Des héros (suite)

Quand la « pauvre » famille de Johnny se dispute la dépouille du héros, des personnels de l’hôpital de Pontarlier où exerce en tant qu’infirmière, la mère de Maëlys (fillette assassinée cet été) offrent de leurs heures de travail pour permettre à leur collègue de prendre un congé et de se reconstruire.

L’argent ou le cœur, la bourse ou la vie, et même, le talent ou l’attention à l’autre ! Une société choisit ses héros et donc ses valeurs. Et si la République s’avisait qu’il y a quelque chose de pourri dans son royaume où la grandeur arrogante des « gagnants » désespère les gens dits « de rien » ?

Car les « gagnants » – dont on voudrait faire des modèles – n’apportent pas ce qu’on appelait autrefois « un supplément d’âme », ni – pour reprendre Sophocle cité par Ricoeur – une « timide espérance ».

Et faut-il ajouter que l’argent, qui confirme la réussite, a vite fait de révéler la plaie qu’il ne fait qu’ajouter à celle qu’il était censé guérir. On ne soigne le manque d’amour que par le soin de soi dans le soin qu’on porte à l’autre, et pourquoi parler d’éthique ou de charité, quand il s’agit de dépasser – difficilement il est vrai – l’égoïsme infantile de tant de pseudo héros ?

17 février 2018

De la violence faite aux femmes et à quelques autres – Janvier 2018

Le ton du débat – si tant est d’ailleurs qu’il s’agisse d’un débat – autour de « la violence faite aux femmes » par les hommes, en particulier dans le contexte de la sexualité, n’engage guère les hommes, dont je suis, à prendre la parole. Là où la loi se suffit pas, je doute que la dénonciation tous azimuts règle le problème posé dans un domaine aussi vaste que celui des relations (sexuelles) entre homme et femme. Je crains même que le « bruit » ne se perde comme tant d’autres dans le monde saturé de l’information et ne serve de caution à l’inertie d’un système qui se nourrit lui-même de ses excès. Et surtout je déplore que l’un des aspects fondamentaux du problème posé ne soulève pas la question – à mes yeux fondamentale – de l’éducation. Car ce ne sont ni les manifestes, ni même les lois (déjà existantes), ni les leçons de morale formelle, qui apportent un début de solution au problème posé.

La violence, qu’elle soit sexuelle ou non, qu’elle s’adresse aux femmes ou aux enfants ou d’ailleurs aux hommes, posait déjà la question aux Grecs de l’antiquité et les termes de sa gestion sinon de son élimination ne semblent guère avoir changé : il paraît en effet vraisemblable que le seul espoir d’aider les hommes (et d’ailleurs les femmes) à modérer les effets de leurs pulsions – comme le professait Montaigne avec lucidité – soit de les éduquer. Or l’éducation dont on nous parle tous les jours se glorifie – avec le consentement de ses usagers – de se réduire aujourd’hui plus que jamais à l’instruction. L’éducation s’occupe essentiellement de transmettre des savoirs mais non d’apprendre à vivre. On veut donc croire que quelques bonnes leçons d’éducation sexuelle régleront les problèmes – dont ceux ici posés. Et on veut espérer que l’autorité, restaurée sur le modèle de la bonne et vieille discipline fera le reste.

Mais n’est-il pas temps de revoir cette copie usée jusqu’à la trame ? Ne faut-il pas plutôt imaginer une révolution éducative qui permette de faire vivre aux enfants et aux adolescents autre chose qu’une reprise à l’identique du monde dont on prétend les protéger non seulement au titre de l’ignorance mais à celui de la violence – dont précisément celle dont nous parlons.

Or quels parents – y compris parmi ceux qui protestent contre la violence du monde (et donc bien sûr celle faite aux femmes) sont-ils prêts à soutenir une telle révolution éducative ? Quels parents sont-ils disposés à prendre le risque de sacrifier tant soit peu le plaisir de la concurrence et celui de la réussite (au sens le plus restrictif du mot) à l’apprentissage par les enfants et les adolescents d’une vie sociale fondée sur le partage ?

La mixité des classes en ce sens ne se suffit pas à elle-même. S’agit-il encore d’y apprendre à vivre les différences dans ce qui permet à la fois de les reconnaître et de les dépasser ! Et à cet égard ce qui revient au sexe ne saurait dissimuler tout ce qui s’y ajoute de par les idiosyncrasies culturelles ou individuelles. On ne saurait en effet penser la violence faite aux filles et aux femmes sans y associer toutes les autres.

Au coeur du débat la violence d’une société post-moderne, qui s’en croyait à l’abri du fait de ses « progrès », prend, à travers celle dont les femmes sont encore et toujours les victimes, un sens beaucoup plus large : bien des hommes mis en cause sont aussi les produits – et parfois, dit-on, « les meilleurs » – d’une culture de la puissance aussi séductrice que dévastatrice. Ces « modèles » sont largement salués pour ce qu’il est convenu d’appeler leurs « performances ». La « toute puissance phallique » reste au coeur de la vie quotidienne tant de l’élite que du bon peuple républicain.

Comme la pédophilie des prêtres l’érotomanie des vainqueurs sociaux devrait en effet nous interroger sur nos choix : cessons de nous fabriquer de faux héros (cf. mon texte Des héros) et prenons les moyens de devenir un peuple qui veut mûrir.

Jean-Pierre BIGEAULT
Janvier 2018

Dedans-Dehors – Espace institutionnel et dynamique éducative

Pour vous parler d’un espace institutionnel adapté à l’adolescence, je vais me retourner vers une très vieille histoire vécue il y a plus de 60 ans et que j’ai rapportée en 2010 dans mon livre « Une poétique pour l’éducation ». C’est l’histoire d’un internat dit psychopédagogique que j’avais créé avec quelques amis et dans lequel nous avons reçu pendant 20 ans des groupes d’une cinquantaine d’adolescents éliminés du système scolaire pour « troubles du comportement ». Un temps fort de cette expérience correspond à l’incendie qui fut l’œuvre d’un de nos élèves et sur lequel je viens tout juste de revenir dans un récit poétique intitulé « L’oiseau de feu ».
Pour introduire la question du « dedans » et du « dehors », par laquelle j’ai choisi d’aborder le thème général « adolescence et institution », je vais vous en lire un court extrait :

Parfois il nous semblait que la vérité se cachait dans nos grottes. Ces cavités prometteuses se dissimulaient derrière le rideau broussailleux qui marquait avec la falaise la limite officielle de l’institution. Elles matérialisaient ce qui n’entre pas dans l’espace désigné et qui, pourtant, à sa façon le soutient. Une pensée mal dessinée sur un tableau poussiéreux annonce ainsi quelque fois l’idée que nous caressons en secret. Nos élèves regardaient ces grottes comme non seulement une partie de ce tout que représentait l’école, mais comme le tout dans sa profondeur, c’est-à-dire ce qui se tenait au fond de la classe et de ses matières, derrière les choses à apprendre, et qui, dans cette nuit et grâce à elle, se mettait à briller de tous ses yeux.

Nos grottes étaient pleines d’yeux. Monstrueusement accroupies sur d’invisibles feux, elles pouvaient laisser surgir ce que les maîtres, quelque fraternels qu’ils fussent, gardaient en réserve de leur désir. Des ventres contiennent la pensée que les cerveaux leur volent. Et ainsi mis à nu dans ces grottes, y devenions-nous des sacs blancs dansant sous les lunes des visages, comme quand l’enfance revient. Nos élèves avaient rendez-vous avec ces lunes. Cela se passait dans notre dos et pourtant nous y étions. Car d’un côté, par des signes presque convenus, on nous mettait au courant de ces rendez-vous secrets, et de l’autre, on nous vidait la tête pour remettre à sa vraie place ce que nous appelions notre projet. Il fallait que nous fussions l’école décollée de notre peau, chauve-souris pathétique lancée dans les flammes de l’invisible feu.

La 1ère remarque que je tiens à faire concerne la forme du récit dont je viens d’extraire ce passage. C’est une forme poétique que je trouve plus adaptée au vécu de ce qui fut d’abord et avant tout, et pour tout le monde, une aventure. Pour justifier cette remarque, il suffit de savoir que le lendemain de l’incendie qui est au cœur de l’histoire, ce qui nous permit collectivement de surmonter notre angoisse fut le concert qu’un groupe de musiciens déjà présents sur les lieux improvisa pour nous sur le thème du feu. Le dehors et le dedans d’une communauté confrontée à l’éclatement de ses limites se réinscrivaient alors dans un passage de la vie tel que le langage – ici musical – le rouvrait, au plus près de l’émotion et cependant au-delà.

Ma 2ème remarque concerne le statut des grottes dans l’institution. Leurs images en creux, jouant de l’ombre et de la lumière, formaient les vagues d’une sorte de mer verticale suspendue entre terre et ciel. Plutôt donc qu’au « toit tranquille où marchent des colombes », c’est à la « peau de panthère, chlamyde trouée » dont parle Paul Valéry, qu’il faut songer. Les grottes étaient les trous de l’enveloppe. Elles s’ouvraient de l’autre côté de la frontière, mais cet autre côté qu’on pourrait appeler « l’envers du décor » n’était pas un « no man’s land ». C’était à la fois le paradis perdu, la resserre aux grosses ficelles de la scène primitive, le gouffre du non-être, la tour du quant à soi de Montaigne … et j’en passe.
D’une certaine façon ne faisions-nous pas partie nous-mêmes, tout adultes que nous fussions, de ces frontaliers qui ont un pied dans chaque camp ? Et bien des fois n’étions-nous pas ces exilés de l’intérieur devenus lieux de refuge où les adolescents s’abritaient, fût-ce en nous piégeant dans leurs filets ? Cette plasticité de nos propres formes – qui devaient aussi bien se recomposer autour des lignes de partage – ne faisait-elle pas partie de la machine institutionnelle, façon Marcel Duchamp ?
Ainsi va l’institution ! De frontières en franchissements elle n’est un assez bon contenant que parce que sa capacité de contenir s’articule avec celle de laisser aller ce qu’elle contient dans une autre intériorité que la sienne.

Ma 3ème remarque concerne précisément ce qu’on pourrait appeler la dimension créative de l’institution en tant qu’elle permet les passages « dedans-dehors » que je viens d’évoquer. Je pense à cette Joconde de Léonard de Vinci dont mon ami Raymond Cahn – qui fut auprès de nous au temps de l’institution dont je parle – vient de faire un passionnant commentaire dans le dernier chapitre de son dernier livre : « Le sujet dans la psychanalyse aujourd’hui ».

Cette Joconde dont il se trouve que l’historien de l’art Daniel Arasse dit que la fascination qu’elle exerce répond à celle d’une grotte, ne fait pas que permettre d’associer la création à l’intériorité des temps originaires. Elle s’inscrit elle-même dans le dehors exacerbé d’un paysage dont l’étrangeté – nous dit Cahn – serait inquiétante, s’il n’y avait un pont pour la traverser, sans compter – comme en écho – le sourire, le fameux sourire !
Si le processus de création réunit ainsi dans l’œuvre le lieu de la maladie d’angoisse et son traitement, la création institutionnelle ne passe-t-elle pas par ces ponts à peine visibles et leur traversée quelque peu hasardeuse ? Rejouant entre son dedans et son dehors l’intrication du présent et du passé, il arrivait que notre institution œuvre à l’invention d’une sortie par le haut, telle que cette reliaison par où, comme le dit Cahn, le sujet se construit.

