ACTUALITÉ

De l’Arche à l’Eglise

et de l’Eglise à l’Arche

Quelle « secte » à l’abri de l’Arche, ou comment une association reconnue – voire consacrée – finit-elle à la fois malgré elle et dans le prolongement pervers d’une idée, voire idéal, par prendre le chemin de « l’emprise » et de « l’abus » ?

La question doit être posée à l’Eglise elle-même. Ne parle-t-elle pas d’une « Peste »1 qui ne serait pas la sienne, alors même que se découvre aujourd’hui le scandale d’une pédo criminalité qui ne tombe pas du ciel et qui pourtant le rejoint ?2

C’est que le « mal » est au cœur du Système. Ce qui arrive à l’Arche n’est en effet que le symptôme d’une maladie qui la dépasse et dans laquelle l’Eglise s’est enfermée depuis longtemps. Le Pouvoir spirituel – fût-il dégagé, comme aujourd’hui, du pouvoir temporel – y est à l’œuvre selon le modèle assumé d’une « toute-puissance » d’origine divine. Le dogme en fait foi. Faut-il donc s’étonner que le  « culte » lui-même (voire la culture qui le soutient) fondé sur un absolutisme, ouvre la porte aux « abus » dont cette Eglise est depuis longtemps le théâtre ?

Est-il besoin d’être grand clerc – voire psychanalyste – pour pointer, ne serait-ce que dans le fétichisme de bien des pratiques, la ritualisation d’une perversion larvée ? L’auréole d’une esthétique, empruntée à l’art (et dont s’éclairent les lieux saints et les cérémonies) n’y change rien. La théâtralité du culte tend à faire passer le « sacrifice » non seulement pour un appel à la grâce, mais pour la grâce elle-même, figure ambigüe de la Mort devenue Vie.

Ces mélanges en appellent d’autres où le mysticisme se fait aussi bien l’agent du Diable. C’est que la perversion guette en effet les apôtres d’une sexualité réduite à l’engendrement. A se détourner de la vraie vie et du désir ouvert que porte en elle la sexualité humaine – fondatrice de l’amour – l’Eglise mord la queue de son goupillon et il ne lui reste plus qu’à bénir des morts qui, comme des fantômes, se vengent des vivants. Sanctuarisée, la génitalité détourne de l’ensemble qui la porte ; elle ne fait que renvoyer la sexualité à la fonction réduite d’une animalité par ailleurs désavouée – et c’est ainsi que la perversion s’arme de la vertu pour en faire le lit du vice.

La tête – sinon le cœur de l’Arche – aura été ainsi le lieu d’un « sacrifice » retourné contre lui-même en sacrement pervers : la « messe noire » y a été dite. Et de ne pas avoir nommé et dénoncé les faits comme et quand il le fallait, ceux qui les ont connus en ont été les complices. N’est-ce pas la preuve que le Sexe, regardé de haut, reste aussi bien le ressort d’une maladie qui se cache derrière les robes de ceux qu’elle atteint comme derrière la façade ambiguë de leur Palais romain ? Comme une sorte de sexe, tout à la fois châtré et en majesté, le Dieu caché a, depuis longtemps, quitté sa grotte et il ne regarde plus la misère du monde que du haut de son symbole. Erectile et ventrue, la gloire des Pères a supplanté l’enfant et le fils. Elle n’est qu’une machine auto érotique qui attire les mécaniciens de la Pureté. L’amour, ce grand mot, s’il porte quelques « appelés » jusqu’à Rome, ne fait-il pas de ces hommes des princes qui portent la croix sur la colline la plus inspirée du monde ? L’ascension divine les inspire et elle prend déjà la forme cachée d’une élation sexuelle.

Ainsi, tout récemment, un psychanalyste chrétien3 a-t-il atteint ce sommet, alors même que sa pensée s’épandait en flaques, et qu’il était accusé d’avoir abusé de ses patients. Faut-il s’étonner que l’aveuglement du Saint Siège obéisse à d’autres intérêts que ceux de la vérité, quand il prend le sexe par le « bon côté » de sa réduction ?

Il est donc bien temps que la considération politique et culturelle dont la Sainte Eglise est l’objet déserte son champ de ruines, sexualisé à souhait. Le mensonge institutionnel existe et, si le message du Christ a encore quelque chance d’être entendu aujourd’hui dans le vacarme matérialiste que l’on sait, il faut en appeler à d’autres voix : à des hommes et des femmes qui vivent la vraie vie et n’assument aucun pouvoir, fût-il spirituel.

