De l’Ukraine et de sa guerre « montrée-cachée »
De la guerre – qui pourrait bien arriver jusqu’à nous – on ne parle que comme d’une maladie qui se presse à nos portes. « Déclarée » ou non – selon l’expression consacrée – cette maladie se traîne comme un nuage. Et qu’il ait éclaté ailleurs ne l’empêchera peut-être pas de s’étendre. En attendant … il est décrit dans ses grandes largeurs par des « spécialistes », rameutés pour la circonstance. Les hypothèses s’ajoutent les unes aux autres : tactiques, politiques et même psychologiques, comme, selon la vieille règle : « un homme averti en vaut deux !»
Les médias suppléent ainsi au silence d’un Gouvernement et de deux Assemblées qu’occupe la question des retraites. Quoi qu’il s’agisse là d’une affaire relative au traitement du travail, ce mot « retraite » résonne étrangement dans ce contexte de guerre. Cette guerre décidément devrait-elle être perdue, quand une Démocratie comme la nôtre ne semble plus savoir où elle habite ? Quand les pièces de la vieille maison ne sont plus que des espèces de placard (à droite comme à gauche) et que son quasi-Propriétaire tente de s’élever au-dessus de la mêlée, tel qu’un Roi directement branché sur le Ciel.
Ainsi la guerre n’est toujours pas le sujet. Que le Roi dise du bout des lèvres, qu’en tout cas « ce n’est pas l’Amérique qui va nous commander » donne tout de même à penser qu’il y a bien quelque part quelque chose qui, nous « dépasse ». Cela s’est déjà vu. Cela ne fait-il pas qu’épaissir le nuage ? Mais qu’importe ! Ce que le Peuple doit savoir, c’est qu’il reste, « bonnes gens », que le bon Roi veille au grain.
Le grain de la guerre une fois semé, en effet le blé pousse. Il prend la forme inespérée d’une récolte enfin morale : le Bien contre le Mal, la Punition contre la Faute, etc. … Enfin donc le rachat de tant de dettes accumulées fait courir un frisson. N’est-il pas religieux ? Nous allons nous mettre à sauver les autres, ces pauvres autres, nos proches, nous-mêmes …
N’est-ce pas que la guerre a réponse à tout ? Et en premier à la mélancolie, pour ne pas dire à la culpabilité. Qu’elle soit une « affaire » dont les grands mots chassent un instant les grands maux ne l’empêche pas – comme il est écrit – de « servir deux maîtres ». Déjà la fameuse Iliade ne visait-elle pas, à Troie, une autre Belle Hélène que celle qu’aujourd’hui encore on célèbre ?
L’Etain, métal rare à l’époque et qui « rapportait ».
L’Ukraine1, déjà morcelée et corrompue, n’est sans doute que livrée aux chiens qui lui courent après. C’est une proie. Son peuple – ou plus exactement ses peuples – en font les frais. C’est qu’ils sont les pions d’un jeu qui les dépasse. Car cette guerre entre les Etats-Unis et la Russie ne tombe pas du ciel, eût-il le costume serré de Poutine ou la tenue décontractée de Zelenski. Cette guerre répond à des « impératifs » tout aussi connus que le loup blanc : l’enrichissement d’oligarques et d’entreprises qui jouent au développement des Etats et de leurs Peuples … pour y faire de l’argent.
Ou bien cela est su et qu’attend-on pour le dénoncer, preuves à l’appui ? Ou bien continuons de croire aux croisades. Si une démocratie n’identifie pas ses ennemis cachés – voire visibles – elle n’a plus en effet qu’à endormir son peuple ou l’envoyer se faire tuer.
La guerre arrange ceux qui en profitent. Telle est la leçon que j’aurais apprise de la « dernière », celle de 39-45. Il n’est pas jusqu’aux bombes libératrices qui, dans la Normandie où je vivais, n’aient profité à d’autres que … les morts !
Jean-Pierre Bigeault
5 mai 2023
1 On peut lire à ce sujet, de Pierre LORRAIN : L’Ukraine, une histoire entre deux destins, Paris, Ed. Bartillat, 2019.
Les « meilleurs » sont-ils les « bons » ?