Ma 4ème et dernière remarque concerne l’actualité. Il se trouve que j’ai été amené ces dernières années à superviser une équipe éducative qui intervient en province dans un Centre dit « d’éducation renforcée ». Autrement dit un internat destiné à des adolescents condamnés à la prison mais placés là pour quelques mois dans une solution dite « alternative ».

Vous comprendrez aisément que la question du dedans/dehors – tel qu’en effet la prison ne saurait la traiter – se pose à une telle institution. Associées à l’internat, des activités professionnelles chez des artisans du pays permettent aux adolescents d’aller et venir entre le CER (Centre d’éducation renforcée) et la ville. On imagine les problèmes que causent ces passages, si officiels soient-ils ! On comprend que leur réussite ne tombe pas du ciel ; qu’elle engage des processus que l’institution doit être capable d’initier dans son fonctionnement interne : Un partage institutionnel s’impose et les conditions de sa mise en place sont exigeantes, pour ne pas dire acrobatiques, voire dangereuses. L’introuvable équipe éducative que j’ai suivie se composait pour l’essentiel de footballeurs de la région, pas toujours très au clair avec l’ordre établi mais prêts à prendre des risques. Leur succès indéniable, mais évidemment relatif compte tenu de la brièveté des séjours, atteste de la nécessité d’un certain compagnonnage entre ces éducateurs d’occasion et les jeunes dont ils s’occupent. Ma question est la suivante : quels éducateurs de plus en plus diplômés, de moins en moins formés sur le tas, seront susceptibles d’offrir à des jeunes de plus en plus violents voire radicalisés la chance d’une alternative à la prison, d’un apprentissage des passages – y compris ceux qui commandent l’accès à l’altérité ?

**

En conclusion, je dirais que le dedans et le dehors de l’institution ne désignent pas seulement – comme vous l’avez compris – son espace physique, si important néanmoins qu’il soit. Si les grottes peuvent bénéficier du statut ambigu et de la fonction ambivalente qui les caractérisent, c’est que le jeu avec leur réalité s’appuie déjà sur un certain mode de fonctionnement de l’institution. Dans la mesure en effet où l’équipe éducative et le groupe des adolescents construisent ensemble le projet institutionnel, c’est bien cette créativité partagée qui fait des maîtres et des élèves les partenaires d’un jeu psycho-social où le dedans et le dehors se dialectisent au profit d’une structure qui évolue sans cesse.

Mais cette dynamique vient sans doute de plus loin. Si j’évoque le film que produisit l’institution et dans lequel nous fûmes priés par nos élèves de jouer les kapos d’un camp de concentration, il peut vous apparaître que notre créativité institutionnelle ne se privait pas des ressources que pouvait lui offrir un certain inconscient collectif. Je dois ajouter que la vie même de l’équipe éducative ne se privait pas davantage de la richesse fantasmatique où s’alimentait notre projet. C’était une communauté plus proche de la troupe d’un cirque dont l’intimité se débat sur une autre scène. Entre les spectacles, les trapézistes et les clowns font et défont le monde, et tant qu’il y a ce vent de liberté, les dedans emboîtés de l’équipe et de l’internat laissent passer un air du dehors.

Mais n’est-ce pas un « jeu » dont il s’agit, un « jeu » dans tous les sens du mot, dont celui qui désigne l’espace d’un possible mouvement entre les pièces d’un mécanisme, d’une articulation ou d’une alliance ? Ce mouvement qui fait que l’autorité – dont on sait que les adolescents en ont aussi besoin – devient constructive d’un double lien avec soi et avec l’autre.

Dedans dehors si vous voulez bien !

Jean-Pierre BIGEAULT
Colloque Adolescence – janvier 2018


(Cliquer sur les vignettes pour lire la plaquette du colloque)

 

 

DE NOS HÉROS

I

Deux célébrités, l’une par ses livres, l’autre par ses chansons, ont à leur façon marqué leur époque. La mort concomitante de ces deux hommes a justifié, pour le premier et surtout pour le second, des manifestations publiques dont l’ordonnancement et la tonalité ont fait un évènement quasi national. La présence de plusieurs hommes politiques – dont les deux derniers et l’actuel président de la république – ont fait de ce mouvement, d’abord déclaré « populaire », un moment d’histoire. Comment ne pas penser à ces grandes funérailles du passé dont la mise en scène aura pour longtemps inscrit dans notre mémoire la force symbolique et émotionnelle ?

Une émotion collective est souvent digne de respect. Pour autant, elle ne contribue pas nécessairement à la construction morale d’un pays et de son peuple. Par les temps que nous connaissons – qui sont des temps de crise identitaire et de perte culturelle des repères – on peut certes comprendre qu’on fasse « feu de tout bois » pour tenter, comme on dit, de « recoller les morceaux ». Mais les hommes dont il s’agit aujourd’hui – si talentueux qu’ils aient été – offrent-ils véritablement par leurs œuvres, voire par leurs vies, cette capacité symbolique des « Phares » dont parlait Baudelaire et qui, l’éclairant, nous restituent l’étendue et la profondeur d’un destin commun ? Telle est bien la question que nous croyons devoir nous poser, après que le rideau et le suaire sont retombés sur leurs pauvres restes.

II

On a les héros qu’on peut ! Après Jeanne d’Arc, Victor Hugo, de Gaulle, pourquoi pas Jean d’Ormesson et Johnny Hallyday ? Autres temps, autres champions ! A quand le footballeur du Ballon d’or et, sur les Champs Elysées, la marée de ses fans ? Il faut bien que le peuple comme l’élite se retrouvent dans les miroirs avantageux de « ceux qui ont réussi ». Car, au-delà des oeuvres, c’est bien de belles carrières qu’il s’agit. A travers ces victoires individuelles une société incertaine et morcelée à souhait s’offre l’occasion d’une sorte d’union sacrée ou plutôt on lui offre, et c’est même le pouvoir qui s’en occupe.

On a vu que la célébration – religieuse en effet autant que motorisée – excédait le cadre même de l’Eglise, accourue aussitôt. C’est dire la force émotionnelle du mythe au moment de cette conjugaison inespérée entre le rêve aristocratique et la résilience populaire. Comme on a les héros, on a les dieux qu’on peut ! Tout cela prend place dans le monde du spectacle tel qu’aujourd’hui, porté par les média, il consacre l’association de la consommation et de la culture. Nos chevaliers sont des produits et il se pourrait que, comme le « Chevalier inexistant » d’Italo Calvino, ils ne soient que leur armure. Mais elle brille cette armure ! Jean d’Ormesson aura été aussi brillant dans son élégance que Johnny Hallyday dans sa rage. Et ces lumières éclairent en chacun la nuit des solitudes et des mélancolies, lui offrant la chance inespérée d’un rêve qui fait croire au partage et à la vie. Sans doute fallait-il rendre à ces frères d’occasion ce qu’il leur revient d’énergie et d’obstination dans la poursuite de leur combat, si « douteux » qu’il ait été. Mais ne faut-il pas le dire ? combien d’autres, dans le secret de leurs offices, mériteraient d’être non seulement salués mais montrés en exemple pour leurs oeuvres discrètement héroïques et clairement tournées vers les besoins fondamentaux de l’homme ? Le mot même de « générosité » qu’on a cru devoir employer pour dire le rapport de nos héros avec leur public ne reviendrait-il pas davantage à ces modestes ouvriers qui ne tirent de ceux qu’ils aident ni satisfaction narcissique, ni argent ? Car l’amour des artistes pour ceux qu’ils éblouissent de leur talent n’a sans aucun doute pas de fondement plus assuré que celui dont témoignent les applaudissements de leurs admirateurs. Certes leurs « performances » nous arrachent un instant à la condition commune, mais eux, ces champions, que nous donnent-ils de leur attention à l’Homme quand ils empruntent les chemins ambigus de la séduction ? Certes nous aimons être séduits. La jouissance réconfortante d’être enlevés et même élevés avec eux au sommet du chapiteau nous exalte, mais dans cette excitation l’ivresse du partage n’est-elle pas surtout l’effet d’une contagion ? Car l’amour, s’il désigne une relation d’ouverture à l’autre, appelle un tout autre engagement. Même sur le chemin de l’art, la marche du créateur et celle de son témoin sont également solitaires ; le partage n’est que l’effet d’une lente conquête. Quant au mouvement qui les anime l’un et l’autre – ce mouvement qui les conduit à accepter le moindre objet du monde dans ce qu’il présente, comme chacun, d’étrangeté – ne procède-t-il pas d’une volonté de sortir de soi, dont les produits à la mode nous épargnent l’effort. Si l’art, qu’il soit mineur ou majeur, a quelque chance de servir la cause publique – et républicaine – du fameux « vivre ensemble », n’est-ce pas hors des sentiers battus de son instrumentalisation commerciale, voire politique, qu’il faut aller la chercher ? N’est-ce pas l’éducation pour l’appeler par son nom qui – au sens même où les hommes politiques en partagent la responsabilité – peut et doit associer le peuple, au delà des objets eux-mêmes, à des démarches qui aient la valeur exemplaire des aventures et des découvertes les plus authentiques ?

Sous le prétexte de rendre justice à des héros de notre théâtre social, les cérémonies dont nous les gratifions non seulement ne jouent pas ce rôle, mais elles brouillent les idées, les images et les valeurs sur lesquelles peut se fonder sans tapage une culture qu’on devrait pouvoir appeler « culture de la rencontre ». On s’offre le film d’une communauté nationale qui n’est, à travers ses héros les plus en vue, que l’image appuyée d’une trace, fusée d’artifice dont le bouquet ne réunit que les flammes vite éteintes.

Que s’il s’agit – comme le donne à espérer la présence de plusieurs présidents de la République – de faire autre chose que de la communication politique et de servir non seulement la cause des héros mais celle du pays et de son peuple, ne serait-il pas plus urgent, comme pour la Légion d’honneur, de redéfinir les vrais mérites ? Dans une époque où il est question tous les jours de changer les pratiques, et où la Philosophie est appelée au chevet de la République, ne pourrait-on substituer – aux Saints et aux Héros de notre légende – des simples gens de bonne volonté, ces « hussards », comme on disait autrefois des instituteurs, et qui, aujourd’hui encore, professeurs, infirmières, travailleurs sociaux et bénévoles de tant d’associations font que le pays n’est pas abandonné aux égoïsmes et aux discours. A ces « petits », à ces « sans-grades », à ces chevaliers sans éclat, on ne ferait pas l’affront d’une cérémonie tapageuse mais on aurait avec eux un échange simple et vrai, et ce moment serait montré solennellement comme une rencontre rare.

Quant à nos héros, s’ils flottent dans leurs habits trop grands, c’est que nous préférons nous perdre en eux avec nos rêves. Après le bal des ombres le « comment vivre ici » reste la bonne question, celle que posent à leur façon, et presque malgré elles, les voix de ces hommes enfouis dans leurs succès comme les vivants déjà morts d’un monde « en représentation », c’est à dire hors de lui-même. L’image fabriquée n’ajoute rien au réel. Elle le vide au contraire de sa substance. L’image ne transforme humainement le réel que si elle en épouse la forme cachée. L’autre, l’étranger – ce qui en chacun tend à le séparer de lui-même – ne cède pas à la violence d’une force, ni même à la ruse d’un commerce, mais à l’accueil. Les images que nous réconcilient avec le monde sont, doucement ouvertes, des portes, comme quand les gens se parlent, prudemment, avant d’entrer dans le vif du sujet.

