humain pourrait en effet gagner en profondeur ce qu’elle perd en extension dans un monde éclairé de toutes parts comme une conscience en perpétuel éveil. C’est que l’homme, pour qui les secrets d’alcôve ne sont plus que des secrets de Polichinelle, s’interroge sur « des choses cachées » qui, en deçà même de la question de Dieu, le concernent directement (et, pourrait-on dire, laïquement) en tant qu’il est un sujet confronté à ce noyau clair-obscur qu’est non seulement l’âme ou le cœur mais le soi de son être-au-monde.
Ainsi, après Saint Augustin, Montaigne, Rousseau, l’individu se voit-il embarqué dans la conquête d’une identité qui lui ressemble vraiment et c’est alors qu’il tente « l’expérience de soi ». Car, comment se trouver soi-même au bout du compte interminable de ses idées, de ses images, de ses désirs, tels que les lui renvoie dans un miroir le monde exhaustif qui est le sien ?
Dans la perspective d’une telle démarche la vieille idée d’intimité (chaumière d’un moi supposé serein) ne renvoie plus au simple retrait d’une vie privée à l’abri de laquelle l’homme pourrait accéder à son intériorité la plus intime. Le soi profond n’échappe-t-il pas déjà au simple dédoublement d’une conscience loyalement réflexive ? La connaissance de ce que le psychanalyste Masud Khan appelle « le soi caché1 » relève d’un autre « travail. Elle nécessite de forcer les retranchements de cette conscience somme toute toujours plus ou moins aliénée au monde, ne serait-ce que par le langage et ses rationalisations.
Et n’est-il pas remarquable que, dans le prolongement des voies ouvertes par les mêmes Saint Augustin, Montaigne et Rousseau, cette « expérience de soi » s’édifie paradoxalement sur la présence (la singulière présence, faudrait-il dire) d’un « autre que soi » ?
L’intimité rejoint alors à la fois l’espace poétique du rêve et celui de l’amitié voire de l’amour. Car c’est au-delà des mots et sous le regard de l’autre, au cœur d’une découverte aussi aventureuse que celle d’un dévoilement (qui n’est pas toujours sexuel) que, comme Montaigne avec La Boétie2, le sujet moderne – depuis longtemps annoncé par les mystiques – découvre sans doute le mieux (ou le moins mal) ce qui lui appartient en propre.
Si donc il reste vrai qu’il faut se retirer d’un certain monde saturé de ses objets pour se trouver ou se retrouver en tant que sujet, on dira que ce retirement ne vaut que de la rencontre où notre intimité s’offre en partage. Ainsi peut-on se rappeler que « l’expérience de soi » proposée par la psychanalyse se fonde elle-même à la fois, comme le disait André Green, sur « la cachette du cadre analytique » et sur « le corps à corps psychique » d’une relation entre deux vivants.
Freud, dont l’analyse originaire émergea de l’amitié avec Fliess3, a rouvert la porte ancienne et même antique d’une co-naissance qui, selon la célèbre acception claudélienne, peut être comprise comme l’expérience d’un « naître ensemble ». Familier ou non de la psychanalyse, l’individu postmoderne attend beaucoup – parfois sans doute beaucoup trop – de la rencontre avec l’autre. C’est qu’il sent que la flamme vacillante du « soi caché » ne se laisse apercevoir que dans la présence accueillante d’une autre intimité que la sienne, fût-elle, comme l’ombre ou le silence, le reflet ou l’écho du secret qui lie chacun avec soi-même.
Ainsi pourrait-on dire que l’intime de l’intime ne se dévoile qu’au-delà de l’individu, là où surgissent de la relation qui les rapproche… les personnes.
1. Masud Khan, Le Soi caché, Paris, Gallimard.
2. Montaigne, Les Essais, – De l’amitié, ch. XXVIII.
3. Wilhem FLIESS, médecin allemand qui ne fut pas l’analyste de Freud, mais une figure anticipatrice du « supposé savoir ».Jean-Pierre Bigeault
In Les Cahiers de l’EFPP – N°16 – p.11-12 – Automne 2012
La science de l’enfant n’a pas fait avancer sa cause dans les proportions espérées. L’objectivation de ses troubles n’a eu d’égal que la banalisation de sa souffrance1. La dénonciation de ses privilèges n’a servi qu’à masquer les captations tyranniques (économiques et autres) dont il est devenu l’objet. L’école ne s’est pas réinventée : l’enfance est une terre ancienne et connue, l’éducation une forme d’agriculture un peu mécanisée et armée de pesticides mais résolument – mais sainement – tournée vers le rendement. L’enfant n’a pas à se plaindre. On lui consacre un gros budget !