La crise politique actuelle, si elle est d’abord sociale, voire culturelle, n’est pas qu’un accident de parcours. Elle dit ce qui n’est pas dit, ou en tout cas mal compris – voire exploité aux seules fins partisanes, par les représentants du Peuple, à commencer par le Président de la République lui-même.
Cette crise en effet vient de plus loin que l’évènement qui la provoque et la justifie. Mal faite à bien des égards, conduite de façon autoritaire, la réforme des retraites est le verre grossissant à travers lequel se donne à voir, fonctionnant comme une Machine, un gouvernement qui « gère ».
Comment ne pas voir aujourd’hui que le Pouvoir est encore plus incapable que ses prédécesseurs d’exposer une pensée qu’il n’a pas et donc de donner un sens aux réformes qu’il entend conduire ? Faut-il ajouter à cette déficience l’image récente et combien significative d’un « dysfonctionnement » qui aura sapé – au-delà de la conscience qu’on en a eue – la confiance profonde des personnes dans le respect des liens hautement symboliques qui les attachent à leurs morts ? le traitement hospitalier des mourants et de leurs cadavres n’a-t-il pas montré que la sécurité des survivants devait l’emporter sur tout autre malheur ? Confusion éthique s’il en est : la grande peur, orchestrée à souhait, aura dons justifié cette déshumanisation réputée utile. L’utilité ne révèle-t-elle pas ici ce qu’elle cache : le Peuple est une collection d’individus pareils à des choses et rien de plus.
L’implicite trahit dès lors ce que, pour désigner aujourd’hui le monde politique, on appelle le « Système ». L’humanité réelle a en effet déserté la pauvre pensée d’un Pouvoir dont l’intelligence n’est guère plus que celle d’une mécanique sans âme.
Qu’est donc devenue notre République, identifiée aujourd’hui à la technocratie qui sévit déjà dans les entreprises aux fins que l’on sait. Elle fonctionne et tente de produire. Nos « valeurs » foulées au pied n’ont pas cours et cela depuis longtemps. Elle reprend sans le dire, et peut-être sans le savoir, le principe d’une administration qui a vu le jour sous Vichy. Et n’est-ce pas encore une fois la fausse parade à cette forme d’« Occupation » qui s’appelle aujourd’hui « l’économisme », c’est-à-dire le « financiarisme », paré, comme la Concurrence, des vertus de sa perversion.
Sur cette Machine, règnent, comme aux pires moments de la « Défaite » et de « l’Etat français », les Cerveaux de ce qui contribue aujourd’hui à distinguer notre « élite » du reste des « mortels ». Cela ne sent-il pas, quoi qu’on en dise, l’Ancien Régime, puisqu’une classe sociale s’est effectivement réservé cette chance ?
Le mot est dit : une classe élue par le mérite intellectuel dirige, par-delà les représentants du Peuple, saintes-n’y-touche ou braillards de services, un Etat français dont tout le monde sait qu’il est démocratique puisque son Président parle … aux travailleurs ! L’intelligence de nos meilleurs élèves est donc au pouvoir, fût-ce dans la pénombre des appareils à conseiller l’entreprise France. Que les résultats soient médiocres et que cela vienne de notre origine « gauloise » (comme il a été dit), ne saurait mettre en cause que la mauvaise volonté ou la bêtise du peuple, car l’intelligence des « meilleurs » – sélectionnés comme il se doit – ne saurait être suspecte.
Et pourtant …
Et pourtant qui oserait dire que nos meilleurs élèves savent ce que vaut un être humain qui n’a même pas été capable de se présenter aux « Grands Concours » ? Qui se souvient qu’à l’époque florissante des grandes filatures du Nord, les héritiers des entreprises devaient apprendre l’humanité des hommes en commençant par travailler avec eux au bas de l’échelle ?
