L’autre monde
« L'autre monde »? Et s'il était ici, juste à la fin de celui que nous appelons pompeusement notre « moi », là où commence « l'autre », cet étranger dont nous partageons l'intimité comme de « personne »? Oui ! personne est quelqu'un, ou mourir dans le vivre, selon cette frontière invisible que chaque jour et chaque instant nous franchissons de notre pas d'enfant.
Editions l'Harmattan, Paris - Août 2022
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Présentation du livre le 3 décembre 2022, aux Editions L'Harmattan
Captation Benoît Maréchal - Montage Dominique Morlotti
L’autre monde
J’en arrive à « l’autre monde » - que je vous présente aujourd’hui – dans la droite ligne, au moins apparente, de mon avant-dernier livre intitulé « Et mourir ».
Mais ce n’est là, en partie, qu’une opportunité. Car ce passage, quasi officiel, d’une vie à l’autre, me pose question. « L’autre monde », dans l’acception courante de ce mot, désigne un lieu souvent dit « céleste », qui oppose à la vie terrestre et physique de l’homme la vie de l’âme telle que, dans un ailleurs, elle échapperait d’une façon ou d’une autre à la disparition du corps.
Je ne saurais traiter de ce point.
Par contre je m’interroge sur la présence ici-bas d’un « autre monde ». Je me demande même si la projection humaine d’un monde hors du monde ne sert pas une autre cause que le questionnement métaphysique auquel elle tente de répondre. Est-ce que cet « autre monde hors du monde » ne nous permet pas de penser notre monde et, accessoirement notre moi lui-même comme des entités compactes opposant leur réalité à l’irréalité de nos rêves ? Ou, pour le dire autrement, est-ce que les mondes objectifs dans lesquels nous vivons sont véritablement, malgré les conflits qui les divisent, les totalités plus ou moins continues et unifiées, telles que nous les nommons : Moi, République, Nature, … et bien d’autres constructions assimilées à des choses relativement bien définies dans ce qui nous semble leur essence. Que ces « évidences » expriment d’abord et avant tout notre espérance de conservation et de continuité, voilà qui semble tout à fait clair : n’entendons-nous pas nous protéger de ce que notre monde comme d’ailleurs la vie et aussi bien notre Moi, contiennent eux-mêmes de diversités, voire de conflictualités et de ruptures ?
Il n’empêche que ma pratique de psychanalyste et de poète me conduit à penser que, s’agissant de la vie psychique comme du langage, nous ne vivons pas seulement de continuité et d’unité. Même notre rapport à notre histoire est, comme chez mon héros préféré Ulysse, une invention irréductible aux faits qui n’en sont que le récit plus ou moins convenu. En vérité, les faits eux-mêmes sont souvent beaucoup plus riches de leur ambivalence que de leur présumée unité.
Et quant aux mots de la langue, souvenons-nous de nos ancêtres de l’ancienne Egypte, pour qui les mots pouvaient dire à la fois une chose et son contraire.
Ainsi peut-on soutenir que notre monde, celui que nous vivons, selon l’expression « ici et maintenant », n’est pas aussi simple qu’il en a l’air. Comme la vie elle-même, il est fait de pièces et de morceaux et cette composition nous le rend à la fois proche et étranger. On peut alors dire qu’il est traversé par un « autre monde » dont la présence, irréductible à ce que nous pourrions appeler notre « vie intérieure », nous accompagne comme au théâtre, ce qui relève du spectacle et pourtant fonctionne comme un message venu d’ailleurs. A ce que nous appelons par commodité « ici et maintenant » s’ajoute, que nous le voulions ou non, un lieu et un temps qui excèdent ces fausses évidences.
Aussi bien, et pour le dire autrement, ce que, par prudence et facilité, nous avons si vite fait d’assimiler au même, nous dissimule ce qu’il lui appartient d’altérité : ce que j’appelle « moi » et « amour » ne sont-ils pas que des œuvres en route ? Notre « soi » ne s’y trompe pas toujours, et, par là même, il nous rappelle que notre dualité n’a pas attendu la découverte de l’inconscient pour bousculer notre unité de principe.
