Maria CALLAS
Le Destin de Maria Callas – justement célébrée aujourd’hui par le beau film de Pablo Larrain – est, à bien des égards, exemplaire. Il éclaire en particulier la réalité de ce que nous appelons, dans notre culture, une « Diva » (la Divine). Il montre tant soit peu les limites d’une « carrière », voire d’un succès aussi manifeste, quand il a « fait son temps » et que la vedette n’est plus qu’une femme comme les autres.
Pour avoir suivi d’assez près – et par l’intermédiaire d’une amie qui la connaissait – les dernières années de la vie de Maria Callas, il me semble que son destin jette sur la réalité du rapport à l’Art dans notre culture, une lumière significative.
Ce qui frappe d’emblée dans ce rapport, c’est en effet que la personne par laquelle arrive le « miracle », se trouve projetée hors de sa réalité bel et bien humaine par tant d’admirateurs « distingués ». La personne réelle disparaît à ce point, quand se termine sa carrière, que, hors des disques qui en transmettent la voix, déjà, elle n’est plus qu’une ombre. Ce phénomène banal met en cause une culture qui se revendique d’un certain « humanisme », alors même qu’elle ne conduit qu’à une forme de déshumanisation au nom même de l’Art et qui n’est en vérité qu’un esthétisme parmi d’autres.
Ce « crime » ordinaire ne choque personne puisque l’artiste est payé selon la règle commerciale et alors même que ce qu’il offre n’est pourtant pas un produit comme les autres. Mais enfin, la voix de la cantatrice, comme l’œil du peintre, ne sont-ils pas les instruments d’une « production » tout aussi commercialisable que toutes les autres ? L’investissement personnel de la cantatrice – voire ce qu’il s’y joue de dramatiquement vécu – se doit de ne plus être qu’une performance, comme dans le Sport ou même tout simplement la Vie. Ce qui intéresse les amateurs n’est pas ce que dit la voix par-delà même le chant, mais le sommet impersonnel où elle conduit, la cantatrice n’en étant, comme n’importe quel alpiniste de talent, qu’une image plus ou moins consolante du « dépassement de soi ».
Cependant, le « soi » des admirateurs n’est-il pas celui d’une assemblée religieuse qui se repaît déjà du sacrifice de son dieu ? Un sadisme inconscient de « l’amateur d’art » n’alimente-t-il pas la passion de l’esthète ?
Telle est ma question ! Elle me porte à interroger la place de la vedette à tous les niveaux d’une société dont la laïcité ne fait que déplacer l’aspiration religieuse et l’illusion du pouvoir qu’elle confère à ses disciples, pour mieux dissimuler ce pouvoir dont cette aspiration use et abuse.
*
Il fallait que Maria Callas meure comme elle était déjà morte, oubliée de ceux qui l’avaient aimée pour sa voix et bientôt sa légende, et non pour elle. Les artistes sont le « petit personnel » endimanché de ceux qui les achètent pour s’en faire des bijoux culturels. C’est dire si l’Opéra est un marché autant qu’une bijouterie de luxe ! L’idée d’un Opéra pour le Peuple telle que celle de François Mitterrand – socialiste devant l’éternel fantôme de la Gauche – est celle d’un marché comme les autres.
Maria Callas y est morte de ses succès comme des vautours distingués qui l’ont applaudie. Une fois sa voix perdue, elle ne fut plus qu’un fantôme.
Une civilisation a vite fait – comme l’Eglise – de béatifier celles et ceux qu’elle abandonne à la vie comme à un malheur édifiant.
Maria Callas souffrait d’un abandon qu’elle tentait de combler par le faux amour d’une clientèle de la Beauté. Piège de l’Art ! Une bourgeoisie plus ou moins distinguée dévore ainsi ceux qui la servent et c’est un honneur qu’elle leur fait !
Un faux et richissime « Pâtre Grec » fit de Maria l’objet sinon la Chose qu’elle avait été et qu’elle était toujours.
