Vive les footballeurs !
Retour d’une action de formation dans un CER
Je vois dans cette situation exacerbée d’éducation une occasion tout à fait exceptionnelle pour mesurer « l’effet de groupe » sur la capacité éducative d’une équipe que je dirai d’ailleurs inexorablement vouée à la dynamisation institutionnelle.
Ce qui ressort en effet de l’analyse, c’est que rien ne peut se faire de (re)constructif pour des adolescents (8 regroupés là pour quelques mois), si l’ensemble des personnels concernés ne fonctionne pas déjà dans une sorte de « cellule », telle qu’un « espace psychique groupal » s’y constitue, au-delà et en-deçà des murs de la maison, comme le premier véritable « lieu de vie » où puissent se réalimenter des identités blessées, recroquevillées sur la violence de la peur de l’autre.
Ainsi de la maîtresse de maison (qui fait la cuisine) jusqu’au chef de service, en passant par les éducateurs (la plupart engagés dans le football à un titre ou un autre), sans oublier la secrétaire et la psychologue, « quelque chose » est appelé à s’étendre, qui dépasse en profondeur subjective (c’est-à-dire inter subjective) la simple coordination fonctionnelle.
Cette membrane vivante, qui va devoir se développer autour des jeunes comme une enveloppe plus subtilement protectrice (c’est peu de le dire!) que l’incarcération, se présentera d’abord elle-même comme une forme d’intériorité qu’on ne saurait confondre avec l’intimité plus ou moins domestique d’un foyer. Cette « niche », aux frontières plus floues que l’institution, se trouve être sans doute beaucoup plus proche d’une fluctuante ‘conscience d’appartenance » qui renvoie en elle-même à une certaine communauté régie par un pacte relationnel d’un genre nouveau.
L’invention d’une équipe institutionnelle comme modèle social
Qu’est-ce donc que ce microcosme où le monde social, si souvent voué aux rivalités destructrices, est amené à ré-inventer son image selon le schème espéré d’une terre d’accueil ? N’en déplaise aux réalistes, toujours pressés d’en finir avec l’utopie, ce milieu spécifique, cette sorte de biosphère, fonctionne en effet pour partie comme un rêve pourtant bien éveillé ! Car l’équipe ne peut donner vie à quelque production éducative que ce soit qu’à partir de sa capacité à se produire elle-même comme uns structure vivante, déjà pour ainsi dire auto éducative, c’est-à-dire se projetant dans une figure et une configuration relationnelles qui, d’une certaine façon, la transcendent. Ou pour le dire plus concrètement : l’intervention d’une équipe institutionnelle comme modèle social constitue le préalable originaire et permanent au développement de sa fonction de cheville ouvrière éducative.
Une telle évidence renvoie les technicistes de la chose éducative à leurs éprouvettes de laboratoire ! Quant à nos jeunes délinquants – pour qui le football et les footballeurs appartiennent à la réalité intermédiaire d’un espace où « attaquer » et « se défendre » obéissent à la rigueur d’un droit encore amical – faut-il rappeler qu’ils n’observent tout justement l’équipe institutionnelle que là où sa fragilité tourne ou ne tourne pas à la faiblesse, là où la force s’enracine ou ne s’enracine pas dans l’entente ? Comme tous les jeunes en effet, ils attendent des adultes qu’ils jouent au même jeu que celui auquel les adultes les convient. Mais pour eux précisément, que le désastre guette, c’est une dernière partie que personne ne doit perdre. ils le savent d’autant mieux que leur complicité avec leur propre perte se nourrit de beaucoup d’échecs (les leurs et ceux de leur environnement). Or, il n’est pas de potion éducative qui vienne directement à bout de ce malheur. Contre le malheur, il n’est pas davantage un seul éducateur qui suffise à la tâche, ni même, par le seul effet de leur nombre et de leurs compétences, un « tas » ou un agglomérat institutionnel d’éducateurs, fût-il ce qu’on appelle une « organisation ».