Sur ce fond de médiocrité imaginative, le suicide de l’enfant fait tâche. S’il se met lui aussi à contester l’ordre vivant, le pacte fondamental, l’espoir dans l’avenir (le progrès), où va cette société déjà dépressive que ses médicaments (et le football à la télévision…) et sa fragmentation abandonnent à son errance et à sa violence.
L’enfant écoute aux portes. Il a l’oreille sur les trous de ce monde, comme Rimbaud sur tel soupirail d’un sous-sol qui est à la fois le non-dit et l’inconscient. L’enfant est un lieu de passage entre la peur et l’espérance : l’odeur du pain, de la vie, peut remonter du pétrin enfoui, l’acidité du levain et des moisissures, la fermentation de l’amour, le traversent. L’enfant est au carrefour des tentations de l’homme : il a tout autant envie de s’élancer que de tomber, de construire des idoles que de rentrer dans les cavernes des dynosaures ?
Mais l’enfant sait d’un savoir difficile qu’il est ainsi divisé : ombre et lumière, il est nuit et jour, il a un double, il est ce qu’il n’est déjà plus, l’ayant perdu, et qu’il reprend à la mort comme un fantôme, il fuit son petit cadavre de polichinelle et le rejoint par une porte dérobée pour le remettre en marche, s’il pouvait le sauver !
Comme au temps de Kafka, l’enfant doit sauver son père, sa mère, son frère, petit christ en nativité d’étable et scolarité d’apprenti transcendantal ; et il rêve de tuer quelqu’un comme Hérode. La toute puissance de son imagination et les perspectives qu’elle abrite lui bourrent la tête.
Il se jette contre un mur, il avale une ampoule, il s’endort dans l’eau au sourire de la mort. Qui n’a vu en soi l’enfant condamné ne comprend rien à l’automutilation, à la drogue et à l’ordinaire de l’échec scolaire qui ne sont qu’un lointain écho à la mort du nourrisson – ce mystère !
1 Derrière la maltraitance reconnue, combien d’enfants choyés sont encore humiliés et offensés !
J.-P. Bigeault
In les Cahiers de l’EFPP – N°16 – p.9 – Automne 2012
Les récentes « recommandations » de l’H.A.S. (Haute autorité de santé) sur la prise en charge des enfants et des adolescents souffrant de troubles envahissants du développement (TEC) s’inscrivent, qu’on le veuille ou non, dans un conflit et un débat qui dépassent les enjeux du traitement de l’autisme.
À un premier niveau en effet, l’appel des associations de parents à une prise en charge digne de ce nom (c’est-à-dire qui dispose des moyens aujourd’hui existants et qui fasse appel de ce fait à l’éducation et à la pédagogie) est enfin entendu par une instance qui a pignon sur rue.
Il reste toutefois, comme en sont conscientes les mêmes associations, à mettre concrètement en œuvre des mesures dont l’insuffisance actuelle ne provient pas toujours, loin s’en faut, d’une emprise totalitaire de la psychanalyse sur l’autisme, même si le dogmatisme de quelques-uns a pu encourager à cet égard une inertie indéniable. Si l’autisme en effet a pu être déclaré, en 2012, « cause nationale », il s’en faut pourtant que l’éducation et la pédagogie – à leur niveau déjà le plus courant – fassent l’objet d’une véritable considération tant des politiques (plus soucieux de conserver que de rénover, comme d’ailleurs une opinion publique mal éclairée sur le sujet) que des « élites » (purs produits d’un système qui leur est favorable), sans parler des psychiatres eux-mêmes, voire – comme on l’a vu au-delà du délire de toute puissance de certains – de psychanalystes au demeurant réputés très ouverts. Ce n’est donc pas un hasard – ni une anecdote de l’histoire psychanalytique – si l’autisme n’a pu jusqu’ici bénéficier d’une créativité pédagogique dont tout le monde (ou presque) se méfie, ce qui nous a valu de persévérer avec un égal succès depuis plus de cinquante ans dans l’institution de « l’échec scolaire ».