Il existe donc un autre monde ici-bas et nous le savons bien sans trop vouloir le savoir. L’expérience du « temps qui passe », reprise par Proust, nous apprend que l’oubli précède la mémoire qui est un travail. Nous enfouissons dans un « autre monde » ce qui contrarie la supposée droite ligne de notre histoire. L’étrangeté de ce que nous avons été d’abord, nous embarrasse : la peur de l’étranger en nous se veut constitutive de notre moi. Elle dit – reprenant la peur ancestrale du fou – le risque d’altération du moi qui reste celui de l’altérité. « Je est un autre » déclare Rimbaud et il s’en va loin de la Poésie déclarative en lui préférant le désert. Ulysse avait déjà dit au Cyclope : « je m’appelle, personne » ; ruse et raillerie, ou vérité du héros rendu à la vie civile. Il y a de « l’autre monde », non seulement dans ce monde, mais en nous. Je m’appelle « Bigeault » et « personne », en tout cas pour ce qu’il me reste à vivre. Je ne suis qu’une personne, c’est-à-dire « un masque », comme le dit l’étymologie, et cette personne héberge quelqu’un, mais qui ? Et aussi bien, nous n’avons pas attendu la psychanalyse pour savoir que notre moi n’est pas seul. Il existe avec un soi qui lui ressemble et cependant n’est pas lui. Le duel qui dit le « nous deux » dans la conjugaison grecque honore une dualité sans doute plus fondamentale qu’il n’y paraît. Ainsi, le père et le fils, dans une tradition chrétienne où la dualité semble s’imposer dans une relation extra-œdipienne laisse entendre que le moi engendre le soi. Ce modèle culturel nous renvoie à une organisation intime obsédée par l’identité ; mais en réalité je suis celui qui est le même et l’autre à la fois. Dualité de l’unité, la messe, si j’ose dire, est dite. Ou plutôt, elle se dit, fût-ce violemment, dans le questionnement actuel sur les identités fondées sur la différence sexuelle. Un tel débat ne montre-t-il pas que les évidences d’une lecture « naïve » ne couvrent pas la totalité du réel dans sa complexité ?
Il y a donc de « l’autre monde », non seulement dans le monde que nous vivons, mais en nous. Et cela se vérifie, hors du pathologique, dans certains de nos rapports à la réalité. J’ai tenté, il y a quelques années d’en rendre compte, dans mon livre intitulé « Ce qui apparaît ». L’histoire d’une certaine bergère illettrée et en bonne santé psychique – cette Bernadette Soubirous qui a fait le succès de Lourdes – m’ayant aidé à comprendre qu’on pouvait voir plus loin que le bout de son nez. Notre monde peut s’ouvrir, comme le dit et le fait le poète Rilke dans ses Elégies, à un monde plus ou moins libéré de ses frontières. Il n’en reste pas moins que le monde clos nous colle à la peau : l’imaginer troué pour d’incertains passages nous effraie. Ces échappées que nous assure l’Art – et la Poésie en particulier – nous font craindre le pire. C’est ce qui aura valu à Van Gogh de ne vendre aucune toile de son vivant, tandis que son œuvre est aujourd’hui réduite à un tas de dollars.
Mais sans doute, derrière ces rétrécissements du monde à un seul, bel et bien verrouillé par la toute-puissance que nous tentons d’exercer sur lui, faut-il voir une lutte désespérée du moi contre le risque de sa propre désintégration identitaire. La peur de la mort – comme on a pu le voir tout récemment – n’est sans doute que la partie visible d’un iceberg : le « moi orphelin » que crée peu à peu son identification à la chose consommée ou consommable n’a plus accès en lui à ce que j’appelle « l’autre monde ». Son moi clos est d’ores et déjà aspiré par le trop plein, c’est-à-dire le vide. Un souvenir personnel de confrontation à la mort – lors d’une attaque par des avions américains au cours de la dernière guerre – m’a appris que l’ultime confrontation peut mettre le moi devant ce qu’il garde d’ouverture en lui. Ce qu’on appelle la foi n’est sans doute que ce que, paraphrasant la philosophe Simone Weil, j’appellerais « l’attente de l’autre ».