Une fois le dernier rideau tombé, reste une « petite fille » perdue dans sa propre perte.
L’indignité de ce qu’on appelle bruyamment la « Culture » ferait honte à un paysan du Danube. Mais pas à une Elite républicaine …
Maria Callas n’a pas rencontré son ange. Ses fameux admirateurs ont « couché » avec sa voix, et cet érotisme luxueux les a décorés au nom de l’Art. Et Elle ? Pour finir, elle sera redevenue la « petite fille » d’un mauvais conte. C’était – dira-t-on – son destin, comme de tant de vedettes encensées et bientôt mortes.
Telle est la comédie humaine : le retournement de la « haine de l’autre » en idéalisation meurtrière. L’Art, comme la Religion, comme la Consommation, sert ce Dieu-là, ce « Soi » dévorateur, cette chose avide qui ne se nourrit que de choses « pourvu qu’on ait l’ivresse » !
Maria elle-même aura cédé à l’illusion de son remplacement par sa voix, fétiche réparateur de sa déchéance originelle.
Ainsi va le monde … jusqu’à la Guerre. Jusqu’à l’autodestruction de soi à travers celle de l’autre. En tant qu’espèce dite « supérieure », l’Être humain pose question. Son « génie » malfaisant le poursuit tel qu’un Diable séducteur bourré d’idées et qui, à défaut d’exploiter son semblable, ne s’en prend à rien moins qu’au Monde sous l’aspect de ce qu’on appelle la Nature.
Et cette méchanceté foncière s’habille en Progrès et Culture. Elle est entretenue à grands frais dans des écoles … quand la vie s’ordonne déjà en massacre.
Le double massacre de Maria Callas par ceux qui prétendent l’aimer est une longue évidence de crimes tout à fait ordinaires. Prise elle-même au piège de la réassurance par le succès, elle a doublement payé la faute d’une culture déshumanisée ou simplement « trop humaine ». Elle a rebu le poison à sa source. Son historie dramatique est la nôtre.
Quelle Révolution peut-elle venir à bout de nos châteaux de sable ?
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Tant de « Vedettes » – d’abord couronnées par une Elite plus ou moins dorée sur tranche – disent la médiocrité de ceux qui les achètent. N’en-a-t-il pas été ainsi de cette pauvre Maryline Monroe ?
Le sadisme des chefs – qu’ils soient de Droite ou de Gauche – s’exerce sur des proies dont la misère vient de loin. Car n’est-ce pas, sous la gloire éphémère de ces reines d’occasion, le malheur des faibles qui attire les prédateurs ? Ainsi, le désir sexuel en cache-t-il un autre plus clairement agressif : l’humiliation de la Proie redevenue ce que son destin la condamne à être pour le bénéfice des Puissants.
Les « frasques » des « Grands de ce Monde » révèlent la vraie nature du Pouvoir auquel ils aspirent. Quelque « généreuses » que soient officiellement leurs idées, leur goût pour la puissance – fût-elle médiocre – a tôt fait de les révéler. En Amour, c’est ainsi leur infantilisme qui tient le haut du pavé.
On peut donc opposer tant qu’on voudra la Démocratie à la Dictature, voire l’Humanisme au Fascisme, l’exploitation de l’Homme par l’Homme – fût-ce au prétexte de l’Amour – reste le vrai « péché originel ». L’espèce humaine doit sans cesse être démasquée pour ce qu’elle voue de haine à sa Conscience – fût-elle déguisée en femme – comme le fit par exemple Hitler en procédant à l’élimination des prétendus « sous-hommes ».
Si l’ennemi est dans la place, n’est-ce pas l’humanité de l’Homme qui, en effet, pose problème – et depuis toujours, à l’Homme ? Sa fameuse « Faute originelle » est là. Elle provient de la marge de liberté que lui offre sa possibilité de prendre sa distance avec le Monde. Et non – comme l’auront dit tant de faux prophètes – la désobéissance d’un enfant à son Maître.