Faut-il espérer que, débarrassée de « méthodes qui n’ont fait la preuve ni de leur efficacité ni de leur absence d’efficacité » (selon les mots du président du Collège de la H.A.S. cités par Libération le 9 mars 2012), la prise en charge éducative de l’autisme donne à tout le moins l’occasion de relancer un débat sur l’éducation, débat interrompu depuis la condamnation sans appel non seulement de Mai 68 mais des sciences de l’éducation renvoyées dans leurs foyers respectifs ?
Cependant, il existe – parallèlement à cette question de l’éducation – un deuxième niveau du débat et du conflit dont la question de l’autisme est le prétexte.
Lorsqu’en effet le même président du Collège de la H.A.S. déclare que la « psychiatrie doit se plier aux règles de la médecine par preuves1 », on voit bien ce dont souffre à ses yeux dans son essence la psychanalyse.
À supposer pourtant que la médecine – qui fait ici référence – soit une science aussi exacte que la chimie à laquelle elle a couramment recours, à supposer que ses résultats constituent des preuves (alors même que l’effet placebo mis en évidence expérimentalement vient pour le moins compliquer le jeu), à supposer que les effets obtenus par un traitement satisfassent, au-delà de la réussite attendue, à un critère plus large et moins difficile à définir tel que « le mieux-être » de la personne traitée, on n’en doit pas moins se demander si la psychanalyse, qui s’est évertuée depuis Freud à se qualifier scientifiquement, ne situe pas ses ambitions et ses moyens ailleurs en effet que là où les situe une « simple » science. La violence dont, forts d’une théorie à bien des égards plus rigide que celle de Freud, ont fait usage certains psychanalystes n’a certes fait que brouiller les cartes. Mais les lieux de soins où la psychanalyse s’est appliquée avec bonheur à la prise en charge des troubles du comportement non seulement n’ont pas tourné le dos à la démarche éducative, mais au titre même de la psychanalyse l’ont soutenue, lui donnant un sens plus large que celui des techniques employées. La cohérence des actions déployées n’a fait qu’en augmenter l’efficacité, bénéficiant ainsi non seulement aux éducateurs et aux soignants, mais aux enfants et à leurs familles2.
Si incertaines que restent les hypothèses tendant à justifier des démarches dont les limites n’attendent pas les preuves de leur efficacité pour en compliquer la mise en œuvre, ces paris de l’intelligence contribuent à dynamiser les acteurs d’un travail éducatif, rééducatif ou thérapeutique inévitablement difficile.
Enfin, à en juger par la déshumanisation progressive de l’hôpital (qui ne tient pas qu’à une diminution de moyens pratiques, mais à une culture de plus en plus exclusive qui est celle du résultat), on peut espérer que les institutions appelées à recevoir les autistes échappent à un néoscientisme qui peut se nourrir des mêmes fantasmes que ceux des psychanalystes « mal traitants pour la bonne cause ! ». Une violence peut en chasser une autre dans un monde en proie à plusieurs crises. Le recours aux boucs émissaires et aux nouveaux magiciens guette.
Les techniques ne font pas des miracles et les progrès les plus mesurables ne font souvent que cacher la misère qui n’est pas réductible à l’évidence de ses symptômes.
1 C’est nous qui soulignons.
2 Cf. l’article de Marie-Noëlle Clément, médecin psychiatre, directrice de l’hôpital de jour du Cerep, Le Monde 7 mars 2012.Jean-Pierre Bigeault, psychanalyste,
ancien directeur du Centre de réadaptation psychothérapique (Cerep)
et membre du Conseil scientifique de l’EFPP
Laïcisé depuis sa disparition officielle (à la fin du XVIIe siècle, quand les procès en sorcellerie ne furent plus qu’un mauvais souvenir de l’Inquisition), le diable n’a jamais manqué de refaire surface. Fluctuat nec mergitur (il flotte mais ne coule pas), telle pourrait être sa devise ! Le mouvement romantique ayant pris le relais de la tradition religieuse, il n’est pas jusqu’à Goethe qui n’ait fait une place à Méphistophélès dans sa philosophie de la nature. Et plus près de nous (du côté de la psychiatrie : Esquirol 1838, Charcot 1862, et de la psychanalyse : Freud 1883), la science elle-même ne s’est-elle pas employée à redorer le blason d’un personnage que le caractère irrationnel de la croyance dont il avait été l’objet avait fini par déconsidérer ? Cette science, en effet, n’a pas hésité à faire du diable la métaphore de ce qui s’est trouvé assimilé à « la part maudite » (Georges Bataille) de notre psychisme : l’inconscient – pour l’appeler par son nom dans cette construction qui l’oppose à la conscience – voire les pulsions elles-mêmes (qui d’ailleurs, pour l’occasion, ne sont plus les vices opposés aux vertus) et – moins distinctement sans doute – ce que Freud a appelé « la pulsion de mort », entité contestée qui reprend à bien des égards l’aspect tour à tour terrifiant et séducteur d’un démon originaire.