Les scandales répétés de la pédophilie et autres abus ne sont que la partie visible d’un corps et d’un esprit malades. La « Secte » est là, dans son essence. Elle est faite précisément de cette « coupure » dont elle tire son pouvoir comme d’un sacrifice exemplaire. La figure christique y est devenue l’arme d’un crime contre la vie, alors même que le message évangélique s’en est fait le défenseur. La vie du « Fils de l’Homme » n’est pas hors de la vie, ni l’amour hors du corps (promis à la Résurrection). Une vision sectaire cache depuis trop longtemps, sous le masque de la charité, une haine doucereuse et mortifère qui n’est que la face obscure d’une sexualité aussi omniprésente que répudiée.

L’Eglise n’ayant pas le monopole de la vérité « spirituelle », il reste à réinventer un rapport à la vie qui en fasse le but et le moyen d’une « humanisation » de l’Homme à partir de ses propres forces et non par la magie de pouvoirs empruntés. Il arrive toujours un moment où la Transcendance s’abîme dans le gouffre de son rêve, comme, ni plus ni moins la matière usée, dans son trou noir.

Sans doute peut-on penser qu’après une longue enfance, l’adolescence de ceux et celles qui cherchent aujourd’hui un sens à la vie doit repenser ses idéaux. La sexualité qui reste la pierre sur laquelle est bâti l’amour mérite mieux que le sacrement détourné par les faux anges de service : le sacré reste l’affaire des humains. C’est à eux de le ré inventer hors des sentiers battus.

Jean-Pierre Bigeault,

Ce 7 février 2023

1- Une Peste en effet, comme celle qui menaça la royauté d’Œdipe, coupable d’avoir couché avec sa mère comme le Jésus des abuseurs de l’Arche avec la Vierge, puisque tel fut leur fantasme.
2- Ne s’est-il pas agi, à travers les prêtres impliqués, d’un abus de pouvoir lié à leur fonction ?
3- Tony Anatrella, par ailleurs prêtre catholique, et auteur paraphraseur d’une théorie psychanalytique adaptée aux besoins de la cause …

BONNE ANNEE !

J’apprends que les « Tirailleurs Sénégalais » – âgés d’au moins 90 ans pour ceux qui ont survécu – vont pouvoir rejoindre leur pays tout en continuant de toucher leur pension. Cette nouvelle nous est donnée par France Info ce jour sans commentaire.

Cela me rappelle qu’une conseillère de Jospin à Matignon m’expliquait en son temps qu’elle allait donner « 100 balles » aux Harkis pour avoir la paix.

France, fidèle à quelles valeurs, à quels engagements ? Qui s’en émeut ?

Faut-il chercher plus loin si le peuple français doute aujourd’hui de ses représentants politiques, si ce n’est de la République elle-même ? Est-ce donc là ce « complotisme » dont les bonnes âmes de service ont pointé, à partir du Covid, l’émergence obscurantiste ?

L’écœurement sous la colère, la complicité objective des informateurs poltrons ou inconscients qui servent les nouvelles sans se risquer au jugement compromettant, qui dit mieux ?

Souvenons-nous d’un article du Monde, décrivant le sort des morts du Covid et de leurs familles quant on les traitait comme de simples « encombrants ».  Aucun jugement dans cet article ! Combien de temps aura-t-il d’ailleurs fallu pour qu’on revienne sur des faits qui – au prétexte de la sécurité – ont montré le déni concret des valeurs fondamentales sur lesquelles repose l’Humanité.

Certes il y a la misère matérielle qu’on s’efforce de nous cacher en nous assurant que l’inflation va disparaître, s’en va déjà – ce qui est faux – mais une misère morale s’y ajoute, dont la responsabilité repose, non seulement sur la classe politique, mais une « élite » qui, de toutes façons tire les marrons du feu.

Nous sommes tous des « Juifs allemands » disait en son temps Daniel Cohn Bendit, et aujourd’hui nous sommes tous des « Tirailleurs Sénégalais », tout juste bons pour aller mourir chez soi en continuant de toucher sa retraite … d’ancien combattant !

De qui se moque-t-on ?

Dans un autre genre, le penseur de droite et de gauche Jacques Julliard, défenseur de l’Ecole dont il a bénéficié en devenant agrégé d’Histoire, se met à prôner le « dépassement de l’individualisme scolaire » et il parle « d’équipe ». Cet ennemi déclaré du « pédagogisme » va-t-il en appeler à Célestin Freinet ? Une pleine page dans Le Figaro, qui dit mieux ? Cette révolution en « chambre haute » ressemble à une farce. En appeler à la collaboration des bons élèves entre eux, n’est-ce pas l’avenir du présent reconduit ?