Or, tout ce que notre culture vouée à l’objet, voire à la prétendue objectivité, oppose assez puérilement à l’angoisse du vide, n’est sans doute pas que le résultat d’un refoulement ordinaire. Il s’agit en effet, d’un déni beaucoup plus large : nous ne voulons pas savoir que la vie n’est pas plus éternelle ici que ce bloc de gaz dont est fait le soleil. A l’autre bout de ce spectre, le dualisme des philosophes est à la manœuvre. « L’autre monde » n’est-il pas dans ce monde, abîme, aspiration céleste, altérité, contre « l’unique élément » dont parle le poète Paul Eluard dans son poème « Pour vivre ici » et qui désigne tout simplement la mort ? Car oui ! « L’autre monde » est dans le monde de « l’ici et maintenant », et, comme par un effet de couple, il lui donne vie. Je l’ai observé dès l’enfance, dans un milieu rural, qui articulait, avec la fréquentation de la matière (alors tellement méprisée par les Parisiens), celle des contes pratiquée le soir à la veillée sous les auspices du feu.
Mon « autre monde » vaut donc bien une méditation anectodico-philosophique et poétique sur la réalité de notre vie en partie cachée voire refoulée. S’agissant en effet du passage d’un monde à l’autre, le monde supposé rationnel dans lequel nous croyons évoluer n’échappe pas à la pression restrictive qu’il s’impose, tant par son recours désespéré à la Science qu’à son culte de l’économie trop souvent devenue une fin plus qu’un moyen. Ce monde dit réaliste en arrive à se détruire lui-même, qu’il s’agisse du climat ou du recours à la guerre. Un monde fermé a-t-il d’autre issue ? « L’autre monde » refoulé revient par le passage à l’acte, sous la forme négative d’une mort auto punitive. En de telles circonstances, la poésie me semble plus utile et même plus nécessaire que jamais. Elle seule – inapte à la spéculation – peut offrir au monde cette porte d’accès à l’autre monde que réalise la prière de l’enfant quand, par le jeu créatif, il s’adresse à la vie. « L’autre monde » est plus proche de la sensibilité que de l’intelligence et, par ces temps de robotique, le corps aimable et l’esprit libre ont mieux à faire que servir les dieux d’un monde unique et d’essence totalitaire. Mieux à faire tout autant sans doute, si j’en juge par la crise d’une religion comme la religion catholique, que d’en référer à une « autorité » tellement externalisée sur un autre monde détaché du nôtre, que la réalité d’une présence modeste et intense – évangélique pourrait-on dire – s’y perd. Car, comme disait le philosophe « qui veut faire l’ange fait la bête ».
C’est pourquoi le genre littéraire autrefois appelé « mélange » me convient, s’il faut parler de choses sérieuses. Les mondes se mélangent et nous-mêmes n’échappons pas à la règle. Nous sommes sérieux et pourtant nous jouons avec les mots comme la vie avec ses trous et ses bosses. Les vieilles routes nous reposent des autostrades et, comme on revient à la campagne, sans doute faut-il revoir notre vue du monde et de ses frontières. Et « soi », comme Dom Quichotte et Sancho Panza.
Mon livre « L’autre monde » est donc un plaidoyer pour la vérité d’un monde qui ne s’endorme pas sur les lauriers de sa propre réussite. Nos inventions comme celles de la matière elle-même, y compris cette construction de référence qu’incarne notre moi ne sont que des victoires à la Pyrrhus. Elles nous dissimulent trop vite les fragilités qui sont la condition de notre ouverture à ce monde autre qui est, non seulement celui de notre « soi caché » - pour reprendre l’expression du psychanalyste anglo-indien Mazud Khan – mais celui de « l’autre », le différent, celui dont l’étrangeté devrait plutôt nous mettre devant la nôtre comme devant ce qui nous manque.