III

Salut à vous, Jean et Johnny ! Il faut bien qu’on vous rende justice : une part au moins de vous, dissimulée sous votre brillante armure, aura échappé au spectacle derrière lequel toute une vie et chacun à sa manière, vous vous êtes réfugiés tels des enfants. Le meilleur se cache. Qu’une intime célébration de ce meilleur appelle au recueillement, c’est espérons-le, ce qu’auront compris, après le tintamarre de la communication tous azimuts, vos proches, c’est-à-dire tous ceux qui seront allés au-delà de votre armure.

Jean-Pierre Bigeault,
Décembre 2017

L’AUTRE MONDE – à propos de « L’enfance du sexe » et « Ce qui apparaît » – 2017

Pour vous présenter mes deux derniers livres, « Ce qui apparaît » et « L’enfance du sexe », j’ai dû réfléchir aux liens qui, plus ou moins clairement, les rattache l’un à l’autre. C’est qu’en effet je les ai écrits dans une certaine précipitation, comme s’ils ne pouvaient attendre. Il m’a donc fallu quelque temps pour réaliser qu’ils répondaient à une double nécessité : l’une qui se trouve liée à mon âge, l’autre à l’état du monde. Je trouve en effet que le monde, tel qu’aujourd’hui il est vu, connu, exploité comme un objet, disparaît avec l’homme, lui-même vu, connu et exploité comme l’on sait. Il en résulte même qu’en dépit de l’accumulation des savoirs qui nous les expliquent l’un et l’autre, voire à cause de cette accumulation, nous n’entendons plus le chant qu’ils nous donnent à entendre.

Cette découverte, assez banale j’en conviens, s’est augmentée de la nécessité où me met aujourd’hui mon âge, de comprendre comment j’ai vraiment vécu ma vie, tout justement hors des sentiers battus de ce monde-là. Projeté déjà, d’une certaine façon hors de l’histoire, je fais – comme on le dit – mon bilan. Mais ce bilan n’a rien à voir avec la quantité supposée de mes exploits, heureux et malheureux, tel qu’on est prié de le faire à la fin d’une existence comme pour la fermeture d’une entreprise. J’ai donc voulu me situer au-delà des évènements qui donnent à toute vie l’allure d’un récit, au-delà donc du pathétique curriculum vitae, comme de la glorieuse notice nécrologique.

C’est que je vois aujourd’hui se dessiner les fils d’un tissu plus intime dont je dirais qu’il forme autour de moi l’enveloppe d’une micro biosphère telle que, pour chacun d’entre nous elle constitue ce que nous pouvons appeler notre vraie vie ou, plus modestement, notre vécu. J’ai donc entrepris de me réapproprier cette expérience personnelle par une écriture qui tente d’en restituer le caractère banalement miraculeux. Car toute vie – dès lors qu’on entrevoit sa fin et si on la regarde véritablement de son point de vue – ne donne-t-elle pas à voir, par-delà son efficacité pratique, par-delà le jeu de ses apparences plus ou moins objectives, ce qui lui revient, non seulement de singulier, mais d’universel ? Pour ne pas y aller par quatre chemins, j’ose même poser la question : quelles furent, quelles sont les petites et même grandes extases qui nous font vivre ?

A cet égard l’intitulé « l’autre monde » que j’ai choisi pour faire mouche, est évidemment surchargé de sens. Il évoque aussi bien le fameux « au-delà » d’une vie après la mort que  « l’en-deçà » du passé, cet autre monde que nous restitue la mémoire. Je pense d’ailleurs – soit-dit en passant – que les tentations de reporter « l’autre monde » aussi bien sur les « lendemains qui chantent » que sur « les neiges d’antan », ont souvent pour effet de nous détourner du présent et de ses richesses. Or c’est précisément le présent, et le monde tel qu’il est ici et maintenant, que j’appelle paradoxalement « l’autre monde », monde de derrière le monde et qui éclate à travers le jeu d’ombres et de lumières de ses apparences.

Cette conception ne m’empêche pas de rendre au passé ce que nous lui devons. Et c’est ainsi que, pour faire ressortir la dynamique de cet « autre monde au présent » que je viens d’évoquer, je vais d’abord passer par une réflexion sur la mémoire et le souvenir. J’aurais certainement dû, dans le même temps, explorer le rôle de l’attente et de l’espérance dans cette construction active du présent, alors même qu’elle se situe à l’intersection brûlante du passé et de l’avenir. Mais l’espérance est d’une matière encore plus subtile que le souvenir. Je m’y collerai une autre fois. En attendant j’espère vous convaincre que nous sommes tous des poètes, puisque nos vies sont des poèmes.

**

J’en viens donc d’abord aux souvenirs. Je pense en effet que la mémoire, à défaut de faire ressusciter les morts, nous fait vivre dans l’après-coup, une expérience tout à fait significative de ce que pourrait être le présent, si nous lui appliquions le même traitement que celui qu’applique au passé ce qu’on pourrait appeler « le travail du souvenir ». Ou, pour le dire plus directement, je crois que la liberté que nous savons donner à notre mémoire lorsque nous essayons de faire revivre le passé, ferait beaucoup de bien à notre perception du présent, si nous étions en mesure de l’en faire bénéficier.

Certains souvenirs, pour ainsi dire inépuisables, nous donnent une idée de la richesse ainsi accumulée dans le vécu d’un présent auquel nous avons donné, à l’époque, la place souvent indicible d’un évènement devenu partie prenante de notre intimité. Nous gardons précieusement ces souvenirs depuis notre enfance. Ils ont été les racines et la tige plus ou moins fournies de la fleur dont le fruit nourrit durablement notre vie. Ce qui leur a valu cette force tient au fait que l’émotion et l’objet qui la provoquait se sont associés en nous, devenant source d’étonnement et chemin ouvert à la connaissance. En voici un exemple personnel :

J’ai dix ans. Parti sur les routes de ce qu’au début de la deuxième guerre mondiale on a appelé l’Exode, je me trouve hébergé dans une ferme avec mes parents. Comme j’accompagne le fermier dans le travail des champs, je découvre un jour qu’un de ses bœufs – qui lui sert d’animal de trait – s’est cassé une corne. Il ne pourra plus tirer la charrue avec son compagnon, il va falloir l’abattre. Et il faudra même les abattre tous les deux, parce que le survivant, privé de son partenaire habituel, va se laisser mourir.

Sous son apparente modestie, ce souvenir dissimule une expérience dont il reste le témoin bien vivant. Il dit l’émotion que provoque en moi la brisure d’un monde incarné par ce couple de bœufs. S’y ajoute l’image de mon père, contraint de remettre à l’ennemi le révolver qu’il a gardé de « l’autre guerre », ce qui confère à la Défaite la dimension d’un désastre encore plus intime.

Ce souvenir n’en finit pas de me parler. Il donne un corps symbolique à l’expérience de la vie, telle qu’un enfant comme les autres, moins pressé de rationaliser le réel que de l’accueillir à l’intérieur de lui, l’a vécue, comme on dit, dans « le secret de son cœur ».

Loin d’un tel drame, les fameuses aubépines de Combray que Proust fait revivre au début de La Recherche (« Du côté de chez Swan »), n’ont retrouvé leur dimension cachée qu’après que le souvenir les a fait revenir à la conscience grâce à cette liberté de recréation qu’offre la mémoire. Car le secret de leur « efflorescence » (sic) – ce jeu des étamines que le petit Marcel tentait à l’époque de mimer au fond de lui – appartenait encore au mystère de l’église toute proche (et vraisemblablement à celui de la sexualité) où se préparait une célébration pompeuse.

Mais laissons le passé au souvenir. Ces quelques mots n’auront eu pour but – comme je l’ai déjà dit – que d’éclairer ce qu’on pourrait appeler de façon assez générale l’appropriation du vécu au moment où il se vit. « L’autre monde » dont je parle est celui qui, avant même de constituer les plus vivants de nos souvenirs, se construit déjà en nous selon cette potentialité de richesses que notre propre capacité d’accueil précisément lui reconnaît. C’est une expérience, plus courante qu’il n’y paraît.

Je pense à ces voyages en train qui nous permettent d’approcher paradoxalement des paysages que leur fuite éperdue fait défiler devant nous comme sur un écran. Vous roulez ainsi en direction de Cherbourg. Traversant le marais de Carentan, et alors que le vent semble tirer les oiseaux et votre corps du côté des nuages déjà pris dans les roseaux, vous n’avez pas besoin d’avoir lu Barbey d’Aurevilly pour savoir que la terre mélangée d’eau est une âme, et que vous la cherchez malgré vous en vous, comme l’ombre portée d’un cavalier dont vous seriez, à travers le train, le cheval. Voilà une expérience de soi qui fait de ce passage – et de ce paysage – la traversée d’un « je » dont Rimbaud disait qu’il est « un autre » et que j’appelle « l’autre monde ». Je parle donc d’un vécu qui nous porte aux limites de notre « soi » et qui, par-là pourtant, nous révèle notre « être avec le monde ».

Qu’en est-il donc de l’objet, quand une certaine perception, libérée, si je puis dire, de l’obligation de réserve, s’autorise à le posséder par-delà les limites que lui impose notre habituelle rationalité ? N’accède-t-il pas déjà à ce statut que lui donnera le souvenir, lorsqu’il nous laisse si étrangement nous emparer de ce qui s’est déjà emparé de nous ? Et cette forme d’échange entre l’objet et nous n’est-il pas celui de l’art, officialisé par notre culture ? Je pense bien sûr à la corne brisée, aux aubépines de Combray et aux marais de Carentan. Mais aussi, comme chacun peut le faire, à ces visages qui ont marqué et marquent encore notre vie. Ne nous accompagnent-ils pas jusque dans le regard que nous portons sur notre intériorité ? Leur réalité nous arrive du dehors et pourtant nous la vivons, comme si de la voir, de l’entendre, ou de la toucher à la juste distance, nous y rencontrions une partie de nous. Notre vraie vie n’est-elle pas faite de ces présences qui sont pourtant aussi des absences ? De tels objets – qu’on pourrait dire intermédiaires, situés à cet « entre-deux » de lumière et d’ombre comme de soi et d’autre – ne sont-ils pas notre guide sur le chemin d’une réalité en mouvement telle que celle qui constitue la matière et ses images ? A travers eux, comme dans ces figures que nous offre la peinture et qui nous traversent, alors même que nous les traversons avec le peintre, n’est-ce pas aussi bien l’expérience d’un passage entre la vie et la mort que nous faisons ? Je pense à Van Gogh. « L’autre monde » de l’ici et du maintenant s’ouvre devant nous comme cette immensité dans l’œil du nageur et cependant une simple goutte à la pointe de l’eau. Cela se produit au détour de nos moments dits « perdus », alors que notre temporalité se défait de sa forme, que notre esprit s’évade – ainsi que l’on dit – et que, par cet effet d’école buissonnière bien connu, nous accédons au seul savoir qui nous aide vraiment à vivre. De ces « extases » somme toute ordinaires, notre vie, si laïque qu’elle soit, voire ordonnée selon les meilleurs principes, fait, comme avec les fleurs les abeilles, et son miel n’est-il pas la nourriture des dieux ?

J’ai donc tenté de retrouver de tels moments, comme si je revenais à ces mille et une naissances de la vie qui m’auront fait et refait, d’un vécu à l’autre, comme dans un au-delà de ma modeste histoire.