Quant à nous, poètes modeste modestes mais obstinés, nous essayons de soutenir la vérité créative qui aide à vivre quand le monde s’enferme peu à peu dans la répétition de ses simulacres, c’est notre espérance.

Et bonne année à tous !

Jean-Pierre Bigeault,
Ce 4 janvier 2023

L’autre monde

« L'autre monde »? Et s'il était ici, juste à la fin de celui que nous appelons pompeusement notre « moi », là où commence « l'autre », cet étranger dont nous partageons l'intimité comme de « personne »? Oui ! personne est quelqu'un, ou mourir dans le vivre, selon cette frontière invisible que chaque jour et chaque instant nous franchissons de notre pas d'enfant.
Editions l'Harmattan, Paris - Août 2022


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Présentation du livre le 3 décembre 2022, aux Editions L'Harmattan

Captation Benoît Maréchal - Montage Dominique Morlotti

De la guerre

Qu’après cette « guerre1 à l’épidémie » qui nous a valu : conseil de défense, confinement, couvre-feu et décompte quotidien des victimes, surgisse la vraie guerre (celle d’Ukraine), comme l’original après la copie, cela pourrait donner à penser que les mots sont trompeurs.

Sans doute avions-nous besoin de nous faire à l’idée de notre fragilité dans un monde et un pays qui, n’ayant plus comme horizon que l’Economie, se divise et se perd dans une paix de façade. Certes, il y a guerre et guerre. On aura voulu exorciser la menace d’une conflagration plus dangereuse en chargeant le virus (comme autrefois la Peste) d’en épuiser le Mal. Et, n’est-il pas vrai que le mal de la guerre renvoie l’homme à beaucoup plus que sa vulnérabilité ? La guerre le montre sous son visage éventuellement le plus héroïque ou le plus lâche.

Mais la culture de la Peur, diffusée à l’occasion de l’Epidémie, aura surtout révélé que l’espoir de survie l’emportait sur tout, ce qui, en cas de guerre, conduit à la Défaite. Que la vie ne soit pas une valeur absolue, ni donc la Santé, élevée au-dessus de ce que les anciens appelaient la vertu, c’est-à-dire le courage, reste à apprendre. Qu’on ait moralisé sur le thème des « antivax fauteurs de guerre » n’aura certainement pas démontré que le souci des autres l’emportait chez les présumés bons citoyens.

La guerre qui invite au partage, à l’union fraternelle, a déjà montré sous l’Occupation le triste jeu, non seulement des collaborateurs, mais des confinés du repli sur soi. La « Résistance », sous quelque forme que ce soit, oppose à la passivité de la défense dite d’ailleurs passive, la force trans individuelle dont on ne peut guère dire que la lutte contre l’Epidémie ait véritablement contribué à la développer.

Il reste donc beaucoup à faire pour sortir vainqueur d’une paix qui efface la guerre en la déplaçant sur des accidents de parcours. Et si notre force nous était rendue par les vaccins et les traitements qui s’attachent à développer en nous les ressources du cœur, voire celles de l’âme au sens le plus large du mot ? Cela s’est vu lors de la dernière guerre quand se levèrent les voix … des poètes. Sous les bombes en Normandie lors du débarquement, pour ma part, et en camp de concentration pour l’un de mes amis, tel fut parfois notre recours.

Au-delà de la protection défensive, la Beauté comme exigence et délivrance – on dit aussi la Culture – quand on ne la traite pas comme l’Economie lorsqu’elle est russe – mérite en tous cas et toujours notre respect.

Lermontov et René Char sont de saison !

Jean-Pierre Bigeault
19 mars 2022


1 Déclarée en son temps par le Président Macron.

Du pain et des jeux (de maux)

Un drôle, qui croyait que le langage en dit toujours plus que ce qu’il dit, se leva gravement pour prononcer ces mots : « l’épi des mies » est un retour du pain au blé d’antan. Il faut toujours se rendre à l’origine pour s’acquitter de ce que nous lui devons. Cette poussée de la vie contre la non-vie est une tentative quasi divine d’exister dont nous sommes le flambeau provisoire. Et il arrive que l’épi ait de beaux jours devant lui. Cela ne l’empêche pas de finir dans une baguette relativement cadavérique. On ne mange que des vies mortes. S’agissant de l’Homme, il est difficile d’en faire un fromage, si ce n’est, quand il est mort, un tombeau dont la croûte brille au soleil. »

Ce drôle qui se prenait pour Jésus Christ ajouta : « Reportez-vous à mes évangiles » ; et de citer : « Et mourir » chez L’Harmattan et « A tombeau ouvert » chez Unicité.

