En lecture du livre de Jean-Pierre Bigeault
« Le Jeune homme et la guerre »
Puisque m’est ici donnée l’occasion de prononcer quelques mots à propos du livre de Jean-Pierre Bigeault, ce sera d’une part pour dire ma très vive sensibilité aux si belles pages qu’il a pu écrire, et d’autre part le remercier d’avoir choisi la collection « Témoignages poétiques » pour cette publication.
En effet comme vous pourrez le constater à l’écoute des fragments qui vont être lus, ce texte témoigne de ce que peut être une écriture poétique au service de la mémoire et comment une telle écriture rend à l’écart, à la distance entre les faits historiques, cette part de vision que la plupart des récits occultent dans leur transmission sélective.
Ainsi à partir d’une histoire d’homme nous voyons et entendons l’histoire d’une saison, l’histoire d’une voix et d’un arbre comme autant de fragments d’une mémoire future d’où l’Être surgit plus brûlant que tous les feux, plus haut que les lumières éclatantes d’un sens déterminant de l’histoire.
C’est d’abord un enfant confronté à la guerre des autres, la guerre des grands qui jouent dans la cour des horreurs. C’est une conversation de la mémoire et du souvenir, cette relation qu’ils entretiennent entre une connaissance antérieure et le toujours présent à l’esprit.
Ainsi peut-on réfléchir à partir du texte de Jean-Pierre sur le fait que ce n’est pas tant la mémoire, cette connaissance antérieure de l’explosion du corps d’un jeune homme sous les bombes qui frappe l’histoire humaine dans ses abîmes, mais ce qui depuis cette explosion surgit comme Être pour le témoin enfant Jean-Pierre Bigeault.
Dans ce corps éclaté, émietté éparpillé par l’explosion, simultanément à sa fragmentation, s’informe et s’instruit la verticalité de l’être étouffé, con-tendu par l’uniforme du soldat.
C’est une verticalité éclatante, lumineuse au sens propre et figuré qui transmet à l’enfant-témoin son message, non pas de paix mais de lutte contre la guerre.
Cette lutte s’énonce poétiquement à travers la rêverie pour une enfance et un arbre : l’enfance… source puissante de tous les étonnements aussi bien devant le terrorisant que devant le félicitant… l’arbre debout entre les branches duquel l’enfance se réfugie et abrite sa verticalité naissante.
Entre l’enfance et l’arbre, monte une voix, la voix des disparus de toujours, une voix qui, elle, paraît sans cesse. C’est la voix de la présence, cette voix qu’on entend quand rien ne parle, qui ne connaît pas l’oubli, voix poétique de l’être en devenir sans fin dans le silence, depuis les terminaisons de la parole.
Cette voix est déstabilisante, elle s’écrit contre les codes des devoirs de mémoire, contre l’arrestation de la langue par la police de cette composition qu’on nous impose de l’histoire en durées continues qui recouvrent la chair sensible du fragment lorsqu’il est investi par le témoin.
C’est la voix de Jean-Pierre Bigeault dans ses résonances entre hier et aujourd’hui, en cette période que nous traversons, période déclarée « de guerre » non pour conjurer la guerre mais hélas la convier au banquet des armes.
La mémoire nous fait bien entendre que « l’histoire ne se répète pas » comme écrivait un certain, mais bégaye et c’est dans ce bégaiement que se prononce et s’écrit le sens d’une histoire autre, histoire intervallaire, l’histoire de cet intervalle entre une enfance et son arbre.
Philippe Tancelin
prononcé à l’occasion de la signature conférence de J.-P. Bigeault
le 6/12/2015
J’espère qu’il n’est pas trop tard pour parler du livre fort stimulant que Jean-Pierre Bigeault a publié il y a deux ans. Je ne le crois pas, car les problèmes que pose le métier d’éduquer (un des « trois métiers impossibles » comme les a nommés Freud) nous taraudent depuis des siècles et vraisemblablement continueront à le faire longtemps. En outre, Bigeault fait état d’une expérience originale : la création d’un internat pour des jeunes en situation d’échec scolaire, de son fonctionnement, de ses avatars et de sa fin. Pour ce faire, il y met toute sa fougue bien connue, ses compétences, son attrait pour la poésie et pour l’acte d’éducation.