L’amour n’est-il pas d’abord un aveu : je ne suis pas que de moi. Même formellement seul, il m’est possiblement donné d’ouvrir ce qui est et ce que je suis, à la mesure de cette présence de l’autre en moi, quand bien même je n’en ferais pas un dieu, ce que d’ailleurs il n’est pas. Car « l’autre monde » est le village d’à côté, mais ce village habitable est l’oublié d’une culture de la prétention à un « autre monde » qui lui ferait un moi idéalisé, quand l’herbe des champs se contente d’être. Le soi de chacun est « l’autre monde » retrouvé parmi les ruines des basiliques et même par-delà les livres sacrés. C’est un air de flûte au-dessus de la mer comme depuis les tombeaux des Etrusques, non loin de Rome. Par ces temps de bruit et de fureur, il fait bon de les réentendre.
Jean-Pierre Bigeault,
03-12-2022
De la guerre
Qu’après cette « guerre1 à l’épidémie » qui nous a valu : conseil de défense, confinement, couvre-feu et décompte quotidien des victimes, surgisse la vraie guerre (celle d’Ukraine), comme l’original après la copie, cela pourrait donner à penser que les mots sont trompeurs.
Sans doute avions-nous besoin de nous faire à l’idée de notre fragilité dans un monde et un pays qui, n’ayant plus comme horizon que l’Economie, se divise et se perd dans une paix de façade. Certes, il y a guerre et guerre. On aura voulu exorciser la menace d’une conflagration plus dangereuse en chargeant le virus (comme autrefois la Peste) d’en épuiser le Mal. Et, n’est-il pas vrai que le mal de la guerre renvoie l’homme à beaucoup plus que sa vulnérabilité ? La guerre le montre sous son visage éventuellement le plus héroïque ou le plus lâche.
Mais la culture de la Peur, diffusée à l’occasion de l’Epidémie, aura surtout révélé que l’espoir de survie l’emportait sur tout, ce qui, en cas de guerre, conduit à la Défaite. Que la vie ne soit pas une valeur absolue, ni donc la Santé, élevée au-dessus de ce que les anciens appelaient la vertu, c’est-à-dire le courage, reste à apprendre. Qu’on ait moralisé sur le thème des « antivax fauteurs de guerre » n’aura certainement pas démontré que le souci des autres l’emportait chez les présumés bons citoyens.
La guerre qui invite au partage, à l’union fraternelle, a déjà montré sous l’Occupation le triste jeu, non seulement des collaborateurs, mais des confinés du repli sur soi. La « Résistance », sous quelque forme que ce soit, oppose à la passivité de la défense dite d’ailleurs passive, la force trans individuelle dont on ne peut guère dire que la lutte contre l’Epidémie ait véritablement contribué à la développer.
Il reste donc beaucoup à faire pour sortir vainqueur d’une paix qui efface la guerre en la déplaçant sur des accidents de parcours. Et si notre force nous était rendue par les vaccins et les traitements qui s’attachent à développer en nous les ressources du cœur, voire celles de l’âme au sens le plus large du mot ? Cela s’est vu lors de la dernière guerre quand se levèrent les voix … des poètes. Sous les bombes en Normandie lors du débarquement, pour ma part, et en camp de concentration pour l’un de mes amis, tel fut parfois notre recours.
Au-delà de la protection défensive, la Beauté comme exigence et délivrance – on dit aussi la Culture – quand on ne la traite pas comme l’Economie lorsqu’elle est russe – mérite en tous cas et toujours notre respect.
Lermontov et René Char sont de saison !