Les deux essais « Ce qui apparaît » et « L’enfance du sexe » procèdent de cette investigation. La poésie y est conviée pour ce qu’elle offre de chance à la restitution des formes que prend la réalité dès lors que nous consentons à l’habiter dans une sorte de continuité avec la nôtre. Et je suis convaincu qu’il n’est pas nécessaire d’être un artiste – au sens habituel de ce mot – pour bénéficier de telles « illuminations ». J’ai appris de mon enfance et du monde rural dans lequel j’ai vécu qu’il est possible à tout un chacun de voir un arbre comme plus qu’un arbre. Et cela tient à la relation entre celui qui voit l’objet et l’objet vu, et selon que cette relation présente un certain nombre de conditions qui se trouvent être les conditions même d’une vie d’homme. Qui parlerait de mysticisme ou de folie, quand le tilleul que nous avons devant notre maison est devenu l’ami que nous saluons chaque matin en portant furtivement notre main sur son tronc familier ? C’est cela la vie, fût-elle celle d’un paysan supposé inculte et collé à la réalité comme à sa terre. Mais est-ce là ce qu’on appelle une « apparition » ?

En vérité, je n’ai employé ce mot « d’apparition » qu’avec prudence, lui préférant l’expression « ce qui apparaît » qui me semble plus propre à rendre compte de ce qui constitue selon moi la dynamique du processus. Je m’en expliquerai plus loin, mais, en attendant, il me faut bien dire que l’idée des « apparitions » est entrée presque malicieusement dans ma vie il y a longtemps et dans des conditions qui m’ont conduit à me l’approprier si peu que ce soit hors des sentiers battus.

J’étais à Lourdes à l’occasion d’un voyage dans les Pyrénées et, comme c’était précisément le jour où Maryline Monroe venait de mourir, je me trouvai assez étrangement confronté à la double exposition de la Vierge que vous savez et de la fameuse actrice dont, à l’entrée de l’enceinte qui entoure la basilique, la photo dénudée se balançait à la première page de France Soir, le journal grand public de l’époque.

Loin d’en rire, je fus pris d’un vertige qui, autour de la Femme – sans aucun doute avec un grand F – faisait écho en moi à la dualité certainement conflictuelle de mes représentations. Sans que je pusse en appeler directement à la foi, voire à quelque charité de circonstance, je sentis l’unité paradoxale de ces images et ce fut comme si je touchais au mystère, comme si la mouture St Sulpicienne de la pureté et de l’Hollywoodienne séduction étaient les deux faces d’une même médaille. Les mots mêmes ne pouvaient plus dire ce que j’éprouvais, faut-il dire « de surnaturel » ou de, « naturel exacerbé jusqu’à l’excès », dans cette scène où Marie-Madeleine et Marie se rejoignaient.

Puis les années passèrent. Et un jour, comme je pensais à Lourdes, je tombai sur le livre de l’historienne anglaise Ruth Harris, livre consacré à cette ville célèbre et à « la grande histoire des apparitions ». Une troisième femme en émergea : Bernadette Soubirous, celle qui vit la Vierge 18 fois et l’appela d’abord « Cela » (qui se dit aquerro dans la langue de son pays), comme je dis aujourd’hui « ce qui apparaît », sans trop me prononcer et tout en sachant que je dis vrai. Cette jeune fille pauvre et inculte me fascina par la force et la modestie de sa vision et sans doute je l’aimai comme ces filles de la campagne dont j’avais partagé la vie et qui, dans les champs, parlaient à l’eau et aux oiseaux. Cette Bernadette que je tire ainsi qu’un fil conducteur au long de mes apparitions est à mes yeux l’égale d’artistes qui me sont chers et que j’évoque dans mon livre. Elle aussi crée avec ses moyens, y compris bien sûr ceux de sa foi chrétienne mais sans oublier les autres, liés à sa terre, à ses montagnes et à l’eau de tant de sources.

Art brut, art naïf, art singulier ? Qu’importe ! Si je regarde ma vie, là où la création s’ouvre un petit chemin qui m’appartient à peine et que je suis comme un enfant docile et pourtant libre, je me sens proche de cette sœur rude et douce à la fois, et qui mange de la terre comme si peut-être c’était son Dieu.

J’ai donc voulu fixer – dans des images que je dirais « pieuses » à ma façon – les modestes extases d’une vie simple, telle que, l’ayant vécue à travers ses objets, elle me revient non seulement du passé mais de l’avenir, puisque celui-ci est en filigrane dans celui-là. « Ce qui apparaît » à l’éternel enfant que nous sommes transfigure l’espace et le temps. Et cette expérience est celle de chacun. Elle nous montre le monde par-delà les croquis réalistes que nous en faisons pour nous convaincre que nous en dessinons le chemin. Mais n’est-ce pas tout autant le chemin qui nous dessine ? Qui sommes-nous, en vrai, sous l’amas des pages que nous donne à lire le livre plus ou moins épais de notre biographie ? Je regarde le ciel étoilé, n’y suis-je pas une étoile en marche ? Et qui saurait dire si notre lumière n’est pas le souvenir d’une lumière plus ancienne, comme si, depuis longtemps, la mort brillait en nous, semant le grain de quelque métamorphose ? Vertige en vérité de notre appartenance au monde, l’esprit que nous revendiquons se fraye dans la matière une voie si blanche que notre identité même pourrait être un partage. Car tandis que je vous parle et que vous m’écoutez, où sommes-nous ensemble par-delà les mots de ce moment léger et abyssal ?

Au point où j’en suis de mes aveux, je peux maintenant vous dire que mon deuxième livre intitulé L’enfance du sexe s’inscrit lui-même jusqu’à un certain point dans la démarche que je viens de vous exposer.

J’ai en effet pensé que le sexe est une voie d’entrée dans « l’autre monde ». A force d’en établir la supposée nature et les droits, voire d’en étendre le règne à la construction psychique et même socio politique de l’être humain, le sexe s’est trouvé objectivé, sinon chosifié, aux dépens de l’expérience qui s’attache à sa découverte et à son fonctionnement. Je me suis résolu à montrer que l’enfance et l’adolescence, voire la post- adolescence, sont fondatrices à cet égard. Les conceptions réductrices qu’on se fait de la sexualité juvénile tendent à en évacuer le vécu dans sa richesse. On fait comme si l’incomplétude ou l’ignorance de l’âge excluaient de fait la possibilité d’accès à une réalité cachée, telle que celle, indépendante de toute information, à laquelle conduisent précisément les premiers émois sexuels. N’est-il pas jusqu’à la masturbation, si longtemps assimilée à la porte de l’enfer, qui ne se voie en tout cas toujours aussi peu considérée en dépit de ce qu’elle libère d’une énergie partagée avec celle de la vie et, pourrait-on dire, de ses secrets ? « L’autre monde », qui n’est pas plus réductible au plaisir de l’atteindre qu’à la souffrance qui en soutient parfois la révélation est, au bout du sexe, comme l’apparition mêlée à la disparition d’un moi perdu dans « l’autre ».

Mais j’ai voulu aller plus loin. Il me semble en effet que, si la sexualité – quelque primitive qu’elle continue plus ou moins de nous apparaître – emprunte les sentiers rustiques de la création (fût-ce déjà au niveau des fantasmes), c’est à ces temps initiatiques qu’elle le doit, plus qu’aux supposés apprentissages de la maturité adulte. J’ai donc intitulé mon essai « L’enfance du sexe », comme on dit « l’enfance de l’art », pour en souligner la facilité native et néanmoins créative. Et, comme on n’est jamais si bien servi que par soi-même, je me suis autorisé à reprendre ma propre vie dans ses premiers parcours sexuels, convaincu qu’un témoignage direct vaut toujours mieux qu’une théorie arrachée aux cas cliniques de circonstance, et que, de surcroît, « rien de ce qui est humain ne nous est étranger ».

J’ai donc exploré mon expérience personnelle alors même que, comme l’art à ses éternels débuts, elle se lançait au-devant d’elle-même avec les moyens du bord, c’est-à-dire ceux de l’enfance et de l’adolescence. J’ai tenu à privilégier ces temps-là et celui qui leur succède immédiatement, lorsque l’adulte, fier de son nouveau statut, n’en continue pas moins de tâtonner dans le monde qui s’ouvre à lui. C’est que, selon moi, ces premiers chapitres de ce qu’on pourrait appeler le « roman sexuel » sont irréductibles aux éléments provisoires et incomplets d’une œuvre dont on a vite fait de penser qu’elle ne saurait advenir que de leur dépassement. L’œuvre est déjà là, et rien ne dit que les chapitres suivants ne lui font pas courir le risque de se perdre dans la répétition sous les faux airs d’un renouveau trompeur. Il en est des bourgeons de la sexualité et de ses premières fleurs comme de ceux et celles que leur maturité prometteuse n’expose pas moins aux brûlures de l’été. Et aussi bien, n’’est-ce pas une vérité de l’histoire humaine que les conquêtes de sa supposée maturité font perdre de vue les équilibres et les trésors qui furent la richesse du passé ? Qui dira que l’Antiquité, le Moyen Âge et aussi bien la Renaissance ou les Temps modernes n’étaient que d’infortunés passages sur le chemin du progrès ? C’est pourtant là une idée dominante, un culte qui ne dit pas son nom (cf. Marc Lebiez, Le culte du nouveau) et qui s’en va puiser jusque dans la psychanalyse l’argument d’une structuration psycho sexuelle qui n’atteindrait sa plénitude que par le refoulement de sa préhistoire infantile. Ces simplifications ont évidemment un sens : elles expriment la difficulté qu’éprouvent les adultes que nous sommes à intégrer dans leur sexualité ce qui les renvoie précisément au monde de l’enfance. Tout se passe comme si, pour échapper à l’humiliation de ces temps obscurs, nous devions les regarder de haut. Voilà bien sans doute l’un des meilleurs tours qu’après la Morale nous joue la Science, quand elle vient à point nommé nous faire croire que notre savoir est le meilleur garant de notre maturité. Mais l’amour, tel que nous le faisons dans nos alcôves, nous en apporte un démenti : notre maturité supposée vole en éclats, quand le corps nous rappelle qu’il n’a pas l’âge que nous lui donnons, qu’il a besoin de jouer la vie contre la mort, et sans doute subrepticement avec elle, sans qu’il faille y voir nécessairement les signes d’une perversion. Jouer la vie comme un enfant revient à la reprendre où elle se fait, dans les ténèbres des douteux mélanges comme du temps où la bouche et le sphincter de la déjection se chuchotaient entre eux ces airs « languissants et funèbres » – comme dit le poète – que le rire rabelaisien prend ensuite à pleines dents et qui font penser à l’automne quand le printemps de la vie bat son plein. Mélange des genres et des humeurs ! Qui dit mieux ? L’enfance polymorphe nous met bien dans l’embarras, idéalistes que nous sommes, inventeurs de l’Amour surnaturel, c’est-à-dire déjà céleste et enlevé toujours plus haut dans la lumière. Mais « faire l’amour », quand il faut bien y venir, n’est pas qu’une affaire de traversée des nuages ! Et d’ailleurs quels nuages ? A l’heure où les jeunes filles qui ne sont plus en socquettes blanches se réveillent d’un long sommeil, le rêve s’accroche à des images que le nouvel Epinal dessine en tatouages de forêts vierges, le corps jeté dans le feu d’une préhistoire retrouvée à la télévision dans les décombres du romantisme. L’enfance qui revient à ces héros n’est-elle pas du même bois que depuis la nuit des temps, celui du sureau qui pleure ou qui pisse, alors que l’incendie fait rage ? Oui ! il faut le dire, les gestes et les regards, les sensations arides et fauves, arrivent de là-bas sans crier gare. Les corps courent on ne sait plus si c’est devant ou derrière soi, ils se cachent et ils se montrent. Ces apparitions s’emparent des amants les plus tendres, quand, l’élévation puissante de leurs sentiments, pareille à celle d’une montagne, revient à la vallée de leurs ventres où leur écume se mélange à celle de la rivière. Que ces instants, volés au temps pléthorique de l’âge des cavernes, soient vite oubliés au bénéfice d’un refoulement qui ne dit pas son nom, voilà ce sur quoi nous devrions nous arrêter. Qui donc nous condamnerait à faire des adultes que nous sommes, ces machines tristement sérieuses, d’après que les jambes en l’air ont retouché le sol, sinon le rejet de notre éternelle jeunesse ? Car « la chair n’est triste», comme disait le poète désabusé, que de se séparer de la jeunesse qui lui colle à la peau comme autrefois l’intérieur de sa mère. Faudrait-il donc payer le prix de notre naissance en nous affiliant au parti des pères rédempteurs, fussent-ils ces princes de la maturité décharnée pour qui les corps n’ont plus qu’à se déguiser en soldats pour l’ultime bataille ?