Voici donc un ouvrage extrêmement vivant, plein de chemins de traverse, « de remords, de doutes, de contraintes » (Paul Valéry) où l’auteur se livre tout entier. Ce qui en fait son charme et en même temps son aspect un peu « ésotérique » car il est toujours difficile de comprendre et de bien interpréter la dynamique d’un auteur (et de l’institution qu’il livre à notre réflexion) quand celui-ci fait montre d’une volonté d’exhaustivité qui peut dérouter le lecteur. De plus, l’auteur ne recule ni devant une argumentation scientifique, ni devant un désir d’« enchanter » le lecteur en lui ouvrant les portes d’une expérience « poétique » de recherche-action étalée sur de nombreuses années, mélange de genres auquel les pédagogues ne nous ont guère habitués.
Ceci étant, je n’ai pu m’empêcher de céder au charme de cet ouvrage. Certes, une raison personnelle m’y prédisposait. Non seulement je connais bien Bigeault, mais j’ai rencontré et apprécié plusieurs membres de l’équipe qu’il avait réunie au moment même où cette expérience se déroulait et j’avais été extrêmement intéressé (même si je la trouvais utopique et passablement risquée) par l’aventure que ce groupe était en train de vivre. Pourtant, j’estime que tout lecteur « naïf » peut faire son profit de ce livre. Il faudra seulement qu’il soit un peu plus attentif que moi et un peu moins bien disposé que je le suis spontanément.
Je n’ai pu m’empêcher, durant la lecture de ce livre, de penser à Jorge Luis Borges et à Lewis Carroll. À Borges, tout d’abord parce que l’expérience relatée ressemble à un « jardin aux sentiers qui bifurquent » tellement il se passe d’événements contradictoires qui mettent continuellement l’institution créée (intitulée « La Maison rouge ») en situation périlleuse car elle risque toujours de suivre des voies sans issues bien qu’elle arrive toujours à se rétablir. Et puis aussi à cause d’une référence implicite : l’auteur écrit que « ce qui nous permet d’aller vers la montagne [il a comparé les cinquante adolescents que l’équipe prend en charge à une “montagne volcanique”], c’est que la montagne nous contient » ; ce qui ne peut que faire penser à la figure du « tigre », fréquemment évoqué par Borges, que nous craignons mais qui en même temps est nous-mêmes. (« Je suis le tigre », écrit Borges.) En définitive, ce qui manque d’exploser ou de nous tuer, c’est aussi les « tunnels » que nous creusons (p. 83-84). Enfin, parce que la tonalité générale de l’ouvrage, avec ses rebondissements, fait songer aux faux romans policiers qu’écrivait Borges en compagnie de son meilleur ami (et également grand romancier) Adolfo Bioy Casares.
Lewis Carroll ensuite. Non Alice au pays des merveilles ni Au-delà du miroir, mais le poème débridé La chasse au Snark, qui a été tellement apprécié des surréalistes.