L’Homme s’est assez défaussé en Occident lorsqu’il s’est accusé d’un péché qui le condamnerait à son Destin. Comme le Soleil, il s’est couché au pied de son maître. Une religion de la Culpabilité a tenté de faire de cette idée un empire.
Le « sacrifice humain « des artistes se manifeste plus vulgairement encore dans le traitement que les maîtres de ce Monde réservent aux Vedettes. Maryline Monroe fut ainsi achetée et consommée par le Président des Etats-Unis, cet enfant devenu Roi. Or, ce scandale a beaucoup plu. Il a même été porté au crédit d’une victime, voire de son présumé protecteur. Le triomphe de la force sur le malheur d’une fille abandonnée et couronnée a beaucoup plu ! Quant au malheur de cette idole ; l’idée qu’il s’effaçait ainsi dans le « succès » l’a emporté sur celle d’une exploitation indigne. La barbarie de la Cuture n’est-elle pas pardonnée et la preuve par le Nazisme n’aura pas même suffi à éveiller les consciences. Car c’est au fond que le Pouvoir fascine, tout autant d’ailleurs que l’esclavage amélioré de la condition des Vedettes. Le monde humain se fonde sur la haine de sa propre insuffisance et la fascination pour la suffisance de ses chefs.
Une religion, même fondée sur le malheur d’un Juif errant, s’est placée au sommet d’un système pour s’octroyer le pouvoir d’une institution dominatrice. Jésus, Vedette métaphysique, aura été vendu au bon Peuple, comme un artiste de la Spiritualité. Ce qui n’a pas empêché son Culte de couvrir les basses opérations d’un vedettariat comme les autres. Que reste-t-il à Rome en effet, et ailleurs, de la simplicité d’une vie vouée au service des autres ? Le meilleur moyen de dénier le malheur attendu de la crucifixion n’est-il pas d’en faire une apothéose ? Et c’est ainsi qu’une Religion aura fait trop longtemps de la misère des humbles le juste prix de leur histoire. Vedettes morales, leur condition les prédestinait au Salut comme le malheur au beau destin des artistes.
Voilà le Monde humain jusque dans ses rêves !
Ainsi, la solitude et l’abandon final de Maria Callas font-ils partie d’un jeu sacrificiel sur lequel se fonde une société attachée à son Elite comme le Corps à l’Esprit. La Vedette, une fois sa tâche accomplie, n’a plus qu’à disparaître. Elle a quitté les Hommes depuis longtemps. Incarnant quelque Ideal, elle n’a plus qu’à s’effacer et cet abandon final la consacre.
C’est dire si les idéaux de notre Humanité doivent payer le prix du rêve dont ils sont faits. Mais n’est-ce pas le destin des Poupées dans les jeux des enfants ? N’est-ce pas l’immaturité des chevaliers de la course à la Beauté, qui nous vaut successivement l’exaltation et l’indifférence de ces élégants consommateurs ?
Il s’agirait donc de débarrasser l’Art de l’illusion humainement coûteuse qu’il soutient pour le rendre à la réalité de ceux qui, pour se sauver eux-mêmes, tentent d’y trouver une certaine forme de dépassement.
Dans un Monde clairement confronté à ses contradictions, voire à son insatisfaction profonde, la place de l’Art mériterait d’être si peu que ce soit, rattachée à la réalité de ceux qui le « font ». Leurs exploits sont à la mesure de leur vraie vie, et ce ne sont pas les cachets qui paient la dette d’une société à leur égard.
La fabrication des Vedettes et le culte qui en résulte ne contribuent qu’à banaliser le rôle de la Beauté en y sacrifiant les artistes, en supposant qu’ils n’y perdent pas d’eux-mêmes leur âme.
Dans cette affaire, la religion laïcisée des « élus » se taille la place des concours et le monde humain s’y referme comme un opération scolaire ordinaire.
Maria Callas valait mieux que ce que ses admirateurs en ont fait. Qu’elle se soit perdue elle-même avec sa voix dans sa propre échappée dit aussi bien l’enfermement dans la solitude qui l’aura si longtemps condamnée … fût-ce au succès.