Et c’est ainsi, m’interrogeant sur la guerre que j’avais vécue, comme sur la rationalité – bientôt victorieuse – de la paix et ses machines radieuses, qu’il m’a semblé que la sexualité entrée dans les grands magasins n’avait plus rien à voir avec le sexe que j’avais connu dans ma campagne. N’avait-il pas bravé les efforts de la Science et de la Morale pour se faire un vrai passage intime entre les fleurs et les étoiles ? Chemin de crête dans les fossés moussus, l’amour que fait le corps ne joue à Dieu que pour sourire de sa puissance. Car il suffit de jouir pour apprendre la perte. Ce qui apparaît au bout du chemin est la mort dans la vie, cette chute, comme de l’eau blanche à son moulin dont les adultes se croient obligés de protéger les enfants qui pourtant la connaissent, l’ayant au fond de leur poche et de leur cœur comme un galet qui roule jusqu’à la mer.

J’ai donc tenté de reprendre le fil de ce qu’on appelle dans les livres une « sexualité à ses débuts ». Pour moi, l’éternel commencement du sexe est l’éternel commencement de « tout ce qui apparaît » aussi bien dans l’art, dans la mystique, dans l’amour et dans tout ce qui traverse la couche de l’évidence pour le bénéfice d’une autre, entièrement lumineuse et pourtant adossée à la nuit.

***

Après tout cela il ne me reste plus qu’à dire une vérité agrandie.

Nous ne vivons pas toujours où nous croyons que notre vie se montre devant nous. Il y a un autre monde que celui qu’on nous dit, qu’on nous désigne, et en lequel nous nous obligeons à croire pour être d’accord avec ce que certains appellent « le système » et qui, entre la rationalité et la croyance, nous enferme comme dans un tambour et nous roule dans sa farine. Cet autre monde est à la fois en nous et hors de nous. Il est un tissu continu, comme la lumière et la nuit jouant entre les ombres et les scintillements. Mon père regardait ses abeilles quand elles partaient au travail et je suis à peu près sûr, voyant son visage, qu’il les accompagnait, entrant de tout son corps dans les joues roses des pommiers qui partageaient notre vie. Et il m’arrive comme à chacun de prendre un oiseau à témoin de mon désir de voler.

Ecrivant ce que j’allais vous dire, ma pensée vous inventait et les lettres de mes mots s’ajoutaient comme les traits tremblants de vos présences faisant un tout. Notre destinataire et nous, formons une dyade, comme l’unité et l’infini pour Pythagore. Ma femme, Marie-Christine, n’est pas seulement dans notre maison, elle est « maison », pour ce que j’y habite, comme je m’habite moi-même. Et si nous regardons la Lune comme Victor Hugo le raconte, dans son petit livre Le promontoire du songe, notre connaissance – un peu améliorée depuis l’époque où le poète se tenait au bout de la lunette avec son ami Arago – s’efface devant cette motte de lumière comme si c’était « le fruit de nos entrailles ».

Bien sûr, ces moments de folie douce passent inaperçus, à moins que nous ne fassions semblant de ne pas les voir, et pourtant, bien plus que tout le reste, ils nous apprennent ce que nous sommes, le monde et nous, quand nous nous rencontrons vraiment.

Et c’est en ce sens que je plaide pour que chacun se rapproche de l’artiste qui vit en lui. Si modeste soit-elle, la création, comme on le voit dans les dessins d’enfant, est en chacun un cœur qui bat, un corps porté par son souffle, le chant du monde. Contre l’horreur qui rôde aux portes – et je pense à ces dessins d’enfants en camps de concentration que j’ai vus à Prague il y a longtemps – un dieu caché, fugace et sûr, est à notre portée. Un « dieu inconnu » comme dit Steinbeck. Un geste le surprend au cœur de cette intimité partagée entre le monde et nous.

Jean-Pierre BIGEAULT
EFPP, 18 novembre 2017
Intervention à l’occasion de la présentation de
« Ce qui apparaît » et « L’enfance du sexe »

Pour vivre ici – Pour une poétique de l’éducation

Pour avoir écrit en 1978 un livre intitulé « l’illusion psychanalytique en éducation », je me suis trouvé pendant plusieurs années invité à participer au colloque officiel de l’Education nationale sur l’échec scolaire ! Or, comme vous le savez, ni ce colloque, ni bien sûr ma modeste participation n’auront permis d’apporter des réponses concrètes à ce problème, récurrent depuis la dernière guerre, soit donc plus de 70 ans !

Au jour d’aujourd’hui je pense que j’aurais dû refuser d’intervenir dans ce colloque en tant que psychanalyste. C’est au nom de la Poésie que j’aurais dû le faire, car si la Psychanalyse ne peut servir directement la cause de l’éducation, la Poésie quant à elle – selon moi – en est capable.

Mais au jour d’aujourd’hui, je suis envahi par une colère, la même sans doute qui, après la Guerre – dans les années 50 – m’avait soudain dressé contre l’Ecole, l’Ecole repartie de plus belle, comme si de rien n’était, comme si Auschwitz n’avait été, comme on le dira plus tard, qu’un « détail ». Et il est vrai qu’on avait jeté le manteau de Noé sur les revenants de cette « Solution finale ». Car c’est qu’on ne voulait pas savoir. Ne fallait-il pas préserver le moral des troupes, ce peuple humilié, condamné, effrayé de ses divisions, et appelé à se refaire une santé, sinon une âme ?

Certes, comme vous pouvez vous en douter, le mot « refoulement » (au sens psychologique) n’était pas encore entré dans notre culture – notre bonne et vieille culture enfin retrouvée, et quant à l’Ecole, innocente par définition – la bonne et vieille Ecole de la République, elle était remise sur les rails, et vogue la galère !

Que tout de même des voix se fussent levées dans l’assourdissant silence pour demander qu’on réinventât l’Ecole, après « ce qui s’était passé », il faut certes le dire. Mais très vite et sous le poids des résistances (encore un mot nouveau !) qui s’opposaient sans le dire à ce qui avait été « La Résistance » (au sens militaire et politique du mot), le discours supposé réaliste s’empara de « l’échec scolaire » – oui ! déjà ! pour, comme on dit, « parer au plus pressé ». La messe était dite ! L’Ecole de la reconstruction d’après-guerre n’avait qu’à « mieux enseigner » – on ne disait déjà plus « instruire », et tout rentrerait dans l’ordre, « les vaches seraient bien gardées ». Et que si la pédagogie n’y arrivait pas, il suffirait – comme l’avait d’ailleurs déjà fait Vichy – d’en appeler à la Psychiatrie. On sauverait l’Ecole en soignant ses marges ou à tout le moins ses marginaux.

« L’échec scolaire » faisait ainsi son entrée triomphale dans le débat scolaire. On s’appliqua à ne pas y voir le symptôme d’un plus grand mal. Comme au jour d’aujourd’hui on parla « d’inadaptation » des élèves sans prendre garde à l’étendue cachée des dégâts. On oublia que les traumatismes qui avaient déjà fait leur chemin d’une génération à l’autre – entre la Première et la Seconde guerre mondiale – pouvaient reprendre du service dans une société qui souffrait par sa jeunesse interposée. Il ne serait pas dit que les vieux poisons agiraient en sous-main sur une population qui, directement ou indirectement, avait connu l’horreur et devait, une bonne fois, s’en remettre.

Et c’est ainsi que l’Education nationale put repartir, la tête haute, en s’appliquant à affiner ses fameux programmes. La bonne vieille « instruction » n’avait-elle pas mérité de la Patrie ? Quant aux grands projets de refondation, tel que celui, alors très connu, de Langevin-Wallon (respectivement physicien et psychologue) dont l’inspiration marxiste ne manqua pas d’effrayer l’establischment, ils se trouvèrent enveloppés et emportés par la vague : agir ! il fallait agir et, pour ce qui est de la pensée, on attendrait les Beaux jours … les Sciences de l’Education nettement plus tardives, jusqu’à leur enterrement discret.

Et c’est ainsi que l’Ecole qui, au temps des Hussards de la République instruisait pour éduquer – accessoirement former des citoyens – oublia pour longtemps d’asseoir la transmission des connaissances sur une pratique sociale de l’humanité, et alors même que les ruines de l’humanisme fumaient encore.

Pardonnez-moi ce rappel historique à gros traits, mais ne trouvez-vous pas que les mécanismes de la peur et de l’oubli, les blessures cachées voire projetées sur la scène sociale nous disent encore aujourd’hui quelque chose ?

Devant la situation que je vous ai décrite et alors que, tout jeune professeur, j’enseignais les Lettres, et que je voyais qu’un nombre significatif d’adolescents avaient envie de tout casser, il me parut qu’il fallait sortir de l’Ecole pour la réinventer. J’entrepris des études de psychologie mais surtout je rencontrai des amis. Et c’est ainsi que fut créée en 1956 l’Ecole dont j’ai raconté l’histoire dans mon livre « Une poétique pour l’éducation ». Ce que je veux en dire aujourd’hui tient en quelques mots : ce fut un internat où les enseignants prenaient en charge l’éducation, y compris la nuit. Quant aux élèves, leur participation à la construction de l’Ecole fut sans cesse sollicitée et, pendant près de vingt ans, l’entreprise, soutenue par la dynamique d’une équipe éducative, ne cessa de se réinventer. Plusieurs centaines de garçons et de filles y ont appris à reprendre confiance en eux et ils ont rejoint pour la plupart le système scolaire habituel.

Cette expérience qui s’est développée sur une vingtaine d’années m’a conduit à penser que l’éducation au sens large du mot et la pédagogie en particulier ne trouvent leur véritable force que si elles s’inventent dans ce qu’on pourrait appeler une « création commune ». Cette « création commune », je l’ai baptisée « Poétique », parce que je pense que la poésie procède d’une source vivante et d’un partage singulier avec le monde. J’entends par là que si la poésie provient d’une personne – ou, comme on dit, d’un sujet – ce qu’elle fait du langage en le forçant dans ses retranchements conventionnels est un objet qui déborde les mots, comme un paysage les éléments et la personne elle-même qui le composent. Il n’est pas jusqu’à la poésie la plus classique qui n’en témoigne à sa façon. Lorsque Racine dit :

« Le ciel n’est pas plus pur que le fond de mon cœur », l’idée qui s élargit avec l’image s’ouvre à tous par-delà l’implication personnelle du poète et cependant nous entendons sa voix à nulle autre pareille.

