Accès de l’homme à l’homme

Outre le fait qu’elles ne sont pas toujours appliquées, les lois ont vite fait d’entretenir l’illusion qu’elles suffisent à résoudre les difficiles problèmes du « vivre ensemble ».

Celles qui sont destinées à assurer aux personnes en situation de handicap l’accès physique des administrations, des services ou des commerces ont le mérite d’attirer l’attention de tous sur un déni de réalité et une injustice, mais elles peuvent aussi bien nous convaincre à bon compte d’avoir traité l’essentiel, alors que tout porte à craindre qu’il n’en soit rien. Car comment assurer la bonne qualité de l’accueil sinon en renversant pour ainsi dire la situation qui l’exige ? Que, derrière le handicap, il y ait non seulement une personne mais une expérience humaine sans doute singulière, mais tout autant fondamentale en termes de capacité d’adaptation et d’invention, ne justifie-t-il pas que l’accueil se transforme lui-même en désir, sinon en demande ?

Sous cet angle on pourrait dire qu’« abraser » la différence risque toujours peu ou prou d’ajouter au leurre une injustice : la prise en compte de ce que la personne en situation de handicap apporte au monde humain relève d’une approche humaine autrement exigeante que la simple mise à plat des obstacles apparents susceptibles de se dresser sur le chemin de la rencontre. La rencontre ne peut se faire qu’à partir du moment où le négatif mis en évidence par le handicap peut en lui-même être regardé positivement en cela qu’il fait sens. En d’autres termes, n’avons-nous pas beaucoup à apprendre de ceux qui nous rappellent que ce qui manque à l’homme est aussi ce qui le pousse en avant, que l’arrogance de celui qui possède les moyens et se croit arrivé au sommet de la « bonne différence » n’est que sottise et entreprise de destruction de l’homme ?

Au-delà de la charité condescendante et de l’institution des droits et des devoirs, il y a donc place pour une révolution à bien des égards plus coûteuse : nous voir nous-mêmes dans le miroir que nous tend le handicap, miroir de la vie dans sa lutte, quand bien des fausses batailles de la réussite font oublier l’essentiel !

À l’heure où vient de sortir sous la plume de Jérôme Garcin, Le Voyant1, une biographie de Jacques Lusseyran, on pourra lire de ce dernier Et la lumière fut2, témoignage d’un aveugle entré dans la Résistance à 17 ans puis déporté à Buchenwald. L’homme qui écrit « la lumière ne vient pas du dehors, elle est en nous-mêmes, sans les yeux » sait ce qu’il doit à ceux qui l’ont accueilli et reçu comme un homme à part entière, c’est-à-dire aussi un homme qui, comme tous les hommes, a besoin des hommes.

1. Paris, Gallimard, 2015
2. Ed. Le Félin, collection « Résistance »

Jean-Pierre Bigeault, psychanalyste,
membre du Conseil scientifique d’orientation de l’EFPP
In Les Cahiers de l’EFPP – N°21 – p.26 – Printemps 2015