Qu’on le veuille ou non, les vieux sont dans leur pays comme dans un pays qui n’est plus tout à fait le leur. S’ils en parlent la langue, c’est, pour le moins, avec un accent. On a beau dire à ces sortes d’étrangers de faire un effort pour s’adapter, tout donne à penser qu’ils tiennent à leur différence.
S’il en fallait la preuve, qu’on s’attarde un tant soit peu sur leurs problèmes de mémoire : oublier le présent au profit du passé, n’est-ce pas reprendre à l’envers le chemin de l’exil ? C’est que le nouveau monde inflige aux vieux ce tourment d’avoir perdu leurs origines. Les origines reviennent à l’esprit quand la fin se rapproche : et si tout pouvait recommencer ? Le rejet du contemporain ne répond qu’à un vœu d’éternité. À cet égard la violence des exilés ne plaît guère : pourtant elle parle pour tous
ceux qui, adhérant au progrès, n’en perçoivent pas moins le caractère illusoire. Mais leur ironie vaut à ces vieux donneurs de leçons d’obscures représailles : on a pour eux une « pitié dangereuse » ; on les parque, pour en finir, dans des réserves… avec leurs souvenirs. Le présent ne doit-il pas rester le présent à l’abri de ces faux prophètes ?
Pourtant les vieux peuvent aussi endosser le costume inattendu d’anges, juste tombés du ciel. Ils viennent de cet « ailleurs » dont l’obsession humaine traverse les temps. Alors même que l’économie mange de ses belles dents la fragile métaphysique, les vieux rêvent d’une autre vie. Ils ont compris que la mort ne laisse que cette issue : une altérité qui échappe à tous les mots de toutes les langues. Une langue encore jamais parlée s’ouvre devant eux sous le mince voile du « même » et de ses redites ; et ils ont un sourire – un certain sourire – comme ces étrangers qui mélangent les mots jusqu’à leur faire dire l’inouï de l’espérance
Jean-Pierre Bigeault
Psychanalyste, membre du Conseil scientifique d’orientation, 86 ans
In Les Cahiers de l’EFPP – N°24 – p.18 – Automne 2016