Et c’est ainsi qu’en délivrant les anciens « possédés » de cet étrange occupant qu’était jusque là le diable (tel qu’on le voyait encore à l’époque chez les hystériques) la jeune psychanalyse est venue réintégrer « l’autre » dans le sujet lui-même, lui renvoyant ainsi, à travers le miroir de sa névrose, l’image de sa propre division intime.
Mais, comme l’arroseur arrosé, la psychanalyse s’est à son tour (et encore tout récemment : Michel Onfray) trouvée diabolisée ; car à force de suspecter l’unité de l’homme (et donc sa bonne conscience tout autant que sa bonne foi), elle est devenue suspecte de destructivité. On l’a accusée de réinstaller l’irrationalité sur le trône d’un diable faussement destitué. On a voulu voir de l’occultisme dans sa pratique quasi magique, et on l’a assimilée à une religion dont les prêtres fonctionneraient à la fois comme des exorcistes et des sorciers.
Ces accusations font ressortir des errements endémiques dans cet espace psychanalytique entrouvert entre le mythe, la théorie et les jeux rituels du transfert et de l’interprétation. Mais il n’en reste pas moins qu’une autre vérité traverse ce mouvement de dénigrement haineux : quand le malade a les meilleures raisons de ne pas vouloir guérir (et c’est bien ce que lui demande sa névrose), il n’a plus qu’à accuser d’obscurantisme celui qui le soigne. Tant il est vrai que le thérapeute, contaminé par la nuit du royaume des ombres, s’avance lui-même en aveugle tel le devin Tirésias. Le diable n’est pas loin !
Ainsi, au moment où les concepts de la théorie freudienne se sont infiltrés dans le discours mimétique, il est de bon ton d’attaquer la psychanalyse non seulement comme une secte (qu’il convient a minima de contrôler), mais comme une de ces philosophies dites « philosophies du soupçon » dont l’une des caractéristiques essentielles est la négativité.
On n’aime pas le « négatif ». On l’aime encore moins quand remonte, avec telle ou telle crise (supposée aujourd’hui essentiellement économique), la dépression d’une société qui se croyait délivrée de sa violence (après les guerres du dernier siècle) et qui la retrouve dans les coulisses mal éclairées de sa démocratie. La vieille recette revient au goût du jour : plutôt casser le thermomètre que regarder dans les yeux la morbidité de ce diable totalitaire qui sommeille et aussi se réveille dans le lit de chacun.
Pour conjurer le Mal, on déclare à tout va qu’il faut être positif, productif, intelligent, beau et riche comme les dieux du stade d’une certaine Allemagne alors enfin débarrassée de ses parasites (y compris au passage les livres de Freud).
Il va de soi qu’on se méfiera par-dessus tout de « l’obscure clarté » d’une pensée qui se cherche en tâtonnant, car le diable – assure-t-on – va se nicher dans les spectres qui sont des ombres (les clandestins, par définition), des figures hybrides (des enfants capables de tuer), des mélanges de matières incertaines (errance et communauté) et toutes les idées « troubles » qui leur ressemblent.
On éduquera donc, on jugera et on assignera à telle identité dans la clarté retrouvée des critères objectifs, si possible chiffrés. Car, comme chacun sait, on ne joue pas avec les chiffres qui donnent à l’expert ses lettres de noblesse ! Comme le fait le préposé de « La colonie pénitentiaire », on sollicitera enfin du condamné la condamnation du conflit kafkaïen où il se débat dans un combat douteux. Ce diable du doute (cher à Montaigne) n’a-t-il pas assez perturbé le bon ordre et la bonne conscience des bons apôtres de la « servitude volontaire » (repérée par La Boétie) ?
Et pourtant, force est de voir que ce qui se crée n’échappe à la répétition mortifère que de s’aventurer hors des sentiers battus et même ensoleillés !