Réformer l’ENA ? Ou repenser cette vision de l’excellence où les véritables valeurs humaines s’écrasent devant les performances de l’intelligence. Comment former, non pas seulement des cerveaux, mais des hommes ? L’Ecole française, à la fois plus que médiocre et championne en fabrique de cerveaux-machines sera-t-elle un jour repensée au point que le fameux « science sans conscience … » du début des Temps modernes soit enfin appliqué, non seulement à l’instruction, mais à l’éducation de tous ? Ecole laïque comme école dite libre ont sacrifié l’égalité des chances aux modèles communs d’une intelligence bien dressée et productive, les valeurs morales au besoin (laïques ou religieuses) ne s’y ajoutant que pour servir de faire-valoir à un reste d’âme.
Si l’éducation – aujourd’hui réduite aux acquis scolaires – ne fait pas le choix de former tous les citoyens au développement d’une capacité humaine irréductible au traitement des équations, la démocratie s’effacera comme elle le fait déjà, devant le pouvoir d’une « intelligence artificielle » télécommandée par le progrès (narcissique et ou financier) dont rêvent nos élites.
Une révolution éducative digne de ce nom a déjà résisté (pendant combien de dizaines d’années ?) aux Symposium de l’Éducation nationale sur « l’échec scolaire » où j’ai été invité en tant que psychopédagogue et psychanalyste. La résistance au changement ne creuse-t-elle pas le tombeau de notre République en danger ? Réformer pour ne rien changer, aller de l’avant pour conserver, mensonges ! Et si l’intelligence se moquait de l’esprit quand elle fonctionne à vide, c’est-à-dire sans le cœur ou la simple sensibilité à ce qui est humain ?
Mais parle-t-on de corde dans la maison d’un pendu ?
L’intelligence n’a pas besoin d’être devenue « artificielle » pour se moquer de l’Homme en tant qu’il s’applique à n’être pas qu’une machine. En sacrifiant notre pensée à l’agilité des savoirs trop appris, nous serons les dindons de la farce !
Jean-Pierre Bigeault
Avril 2023
De l’Arche à l’Eglise
et de l’Eglise à l’Arche
Quelle « secte » à l’abri de l’Arche, ou comment une association reconnue – voire consacrée – finit-elle à la fois malgré elle et dans le prolongement pervers d’une idée, voire idéal, par prendre le chemin de « l’emprise » et de « l’abus » ?
La question doit être posée à l’Eglise elle-même. Ne parle-t-elle pas d’une « Peste »1 qui ne serait pas la sienne, alors même que se découvre aujourd’hui le scandale d’une pédo criminalité qui ne tombe pas du ciel et qui pourtant le rejoint ?2
C’est que le « mal » est au cœur du Système. Ce qui arrive à l’Arche n’est en effet que le symptôme d’une maladie qui la dépasse et dans laquelle l’Eglise s’est enfermée depuis longtemps. Le Pouvoir spirituel – fût-il dégagé, comme aujourd’hui, du pouvoir temporel – y est à l’œuvre selon le modèle assumé d’une « toute-puissance » d’origine divine. Le dogme en fait foi. Faut-il donc s’étonner que le « culte » lui-même (voire la culture qui le soutient) fondé sur un absolutisme, ouvre la porte aux « abus » dont cette Eglise est depuis longtemps le théâtre ?
Est-il besoin d’être grand clerc – voire psychanalyste – pour pointer, ne serait-ce que dans le fétichisme de bien des pratiques, la ritualisation d’une perversion larvée ? L’auréole d’une esthétique, empruntée à l’art (et dont s’éclairent les lieux saints et les cérémonies) n’y change rien. La théâtralité du culte tend à faire passer le « sacrifice » non seulement pour un appel à la grâce, mais pour la grâce elle-même, figure ambigüe de la Mort devenue Vie.
Ces mélanges en appellent d’autres où le mysticisme se fait aussi bien l’agent du Diable. C’est que la perversion guette en effet les apôtres d’une sexualité réduite à l’engendrement. A se détourner de la vraie vie et du désir ouvert que porte en elle la sexualité humaine – fondatrice de l’amour – l’Eglise mord la queue de son goupillon et il ne lui reste plus qu’à bénir des morts qui, comme des fantômes, se vengent des vivants. Sanctuarisée, la génitalité détourne de l’ensemble qui la porte ; elle ne fait que renvoyer la sexualité à la fonction réduite d’une animalité par ailleurs désavouée – et c’est ainsi que la perversion s’arme de la vertu pour en faire le lit du vice.