Jean-Pierre Bigeault
19 mars 2022
1 Déclarée en son temps par le Président Macron.
Du pain et des jeux (de maux)
Un drôle, qui croyait que le langage en dit toujours plus que ce qu’il dit, se leva gravement pour prononcer ces mots : « l’épi des mies » est un retour du pain au blé d’antan. Il faut toujours se rendre à l’origine pour s’acquitter de ce que nous lui devons. Cette poussée de la vie contre la non-vie est une tentative quasi divine d’exister dont nous sommes le flambeau provisoire. Et il arrive que l’épi ait de beaux jours devant lui. Cela ne l’empêche pas de finir dans une baguette relativement cadavérique. On ne mange que des vies mortes. S’agissant de l’Homme, il est difficile d’en faire un fromage, si ce n’est, quand il est mort, un tombeau dont la croûte brille au soleil. »
Ce drôle qui se prenait pour Jésus Christ ajouta : « Reportez-vous à mes évangiles » ; et de citer : « Et mourir » chez L’Harmattan et « A tombeau ouvert » chez Unicité.
Un philosophe qui passait par là se met à penser qu’il faut prendre au sérieux cet élucubration de poète.
« Les jeux du langage, dit-il, qui ne sont guère plus innocents que l’Homme lui-même, nous conduisent à faire d’une destruction notre pain quotidien, symbole plus ou moins chrétien du partage. Quand la solitude s’abat sur les miettes d’un pauvre peuple, l’épidémie – pour l’appeler par son nom – « circule ». Elle remet en mouvement les personnes qui s’endormaient, chacune dans son lit, comme dans le pain d’une baguette en forme populaire de phallus bien cuit. Une communion de la peur leur est donnée par les prêtres d’une République tutélaire. La mort enfin revient prendre sa place dans des vies remplies d’images, d’idées, comme d’objets en tous genres dont l’ensemble n’est pas sans ressembler à une décharge si bien nommée qu’elle n’est pas sans faire autour de la Planète une couronne d’épines. Faut-il donc que nous nous déchargions de nos fautes sur le Monde qui nous a faits ? C’est un règlement de compte en forme de sacrifice, et voilà la Mort au bout du rêve d’éternité.
Si bien que l’épidémie en question se charge de tout, comme les Pompes funèbres. Elle remet le consommateur humain devant son immaturité métaphysique. Il s’agit de regarder la vie comme une passoire. L’épi moulu se fait farine et pain mort mais nourrissant. La Mort maltraitée prend sa revanche. Elle est au bout de la rue, et même à la fenêtre ; elle pend au nez du moindre visage et elle sourit comme du pain frais.
Ce qu’il y a de christique dans l’opération revient à reprendre la vie dans le sens annoncé de sa longueur non pas temporelle mais existentielle, de cordon ombilical ou flûte traversière en mal de rupture. Une vie coupable se coupe par cet effet de renversement qui fait que la Mort même et le pain sont notre nourriture dite de base (le fameux panier de la ménagère). N’en déplaise en effet aux partisans de « la vie à tout prix », notre époque en appelle à la Mort, et d’ailleurs, n’en fait-elle pas l’un des thèmes privilégiés de son cinéma ? Ce besoin de Mort est aujourd’hui au fond de la peur le virus le plus intime d’une épidémie prétexte. Il est aussi l’appel à la guerre qu’annonce une violence endémique, cette solution qu’on n’ose appeler « finale », mais qui, à tout le moins, saura donner corps à la destruction sacrificielle de la matière dont nous rêvons malgré nous comme d’un bénéfice supposé de l’âme.