Les destins sont nos maîtres. On peut apprendre à travers eux ce que les succès les mieux fondés nous font savoir de ceux-là mêmes qui y trouvent quelque secours.
Il arrive que le malheur des hommes se retourne en beauté. Une Culture digne de son idéal devrait traverser l’écran de cet idéal jusqu’à aimer celles et ceux qu’on achète pour avoir la paix.
Ainsi, au-delà de Maria Callas comme de toute religion, le retour à l’humanité au sens le plus noble de ce mot devrait-il s’opérer, ne fût-ce qu’au niveau de l’Art et de ceux qui y recherchent un chemin de vérité.
Les Vedettes, comme les Héros, doivent être détrônées de notre admiration aussi infantile qu’ambiguë. Le rapport religieux à l’Homme – fût-il divinisé – ne sert pas la cause qu’il défend.
Au prétexte de l’Art un esthétisme sert Dieu qui, pour laïc qu’il soit, n’en reste pas moins l’objet infantile d’un désir ambigu. C’est en effet la « puissance » (voire la « toute-puissance ») imaginaire des vedettes qui, trop souvent, flatte le public. Le déplacement des œuvres sur les artistes qui les interprètent trahit déjà ce que l’œuvre elle-même aura représenté pour son créateur, fût-ce en tant que « dépassement de soi ». Or, si précisément une œuvre peut servir l’Humanité, ce n’est pas au nom d’un dieu ni même de l’auteur qui l’a créée pour s’y dépasser lui-même au profit d’un symbole plus fondamental que l’appropriation culturelle, voire sociale, qu’on en fait.
L’Art nous montre une autre voie. Il nous appelle ailleurs comme le font déjà les artistes qui « se perdent » dans ce qu’ils font. C’est sans doute cet abandon serein à la Beauté qui, en nous remettant à notre place, aussi bien nous agrandit.
12 février 2025
A quand la fin du spectacle ?
Faut-il rire ou pleurer … devant la réalité du monde ? On massacre ici et là. Au pays de Douce France, on noie le poisson dans l’eau propre de la Seine, devenue Scène pour un théâtre.
On reprend le fil politique dans le sens de la dissolution des idées et le jeu des rivalités tout aussi naïves que destructrices. Le Bateau coule mais on fait jouer l’orchestre selon les rites. Alors même qu’un gouvernement d’Union nationale devrait s’imposer, on continue de jouer au plus malin, voire au plus patient. Qu’importe si le Bateau coule vraiment ! On veut oublier que « les passions » détournent l’Homme de la Réalité. Tout le monde est propre sur soi : sauf le Peuple qui vote pour l’Extrême droite, et qui donc n’existe pas. On a enfin trouvé la faute : ces gens qui ne comprennent rien à rien ! Sans vraiment se demander pourquoi – et après tant d’avertissements aimables – on en est arrivé là. Une pensée de l’Elite ou supposée telle – qu’elle soit de droite ou de gauche – recouvre le trou du cratère républicain de son voile. Circulez, il n’y a rien à voir !
Certes, le Jeux Olympiques et politiciens n’ont fait que cacher la Dette pour ne pas dire la Faute. Est-ce le Peuple des pauvres et des appauvris, et des « sans voix » (puisque c’est ainsi qu’on les aime) qui a creusé le trou ? Et est-ce que ce n’est pas la Guerre intérieure dont les responsables politiques ont fait – de par leur simple médiocrité, leur narcissisme, leurs certitudes bel et bien discutables – le lit pervers ?
Ces faux-prophètes ont perdu leur crédit et il n’est pas jusqu’à la soudaine « Union des gauches » qui, au prétexte d’effacer le Rassemblement national, n’ait atteint ce point fantomatique qui ne trompe que ceux qui veulent l’être.
Bref ! Va-t-on continuer longtemps de jouer aux plus malins devant le trou du porte-monnaie collectif, sans oublier celui de la Pensée, quand elle s’accroche à d’improbables miracles ?