La tête – sinon le cœur de l’Arche – aura été ainsi le lieu d’un « sacrifice » retourné contre lui-même en sacrement pervers : la « messe noire » y a été dite. Et de ne pas avoir nommé et dénoncé les faits comme et quand il le fallait, ceux qui les ont connus en ont été les complices. N’est-ce pas la preuve que le Sexe, regardé de haut, reste aussi bien le ressort d’une maladie qui se cache derrière les robes de ceux qu’elle atteint comme derrière la façade ambiguë de leur Palais romain ? Comme une sorte de sexe, tout à la fois châtré et en majesté, le Dieu caché a, depuis longtemps, quitté sa grotte et il ne regarde plus la misère du monde que du haut de son symbole. Erectile et ventrue, la gloire des Pères a supplanté l’enfant et le fils. Elle n’est qu’une machine auto érotique qui attire les mécaniciens de la Pureté. L’amour, ce grand mot, s’il porte quelques « appelés » jusqu’à Rome, ne fait-il pas de ces hommes des princes qui portent la croix sur la colline la plus inspirée du monde ? L’ascension divine les inspire et elle prend déjà la forme cachée d’une élation sexuelle.
Ainsi, tout récemment, un psychanalyste chrétien3 a-t-il atteint ce sommet, alors même que sa pensée s’épandait en flaques, et qu’il était accusé d’avoir abusé de ses patients. Faut-il s’étonner que l’aveuglement du Saint Siège obéisse à d’autres intérêts que ceux de la vérité, quand il prend le sexe par le « bon côté » de sa réduction ?
Il est donc bien temps que la considération politique et culturelle dont la Sainte Eglise est l’objet déserte son champ de ruines, sexualisé à souhait. Le mensonge institutionnel existe et, si le message du Christ a encore quelque chance d’être entendu aujourd’hui dans le vacarme matérialiste que l’on sait, il faut en appeler à d’autres voix : à des hommes et des femmes qui vivent la vraie vie et n’assument aucun pouvoir, fût-il spirituel.
Les scandales répétés de la pédophilie et autres abus ne sont que la partie visible d’un corps et d’un esprit malades. La « Secte » est là, dans son essence. Elle est faite précisément de cette « coupure » dont elle tire son pouvoir comme d’un sacrifice exemplaire. La figure christique y est devenue l’arme d’un crime contre la vie, alors même que le message évangélique s’en est fait le défenseur. La vie du « Fils de l’Homme » n’est pas hors de la vie, ni l’amour hors du corps (promis à la Résurrection). Une vision sectaire cache depuis trop longtemps, sous le masque de la charité, une haine doucereuse et mortifère qui n’est que la face obscure d’une sexualité aussi omniprésente que répudiée.
L’Eglise n’ayant pas le monopole de la vérité « spirituelle », il reste à réinventer un rapport à la vie qui en fasse le but et le moyen d’une « humanisation » de l’Homme à partir de ses propres forces et non par la magie de pouvoirs empruntés. Il arrive toujours un moment où la Transcendance s’abîme dans le gouffre de son rêve, comme, ni plus ni moins la matière usée, dans son trou noir.
Sans doute peut-on penser qu’après une longue enfance, l’adolescence de ceux et celles qui cherchent aujourd’hui un sens à la vie doit repenser ses idéaux. La sexualité qui reste la pierre sur laquelle est bâti l’amour mérite mieux que le sacrement détourné par les faux anges de service : le sacré reste l’affaire des humains. C’est à eux de le ré inventer hors des sentiers battus.
Jean-Pierre Bigeault,
Ce 7 février 2023
1- Une Peste en effet, comme celle qui menaça la royauté d’Œdipe, coupable d’avoir couché avec sa mère comme le Jésus des abuseurs de l’Arche avec la Vierge, puisque tel fut leur fantasme.