En effet, comme l’écrit Raymond Cahn, qui a fait partie de l’équipe de Bigeault et qui préface le livre, ces « éducateurs » ont tenté « l’aventure d’embarquer dans leur bateau quelques dizaines de naufragés de l’enseignement secondaire ». Il ajoute que « le pari, sans modèle, ni recette, sans la moindre expérience d’une action de ce genre [je souligne], fut de partir de cette mise entre parenthèses de tout a priori et d’inventer leurs propres solutions face à tous les problèmes où ils se trouvaient confrontés » (p. 9). Dans La chasse au Snark (animal fabuleux), un capitaine (nommé « l’homme à la Cloche ») embarque avec lui pour chasser le Snark des gens sans la moindre compétence (ex. un bottier, un faiseur de bonnets et capuches, un avocat, un agent de change, etc.) qui apprécient sa sagesse jusqu’au moment où ils s’aperçoivent qu’il ne sait que bien faire une chose, « agiter sa cloche ». Certes, l’équipe de Bigeault est plus armée que cet équipage farfelu, mais elle n’a aucune expérience de ce genre et leur chasse (comment éduquer les élèves, comment développer leur capacité créatrice, comment mêler connaissance de l’inconscient et primauté de l’activité cognitive), bien que spirituelle, ne manque pas de faire penser à tout éducateur (à tout enseignant et formateur tel que je le suis) qu’elle ressemble étrangement à la découverte d’un Snark, c’est-à-dire d’un animal bizarre qui, en plus, peut devenir un « Boojum », autrement dit un être qui vous fait disparaître. Tout éducateur, tout enseignant a dû se poser non seulement un jour mais continuellement la question : mais qu’est-ce qu’éduquer ? Que poursuivons-nous ? Quel est le but, la finalité, la valeur de notre action ? Apportons-nous la connaissance, l’expérience, la sublimation ou « faisons-nous chier les mômes », comme disait Zazie ? Faisons-nous du bien en permettant aux élèves de développer leur créativité ou sommes-nous les messagers du mal ? Les élèves peuvent-ils évoluer, se transformer ou nous brisent-ils en nous renvoyant à nos peurs et à nos fantasmes ? En fin de compte, existe-t-il un art d’éduquer et un art d’apprendre ?
Le voyage auquel nous convie Bigeault est plus assuré que celui inventé par Lewis Carroll mais nous voyons continuellement cette équipe devoir inventer le mouvement pour éduquer, comprendre les symptômes, faire un « travail d’équilibriste » (p. 81), devoir se confronter à des difficultés lourdes, se sentir en situation « d’errance sociale » (p. 103), essayer comme l’écrit René Char de « s’expatrier de son huis clos » (p. 258), tenter d’apparaître comme des « donneurs de liberté », d’apporter une « poétique de l’éducation qui soit une poétique du plaisir » (p. 244) pour tous. Chacun essaie d’être, comme Montaigne, « homme d’action, et tout autant, homme de lien, homme qui n’aura jamais séparé l’autorité de l’amitié ». Il recherche non seulement en lui mais en l’autre ce que l’auteur des Essais appelle « la maîtresse forme » (p. 296). Mais tout cela ne peut durer qu’un temps car « les exercices de haute voltige », le « travail sans filet » (p. 242) va se heurter à des impératifs administratifs et la fin sera amère. Cela n’empêche pas l’expérience d’avoir été passionnante. En terminant ce bref compte rendu, je me rends parfaitement compte que j’ai dit peu de choses du contenu de cet ouvrage, des réflexions fort pertinentes sur la psychopédagogie, sur les théories mises en œuvre et continuellement réévaluées dans la pratique, sur les rapports de la poésie et de l’éducation. C’est, tout simplement, parce que je désire que le lecteur lise ce texte tranquillement et non pas qu’il se contente du résumé que j’aurais pu lui apporter tout cuit.
Il me faut néanmoins évoquer deux réserves importantes. a) Le livre aurait dû être plus court. En voulant dire le maximum, évoquer longuement la poésie de René Char, Bigeault a cédé au plaisir de l’écriture. Seulement, le lecteur moderne aime aller à l’essentiel et il peut être réservé devant un livre de trois cent cinquante pages. b) En mettant à la fin, en un « Album » de cinquante pages, les événements qui ont scandé la vie de l’institution, l’auteur a rendu moins vivant son livre. Pour ma part, chaque fois que l’un de ces événements était cité dans le corps du texte, je me suis reporté à l’album et cela m’a rendu la lecture plus agréable et moins aride.
Ces deux réserves ne doivent pas empêcher le lecteur exigeant de lire avec plaisir un texte fort bien écrit et, vu que Bigeault s’est lui-même défini comme un trapéziste, je ne peux que lui dire : « Salut l’artiste ! »
Eugène ENRIQUEZ – In Nouvelle revue de Psychosociologie – N°14 – Février 2012
Voici un ouvrage qui tombe à pic. En conservant une perspective psychanalytique, J.-P. Bigeault revient en toute liberté vers cet objet de pensée et de pratiques, la psychopédagogie, qui comme le sable coule entre les mains, ne cesse de nous échapper et de faire retour. Dans le contexte social actuel où la logique économique sert d’idéologie, portant l’utile au pinacle, l’auteur nous invite à un voyage au pays de l’éducation, promulguant un savoir-faire qui ne saurait se passer d’un certain savoir-être. Le décalage créé par le titre de l’ouvrage est bien une invitation, à rêver plutôt qu’à compter, à penser/vivre plutôt qu’à agir. Une mise en perspective plutôt qu’une recherche de la mise en acte, écrit l’auteur.