Car c’est le groupe – en tant que cette réalité non seulement psycho sociale – qui réalise cet organisme à part entière (cet être) dont l’institution n’est,somme toute, que la raison sociale ; c’est l’alliance des personnes, le contrat individuel (de respect) qui les lient à leur totalité non totalitaire (une référence démocratique y a donc sa place) ; en un mot, c’est l’équipe et son projet d’équipe où le pratico pratique ne se prive pas des bénéfices de l’idéal, qui font les beaux jours du CER, c’est à dire, non seulement son instrument de travail, mais sa « chance ».
Une oeuvre en maturation
Or cette chance, faut-il ajouter qu’il n’est aucune certification, aucun diplôme pour y prédisposer des hommes et des femmes à qui il est demandé d’être prêts à sacrifier au groupe ce reste d’enfance en chacun qui cherche à le convaincre qu’il doit être le mieux aimé et,pour y parvenir, le plus débrouillard ! Car si le groupe n’est pourtant pas une ascèse, il n’en est pas moins une oeuvre de maturation : il se crée selon les règles de toute création, c’est-à-dire selon les que ceux qui le composent s’ordonnent entre eux en répondant à l’exigence coopérative du « nous » qui le fonde.
Retour d’une action de formation dans un CER, j’ai donc compris que les grands discoureurs de l’éducation feraient bien d’y aller respirer l’air du pays ! Entre le grand cimetière institutionnel auquel semblent rêver nos prescripteurs en mal de sécurité et la pétaudière éducative qui les fait frémir, ils verraient que l’éducation réelle relève de « groupes de vie » (laissons donc les fameux « lieux de vie » à leur statut cartographique !) qui ne sont réductibles, ni à leurs règles, ni à leurs langages, ni davantage à leurs habitudes voir leurs rites, et pas même aux assignations censées en ordonner les places. Nous l’avons déjà dit, les groupes éducatifs ne dessinent la trame d’un contenant propre à accueillir pédagogiquement des éduqués que pour autant que ces groupes se soutiennent, se tiennent et d’une certaine façon se contiennent eux-mêmes comme une sorte de conscience partagée. Or cette conscience plus ou moins unitaire réunit des forces d’origine et de nature bien différentes et il en résulte des tensions qui, comme dans la vie, associent l’ordre au désordre. A ce titre, le groupe éducatif fonctionne non seulement comme la « masse arrondie » que désigne l’étymologie germaine « kruppa », mais selon le « grop » de l’ancien provençal, comme un assemblage de cordes voire de sacs de noeuds !
Un assemblage de cordes…
Et dans ce sac ne savons-nous pas qu’il se passe bien des choses, imaginaires et réelles, affectives tout aussi bien que rationnelles ? S’agirait-il d’ailleurs d’une troupe militaire en campagne, il nous suffirait de lire les « journaux de guerre » de l’officier/philosophe Ernst Jünger pour nous convaincre que c’est le lot de tous les groupes. Or, c’est donc bien là le creuset où s’opère le mélange plus ou moins détonnant qu’on appelle une équipe ! La qualité de l’action éducative, si liée soit-elle à la spécificité des personnes, en dépend pour une large part tant il est vrai que si, dans l’inconscient de chacun, les identifications à travers lesquelles un sujet se construit procèdent d’une certaine « appropriation » de l’autre, de même l’action éducative, qu’on la regarde du point de vue de l’éducateur ou de l’éduqué, s’organise psychiquement en écho à cette communauté dont le groupe éducatif, figure socialisée de l’autre, s’offre comme l’image fondatrice.
Retour du CER, je salue son équipe « au combat » – qui est sans doute d’abord, comme toujours, le combat qu’il lui faut livrer avec elle-même. Je salue son rapport au football comme à la réalité d’un sport qu’on appelle brièvement collectif et qui fonctionne aussi dans la rencontre.
La vérité du groupe, de son efficacité « sur le terrain », n’engage la pensée que là où elle se ressource dans le partage et rebondit en geste justes.
Jean-Pierre Bigeault, psychanalyste,
membre du Conseil scientifique de l’EFPP
In Les Cahiers de l’EFPP – N°9 – p.6 – Printemps 2009