2- Ne s’est-il pas agi, à travers les prêtres impliqués, d’un abus de pouvoir lié à leur fonction ?
3- Tony Anatrella, par ailleurs prêtre catholique, et auteur paraphraseur d’une théorie psychanalytique adaptée aux besoins de la cause …
BONNE ANNEE !
J’apprends que les « Tirailleurs Sénégalais » – âgés d’au moins 90 ans pour ceux qui ont survécu – vont pouvoir rejoindre leur pays tout en continuant de toucher leur pension. Cette nouvelle nous est donnée par France Info ce jour sans commentaire.
Cela me rappelle qu’une conseillère de Jospin à Matignon m’expliquait en son temps qu’elle allait donner « 100 balles » aux Harkis pour avoir la paix.
France, fidèle à quelles valeurs, à quels engagements ? Qui s’en émeut ?
Faut-il chercher plus loin si le peuple français doute aujourd’hui de ses représentants politiques, si ce n’est de la République elle-même ? Est-ce donc là ce « complotisme » dont les bonnes âmes de service ont pointé, à partir du Covid, l’émergence obscurantiste ?
L’écœurement sous la colère, la complicité objective des informateurs poltrons ou inconscients qui servent les nouvelles sans se risquer au jugement compromettant, qui dit mieux ?
Souvenons-nous d’un article du Monde, décrivant le sort des morts du Covid et de leurs familles quant on les traitait comme de simples « encombrants ». Aucun jugement dans cet article ! Combien de temps aura-t-il d’ailleurs fallu pour qu’on revienne sur des faits qui – au prétexte de la sécurité – ont montré le déni concret des valeurs fondamentales sur lesquelles repose l’Humanité.
Certes il y a la misère matérielle qu’on s’efforce de nous cacher en nous assurant que l’inflation va disparaître, s’en va déjà – ce qui est faux – mais une misère morale s’y ajoute, dont la responsabilité repose, non seulement sur la classe politique, mais une « élite » qui, de toutes façons tire les marrons du feu.
Nous sommes tous des « Juifs allemands » disait en son temps Daniel Cohn Bendit, et aujourd’hui nous sommes tous des « Tirailleurs Sénégalais », tout juste bons pour aller mourir chez soi en continuant de toucher sa retraite … d’ancien combattant !
De qui se moque-t-on ?
Dans un autre genre, le penseur de droite et de gauche Jacques Julliard, défenseur de l’Ecole dont il a bénéficié en devenant agrégé d’Histoire, se met à prôner le « dépassement de l’individualisme scolaire » et il parle « d’équipe ». Cet ennemi déclaré du « pédagogisme » va-t-il en appeler à Célestin Freinet ? Une pleine page dans Le Figaro, qui dit mieux ? Cette révolution en « chambre haute » ressemble à une farce. En appeler à la collaboration des bons élèves entre eux, n’est-ce pas l’avenir du présent reconduit ?
Quant à nous, poètes modeste modestes mais obstinés, nous essayons de soutenir la vérité créative qui aide à vivre quand le monde s’enferme peu à peu dans la répétition de ses simulacres, c’est notre espérance.
Et bonne année à tous !
Jean-Pierre Bigeault,
Ce 4 janvier 2023
L’autre monde
« L'autre monde »? Et s'il était ici, juste à la fin de celui que nous appelons pompeusement notre « moi », là où commence « l'autre », cet étranger dont nous partageons l'intimité comme de « personne »? Oui ! personne est quelqu'un, ou mourir dans le vivre, selon cette frontière invisible que chaque jour et chaque instant nous franchissons de notre pas d'enfant.
Editions l'Harmattan, Paris - Août 2022
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Présentation du livre le 3 décembre 2022, aux Editions L'Harmattan
Captation Benoît Maréchal - Montage Dominique Morlotti
L’autre monde
J’en arrive à « l’autre monde » - que je vous présente aujourd’hui – dans la droite ligne, au moins apparente, de mon avant-dernier livre intitulé « Et mourir ».