Comment donc renouer avec l’épi, qui, comme l’épée, est une « pointe », sans tomber dans la barbarie ? Le point du jour, à la naissance pointue de la vie, garde sa nuit en réserve. Noël et le massacre des Saints Innocents sont les deux faces d’une même médaille : comment se convertir à la réalité d’un partage de la Vie avec la Mort qui ne se raccroche pas aux guérisons passagères ou éternelles ? Comment se contenter, comme le bon vieux blé, de servir le dieu-pain modeste et capital, en se faisant moudre jusqu’à la moëlle ? Faudrait-il en revenir à la guerre pour ré apprendre le prix de la nourriture et tous ces morts qui nous portent à bout de bras ? Et, aimer la vie, pour ce qu’elle vaut d’incertitude et, par là même, de génie véritablement créateur, comme il arriva pour Homère et son peuple. A l’heure des automatismes, le risque de vivre, objet de fascination légendaire, vaut bien qu’on lui abandonne notre médiocrité de petit maître. Les héros ne sont ni des gagneurs ni des victimes. Ils sont le blé modeste. Si ce que nous appelons notre culture tient à autre chose qu’au remplissage d’outres vides, nous le devons à ceux et celles qui jouent leur vie sur ce que, faute de mieux, nous appelons nos valeurs : ce qui nous vaut de mourir comme un épi de blé mûr !
Il faudrait donc que l’épidémie nous apprenne autre chose que la peur de mourir ; qu’elle remette en scène la dramaturgie de toute vie et nous dispense d’y ajouter l’abaissement du sacrifice que constitue sans le dire le désir absolu de sécurité. Car nous n’avons rien à sacrifier de ce que nous appelions autrefois « l’honneur ». Ainsi, notre liberté doit elle être défendue comme consubstantielle à notre dignité. Le prétexte du danger que, dans une épidémie, chaque citoyen fait courir aux autres, est à mettre au compte d’une tentative détournée d’accusation du Mal et du malheur, comme d’un assassinat en bonne et due forme. Le sacrifice du bouc émissaire ne sert qu’à fabriquer de la fausse innocence. On pourrait aussi bien brûler les parents indignes pour conjurer l’épidémie de violence qui sévit dans une partie de la jeunesse. Le coût des accusations, quand elles ne portent pas sur une véritable intention de nuire, est plus élevé que celui de l’épidémie, comme d’ailleurs on l’a déjà vu au temps de la guerre elle-même : opposer les apôtres supposés du Bien à ceux du Mal, c’est l’Inquisition évoquée par Dostoïeski, Dieu a bon dos !
Or, la Vie n’est pas ce dieu là. La Vie est une tentative, comme toute création, Essai divin si l’on veut. Les machines fonctionnent selon leurs propres règles. Les humains tentent d’opposer à ce fonctionnement le rêve indiscipliné de ceux qui ont conscience de braver l’ordre établi. Ils entrent d’ores et déjà dans ce qu’on pourrait appeler « l’autre monde ». La porte de la Mort, ne faut-il pas qu’elle soit ouverte ? Il se peut que nos lointains devanciers aient appris à côtoyer ce mystère en chassant pour manger, comme si la Mort devait être partagée pour garder sa place dans la Vie. Notre maîtrise du Monde par la Science et les technologies, sans compter les « bons sentiments », nous a sans doute fait perdre pour un moment les acquis d’une exploration plus réaliste. Dans une telle lecture, l’épidémie aurait une portée symbolique plus éclairante (que le décompte bureaucratique quotidien de ses victimes). La connaissance (par ailleurs toute relative) des éléments qui la composent comme de leur maîtrise (vaccins, traitements) n’occupe le devant de la scène que pour masquer la pensée désarmée de l’homme post-moderne devant la Mort. Par là même, l’ensemble des réactions (officielles ou non) n’est-il pas constitutif lui-même de l’épidémie entendue aussi comme un phénomène socio politique et culturel.
L’épidémie est donc une épreuve pour la démocratie. Comme une guerre – mais, à coup sûr, de façon plus modeste – elle conduit à revisiter la condition humaine et les fondements des valeurs qui semblent politiquement lui permettre de s’assumer. De ce point de vue, l’épidémie force dans ses retranchements l’ordre établi. Elle renvoie la pensée à ses exigences quand les automatismes – tel celui de la consommation, au sens le plus large – prennent le pas sur l’analyse critique.