**

Je dois d’ailleurs et d’abord vous raconter comment la poésie a fait irruption dans ma toute première expérience pédagogique. Jeune professeur de lettres, je me trouvais en 6ème et en 5ème devant quelques élèves que l’expression française rebutait. C’est alors que je rencontrai le livre du psychanalyste suisse Charles Baudouin. J’y appris que les vieux mythes de la tradition gréco-romaine parlaient aux enfants mieux que tous les discours. Je me mis donc à inventer des sujets de narration qui reprenaient, peu ou prou, en les modernisant, des structures mythiques qui, si je puis dire, avaient fait leurs preuves. Conformément à mon attente, mes mauvais élèves se prirent au jeu. Et je compris bientôt que si l’inconscient de mes élèves y trouvait son compte, le statut poétique de ces mythes, plus ou moins délivrés de la réalité immédiate, les enchantait. Du reste les mêmes mauvais élèves pouvaient aimer Apollinaire et Max Jacob. De là je compris que nous devions donner aux textes, qu’ils fussent à lire ou à écrire, la capacité de s’offrir à un intérêt qui dépassait l’école. Les tissus dont ils étaient faits (car n’est-ce pas le sens du mot « texte » ?) devaient pouvoir se prêter à des opérations de découpage et d’enveloppement, telles que mes élèves, en s’attachant à leur matière, puissent aussi bien s’en rendre maîtres, que les suivre où ils les conduisaient, prenant des formes imprévues et presqu’inexplicablement familières.

Cette expérience m’en inspira une autre, alors que j’enseignais le latin en classe de seconde. La fameuse phrase dite « périodique » de Cicéron effrayait certains de mes jeunes latinistes. On s’appliqua, avant même de la comprendre, à la déclamer. Et une fois traduite, on poussa la plaisanterie irrespectueuse jusqu’à faire passer la pensée du maître-orateur par les fourches caudines d’une malheureuse histoire racontée dans un bistro. Catilina, l’escroc public rendu à sa banalité de filou, nous ne trahissions pas plus la majesté du discours cicéronien que Bossuet les cadavres des rois lorsqu’il rappelle que « le cœur de l’homme est creux et plein d’ordures ». Qu’un texte, fût-il salué comme un modèle de notre classicisme – pût aussi descendre de sa hauteur pour remonter tel un tapage trop humain au sommet de sa construction musicale, n’était-ce pas le signe que nous renvoie la poésie elle-même lorsqu’elle fait tout avec si peu, voire lorsqu’elle brise les mots pour les rendre à la grâce qu’ils ont perdue ?

Par ces exemples vous voyez que ce que j’appelle « poétique » – pour désigner une pratique pédagogique – rejoint ce que fait le poète, lorsqu’il joue jusqu’à la désinvolture avec le discours convenu du monde, voire avec son amie intime : la langue. Car le langage, cet outil humain si merveilleux, n’est-il pas très vite une prison ? C’est aussi ce que pensent de l’école ces adolescents, voire ces enfants, qui s’y sentent enfermés derrière les barreaux d’un discours qui n’est pas le leur, ni même plus largement celui du monde dans lequel ils vivent. Telle est donc l’urgence poétique de la pédagogie : redonner la vie aux mots et aux choses dont ces mots semblent de pauvres masques. J’y reviendrai un peu plus loin.

En attendant, je reviens à cette poétique dont j’ai parlé plus haut et qui s’est élargie à cette institution rapidement évoquée. Après ce que je viens de dire de l’école, la question se pose : comment faire d’une institution autre chose qu’une institution instituée ? Comment faire que ceux pour qui elle est faite la produisent et qu’ainsi – pour faire le lien avec ce que je disais tout à l’heure – elle ne parle pas pour eux, à leur place ?

Il s’agissait d’un internat : cinquante adolescents et pré-adolescents venus de collèges et lycées et fichant le bazar, ou suicidaires, ou errants. Une douzaine d’adultes venus de tous les horizons, recrutés selon la richesse de leurs parcours humains (de guerre et d’après-guerre) et diplômés de quelque chose, mais surtout prêts à tout. Ce fut un poème épique ! Je veux dire par là que tout pouvait arriver et arriva – jusqu’à un incendie que je raconte dans un prochain livre et qui fut allumé par un élève en détresse. Mais aussi – sans doute plus créatif mais guère moins difficile – la réalisation d’un film où les généreux adultes que nous étions durent jouer le rôle de kapos dans un camp de concentration. Car c’est ainsi que nos élèves nous voyaient et voyaient en nous ceux dont ils avaient peur.

Au jour le jour la poétique se réalisait à la fois dans la pédagogie et dans l’éducation par la place de la parole. Qu’il s’agisse de la classe, de la chambre, de la salle à manger, du parc, ces espaces pouvaient être parlés et leur fonctionnement ainsi revisité, échapper à la pesanteur des modèles, à leur dissémination autant qu’à la fausse unité de leur assemblage apparent.

Travail d’élucidation dans le respect des zones d’ombre, travail de remise en cause et d’accueil : on est là pour vivre avec ce qui est là et on le réinvente. Cela repose sur l’équipe des adultes et sa dynamique certainement originale en ce sens qu’elle ne procède par d’un savoir déclaré. Notre institution « psychopédagogique » peut toujours porter le nom d’une science qui reste à inventer, les psychopédagogues que nous sommes sont d’abord des personnes qui cherchent à faire de l’éducation à partir de ce qu’elles vivent. « Pour vivre ici » comme dit le poète Paul Eluard. En tant que professeurs et tout à la fois éducateurs (car nous partageons les soirées et les nuits auprès de nos élèves), nous nous occupons de tout. Ce que pourtant chacun sait de son expérience est confronté chaque jour à une réalité non sue.

Sous ce rapport j’appelle « poétique de l’éducation » ce qui ressortit pour les maîtres eux-mêmes à une forme d’apprentissage, ce qui ne signifie pas davantage que nous nous situions au même niveau que celui de nos élèves. Car c’est à nous que revient l’autorité de ceux qui, en dernier ressort, assurent la souple solidité du cadre.

Mais plutôt que de développer cet exemple, je dois vous dire que, mutatis mutandis, j’ai retrouvé une poétique institutionnelle de ce genre dans un cadre somme toute plus rigide que celui d’une école. Il s’agit d’un hôpital de jour pour adolescents crée et dirigé par mon ami le Docteur Raymond Cahn. En tant que responsable moi-même de la structure associative qui soutenait cette institution, j’y ai vu une équipe développer sur 20 ans une prise en charge à la fois thérapeutique et éducative (et même scolaire) qui aura elle-même été fondée sur la créativité collective.

Par ces évocations – et je pense aussi à des expériences qui, dans le cadre de l’Education nationale elle-même1, ont ici et là fait leurs preuves – j’ai voulu souligner que l’éducation – fût-elle scolaire passe par la réalité des personnes comme non seulement son canal mais son levier. Le creuset de l’alchimiste éducatif ne permet la transmission des savoirs que selon l’implication des acteurs dans un mélange actif où les matières humaines se rencontrent et se conjuguent entre elles. Qu’on utilise tant qu’on voudra les ordinateurs pour faciliter certains apprentissages, ce qui relève à proprement parler de l’éducation n’y trouvera pas son compte. Les poètes – et j’en ai vu parmi les adolescents que j’évoquais tout à l’heure – vont à la langue comme à une source, et la question de l’irrigation ne se pose qu’après. Le professeur – et je revois et je ré entends ceux qui m’ont le plus apporté – nous prend sur son dos d’homme et il mélange ainsi dans son corps et sa posture, ce qu’il sait avec ce qu’il est, et avec nous, comme si c’était pour lui aussi la source où il nous conduit.

Mais je voudrais m’attarder un instant sur certaines des raisons qui me paraissent constituer en profondeur la difficulté que nous avons d’accéder à cette poétique de l’éducation. Ces raisons sont pourtant celles qui nous invitent à y recourir.

Du côté de l’élève la curiosité de l’enfant n’est pas si homogène qu’on veut bien le dire. Elle est traversée par des peurs. La compulsion de répétition oppose une limite au goût de l’aventure. Les objets du savoir ont souvent l’air de fantômes, quand ils ne font pas penser à des vampires. Leur appréhension – au double sens de ce mot : s’approcher pour prendre et redouter – ne saurait toujours déboucher spontanément sur l’apprentissage. Il s’agit donc de dédramatiser la situation – et pour nous qui idéalisons le savoir, quelle découverte ! voilà qu’il nous faudrait revenir à cette attitude protectrice dont la dimension plus ou moins maternelle nous donne le sentiment de régresser. Et pourtant le jeu du poète n’est pas un enfantillage.

Et du côté du maître en effet les choses ne sont pas aussi claires qu’on veut bien le dire. Que le maître soit confronté ou non à la dérobade ou au refus de l’élève, sa position vis-à-vis du savoir mérite d’être interrogée. Si on a longtemps suspecté les conditions d’apprentissage que certains patrons réservaient à leurs apprentis, on a eu un peu vite fait de penser que les maîtres d’école – pour ne parler que d’eux – étaient innocents en la matière. Pourtant la simple observation de milieux intellectuels montre bien que l’affaire est plus compliquée. Bien des thésards que j’ai suivis en psychothérapie m’ont apporté là-dessus des témoignages édifiants. Le savoir qui donne un pouvoir n’est pas plus neutre pour celui qui le possède que pour celui qui est censé l’acquérir. Or le pouvoir du maître s’ajoutant à celui – fantasmatique – de l’objet-fantôme dont je parlais tout à l’heure, le blocage de l’élève a tôt fait de se renforcer. Et pourtant « l’autorité » du maître ne saurait être escamotée au profit d’une fausse égalité entre l’élève et lui. C’est alors que tout se joue, tout peut se jouer dans l’aventure du partage : le maître n’est pas un livre, il invente à mesure, il redécouvre ce qu’il a appris et cette dynamique lui vient aussi, s’il y prend garde, du groupe même de la classe et – je le redis avec force ! – de l’équipe éducative, pourvu qu’elle se vive comme telle.

Ces dernières remarques laissent entrevoir en effet ce que peut être le cadre psychologique et psychosocial d’un acte éducatif et pédagogique. Qu’il s’agisse de l’élève ou du maître, le mouvement qui porte la transmission me semble devoir être celui d’une création commune. Je n’ai véritablement appris et je n’ai su enseigner la grammaire française que lorsque je l’ai redécouverte (quinze ans après l’avoir enregistrée) dans un livre intitulé « Grammaire psychologique » (Galichet) et quand donc, retrouvant pour moi-même cette fraîcheur de l’apprentissage, je me suis mis à mettre en scène avec mes élèves la danse des mots et ses figures. J’étais porté – il faut aussi le dire – par la fameuse école où tout cela nous arrivait.