Dans cet ouvrage découpé en trois parties – historique, pratique, poétique –, il est question de co-créer un tissu institutionnel sur fond d’espace de rêverie partageable. Cet espace, aux effets non prédictibles, a pour visée de mieux accompagner les adolescents en souffrance qu’il accueille. R. Cahn l’évoque, dans la préface : face à ces adolescents, il est essentiel, voire vital, de rester inventif dans le dispositif psychopédagogique dont on croit tenir les rênes, de se laisser surprendre, et donc de ne rien figer dans des positions trop conventionnelles. On tient là, par l’abord historique des pédagogies nouvelles et de l’espoir (de l’utopie ?) partagé avec la psychanalyse, un contre-modèle de nombre d’institutions qui ont tenté ce geste envers ces adolescents : si l’institution est une création profondément humaine, elle ne peut qu’être traversée par les conflits et l’ambivalence de ceux qui la portent. Prendre en compte ces mouvements, ne pas les repousser mais plutôt les accueillir, implique une forme d’éloge discret du désordre, doublée d’une impossible modélisation. C’est peut-être là une des réponses possibles à l’idée proposée par J.-P. Bigeault : la psychopédagogie pourrait bien être une étoile morte. En l’absence de toute systématisation, la psychopédagogie est un mélange hybride de théories potentielles dont la diversité fait le sel ; elle est heureusement condamnée à se réinventer en fonction de chaque contexte et de chaque retrouvaille avec ces adolescents si dérangeants pour nos certitudes. Avec eux, impossible de s’endormir, ils nous tiennent éveillés même la nuit.
On ne trouvera donc dans cet ouvrage aucune thèse récurrente mais plutôt le récit d’un work in progress institutionnel qui a valeur d’expérience unique – et à ce titre remarquable, paradigmatique. Quant aux adolescents, la position adoptée par J.-P. Bigeault n’est pas sans rappeler la proposition faite par S. Freud en 1913, considérant que les tendances perverses et asociales doivent être vues comme le moteur de ce qui peut être transformé par la sublimation, et non un ennemi moral à combattre : « Nos plus hautes vertus se sont élevées, par des formations réactionnelles et des sublimations, de nos pires dispositions. L’éducation devrait scrupuleusement s’empêcher d’enterrer de si précieux ressorts d’action et devrait se limiter à encourager les processus par lesquels ces énergies empruntent des voies saines. »
En remontant aux fondations de la psychopédagogie, l’éducation apparaît comme un acte non seulement poétique, mais aussi, depuis toujours, politique. On repense à A. Aichhorn, au début du xxe siècle, créant des foyers éducatifs pour adolescents afin que ceux-ci ne soient pas embrigadés dans des mouvements paramilitaires annonçant le pire (l’instrumentalisation de la jeunesse, le nazisme…). Aujourd’hui, il demeure toujours suspect de penser ailleurs que dans un objectif précis, comme de viser la réussite scolaire à tout prix. Mais, comme le remarque l’auteur, les projets psychopédagogiques comme celui de Bernfeld et Hoffer en 1918 se heurtent à un obstacle récurrent : l’idéalisation, qui apparaît comme un leurre nécessaire, comme le bébé devra se désillusionner après avoir nourri l’illusion qu’il est le monde.