Mais ce n’est là, en partie, qu’une opportunité. Car ce passage, quasi officiel, d’une vie à l’autre, me pose question. « L’autre monde », dans l’acception courante de ce mot, désigne un lieu souvent dit « céleste », qui oppose à la vie terrestre et physique de l’homme la vie de l’âme telle que, dans un ailleurs, elle échapperait d’une façon ou d’une autre à la disparition du corps.
Je ne saurais traiter de ce point.
Par contre je m’interroge sur la présence ici-bas d’un « autre monde ». Je me demande même si la projection humaine d’un monde hors du monde ne sert pas une autre cause que le questionnement métaphysique auquel elle tente de répondre. Est-ce que cet « autre monde hors du monde » ne nous permet pas de penser notre monde et, accessoirement notre moi lui-même comme des entités compactes opposant leur réalité à l’irréalité de nos rêves ? Ou, pour le dire autrement, est-ce que les mondes objectifs dans lesquels nous vivons sont véritablement, malgré les conflits qui les divisent, les totalités plus ou moins continues et unifiées, telles que nous les nommons : Moi, République, Nature, … et bien d’autres constructions assimilées à des choses relativement bien définies dans ce qui nous semble leur essence. Que ces « évidences » expriment d’abord et avant tout notre espérance de conservation et de continuité, voilà qui semble tout à fait clair : n’entendons-nous pas nous protéger de ce que notre monde comme d’ailleurs la vie et aussi bien notre Moi, contiennent eux-mêmes de diversités, voire de conflictualités et de ruptures ?
Il n’empêche que ma pratique de psychanalyste et de poète me conduit à penser que, s’agissant de la vie psychique comme du langage, nous ne vivons pas seulement de continuité et d’unité. Même notre rapport à notre histoire est, comme chez mon héros préféré Ulysse, une invention irréductible aux faits qui n’en sont que le récit plus ou moins convenu. En vérité, les faits eux-mêmes sont souvent beaucoup plus riches de leur ambivalence que de leur présumée unité.
Et quant aux mots de la langue, souvenons-nous de nos ancêtres de l’ancienne Egypte, pour qui les mots pouvaient dire à la fois une chose et son contraire.
Ainsi peut-on soutenir que notre monde, celui que nous vivons, selon l’expression « ici et maintenant », n’est pas aussi simple qu’il en a l’air. Comme la vie elle-même, il est fait de pièces et de morceaux et cette composition nous le rend à la fois proche et étranger. On peut alors dire qu’il est traversé par un « autre monde » dont la présence, irréductible à ce que nous pourrions appeler notre « vie intérieure », nous accompagne comme au théâtre, ce qui relève du spectacle et pourtant fonctionne comme un message venu d’ailleurs. A ce que nous appelons par commodité « ici et maintenant » s’ajoute, que nous le voulions ou non, un lieu et un temps qui excèdent ces fausses évidences.
Aussi bien, et pour le dire autrement, ce que, par prudence et facilité, nous avons si vite fait d’assimiler au même, nous dissimule ce qu’il lui appartient d’altérité : ce que j’appelle « moi » et « amour » ne sont-ils pas que des œuvres en route ? Notre « soi » ne s’y trompe pas toujours, et, par là même, il nous rappelle que notre dualité n’a pas attendu la découverte de l’inconscient pour bousculer notre unité de principe.