Pour dire cette créativité pédagogique et éducative j’ai employé le mot « poétique » parce que la poésie va chercher les choses derrière les choses en s’en donnant la liberté. Et aussi, parce que le poète – en dépit de l’image qu’on se plaît, voire qu’il se plaît, à en donner – n’est pas seul. En tant qu’aventurier et découvreur, il appartient à la communauté des chercheurs d’or, son or étant le désir des hommes pour la parole, celle dont Homère dit qu’elle est faite de « mots ailés ». Il arrive qu’un maître semble se détacher de ce corps vivant des poètes. Mais en réalité c’est un peuple silencieux qui vit avec lui. Son narcissisme se fond dans l’espoir d’un objet partagé – l’objet humanisé que le mauvais élève n’aperçoit encore que dans sa haine ou sa mélancolie hargneuse. Et le maître, si souvent déprimé lui aussi, le déteste et l’aime. Au fond, je pense que l’éducateur, fût-il enseignant, n’a choisi ce métier que parce qu’il a un compte à régler avec le savoir. Faire de la transmission son travail, c’est, en s’identifiant à tel ou tel savoir, le jeter hors de soi tel un ami-ennemi qu’on offrirait à un dieu inconnu. Il y a une violence contre soi-même dans cette volonté d’accroître l’autre d’une partie de sa propre richesse, comme sans doute dans ces actes de charité dont profite, qu’on le veuille ou non, un certain ordre du monde. Une ambivalence rôde dans les couloirs. Comment la déjouer sinon en délivrant les savoirs des jeux de pouvoir auxquels ils se prêtent, et en se rapprochant soi-même – avec l’élève – de ce plaisir d’aller ensemble vers des objets inconnus, étoiles perdues à retrouver. Et n’est-ce pas le chemin du poète ? Retourner les forces négatives – comme je l’ai évoqué – fût-ce en satisfaisant transitoirement leur capacité de destruction, car les savoirs ne procèdent-ils pas eux-mêmes, comme le disait Bachelard, d’une forme de violence, n’est-ce pas aussi ce que fait le poète ?

Le poète, comme l’enfant, comme l’adolescent, se libère de ses propres jouets en retournant contre eux une partie de la colère que nourrit en lui sa dépendance, car savoir c’est aussi perdre le bénéfice de ce qui, dans le rêve, ressortit à l’innocence.

Aussi bien je voudrais, en passant, battre en brèche l’idée que l’instruction serait l’arme d’une guerre contre la barbarie qu’on appelle ignorance ou pure et simple violence. Les savoirs accumulés dans la culture européenne du XXème siècle ont montré leur capacité à soutenir des projets stupides et cruels. Les figures de l’autorité utile sont plus souvent discrètes que celles qu’on brandit au-dessus de la mêlée comme des statues au front divin. Revisitons plutôt nos propres histoires.

L’éducation – celle qui nous a aidés à vivre la vie – y compris par les savoirs dont nous sommes les plus fiers – est une suite poétique souvent cachée dont nous savons que les pères et les mères plus ou moins symboliques qui nous l’ont donnée furent aussi nos frères et nos sœurs dans le partage, et sans que l’autorité s’y ordonnât selon celle des machines, nos nouveaux dieux.

Je crois que nous serons sauvés par un mélange de solitude et de partage qui se trouve être d’ailleurs le lot des éducateurs. L’éducation ne produit pas. Elle crée. Elle ne fabrique pas des réflexes, des attitudes précises comme des savoirs, des références, des actions historiques. Elle redonne de l’humanité à ce que l’homme a si vite fait d’en perdre, y compris dans les discours triomphants. Elle remet du silence dans la pensée, elle porte à aimer. Mes parents et plusieurs de mes maîtres m’ont fait apercevoir la vie comme un chemin et la marche elle-même avec soi et les autres. J’aurais certainement aimé d’entrer à l’Ecole normale supérieure mais je n’en connaissais même pas l’existence, et je me dis parfois : quelle chance !

La poésie nous apprend à ne parler que de ce qui, derrière les mots, s’approche du souffle. Elle n’annonce d’autre nouvelle que ce qui nous porte au-delà de soi, à la porte des idées, des choses et des personnes – cela justement qui est menacé : ce qui, à cette distance des savoirs, se tient en nous pour dire ce que l’humain poursuit d’humanité dans le chant, le cri, le silence, avec les siens et même les étrangers, dans l’ordre et le désordre de la vie.

Mais je m’emballe : comme les éducateurs, les poètes travaillent dans les tunnels, les souterrains, les terriers dirait Kafka.

La condescendance du Château qui traite de ces arpenteurs et autres géomètres de l’âme convient à leur obscurité, leur effacement, et nous n’avons qu’à cultiver fièrement notre modestie, comme des ouvriers sinon des auteurs. Mais qu’on nous entende ! Qu’on nous entende pendant qu’il en est temps !

Je dois en effet vous dire la suite de l’histoire institutionnelle que je viens de vous rapporter : après presque 20 ans d’existence, l’école se trouva confrontée à la normalisation accélérée de notre monde post-moderne. Comme il fallut un jour choisir entre un contrat mortifère avec l’Education nationale ou la transformation du lieu éducatif en lieu médical, je décidai de fermer l’Ecole. La standardisation qui s’installait dans le pays, la bien-pensance retrouvée, et, il faut le dire, à la longue, le poids du métier, militaient pour un changement de vie dont l’époque, il est vrai, nous offrait la chance. Mais la colère était toujours là !

Je pris donc le parti de mettre à profit mon expérience pédago-éducative en développant des actions de formation en direction des enseignants de l’Education nationale, des éducateurs du secteur de la Justice appelé alors « Education surveillée » et de nombreuses équipes pluri disciplinaires du secteur médico-social. Je dois dire ce que j’ai vu et qui, hélas ! n’a fait que croître et embellir.

Clairement engagées au service d’une action difficile et sans cesse remise sur le métier, les personnes souffraient. Elles étaient seules. Regardées de haut par leur administration, leur image socio-professionnelle était, comme on dit, à la ramasse. J’ai ainsi traîné mes guêtres dans la plupart des foyers parisiens et des internats régionaux relevant du Ministère de la Justice. Ils ont dû fermer les uns après les autres. La dépression, l’alcool, une révolte larvée sapaient les équipes. Les directions, tirées à hue et à dia, flottaient. Les adolescents – délinquants pour la plupart ou en voie de l’être – ne sortaient le plus souvent de la prostration que pour régler des comptes avec les limites, dans le déni d’une souffrance indicible. Quant aux professeurs de l’Education nationale, leur volonté même de chercher à comprendre les situations, les personnes et leur propre vécu les isolait d’un monde professionnel disséminé et refermé sur lui-même. Parler des difficultés professionnelles revenait à avouer son incapacité. La machine, à la fois tatillonne et désincarnée, renvoyait à une réalité à la fois fantomatique et agressive. Combien de maîtres, confrontés à des situations ingérables – et qu’on se garde bien, encore aujourd’hui, d’évoquer – devenaient ainsi des ombres ou des rebelles dont l’excellence obligée des fameux résultats au Bac n’aura fait que masquer le douloureux et incertain combat ?

Voilà donc ce que j’ai vu pendant les 20 ans qui ont suivi la fermeture de notre école. De mes constats je tire la conclusion que ce qui avait été possible dans les conditions de mon expérience pédago-éducative ne l’était plus dans un monde à la fois dépersonnalisé et aspiré par sa logique administrative. A comparer le secteur dévolu à la Fonction publique et, s’agissant du médico-social, à celui qui relevait de l’associatif, force était de dire que les petites institutions (EMP – IMP, CMPP, Hôpitaux de jour …) y résistaient clairement mieux à la dégradation générale. De cette comparaison il ressort enfin que c’est où les travailleurs respectés sont en mesure de s’appuyer sur une estime de soi (et la santé psychique qui l’accompagne) que, sous la condition aussi d’être soutenus par une équipe digne de ce nom, leurs métiers difficiles sont faisables et possiblement efficaces.

Cependant les bons résultats arrachés ici et là par ceux qui, contre vents et marées, » y croient » comme des Charles Péguy à la foi chevillée au corps n’apaisent ma colère que très relativement. Pour m’être trouvé invité à bien des manifestations officielles sur l’éternel « Echec scolaire » – et alors qu’on attendait du psychanalyste que j’étais devenu une lumière directement venue du ciel – j’ai vu tant de ministres saluer généreusement nos travaux soigneusement recensés et classés sans suite ! Fallait-il rire ou pleurer ? Rester ou partir ? L’illusion politique flotte sur l’Education nationale comme sur la république attaquée aujourd’hui de bien des côtés.

Il me serait sans doute trop facile de faire le procès des politiciens qui, comme on vient de le voir à l’occasion de la dernière campagne présidentielle, n’auront évoqué la question de l’éducation que du bout des lèvres. L’économie et la sécurité ne sont-elles pas les priorités absolues ? Et n’est-ce pas ce que pense tout aussi bien l’opinion publique ? Nos prêcheurs ne se privent pourtant pas de nous donner à penser qu’ils sont les instruments de notre salut, les prêtres laïcs chargés de notre éducation. Comme au lendemain de la guerre nos sauveurs feront le travail et le peuple des hommes « de rien » et des « sans dents » n’aura qu’à suivre la leçon, magistrale à souhait !

Malheureusement, cette conception de l’éducation par le haut, ce modèle éducatif solidement ancré, est soutenu – il faut le dire – par beaucoup, sinon la plupart des intellectuels. Heureux produits du Système, ils ne l’exaltent ou ne le décrient qu’au nom de principes déconnectés de la réalité. La réalité des éducateurs sur le terrain, les difficultés et les moyens de leur action ne les intéressent pas. La pédagogie, la psychopédagogie, la dynamique d’un groupe-classe, les fondements psychologiques de l’autorité, sont les cadets de leurs soucis. Autant parler de ces tâches domestiques comme de celle qu’on ne confie qu’à des employés de maison et bientôt, comme on l’envisage pour l’assistance des personnes âgées, à des robots ! Il n’est pas jusqu’aux psychanalystes – mes chers confrères – qui ne considèrent l’éducation que par le bout de leur lorgnette intimiste et arrogante. Quand on fréquente le monde des idées, fût-ce au titre de l’inconscient, la cuisine éducative et ses vieux pots n’exalte pas les grands esprits. Heureusement, se réjouit-on, les nouvelles technologies redonnent du lustre à la question des apprentissages, Dieu est avec nous, l’éducation suivra !

Naïveté de nos penseurs ! Colère ou pitié ? je ne sais plus …

Je pense à la jeunesse que j’ai vécue parmi de petites gens, des paysans accrochés à leur parcelle, des mineurs de fer, des marchands de tout et de rien. Beaucoup ne pensaient qu’à eux, à leur vie difficile, mais ils ne faisaient pas la leçon. Même les instituteurs et les institutrices ne faisaient pas les savants. Ils accomplissaient sans bruit un travail social et ils enseignaient le Français, le calcul et aussi l’hygiène et la politesse, tout cela ensemble. Ces gens-là n’étaient ni des héros ni des saints. Ils se moquaient au besoin les uns des autres. Pendant la guerre, la plupart, faute d’espérer dans les sermonneurs de service, se dépannaient entre eux. Ce n’était pas grandiose mais ça permettait de tenir : on était moins seuls ! Vous voyez tout de suite que les savoirs – y compris fondamentaux – n’étaient pas les premiers outils de ce travail qu’on appelle aujourd’hui – pompeusement – « le vivre ensemble ».