Qu’il s’agisse d’« ambiance psychothérapique » ou de « psychothérapie orchestrée », la psychopédagogie veut malgré elle quelque chose : agir sur les blocages inconscients en passant par la bande, par des dispositifs mettant la créativité et le décalage au premier plan. La prise en compte de l’environnement, familial et social, est aussi sa marque de fabrique, incluant un dialogue entre les différents partenaires qui se préoccupent de l’enfant et qui ne peuvent s’empêcher de se regarder en chiens de faïence. La qualité de l’environnement de l’enfant en dépend : prendre soin de lui s’articule avec le fait que la position psychopédagogique est une « émanation d’équipe » au sein de laquelle chacun pourrait être le porteur de son désir. La reconstitution d’un espace familial élargi, comme Anna Freud en son temps avec l’école d’Hietzing, fait partie de l’aventure et de son climat. Dans des coins plus sombres, on trouve aussi l’interdépendance affective. Comme l’étoile, l’angle peut paraître mort, mais une mort sans doute annoncée prématurément : l’atelier de français ou de mathématiques, de théâtre ou de poésie, ne peut être dissocié du travail effectué dans un internat de province par le menuisier, pilier officieux de l’institution. Suivant ce fil métaphorique, les adultes se retrouvent dans des « réunions de chantier » qui fon(den)t le ciment institutionnel. Cette culture du lien serait pourtant vaine sans la valeur de l’expérience, ici celle de l’internat.
Parce que c’est là que veut nous emmener finalement J.-P. Bigeault, avec un ton léger assumant sa différence. Dans le récit de cet internat qu’il dirigea il y a quelque temps déjà, il revisite l’importance d’une collégialité partagée : les enfants sont impliqués dans une commission des menus et ainsi, à petites touches, on voit émerger de l’ombre une atmosphère et sa flagrance. La vie passe, par exemple, à travers la construction de « journées à vivre ».
Par cet écrit humaniste loin de tout langage technique, J.-P. Bigeault raconte avec style les petites histoires qui composent le puzzle institutionnel. Ici, l’histoire d’un vol, là celle d’un incendie. Cet incendie allumé par un adolescent apparaît comme une tragédie – les bâtiments scolaires brûlent, on démissionne, l’illusion apparaît dans sa crudité, nue. En même temps, cet incendie agit comme un révélateur, à la façon dont un événement peut éclairer la nuit pour en démasquer les ombres. Médiation, marge, interstice, autant de mots creux s’ils ne sont pas accompagnés d’une expérience ; ici, dans cet internat, entre les murs, entre les mots, le double sens propre au langage de l’inconscient circule régulièrement : comment ne pas entendre que l’existence d’une grotte, à côté de l’internat, fait office de refuge ou d’espace véhiculant les angoisses de chacun ?
La pratique institutionnelle avec des adolescents ressemble souvent à une grotte à traverser, chaque son produisant une série de résonances pour chacun. Comme un écho de grotte, la culture de la séparation traverse à la fois la pratique institutionnelle et la problématique de tout adolescent. Peut-on exercer son art, de pédagogue, de psychothérapeute ou des deux, sans être proche de son adolescence, non pas dans une complicité que les adolescents dénonceraient sans concession, mais pour mieux entendre les vents contraires qui les agitent ? Pour éduquer, il serait nécessaire de conserver une certaine mobilité, pour transformer un savoir ou une technique en processus créatif. Les prises de décision baroques ne sont alors jamais loin ; cet adolescent qui crache sa désespérance aux visages médusés des éducateurs, il lui sera paradoxalement ordonné comme sanction de dire enfin, une fois pour toutes, tout le vocabulaire grossier à sa disposition, de donner toute sa place au fumier qui l’anime. Sous l’apparent absurde, l’humour perce et donne sa chance à celui qui déroge. De la même façon, comme A. Aichhorn le fit en son temps, donner la responsabilité d’un magasin – ici une buvette, là du tabac – à un adolescent qui a commis un vol fait glisser les lignes d’horizon, déplace et remobilise, dans la confiance d’un lien sécure et non menaçant.
Entrez dans cette danse, on en ressort ahuri devant l’audace, et joyeux face à l’absence de tout cynisme qu’implique cette poétique de l’art éducatif : une certaine dose de risque. N’ayez crainte, entrez dans la grotte.Florian Houssier,
psychologue, psychanalyste et maître de conférences (hdr) à l’université Paris-Descartes.
In EMPAN 2011/4 N°184