Et, en effet, s’il se trouvait que l’éducation, plus sensible à l’intelligence des passions (comme le recommande le philosophe italien Remo Bodei1) – y compris cette violence chaque jour un peu plus diabolisée et qui est bien de l’homme même –, s’employait à en faire quelque chose, comme en leur temps les pédagogues les plus inventifs, ne verrait-on pas que l’éducation doit passer un « pacte avec le diable » comme Faust ?
Car faut-il rappeler que l’éducateur n’éduque que d’inscrire son action autorisée (capable de « faire autorité » au sens étymologique du mot) dans la réalité de la vie qui reste claire-obscure et tortueuse et même souvent évasive au milieu de nos principes droits comme des cadavres.
« Il reste à faire le négatif, disait Kafka, le positif nous est déjà donné. » Ainsi, la poésie nous révèle-t-elle le creux de la parole – sa faille ou son manque – derrière le plein de mots, et aussi bien au cœur du désir l’inquiétude du sens qui nous porte à connaître.
1 Remo Bodei Géométrie des passions. Peur, espoir, bonheur : de la philosophie à l’usage politique. Paris, P.U.F., 1997.
Jean-Pierre Bigeault
in Cahiers de l’EFPP N°14 – p.17-18 – Automne 2011
Vive les footballeurs !
Retour d’une action de formation dans un CER
Je vois dans cette situation exacerbée d’éducation une occasion tout à fait exceptionnelle pour mesurer « l’effet de groupe » sur la capacité éducative d’une équipe que je dirai d’ailleurs inexorablement vouée à la dynamisation institutionnelle.
Ce qui ressort en effet de l’analyse, c’est que rien ne peut se faire de (re)constructif pour des adolescents (8 regroupés là pour quelques mois), si l’ensemble des personnels concernés ne fonctionne pas déjà dans une sorte de « cellule », telle qu’un « espace psychique groupal » s’y constitue, au-delà et en-deçà des murs de la maison, comme le premier véritable « lieu de vie » où puissent se réalimenter des identités blessées, recroquevillées sur la violence de la peur de l’autre.
Ainsi de la maîtresse de maison (qui fait la cuisine) jusqu’au chef de service, en passant par les éducateurs (la plupart engagés dans le football à un titre ou un autre), sans oublier la secrétaire et la psychologue, « quelque chose » est appelé à s’étendre, qui dépasse en profondeur subjective (c’est-à-dire inter subjective) la simple coordination fonctionnelle.
Cette membrane vivante, qui va devoir se développer autour des jeunes comme une enveloppe plus subtilement protectrice (c’est peu de le dire!) que l’incarcération, se présentera d’abord elle-même comme une forme d’intériorité qu’on ne saurait confondre avec l’intimité plus ou moins domestique d’un foyer. Cette « niche », aux frontières plus floues que l’institution, se trouve être sans doute beaucoup plus proche d’une fluctuante ‘conscience d’appartenance » qui renvoie en elle-même à une certaine communauté régie par un pacte relationnel d’un genre nouveau.
L’invention d’une équipe institutionnelle comme modèle social
Qu’est-ce donc que ce microcosme où le monde social, si souvent voué aux rivalités destructrices, est amené à ré-inventer son image selon le schème espéré d’une terre d’accueil ? N’en déplaise aux réalistes, toujours pressés d’en finir avec l’utopie, ce milieu spécifique, cette sorte de biosphère, fonctionne en effet pour partie comme un rêve pourtant bien éveillé ! Car l’équipe ne peut donner vie à quelque production éducative que ce soit qu’à partir de sa capacité à se produire elle-même comme uns structure vivante, déjà pour ainsi dire auto éducative, c’est-à-dire se projetant dans une figure et une configuration relationnelles qui, d’une certaine façon, la transcendent. Ou pour le dire plus concrètement : l’intervention d’une équipe institutionnelle comme modèle social constitue le préalable originaire et permanent au développement de sa fonction de cheville ouvrière éducative.
Une telle évidence renvoie les technicistes de la chose éducative à leurs éprouvettes de laboratoire ! Quant à nos jeunes délinquants – pour qui le football et les footballeurs appartiennent à la réalité intermédiaire d’un espace où « attaquer » et « se défendre » obéissent à la rigueur d’un droit encore amical – faut-il rappeler qu’ils n’observent tout justement l’équipe institutionnelle que là où sa fragilité tourne ou ne tourne pas à la faiblesse, là où la force s’enracine ou ne s’enracine pas dans l’entente ? Comme tous les jeunes en effet, ils attendent des adultes qu’ils jouent au même jeu que celui auquel les adultes les convient. Mais pour eux précisément, que le désastre guette, c’est une dernière partie que personne ne doit perdre. ils le savent d’autant mieux que leur complicité avec leur propre perte se nourrit de beaucoup d’échecs (les leurs et ceux de leur environnement). Or, il n’est pas de potion éducative qui vienne directement à bout de ce malheur. Contre le malheur, il n’est pas davantage un seul éducateur qui suffise à la tâche, ni même, par le seul effet de leur nombre et de leurs compétences, un « tas » ou un agglomérat institutionnel d’éducateurs, fût-il ce qu’on appelle une « organisation ».