La « montée des périls » ne tombe pas du ciel. C’est la maladie que nous ont faite tant d’apprentis sorciers : à quand des justes et modestes médecins d’un pays malade ?
Jean-Pierre Bigeault,
26 août 2024
Le temps qu’il fait
La chose ou la vie - Chroniques
« Le temps qu’il fait » est une chronique. Au-delà des évènements qui marquent notre époque, le débat qui tourne à la violence concerne les valeurs, et précisément celles de la République. Une crise est ouverte. Dans un monde voué à la Chose, quelle devient la place de la personne ? Quelle vérité de l’Humain peut nous guider, dans cette réappropriation de nous-même ? Comme au temps d’une guerre oubliée, la Poésie peut inspirer et soutenir les combats de la pensée du « temps qu’il fait ».
L'Harmattan - Témoignages poétiques - 2024
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Mon dernier livre intitulé « Le temps qu’il fait » répond à une préoccupation ancestrale. Les paysans de ma propre famille connaissaient fort bien cette expression, et pour cause !
S’agissant plus précisément de notre vie actuelle, on peut dire qu’un brouillard épais – qui se fait passer pour de la lumière – bouscule notre climat et brouille déjà notre horizon … en attendant mieux !
J’ai donc décidé de dire ce que je pense de tout cela au risque de déplaire.
Mes impressions, tentatives d’analyse et propositions sont certainement discutables. Mais l’état des lieux reste la clef d’une situation répétitive, pour ne pas dire bloquée, et qui affecte la vie de chacun.
En toutes ces tribulations, ce qui me frappe c’est l’affaissement de l’idée de République. A force de se laisser prendre pour une sorte d’Eglise bel et bien théorique, l’institution démocratique se perd dans ses médiocres « calculs » (en particulier d’égos), pour ne pas dire dans sa perversion. Je pense, sur un tel sujet, que ce qui se passe avec ce qu’on ose encore appeler « l’Education nationale » en dit plus long que tous les discours. On se moque en vérité de l’éducation. On est partis de l’idée générale et positive de « l’école pour tous » sans vouloir penser que l’Ecole ne répond plus seulement à ce qu’on a appelé, autrefois, « l’Instruction publique ». Elle doit lutter aujourd’hui, non seulement contre l’inégalité des chances, mais l’égoïsme, le narcissisme et le culte de l’argent ; C’est l’urgence d’un pays développé et … républicain !
Or, au nom de la liberté et des Droits de l’Homme (d’à côté, voire d’ailleurs) on a sacrifié l’égalité et la fraternité à l’instruction globalement médiocre, ou d’ailleurs exceptionnellement « poussée » … pour les meilleurs, tels les athlètes, d’une population divisée et ambigüe vis-à-vis d’une classe dirigeante qui la méprise.
Ironie de l’Histoire, le prix à payer de cet échec est dans toutes les bouches. Il porte le nom magique de « retour à l’autorité ». Or, quand une culture comme la nôtre ne sait même plus ce que veut dire le mot « éduquer » - ni même bien sûr de quoi l’autorité est faite – autant en revenir à un gri-gri du désert le plus profond. Le modèle faussement militaire de l’Ecole est dépassé mais l’Ecole fabrique des « soldats perdus » pour la République. Car la République doit être réinventée. Qu’on s’intéresse plutôt à l’éducation comme à une science intelligente et à un art sensible et néanmoins nécessaire.
Mais l’Ecole n’est qu’un aspect, et d’ailleurs aussi bien un symptôme tout autant que la cause de notre déficit républicain. Lequel, s’il se concrétise dans l’extension du domaine de « l’assistanat » n’en traduit pas moins une misère morale dont la violence n’est que l’une des expressions. Quand un Président ose évoquer à ce sujet un phénomène de « dé civilisation », que ne voit-il ce qui va mal – vraiment mal – et avec les bonnes lunettes d’un observateur averti !