Il existe donc un autre monde ici-bas et nous le savons bien sans trop vouloir le savoir. L’expérience du « temps qui passe », reprise par Proust, nous apprend que l’oubli précède la mémoire qui est un travail. Nous enfouissons dans un « autre monde » ce qui contrarie la supposée droite ligne de notre histoire. L’étrangeté de ce que nous avons été d’abord, nous embarrasse : la peur de l’étranger en nous se veut constitutive de notre moi. Elle dit – reprenant la peur ancestrale du fou – le risque d’altération du moi qui reste celui de l’altérité. « Je est un autre » déclare Rimbaud et il s’en va loin de la Poésie déclarative en lui préférant le désert. Ulysse avait déjà dit au Cyclope : « je m’appelle, personne » ; ruse et raillerie, ou vérité du héros rendu à la vie civile. Il y a de « l’autre monde », non seulement dans ce monde, mais en nous. Je m’appelle « Bigeault » et « personne », en tout cas pour ce qu’il me reste à vivre. Je ne suis qu’une personne, c’est-à-dire « un masque », comme le dit l’étymologie, et cette personne héberge quelqu’un, mais qui ? Et aussi bien, nous n’avons pas attendu la psychanalyse pour savoir que notre moi n’est pas seul. Il existe avec un soi qui lui ressemble et cependant n’est pas lui. Le duel qui dit le « nous deux » dans la conjugaison grecque honore une dualité sans doute plus fondamentale qu’il n’y paraît. Ainsi, le père et le fils, dans une tradition chrétienne où la dualité semble s’imposer dans une relation extra-œdipienne laisse entendre que le moi engendre le soi. Ce modèle culturel nous renvoie à une organisation intime obsédée par l’identité ; mais en réalité je suis celui qui est le même et l’autre à la fois. Dualité de l’unité, la messe, si j’ose dire, est dite. Ou plutôt, elle se dit, fût-ce violemment, dans le questionnement actuel sur les identités fondées sur la différence sexuelle. Un tel débat ne montre-t-il pas que les évidences d’une lecture « naïve » ne couvrent pas la totalité du réel dans sa complexité ?
Il y a donc de « l’autre monde », non seulement dans le monde que nous vivons, mais en nous. Et cela se vérifie, hors du pathologique, dans certains de nos rapports à la réalité. J’ai tenté, il y a quelques années d’en rendre compte, dans mon livre intitulé « Ce qui apparaît ». L’histoire d’une certaine bergère illettrée et en bonne santé psychique – cette Bernadette Soubirous qui a fait le succès de Lourdes – m’ayant aidé à comprendre qu’on pouvait voir plus loin que le bout de son nez. Notre monde peut s’ouvrir, comme le dit et le fait le poète Rilke dans ses Elégies, à un monde plus ou moins libéré de ses frontières. Il n’en reste pas moins que le monde clos nous colle à la peau : l’imaginer troué pour d’incertains passages nous effraie. Ces échappées que nous assure l’Art – et la Poésie en particulier – nous font craindre le pire. C’est ce qui aura valu à Van Gogh de ne vendre aucune toile de son vivant, tandis que son œuvre est aujourd’hui réduite à un tas de dollars.
Mais sans doute, derrière ces rétrécissements du monde à un seul, bel et bien verrouillé par la toute-puissance que nous tentons d’exercer sur lui, faut-il voir une lutte désespérée du moi contre le risque de sa propre désintégration identitaire. La peur de la mort – comme on a pu le voir tout récemment – n’est sans doute que la partie visible d’un iceberg : le « moi orphelin » que crée peu à peu son identification à la chose consommée ou consommable n’a plus accès en lui à ce que j’appelle « l’autre monde ». Son moi clos est d’ores et déjà aspiré par le trop plein, c’est-à-dire le vide. Un souvenir personnel de confrontation à la mort – lors d’une attaque par des avions américains au cours de la dernière guerre – m’a appris que l’ultime confrontation peut mettre le moi devant ce qu’il garde d’ouverture en lui. Ce qu’on appelle la foi n’est sans doute que ce que, paraphrasant la philosophe Simone Weil, j’appellerais « l’attente de l’autre ».
Or, tout ce que notre culture vouée à l’objet, voire à la prétendue objectivité, oppose assez puérilement à l’angoisse du vide, n’est sans doute pas que le résultat d’un refoulement ordinaire. Il s’agit en effet, d’un déni beaucoup plus large : nous ne voulons pas savoir que la vie n’est pas plus éternelle ici que ce bloc de gaz dont est fait le soleil. A l’autre bout de ce spectre, le dualisme des philosophes est à la manœuvre. « L’autre monde » n’est-il pas dans ce monde, abîme, aspiration céleste, altérité, contre « l’unique élément » dont parle le poète Paul Eluard dans son poème « Pour vivre ici » et qui désigne tout simplement la mort ? Car oui ! « L’autre monde » est dans le monde de « l’ici et maintenant », et, comme par un effet de couple, il lui donne vie. Je l’ai observé dès l’enfance, dans un milieu rural, qui articulait, avec la fréquentation de la matière (alors tellement méprisée par les Parisiens), celle des contes pratiquée le soir à la veillée sous les auspices du feu.