Le pain est une figure culturelle de notre lien à la Nature. Sa fonction nutritive procède d’une transformation qui passe par la destruction. Il nous éclaire sur notre rapport à nous-même. Ne vivons-nous pas de tous les morts qui nous ont fait et continuent de nous faire ? C’est aussi bien de nous projeter dans notre fin que nous tirons notre force la plus créative. Il vaudrait mieux que la peur de la Mort cède la place à un affrontement somme toute banal, et qui, moins obsédé par la défaite, se donne l’occasion de vaincre en soi ce qui nous tue avant l’heure sous le prétexte de nous sauver. »
Le poète, ayant écouté incognito le philosophe de service, dit : « les mots valent toujours mieux que la pensée si on les libère de leurs chaînes. C’est comme les hommes. Les sources cachées parlent de ce que ne disent pas les fleuves. La Vie est une source qui s’en va rejoindre la mer. « Ô saisons, Ô châteaux ». Les Pyramides bâties par des esclaves sont les phantasmes de toute-puissance dont Microsoft et les autres se font sur le dos des suiveurs un paradis de « fortune », ce mot au double sens. Et s’il fallait prendre nos monuments – fût-ce certaines de nos idées – pour des trompe-la-mort comme tant de discours ? La source n’en demande pas tant. Son murmure nous la rend si proche que la mer au loin lui revient comme la terre elle-même, car elle sait que le Monde est un tout. »
Le poète ayant dit ces mots s’éleva dans le ciel en fumée. C’était son feu qui le poussait jusqu’aux étoiles.
Jean-Pierre Bigeault,
15 janvier 2022
De quelle « merde » S’agit-il ?
Que le Président de la République distribue sa « merde » à qui le voudra, qu’un certain nombre de français trouvent cela justifié, ou en tout cas compréhensible, voire excusable, voilà donc bien l’image de la France, excrémentielle, et, sans même se l’avouer, anti républicaine.
Car les « non-vaccinés », qu’on en pense ce qu’on voudra, sont des citoyens comme les autres. Jusqu’à preuve du contraire, ils ont le droit de refuser le vaccin, y compris au nom de la morale appelée à la rescousse par les sermonneurs de service.1
Quant au Complotisme – à quoi l’on cherche à réduire la position des anti vaccins – à qui fera-t-on croitre que les scandales récurrents n’auront pas justifié cette méfiance à l’égard de produits pharmaceutiques qui, pour avoir fait la fortune de certains, n’en ont pas moins envoyé la mort un certain nombre de patients. Quand des personnels médicaux refusent eux-mêmes de se faire vacciner, on peut tout de même se poser des questions !
Le mépris du Président de la République pour les anti vaccins s’inscrit lui-même dans une attitude et des propos qui visent, depuis le début de son quinquennat, tous ceux qui, à ses yeux, ne sont que des « gens de rien ». De quelle République s’agit-il donc ? Au temps de Pétain, sous le gouvernement de Vichy, Juifs et Communistes et bien évidemment Résistants, étaient assimilés à des « traîtres ». N’est-ce pas à cette même place que le Président de notre République met aujourd’hui les antivax ?
Quant un pays ou un gouvernement est confronté à la Défaite, il lui faut des coupables. Il rejette sa propre « merde » sur une catégorie de pestiférés désignée. Voilà où nous en sommes.
Les gros mots d’un homme qui, de par ce qu’il représente, devrait, non seulement inspirer le respect mais le pratiquer lui-même, en disent plus long que tous les discours.
Et s’il s’agit d’une « tactique » politicienne, si les coups bas les plus abjects en font partie, qu’on sache que le Pays – malade bien au-delà du covid – y perdra son âme !
Devant cet « abaissement » politico moral, faut-il rappeler que, si l’exemple de dignité doit venir d’En Haut, la formation citoyenne à la responsabilité2 reste un domaine de l’éducation républicaine dite nationale.
A quand cette réforme fondamentale ?
1 Au nom de la morale, combien d ‘autres citoyens, parfois même « décorés » par la République, ne devraient-ils pas être poursuivis pour « mise en danger de la vie d’autrui » ?