Mon livre va donc déplaire, et à vrai dire, comment y échapper dans ce monde fait de promesses et d’illusions finalement fort coûteuses ?
Dans cet essai, j’ai donc cru devoir dire que s’il y a un phénomène de désarroi social (Gilets jaunes et compagnie …), il vient malheureusement de ceux qui l’ont largement justifié.
La manière même dont – à l’occasion du fameux Covid – nous avons laissé traiter les morts – avec la bénédiction des « responsables » – en dit long ! Que, par souci d’efficacité hospitalière on en soit ainsi arrivé à faire disparaître des cadavres pour soi-disant éviter les contaminations et surtout faire de la place, nous montre ce à quoi conduisent les seules valeurs d’efficacité dans un monde plus matérialiste que celui-même de nos ancêtres les plus lointains.
Le matérialisme supposé bienveillant d’un Etat-machine compromet la République. C’est « Le temps qu’il fait ». Les instances dites spirituelles n’ont-elles pas participé elles-mêmes à cet effondrement moral ?
Mais « Le temps qu’il fait », c’est aussi celui du monde, comme tout autant celui de la personne, cet « individu » aujourd’hui fabriqué par une technocratie déshumanisée.
« Le temps qu’il fait », c’est aussi l’enchaînement des circonstances (toujours plus complexes qu’on ne veut bien le dire). Il permet enfin de projeter le Mal « hors de chez soi ». La Guerre s’avance masquée. Ce qu’elle occulte doit aussi être dénoncé. Car elle sert plusieurs causes à la fois. Et elle fait office de cache-misère, fût-ce même au nom des valeurs qu’elle est censée défendre. A cet égard aussi, la République passe par la liberté de parole. Nulle guerre n’est assez « juste » pour imposer d’emblée son discours à un peuple dont le sacrifice serait, par définition, le prix de son salut.
Exploration, analyse, proposition, « Le temps qu’il fait » dans notre République mérite d’urgence un juste combat. Plutôt que de donner des leçons aux autres, sans doute est-il urgent de balayer devant notre porte. Même la Psychanalyse dont j’ai tenté récemment de dire ma vision de poète ne saurait échapper à cette révolution. Qui ne bouge plus s’ankylose et meurt.
Il est donc temps que « Le temps qu’il fait » en appelle à de nouveaux et justes efforts. Il est temps que le respect de la personne – comme cela fut d’ailleurs dit après la dernière Guerre – l’emporte sur le « règne des CHOSES », à quoi, non seulement l’Economie, mais la Pensée dominante réduit les hommes du haut en bas de l’échelle sociale.
Enfin, hors des marchés en tout genres, la Poésie – au sens le plus large du mot – pourrait trouver sa place hors des rivalités comme le souffle de l’enfant qui naît, quand la Chose s’efface au bénéfice de la Personne.
24 juillet 2024
Ma vie de psychanalyste – De l’alliance au soin
La présentation du livre « Ma vie de psychanalyste – De l’alliance au soin » a donné lieu le 3 février dernier à une rencontre entre l’auteur et quelques dizaines de ses lecteurs. Cela s’est fait chez l’éditeur L’Harmattan (21bis rue des Ecoles- Paris 5ème). Le poète et philosophe Philippe Tancelin et Marie-Christine David auront fait suivre l’exposé de Jean-Pierre Bigeault de lectures du texte, l’ouverture de ce choix revenant à Philippe Tancelin, lui-même lisant le poème qu’il avait écrit précisément pour clore et même ouvrir « Ma vie de psychanalyste … »
L’interpénétration de la Poésie et de la Psychanalyse aura ainsi été posée comme fondamentale, rejoignant ainsi la pensée de Freud.
Captation Benoît Maréchal, Montage Dominique Morlotti
La psychanalyse est ce qu’en font les psychanalystes sur le terrain de la cure et de la psychothérapie comme dans leur vie. Entre la théorie et la pratique, s’ouvre le champ de la créativité d’un couple patient-psychanalyste, tel que le construit – en vue du soin – ce qu’il est convenu d’appeler « l’alliance thérapeutique ».
