L’ouverture des frontières

L’ouverture des frontières alimente, on le sait, bien des espoirs et bien des peurs. Elle offre au mieux l’occasion de sortir de soi, ou de l’entre-soi et, au pire, le sentiment de se perdre soi-même. La résurgence des nationalismes répond en Europe non seulement à la menace réelle ou fantasmée d’une invasion venue de l’extérieur, mais à une confusion d’origine interne et qui procèderait de cette espèce de melting-pot culturel auquel se trouvent confrontés des peuples dotés d’une langue, d’une tradition et d’une histoire évidemment singulières.

Plus proche de notre vécu quotidien, la montée de la violence dans un pays comme le nôtre ne se nourrit pas seulement des injustices qu’elle tend à dénoncer. En est en effet tout autant responsable l’effacement de certains repères et l’incertitude, voire l’angoisse qui en résulte. Les frontières, de ce côté-là aussi, semblent poreuses.

L’ensemble de ces phénomènes nous invite à une réflexion sur une autre « ouverture de frontières », celle qui touche à l’intimité. Le développement de la communication sous les formes que l’on sait, et, dans un contexte plus large, la mise en cause plus ou moins systématique des « différences », peuvent aussi bien fonctionner comme un facteur de « confusion » menaçant les identités personnelles, voire sociales.

A cet égard, le dévoilement de traumatismes sexuels – dévoilement devenu possible en raison même d’une certaine rupture des frontières installées par l’omerta familiale et institutionnelle – peut nous éclairer sur la complexité des problèmes posés par l’ouverture de soi à l’étrangeté – on devrait pouvoir dire « l’étrangèreté » – de l’autre. La violence du traumatisme n’est-elle pas directement liée à l’abolition forcée d’une frontière d’abord nécessaire à la construction, voire parfois à la conservation, de soi ? Au plan de la sexualité librement partagée, la perméabilité d’une telle frontière ne devient possible – et même désirable – que portée par un accord particulier. Autrement, le viol, non seulement menace – et éventuellement détruit – dans son intégrité intime celui ou celle qui le subit mais il le ou la prive à la fois, et parfois pour longtemps, de « l’accès » à ce qu’on pourrait appeler « l’autre de soi », c’est-à-dire celui que nous sommes au plus intime de nous-mêmes et avec lequel nous dialoguons en secret.

On pourra lire, sur ce difficile sujet, le beau, émouvant et instructif témoignage direct de Cyrille Latour dans son livre Mes Deuzéleu dont il est rendu compte dans ces Cahiers (cf. p. 58).

Mais il en est de la sexualité comme de bien d’autres formes relationnelles, qu’elles soient d’ailleurs personnelles, interpersonnelles, ou sociales. La confusion qui les menace résulte souvent d’un problème complexe de respect et d’ouverture des frontières. S’agissant en particulier de l’ouverture des frontières entre les autres et soi, elle implique que le soi dispose en lui-même – c’est-à-dire entre les éléments qui le composent – de frontières suffisamment solides et souples. Cela ne s’obtient que d’un travail (sur soi) toujours inachevé. Entre autres aventures, l’amour – sans parler d’autres relations pourtant liées à l’intimité – dépend pour chacun de ce voyage intérieur entre les régions réservées (le quant à soi de Montaigne) et les terres inconnues de sa propre personnalité.

Pour qui s’intéresse à l’éducation, voire en fait son métier, il s’agit aussi bien sur le sujet d’ouvrir sa pensée, sans en sacrifier pour autant les nécessaires repères frontaliers. Il n’est pas jusqu’à la nécessaire distinction entre la pensée et les affects qui ne pose en même temps la nécessité de leur rapprochement. Telle est bien la tâche à laquelle s’est attelé avec son livre le témoin cité dans cette réflexion.

Jean-Pierre Bigeault
In : Les Cahiers de l’EFPP, n°30, automne 2019