Un philosophe qui passait par là se met à penser qu’il faut prendre au sérieux cet élucubration de poète.

« Les jeux du langage, dit-il, qui ne sont guère plus innocents que l’Homme lui-même, nous conduisent à faire d’une destruction notre pain quotidien, symbole plus ou moins chrétien du partage. Quand la solitude s’abat sur les miettes d’un pauvre peuple, l’épidémie – pour l’appeler par son nom – « circule ». Elle remet en mouvement les personnes qui s’endormaient, chacune dans son lit, comme dans le pain d’une baguette en forme populaire de phallus bien cuit. Une communion de la peur leur est donnée par les prêtres d’une République tutélaire. La mort enfin revient prendre sa place dans des vies remplies d’images, d’idées, comme d’objets en tous genres dont l’ensemble n’est pas sans ressembler à une décharge si bien nommée qu’elle n’est pas sans faire autour de la Planète une couronne d’épines. Faut-il donc que nous nous déchargions de nos fautes sur le Monde qui nous a faits ? C’est un règlement de compte en forme de sacrifice, et voilà la Mort au bout du rêve d’éternité.

Si bien que l’épidémie en question se charge de tout, comme les Pompes funèbres. Elle remet le consommateur humain devant son immaturité métaphysique. Il s’agit de regarder la vie comme une passoire. L’épi moulu se fait farine et pain mort mais nourrissant. La Mort maltraitée prend sa revanche. Elle est au bout de la rue, et même à la fenêtre ; elle pend au nez du moindre visage et elle sourit comme du pain frais.

Ce qu’il y a de christique dans l’opération revient à reprendre la vie dans le sens annoncé de sa longueur non pas temporelle mais existentielle, de cordon ombilical ou flûte traversière en mal de rupture. Une vie coupable se coupe par cet effet de renversement qui fait que la Mort même et le pain sont notre nourriture dite de base (le fameux panier de la ménagère). N’en déplaise en effet aux partisans de « la vie à tout prix », notre époque en appelle à la Mort, et d’ailleurs, n’en fait-elle pas l’un des thèmes privilégiés de son cinéma ? Ce besoin de Mort est aujourd’hui au fond de la peur le virus le plus intime d’une épidémie prétexte. Il est aussi l’appel à la guerre qu’annonce une violence endémique, cette solution qu’on n’ose appeler « finale », mais qui, à tout le moins, saura donner corps à la destruction sacrificielle de la matière dont nous rêvons malgré nous comme d’un bénéfice supposé de l’âme.

Comment donc renouer avec l’épi, qui, comme l’épée, est une « pointe », sans tomber dans la barbarie ? Le point du jour, à la naissance pointue de la vie, garde sa nuit en réserve. Noël et le massacre des Saints Innocents sont les deux faces d’une même médaille : comment se convertir à la réalité d’un partage de la Vie avec la Mort qui ne se raccroche pas aux guérisons passagères ou éternelles ? Comment se contenter, comme le bon vieux blé, de servir le dieu-pain modeste et capital, en se faisant moudre jusqu’à la moëlle ? Faudrait-il en revenir à la guerre pour ré apprendre le prix de la nourriture et tous ces morts qui nous portent à bout de bras ? Et, aimer la vie, pour ce qu’elle vaut d’incertitude et, par là même, de génie véritablement créateur, comme il arriva pour Homère et son peuple. A l’heure des automatismes, le risque de vivre, objet de fascination légendaire, vaut bien qu’on lui abandonne notre médiocrité de petit maître. Les héros ne sont ni des gagneurs ni des victimes. Ils sont le blé modeste. Si ce que nous appelons notre culture tient à autre chose qu’au remplissage d’outres vides, nous le devons à ceux et celles qui jouent leur vie sur ce que, faute de mieux, nous appelons nos valeurs : ce qui nous vaut de mourir comme un épi de blé mûr !