À la fin d’une vie d’éducateur puis de psychanalyste, Jean-Pierre Bigeault soutient que l’amour est au cœur du lien psychanalytique, l’« attention bienveillante » n’en étant que la partie visible. S’agissant « d’aide », la science ne tire profit de la distance que par l’engagement qu’elle appelle.
Jean-Pierre Bigeault
Préface de Françoise Gorog
Editions L’Harmattan, Novembre 2023 – Collection : Psychanalyse et civilisations
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Ulysse et compagnie …
Je me suis encore laissé embarquer dans mes réflexions sur Ulysse et en particulier son Odyssée. Cette obsession littéraire me poursuit et sans doute faut-il y voir, à l’heure où disparaît de notre culture le Grec ancien – auquel nous devons tant – une forme de nostalgie.
Mais en même temps, l’actualité du message envoyé par Homère, me surprend toujours. Par ces temps difficiles à tant d’égards, la pensée d’un poète aussi multiple me semble nous renvoyer à la sagesse grave et ludique dont nous manquons cruellement depuis tant de siècles.
Nos siècles en effet, tout aussi bien-pensants que trop souvent malfaisants, nous ont tourné la tête au nom de ce que les spécialistes de l’argent appellent aujourd’hui des « valeurs-refuge ».
Homère, le poète « nombreux », a compris bien avant nos rois et autres amateurs de gloire, le mensonge avéré des épopées toujours plus ou moins proposées pour le salut des peuples. Il n’est jamais trop tard pour écouter ceux qui, prenant la liberté de jouer avec la langue, prennent aussi celle de penser hors des sentiers battus. Et si l’on ajoute que l’œuvre d’Homère aura certainement été reprise et poursuivie par bien des poètes inconnus, réjouissons-nous que l’absence du Prix Goncourt n’ait pas trop pesé à l’époque sur la pensée !
Et moquons-nous de nous qui voyons notre République se faire manger la laine sur le dos par … des Cyclopes. Allons-nous attendre longtemps que la pensée serve ces faux-dieux ? Acceptons enfin l’idée que la Poésie (si peu vendable dans le monde que l’on nous fait) nous en apprenne plus sur l’humanité de l’Homme que la fausse science des technocrates et autres mangeurs d’hommes.
Ulysse et Athéna, et bien sûr Pénélope, font une armée du cœur et de la raison qui ouvre la belle Ithaque à une leçon d’humanité dont on aimerait que nos élites aujourd’hui s’inspirent.
Qu’on lise à tout le moins les derniers mots de l’Odyssée :
« Douce est la terre, aux naufragés dont Poséidon a fait sombrer les beaux navires en haute mer …peu d’entre eux peuvent échapper à la mer grise et nager vers le rivage : tout leur corps est ruisselant d’écume ; joyeux, ils mettent pied sur la rive, échappés au malheur …
Ainsi douce était pour elle la vue de son époux et ses bras blancs ne pouvaient s’arracher à ce cou … »
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Une pensée vient à l’homme presque plus ancien que lui-même – celui qui, à ma façon, regarde le monde qu’il s’apprête à quitter. N’y voit-il pas, au bout du chemin, ce qu’on pourrait appeler : « une fuite en avant » ?
Cette sorte de « Bateau ivre » n’est pourtant pas celui d’Ulysse, le célèbre naufragé retour de Troie. L’homme d’aujourd’hui n’est-il pas plutôt, comme l’aura dit Rimbaud, en son temps, « jeté dans l’air sans oiseau » ? N’est-il pas embarqué dans une Odyssée trompeuse ?
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Car comment ne pas voir aujourd’hui le Monde comme il va, comme il est, y compris dans cette région où il brandit le drapeau de l’Homme jusque dans les guerres qu’il aura menées ici et là pour … le « sauver » ?
La course au profit, la réduction de la pensée politique à l’économie, la dislocation voire l’explosion sociale qui en résulte, ne sont-elles pas la suite d’une Histoire déjà marquée par l’instrumentalisation des peuples au service d’un totalitarisme ou d’un autre ?