Mon « autre monde » vaut donc bien une méditation anectodico-philosophique et poétique sur la réalité de notre vie en partie cachée voire refoulée. S’agissant en effet du passage d’un monde à l’autre, le monde supposé rationnel dans lequel nous croyons évoluer n’échappe pas à la pression restrictive qu’il s’impose, tant par son recours désespéré à la Science qu’à son culte de l’économie trop souvent devenue une fin plus qu’un moyen. Ce monde dit réaliste en arrive à se détruire lui-même, qu’il s’agisse du climat ou du recours à la guerre. Un monde fermé a-t-il d’autre issue ? « L’autre monde » refoulé revient par le passage à l’acte, sous la forme négative d’une mort auto punitive. En de telles circonstances, la poésie me semble plus utile et même plus nécessaire que jamais. Elle seule – inapte à la spéculation – peut offrir au monde cette porte d’accès à l’autre monde que réalise la prière de l’enfant quand, par le jeu créatif, il s’adresse à la vie. « L’autre monde » est plus proche de la sensibilité que de l’intelligence et, par ces temps de robotique, le corps aimable et l’esprit libre ont mieux à faire que servir les dieux d’un monde unique et d’essence totalitaire. Mieux à faire tout autant sans doute, si j’en juge par la crise d’une religion comme la religion catholique, que d’en référer à une « autorité » tellement externalisée sur un autre monde détaché du nôtre, que la réalité d’une présence modeste et intense – évangélique pourrait-on dire – s’y perd. Car, comme disait le philosophe « qui veut faire l’ange fait la bête ».
C’est pourquoi le genre littéraire autrefois appelé « mélange » me convient, s’il faut parler de choses sérieuses. Les mondes se mélangent et nous-mêmes n’échappons pas à la règle. Nous sommes sérieux et pourtant nous jouons avec les mots comme la vie avec ses trous et ses bosses. Les vieilles routes nous reposent des autostrades et, comme on revient à la campagne, sans doute faut-il revoir notre vue du monde et de ses frontières. Et « soi », comme Dom Quichotte et Sancho Panza.
Mon livre « L’autre monde » est donc un plaidoyer pour la vérité d’un monde qui ne s’endorme pas sur les lauriers de sa propre réussite. Nos inventions comme celles de la matière elle-même, y compris cette construction de référence qu’incarne notre moi ne sont que des victoires à la Pyrrhus. Elles nous dissimulent trop vite les fragilités qui sont la condition de notre ouverture à ce monde autre qui est, non seulement celui de notre « soi caché » - pour reprendre l’expression du psychanalyste anglo-indien Mazud Khan – mais celui de « l’autre », le différent, celui dont l’étrangeté devrait plutôt nous mettre devant la nôtre comme devant ce qui nous manque.
L’amour n’est-il pas d’abord un aveu : je ne suis pas que de moi. Même formellement seul, il m’est possiblement donné d’ouvrir ce qui est et ce que je suis, à la mesure de cette présence de l’autre en moi, quand bien même je n’en ferais pas un dieu, ce que d’ailleurs il n’est pas. Car « l’autre monde » est le village d’à côté, mais ce village habitable est l’oublié d’une culture de la prétention à un « autre monde » qui lui ferait un moi idéalisé, quand l’herbe des champs se contente d’être. Le soi de chacun est « l’autre monde » retrouvé parmi les ruines des basiliques et même par-delà les livres sacrés. C’est un air de flûte au-dessus de la mer comme depuis les tombeaux des Etrusques, non loin de Rome. Par ces temps de bruit et de fureur, il fait bon de les réentendre.
Jean-Pierre Bigeault,
03-12-2022