Car c’est le groupe – en tant que cette réalité non seulement psycho sociale – qui réalise cet organisme à part entière (cet être) dont l’institution n’est,somme toute, que la raison sociale ; c’est l’alliance des personnes, le contrat individuel (de respect) qui les lient à leur totalité non totalitaire (une référence démocratique y a donc sa place) ; en un mot, c’est l’équipe et son projet d’équipe où le pratico pratique ne se prive pas des bénéfices de l’idéal, qui font les beaux jours du CER, c’est à dire, non seulement son instrument de travail, mais sa « chance ».
Une oeuvre en maturation
Or cette chance, faut-il ajouter qu’il n’est aucune certification, aucun diplôme pour y prédisposer des hommes et des femmes à qui il est demandé d’être prêts à sacrifier au groupe ce reste d’enfance en chacun qui cherche à le convaincre qu’il doit être le mieux aimé et,pour y parvenir, le plus débrouillard ! Car si le groupe n’est pourtant pas une ascèse, il n’en est pas moins une oeuvre de maturation : il se crée selon les règles de toute création, c’est-à-dire selon les que ceux qui le composent s’ordonnent entre eux en répondant à l’exigence coopérative du « nous » qui le fonde.
Retour d’une action de formation dans un CER, j’ai donc compris que les grands discoureurs de l’éducation feraient bien d’y aller respirer l’air du pays ! Entre le grand cimetière institutionnel auquel semblent rêver nos prescripteurs en mal de sécurité et la pétaudière éducative qui les fait frémir, ils verraient que l’éducation réelle relève de « groupes de vie » (laissons donc les fameux « lieux de vie » à leur statut cartographique !) qui ne sont réductibles, ni à leurs règles, ni à leurs langages, ni davantage à leurs habitudes voir leurs rites, et pas même aux assignations censées en ordonner les places. Nous l’avons déjà dit, les groupes éducatifs ne dessinent la trame d’un contenant propre à accueillir pédagogiquement des éduqués que pour autant que ces groupes se soutiennent, se tiennent et d’une certaine façon se contiennent eux-mêmes comme une sorte de conscience partagée. Or cette conscience plus ou moins unitaire réunit des forces d’origine et de nature bien différentes et il en résulte des tensions qui, comme dans la vie, associent l’ordre au désordre. A ce titre, le groupe éducatif fonctionne non seulement comme la « masse arrondie » que désigne l’étymologie germaine « kruppa », mais selon le « grop » de l’ancien provençal, comme un assemblage de cordes voire de sacs de noeuds !
Un assemblage de cordes…
Et dans ce sac ne savons-nous pas qu’il se passe bien des choses, imaginaires et réelles, affectives tout aussi bien que rationnelles ? S’agirait-il d’ailleurs d’une troupe militaire en campagne, il nous suffirait de lire les « journaux de guerre » de l’officier/philosophe Ernst Jünger pour nous convaincre que c’est le lot de tous les groupes. Or, c’est donc bien là le creuset où s’opère le mélange plus ou moins détonnant qu’on appelle une équipe ! La qualité de l’action éducative, si liée soit-elle à la spécificité des personnes, en dépend pour une large part tant il est vrai que si, dans l’inconscient de chacun, les identifications à travers lesquelles un sujet se construit procèdent d’une certaine « appropriation » de l’autre, de même l’action éducative, qu’on la regarde du point de vue de l’éducateur ou de l’éduqué, s’organise psychiquement en écho à cette communauté dont le groupe éducatif, figure socialisée de l’autre, s’offre comme l’image fondatrice.
Retour du CER, je salue son équipe « au combat » – qui est sans doute d’abord, comme toujours, le combat qu’il lui faut livrer avec elle-même. Je salue son rapport au football comme à la réalité d’un sport qu’on appelle brièvement collectif et qui fonctionne aussi dans la rencontre.