Il faudrait donc que l’épidémie nous apprenne autre chose que la peur de mourir ; qu’elle remette en scène la dramaturgie de toute vie et nous dispense d’y ajouter l’abaissement du sacrifice que constitue sans le dire le désir absolu de sécurité. Car nous n’avons rien à sacrifier de ce que nous appelions autrefois « l’honneur ». Ainsi, notre liberté doit elle être défendue comme consubstantielle à notre dignité. Le prétexte du danger que, dans une épidémie, chaque citoyen fait courir aux autres, est à mettre au compte d’une tentative détournée d’accusation du Mal et du malheur, comme d’un assassinat en bonne et due forme. Le sacrifice du bouc émissaire ne sert qu’à fabriquer de la fausse innocence. On pourrait aussi bien brûler les parents indignes pour conjurer l’épidémie de violence qui sévit dans une partie de la jeunesse. Le coût des accusations, quand elles ne portent pas sur une véritable intention de nuire, est plus élevé que celui de l’épidémie, comme d’ailleurs on l’a déjà vu au temps de la guerre elle-même : opposer les apôtres supposés du Bien à ceux du Mal, c’est l’Inquisition évoquée par Dostoïeski, Dieu a bon dos !

Or, la Vie n’est pas ce dieu là. La Vie est une tentative, comme toute création, Essai divin si l’on veut. Les machines fonctionnent selon leurs propres règles. Les humains tentent d’opposer à ce fonctionnement le rêve indiscipliné de ceux qui ont conscience de braver l’ordre établi. Ils entrent d’ores et déjà dans ce qu’on pourrait appeler « l’autre monde ». La porte de la Mort, ne faut-il pas qu’elle soit ouverte ? Il se peut que nos lointains devanciers aient appris à côtoyer ce mystère en chassant pour manger, comme si la Mort devait être partagée pour garder sa place dans la Vie. Notre maîtrise du Monde par la Science et les technologies, sans compter les « bons sentiments », nous a sans doute fait perdre pour un moment les acquis d’une exploration plus réaliste. Dans une telle lecture, l’épidémie aurait une portée symbolique plus éclairante (que le décompte bureaucratique quotidien de ses victimes). La connaissance (par ailleurs toute relative) des éléments qui la composent comme de leur maîtrise (vaccins, traitements) n’occupe le devant de la scène que pour masquer la pensée désarmée de l’homme post-moderne devant la Mort. Par là même, l’ensemble des réactions (officielles ou non) n’est-il pas constitutif lui-même de l’épidémie entendue aussi comme un phénomène socio politique et culturel.

L’épidémie est donc une épreuve pour la démocratie. Comme une guerre – mais, à coup sûr, de façon plus modeste – elle conduit à revisiter la condition humaine et les fondements des valeurs qui semblent politiquement lui permettre de s’assumer. De ce point de vue, l’épidémie force dans ses retranchements l’ordre établi. Elle renvoie la pensée à ses exigences quand les automatismes – tel celui de la consommation, au sens le plus large – prennent le pas sur l’analyse critique.

Le pain est une figure culturelle de notre lien à la Nature. Sa fonction nutritive procède d’une transformation qui passe par la destruction. Il nous éclaire sur notre rapport à nous-même. Ne vivons-nous pas de tous les morts qui nous ont fait et continuent de nous faire ? C’est aussi bien de nous projeter dans notre fin que nous tirons notre force la plus créative. Il vaudrait mieux que la peur de la Mort cède la place à un affrontement somme toute banal, et qui, moins obsédé par la défaite, se donne l’occasion de vaincre en soi ce qui nous tue avant l’heure sous le prétexte de nous sauver. »

Le poète, ayant écouté incognito le philosophe de service, dit : « les mots valent toujours mieux que la pensée si on les libère de leurs chaînes. C’est comme les hommes. Les sources cachées parlent de ce que ne disent pas les fleuves. La Vie est une source qui s’en va rejoindre la mer. « Ô saisons, Ô châteaux ». Les Pyramides bâties par des esclaves sont les phantasmes de toute-puissance dont Microsoft et les autres se font sur le dos des suiveurs un paradis de « fortune », ce mot au double sens. Et s’il fallait prendre nos monuments – fût-ce certaines de nos idées – pour des trompe-la-mort comme tant de discours ? La source n’en demande pas tant. Son murmure nous la rend si proche que la mer au loin lui revient comme la terre elle-même, car elle sait que le Monde est un tout. »

Le poète ayant dit ces mots s’éleva dans le ciel en fumée. C’était son feu qui le poussait jusqu’aux étoiles.

Jean-Pierre Bigeault,
15 janvier 2022

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