Sous une forme apparemment moins autoritaire, il s’agit bien de la même opération : un « idéal » chasse l’autre. Qu’on passe d’une idéologie clairement affichée à une gestion technocratique, le traitement de l’Homme reste le même. Comme dans la guerre, l’Homme n’est qu’un moyen au service d’un « rêve » qui n’est d’abord qu’une ambition, voire – sans même en prendre la mesure – l’arme à peine consciente d’une vengeance plus ou moins infantile contre l’Homme et son Destin.
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Le vrai Retour d’Ulysse – huit siècles avant notre ère – renvoie la guerre hautement symbolique de la Grèce aux illusions de la toute-puissance. C’est non seulement d’un retour à la Terre – représentée par Ithaque – qu’il s’agit, mais d’un retour à l’Homme et aux liens fondamentaux qui le constituent. Ainsi, quand Ulysse et son porcher Eumée se reconnaissent après tant d’années (vingt ans), ils sont les héros d’une rencontre de l’Homme avec lui-même. Ithaque n’est donc pas un rêve. Elle est, au terme du voyage, la Vie : Terre des hommes et des animaux (les fameux cochons), elle doit être reconquise contre les Prétendants, ceux-là mêmes qui, « vivant sur la bête » – comme on le dirait aujourd’hui – ne renvoient de l’Homme que l’image d’un faux ange déchu.
Ainsi le Retour d’Ulysse, son Odyssée, est-il la leçon que la Grèce la plus ancienne adresse à celle – la plus brillante – qui, trois siècles plus tard, va développer ensemble les deux attributs indissociables de l’être humain que sont l’intelligence et la sensibilité.
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Et si nous entendions cette leçon ! Si en effet, aujourd’hui encore, l’Homme, aspirant à être ce qu’il est, revenait à lui et à ses semblables ? Quand les « choses » deviennent ce que, pour en tirer profit, on fait aujourd’hui du « climat », n’est-il pas temps de se réveiller ?
Car le « climat », c’est aussi l’esprit et le cœur de l’Homme. Qu’est donc le « malaise de notre civilisation » sinon qu’elle fait passer la matière la moins noble devant celle qui nourrit notre dignité de « chercheur de sens », notre espérance ici-bas ? Une spiritualité nouvelle se dessine au-dessus d’une Eglise qui s’est perdue dans sa toute-puissance ambigüe. Le vrai Retour est une recherche avant d’être un but.
Et sans doute, quand la charité porte le poids d’une injustice tranquillement instituée, le « partage » prend-il avec Ulysse le sens modeste d’un désir plus sensible qu’intellectuel. Ulysse, à cet égard, est celui qui fait signe, au-delà même de sa personne, à une « élite » qui ne fasse pas que courir après son ombre (narcissique) et l’argent.
Les chasseurs de trésor ont fait leur temps. Et si la République comme Ithaque, devait être reconquise ?
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Encore le Retour d’aujourd’hui doit-il forger son propre mythe. Ulysse le naufragé, s’il ne prend notre visage, s’efface avec la littérature et la pauvre Grèce. Comme le portrait d’un autre, notre visage ne peut se voir dans ce miroir que comme celui d’un ange encore assez moqueur. N’est-il pas la figure de notre esprit, une fois dégagée de tant de croyances où l’embarquent ses protecteurs ? Nos « maîtres » – faut-il le dire – sont à réinventer. Puissent-ils, comme les dieux grecs, s’affranchir d’un ordre trop établi pour n’occuper avec nous que la place d’un Destin dont nous partageons la maîtrise.
Ou bien cette République s’en remet à d’autres forces que les siennes, telle Ithaque livrée à la seule concurrence de ceux que l’on sait. Ou bien le retour à l’Humanité de l’Homme, ou le jeu de la Chose courant après les choses, tel est notre choix.
Jean-Pierre Bigeault,
4 Septembre 2023