La vérité du groupe, de son efficacité « sur le terrain », n’engage la pensée que là où elle se ressource dans le partage et rebondit en geste justes.
Jean-Pierre Bigeault, psychanalyste,
membre du Conseil scientifique de l’EFPP
In Les Cahiers de l’EFPP – N°9 – p.6 – Printemps 2009
Comme le corps de l’enfant innocent doit être tenu à distance de son éducateur potentiellement pervers, celui du présumé délinquant et a fortiori celui du détenu, méritent d’être entassés avec leurs semblables et livrés à la promiscuité carcérale, sans autre forme de procès !
Aux deux bouts de la chaîne supposée éducative, le corps est soumis à la violence sécuritaire.
Qu’il s’agisse en effet de protéger l’enfant de la pédophilie ou la société de la criminalité, le corps, qu’il soit soustrait à la relation dans le même temps où l’éducation implique que l’éducateur et l’éduqué se rencontrent – ou qu’il soit ajouté à d’autres corps dans l’indifférenciation d’un « lot » qui exclue l’idée même de relation entre des personnes, le corps est l’objet d’un déni qui réduit sa réalité à celle d’un fantôme.
Si l’on ajoute à ces pratiques le traitement technico-scientifique de la mort, on ne s’étonnera pas que l’image de la Pieta se soit effacée de notre horizon culturel, comme si un soupçon rôdait autour d’une tendresse réputée sans objet.
Tout se passe comme si, de la naissance à la mort, le corps rappelait à notre société post moderne que sa rationalité productive lui cache quelque chose. Le désir, sollicité partout où il s’oublie lui-même dans ses objets, fait peur, dès lors qu’il révèle à l’homme sa finitude et aussi son aspiration à l’illimité.
« Ouvrir les yeux » sur notre réalité, et espérer « à corps perdu », disent avec les mots que la pensée la plus lucide comme la plus aventureuse passe bien par le corps, que nos le voulions ou non !
Et si possible de ses camarades eux-mêmes.
Pour reprendre le mot relevé dans une « offre technique » adressée par une respectable association à ses financeurs : « L’association X se porte candidate pour 2 lots (soit 100 personnes) à l’appel d’offre de la ville de Paris »
Jean-Pierre Bigeault, psychanalyste,
In Les Cahiers de l’EFPP – N°8 – p.3 – Décembre 2008
Il y a 50 ans, c’est en tant qu’enseignant ans un lycée que je me suis trouvé confronté à l' »échec scolaire » au sens quelque peu élargi dont parle « Le Monde ». Comme il s’agissait d’adolescents dont les aptitudes intellectuelles ne pouvaient être mises en doute, les problèmes dits « de caractère » souvent présentés par ces « mauvais élèves » semblaient alors relever d’une psychologie qui commençait à percer le mur de l’éducation habituelle voire de la psychiatrie et en particulier de la jeune pédo-psychiatrie.
Pourtant la réponse para-médicale ou médicale aux difficultés voire aux troubles en cause s’avérait si souvent inadaptée à la réalité – tant les problèmes concrets que des personnes concernées (en particulier de leur désir de « soins ») – qu’il fallait trouver… autre chose.
Mais autre chose aussi que la pédagogie en usage qui brillait surtout – comme elle continue trop souvent de le faire – par sa capacité d’exclusion !
Ainsi se développa en moi (ou plutôt en nous car nous fûmes bientôt quelques uns) l’intérêt pour cette « science nouvelle » qui, sur le terrain où je me lançai à sa rencontre, s’apparenta davantage à une aventure plus proche du « tâtonnement expérimental » et de l’art (d’éduquer) que d’une construction savante.
Dans une telle perspective, la dimension sociale (en particulier psycho-familiale) du vaste problème de l’échec fut en effet prise en compte comme le suggère « Le Monde ». Mais moins à travers la mise en place d’une action directe sur le « milieu » que par le truchement de l’institution plus ou moins réparatrice d’une « vie de groupe » (en internat) conçue comme production de par sa dynamique propre – non seulement de réadaptation sociale mais de restructuration subjective, y compris au niveau du développement cognitif et de l’acquisition des apprentissages.
L’interprétation des acquis de la Psychologie Sociale et de la Psychanalyse dans cette démarche pédagogique n’est pas mentionnée par l’article du Monde qui se contente d’évoquer « l’équilibre affectif » par référence au logement, alors même qu’en effet les liens entre espace psychique, espace social et espace tout court nous paraissent essentiels.