2 Un avocat me fait remarquer que la responsabilité même de nos représentants n’est pas sans poser problème : en effet, sur 577 députés, 334 seulement étaient présents à l’Assemblée, qui ont voté pour ou contre, ou se sont abstenus, concernant la loi portant sur le pass vaccinal. Ne peut-on légitimement s’étonner que 243 députés étaient absents !?
Du foie gras, Coqs en pâtes et autres « dindons de la farce »
A l’époque du foie gras, notre pensée pour les braves oies du Capitole n’est sans doute pas innocente. Une fois perdus, les anges – qui les ont remplacées pendant quelques siècles – nous revenons à elles, à l’heure des périls.
La juste cause animalière, si elle règle son compte à notre bon Descartes, pourrait bien dire l’angoisse qui nous assaille de nous voir transformés nous-mêmes en « animaux-machines ». Car l’homme de notre post-modernité a du souci à se faire pour lui-même, le dindon de la farce. Déjà livré aux mécanismes du Marché et de la Communication (sans parler de la technocratie galopante), il pressent que l’eugénisme nazi n’aura été qu’une tentative partielle de chosifier en déchet des prétendus sous-hommes assimilés à la vermine. Est-il besoin en effet d’être complotiste pour apercevoir la transformation des peuples en assez morne clientèle ? Oubliées en partie, les abominations de la « Solution finale » travaillent ainsi dans les couloirs de la pensée. Les signes bien enveloppés d’un retour à la Barbarie y frappent à la porte de la conscience. Il n’est pas jusqu’au principe de « l’homme augmenté », qui, derrière la fascination, n’alimente une angoisse séculaire : que cachent les transformations promises, le fameux Progrès ?
C’est alors que semble s’imposer le retour imaginaire à la chère communauté animale, celle du temps béni de Noé. L’Arche, déjà sacrée, vieux jardin paradisiaque, se lève devant la « dénaturation » de l’animal humain.
Il s’agit donc en tout cas de « sauver l’Homme ». Et quant à ce brave animal – dont ceux qui en font l’élevage savent mieux que personne ce que nous avons en commun – on se souviendra que, s’il fut heureusement substitué à Isaac au temps d’Abraham, ce n’est sans doute pas par hasard. Devenu « l’Agneau divin » dans une Culture explicite ou implicite de la Rédemption, il est encore le messie ambigü d’un retour plus ou moins festif à la « Terre-mère ».
Il n’est donc pas dit que les animaux mangés par l’homme ne survivent pas au massacre organisé de la destruction planétaire. La communion n’a pas besoin d’être officiellement mystique pour réinsérer l’homme dans une chaîne alimentaire qui le protège du cannibalisme. Car, qui veut faire l’ange, fait la bête ! Notre retour à la nature ne relève pas seulement d’une « écologie pour les nuls ». Il exige de notre pensée un effort de modestie et d’ouverture, une capacité d’accéder au partage que pratiquent certains chasseurs, moins haineux que bien des redresseurs de torts. La viande – mot qui désigne étymologiquement « ce qui sert la vie » – confère au charnel une proximité religieuse avec l’âme que nos conquêtes technologiques les plus propres auront du mal à produire. Il n’est d’ailleurs pas dit que la guerre hautement technologique qui nous arrive mette un terme à la violence que l’homme nourrit contre lui-même. Et qu’on cesse de gaver les oies – comme on serait bien inspiré de le faire pour une partie « avide » de l’Humanité – n’en laisse pas moins pendante la grande question humaine : comment aimer la vie avec sa mort, sans faire payer aux plus faibles le prix de notre angoisse ?
A l’heure où une partie significative de l’humanité souffre de bien des violences – dont la malnutrition – la cause animale ne saurait tenir lieu de substitut à la cause humaine, laquelle devrait aussi bien nous rappeler que « l’homme est « d’abord » un loup pour l’homme ».
Jean-Pierre Bigeault,
27 décembre 2021