On peut donc brièvement conclure que la psychopédagogie ne s’appuyait sur l’inter-subjectivité qu’à travers non seulement « l’objet de savoir » mais l’espace où il était présenté, c’est à dire un « lieu à vivre », une équipe d’intervenants à la fois généralistes et spécialistes, et la pluridisciplinarité de nos références.
Pédagogie partagée, et éclairée par l’effet même de ce partage, tel fut pour nous le moteur psychopédagogique de cette éducation scolaire qui ne sacrifiait ni l’effort au plaisir, ni la connaissance à la spontanéité créatrice.
50 ans après… la visée intégrative de la Psychopédagogie semble s’être quelque peu perdu dans la dispersion voire la restriction (plus ou moins exclusive) des conceptions et des méthodes qui prévalent dans l’éducation habituelle, voire dans la rééducation.
La montée de l’individualisme et des modèles de pensée fragmentée tels que les soutient une culture de la consommation (des idées toutes faites), la dissociation comportementaliste du cognitif et de l’affectif, la banalisation intellectualiste du recours explicatif à l’inconscient… ont trop souvent pris le pas sur une tentative de compréhension et de traitement global des troubles de l’enfance et de l’adolescence.
Et pourtant, à l’heure de la « fracture sociale » et des fractures subjectives que celle-ci ne manque pas d’entraîner, la nécessité de « rétablir des liens » ne concerne-t-elle pas tout autant la pédagogie que bien entendu l’action politique ?
Jean-Pierre Bigeault est psychanalyste,
ancien directeur du CEREP (Centre de Réadaptation Psychothérapique)In Les Cahiers de l’EFPP – N°2 – p. 5-6 – Décembre 2004
Pour avoir créé il y a près de cinquante ans un « institut psychopédagogique » dont le projet éducatif avait pour ambition de réinsérer des adolescents en difficulté, saurais-je dire ce que fut, voir ce qu’est la psychopédagogie ?
Un concept « a » une histoire mais il est historique aussi d’ « être » une histoire. Son invention procède de la nécessité d’un Réel qui sollicite la pensée à travers une réponse active. La question à laquelle il fallait répondre activement était à peu près la suivante : quand la pédagogie échouait, quand les rééducations dites instrumentales ne réparaient que les morceaux d’un sujet dont le rapiéçage ne faisait que confirmer le morcellement, quand la psycho thérapie – qui faisait peur à tout le monde – hérissait davantage encore les adolescents en raison de son aspect intrusif, que pouvions nous faire ? Sans doute « bricoler » sur les zones frontalières de ces approches plus ou moins éducatives, plus ou moins spécialisées, rapprocher, réunir les points de vue, les procédures, les personnes – la personne elle-même si vite fragmentée – telle fut notre modeste idée !
La psychopédagogie, alliance symbolique, signait une ouverture de la pédagogie de référence à son propre environnement conceptuel : l’éducation « à et par la connaissance », l’éducation du sujet « à et par l’objet » dans sa différence, pédagogie du lien à l’autre déjà liée elle-même à son double plus ou moins spéculaire dénommé « psycho », toute la malice du trait d’union fondu visant à faire disparaître par enchantement le conflit du couple.
L’institut psychopédagogique fut donc lui-même une combinaison de couples conceptuels au milieu desquels le conscient et l’inconscient ne faisaient qu’apparaître-disparaître, omniprésents et discrets. La machinerie institutionnelle était celle d’un théâtre où les disciplines, les méthodes, les choses et les personnes jouaient au double jeu de la vérité et de sa représentation.
Un concept naît sans doute comme naît en alchimie, voire en chimie, un corps déjà un peu transcendentalisé par nos fantasmes. La Psychopédagogie fut un mariage de raison après coup. En éducation le désir qui a tellement peur de lui-même fonctionne comme le noyau caché d’une vaste réaction moralo-intellectuelle dont nous tirons nos systèmes et nos institutions.
L’institut fut un internat psychopédagogique, c’est à dire un lieu d’intériorité partagée où des liens tantôt défaits, tantôt noués sur eux-mêmes, tantôt emmêlés jusqu’à la confusion se retissaient non sans bien des déchirures.
Le danger d’un concept désiré est encore le gage de sa jeunesse.
Jean-Pierre Bigeault
In Les Cahiers de L’EFPP – N°1 – p.3 – Février 2004