Certes je n’entends pas céder à l’idéalisation du peuple telle que la fabriquent ceux qui n’en connaissent pas la réalité. Les pulsions agressives voire celles d’auto destruction n’épargnent personne, et précisément c’est bien leur gestion difficile qui fait sans doute d’abord appel à l’éducation. Il n’en reste pas moins que la prétention de ceux qui s’autorisent à penser pour les autres fait également bon marché des forces discrètes qui compensent souvent l’étroitesse de l’esprit chez ceux qui ne savent pas ce qu’il faudrait savoir. Ces forces méprisées sont souvent plus proches de la vie que les idées et les mots trop grands dont les humains se font de pauvres boucliers. « Au feu le vernis craque » disait je ne sais plus quel général. A la campagne, au temps de la misère ordinaire et de la guerre, on s’entraidait certainement davantage que dans les rangs plus ou moins policés d’une société de plus en plus formée et qui ne brille pas toujours par ce qu’on n’ose plus appeler l’éducation. Le cœur – ce vieux mot qui associe bravement le corps et l’esprit – n’est pas toujours au rendez-vous de la concurrence des élites, y compris hélas les républicaines ! Et pourtant l’intelligence et l’affectivité sont ensemble à la tâche, là où la vie va le plus loin avec l’humanité de l’homme ; et, sans l’amitié qu’il porte si haut, qui dirait que Montaigne est sans doute de beaucoup le plus proche de ceux qui, philosophes ou non, nous montrent le chemin ?

Les victoires modernes de la rationalité – on le voit aujourd’hui de plus en plus clairement – se retournent contre nous, si nous ne prenons pas garde aux frustrations de notre sensibilité. Les satisfactions plus ou moins compulsives que peuvent nous apporter par compensation la consommation, voire les dérives régressives de la violence ne sont-elles pas là pour en témoigner ? Chacun sait ici que les lois, les plans d’urgence à la petite semaine ne suffiront pas à endiguer ces forces discrètement ou spectaculairement destructrices. Qu’il faille remettre de l’humain, c’est-à-dire de l’attention à l’autre, cela revient à chacun comme aux organisations et entreprises qui, à défaut de la mettre en œuvre, conduisent … à la guerre. Qu’il faille ré inventer une école à la hauteur de cette ambition n’est-ce pas assez clair ? Que l’éducation au sens propre du mot soit prioritaire et mobilise les volontés disponibles – et je ne doute pas qu’il y en ait – qu’attend-on pour le faire ?

Et comment ne pas rappeler que depuis au moins Rabelais et le même Montaigne, et malgré le peu de cas qu’on en a d’abord fait, l’éducation a occupé une place significative dans la philosophie des Lumières ? On peut aussi bien s’étonner que le fameux mouvement européen de « l’Ecole nouvelle » – largement soutenu par le développement moderne de la psychologie de l’enfant et renforcé par ce qu’on pourrait appeler « les leçons de la Guerre » (celle en particulier de 14/18) – n’aient laissé finalement que peu de traces dans notre conception globale de l’éducation. Certes Maria Montessori (1870-1952 – italienne) et Ovide Decroly (1871-1932 -belge) ont influencé la première école, l’école des petits. Mais Freinet (1896-1966) sent encore le souffre. Et l’adolescence, malgré de très nombreuses et plus récentes études, n’inspire pas une pédagogie qui lui soit réellement adaptée. On pourrait même dire que l’adolescence disparaît dans le jeunisme d’une époque qui en escamote la problématique au profit d’une projection pour le moins ambigüe. La maturité qu’on lui prête – en tout cas sur le plan intellectuel – néglige des conflits affectifs qui la déstabilisent et dont l’usage de la drogue et de l’alcool, la violence y compris suicidaire, manifestent la violence interne.

Mais cette méconnaissance de l’adolescence réelle et le mépris non moins réel de l’héritage éducatif que j’évoquais tout à l’heure en disent long sur le statut de l’éducation dans notre culture. Je crois qu’il faut s’y arrêter un instant.

Le prétexte des nécessités qu’imposerait aujourd’hui, en terme d’apprentissage des connaissances, le développement accéléré des sciences et des technologies (et globalement le fameux progrès) me semble confirmer le déni qui, aujourd’hui plus qu’hier (je pense au pré romantisme et au romantisme) paralyse notre culture. Cette société en effet (et la culture qu’elle produit la subissant à la fois et l’entretenant à sa manière), ne veut pas voir la réalité affective de l’enfance et, singulièrement, de l’adolescence, dans la mesure où elle s’applique elle-même à la refouler pour son propre compte. Y compris, comme on peut le voir par exemple, dans le traitement pour le moins ambigu d’une sexualité à la fois libérée et appauvrie. Un acquis par ailleurs aussi important que, sous l’un de ses aspects au moins, l’individu et ses droits, n’en recouvre pas moins un mouvement centripète défensif qui recouvre ce qu’on pourrait appeler globalement « la peur de l’autre ». Ne voit-on pas que « l’autre » – de plus en plus mis à distance, voire chosifié, par exemple sur les écrans – il ne reste qu’une place de plus en plus réduite à ce qu’on pourrait appeler la sensibilité sociale ? De son côté l’école reste conçue comme l’affaire de monades appelées élèves et la réponse des « bandes » de jeunes – là en particulier où le sentiment d’être mal aimé se développe – ne fait guère de doute. La revendication d’appartenance au moindre corps social, qu’il s’agisse de la bande ou de la communauté renvoie la culture dominante au dessèchement de sa sensibilité. Qu’enfin la scolarité, soigneusement remplie d’une telle culture, satisfasse globalement parents et professeurs, voire élèves, dans une sorte de fusion inconsciente avec l’institution si décriée qu’elle soit, ne fait sans doute qu’exprimer le besoin résiduel d’union sacrée avec la vieille « instruction publique », fantôme ultime de la Patrie.

Alors je vous le demande, faudra-t-il qu’une guerre éclate pour que, sous les coups d’une rationalité clairement folle, le besoin de remettre du cœur avec l’esprit dans le même lit de l’homme exige d’être satisfait … une dernière fois ?

Mais je sais aussi que, dans les marges et souvent loin des systèmes et de la pensée métallique et molle, il y a des gens parfois « de rien » et même de beaucoup qui s’activent pour que le BON et le BEAU soient au rendez-vous de notre humanité fragile.

Cette évocation me permet d’apaiser ma colère. J’ai fini, comme vous le savez et comme plusieurs d’entre vous, par me tourner vers la poésie, mais elle ne m’a jamais quitté et bien des gens avec qui j’ai travaillé la portaient en eux.

En conclusion

Bien d’autres, aujourd’hui encore, qu’on n’entend trop peu, dont ni les médias ni les penseurs de service ne prennent en compte la solide expérience, chuchotent le poème de Paul Eluard :

« Pour vivre ici

je fis un feu l’azur m’ayant abandonné… »

C’est qu’une Philosophie des Lumières – dont l’Ecole républicaine s’est clairement inspirée – ne saurait justifier que la référence à l’ouverture et à la liberté par la connaissance évacue le feu qui l’anime. Le feu dit une force qui associe l’amour à la vie, y compris sous l’aspect de cet excès qui fit des Hussards de la République les chevaliers d’une école dite « libératrice ». L’éducation, en tant qu’elle est poésie de création d’homme, participe de ce feu.

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1 Cf. par exemple le Collège expérimental Clisthène à Bordeaux.

J.-P. Bigeault
24 novembre 2017, Intervention in Collectif Effraction,
Poètes des cinq continents, l’Harmattan,

Une poétique pour l’éducation. De la psychopédagogie à l’art d’éduquer

Voici un ouvrage qui tombe à pic. En conservant une perspective psychanalytique, J.-P. Bigeault revient en toute liberté vers cet objet de pensée et de pratiques, la psychopédagogie, qui comme le sable coule entre les mains, ne cesse de nous échapper et de faire retour. Dans le contexte social actuel où la logique économique sert d’idéologie, portant l’utile au pinacle, l’auteur nous invite à un voyage au pays de l’éducation, promulguant un savoir-faire qui ne saurait se passer d’un certain savoir-être. Le décalage créé par le titre de l’ouvrage est bien une invitation, à rêver plutôt qu’à compter, à penser/vivre plutôt qu’à agir. Une mise en perspective plutôt qu’une recherche de la mise en acte, écrit l’auteur.
Dans cet ouvrage découpé en trois parties – historique, pratique, poétique –, il est question de co-créer un tissu institutionnel sur fond d’espace de rêverie partageable. Cet espace, aux effets non prédictibles, a pour visée de mieux accompagner les adolescents en souffrance qu’il accueille. R. Cahn l’évoque, dans la préface : face à ces adolescents, il est essentiel, voire vital, de rester inventif dans le dispositif psychopédagogique dont on croit tenir les rênes, de se laisser surprendre, et donc de ne rien figer dans des positions trop conventionnelles. On tient là, par l’abord historique des pédagogies nouvelles et de l’espoir (de l’utopie ?) partagé avec la psychanalyse, un contre-modèle de nombre d’institutions qui ont tenté ce geste envers ces adolescents : si l’institution est une création profondément humaine, elle ne peut qu’être traversée par les conflits et l’ambivalence de ceux qui la portent. Prendre en compte ces mouvements, ne pas les repousser mais plutôt les accueillir, implique une forme d’éloge discret du désordre, doublée d’une impossible modélisation. C’est peut-être là une des réponses possibles à l’idée proposée par J.-P. Bigeault : la psychopédagogie pourrait bien être une étoile morte. En l’absence de toute systématisation, la psychopédagogie est un mélange hybride de théories potentielles dont la diversité fait le sel ; elle est heureusement condamnée à se réinventer en fonction de chaque contexte et de chaque retrouvaille avec ces adolescents si dérangeants pour nos certitudes. Avec eux, impossible de s’endormir, ils nous tiennent éveillés même la nuit.
On ne trouvera donc dans cet ouvrage aucune thèse récurrente mais plutôt le récit d’un work in progress institutionnel qui a valeur d’expérience unique – et à ce titre remarquable, paradigmatique. Quant aux adolescents, la position adoptée par J.-P. Bigeault n’est pas sans rappeler la proposition faite par S. Freud en 1913, considérant que les tendances perverses et asociales doivent être vues comme le moteur de ce qui peut être transformé par la sublimation, et non un ennemi moral à combattre : « Nos plus hautes vertus se sont élevées, par des formations réactionnelles et des sublimations, de nos pires dispositions. L’éducation devrait scrupuleusement s’empêcher d’enterrer de si précieux ressorts d’action et devrait se limiter à encourager les processus par lesquels ces énergies empruntent des voies saines. »
En remontant aux fondations de la psychopédagogie, l’éducation apparaît comme un acte non seulement poétique, mais aussi, depuis toujours, politique. On repense à A. Aichhorn, au début du xxe siècle, créant des foyers éducatifs pour adolescents afin que ceux-ci ne soient pas embrigadés dans des mouvements paramilitaires annonçant le pire (l’instrumentalisation de la jeunesse, le nazisme…). Aujourd’hui, il demeure toujours suspect de penser ailleurs que dans un objectif précis, comme de viser la réussite scolaire à tout prix. Mais, comme le remarque l’auteur, les projets psychopédagogiques comme celui de Bernfeld et Hoffer en 1918 se heurtent à un obstacle récurrent : l’idéalisation, qui apparaît comme un leurre nécessaire, comme le bébé devra se désillusionner après avoir nourri l’illusion qu’il est le monde.
Qu’il s’agisse d’« ambiance psychothérapique » ou de « psychothérapie orchestrée », la psychopédagogie veut malgré elle quelque chose : agir sur les blocages inconscients en passant par la bande, par des dispositifs mettant la créativité et le décalage au premier plan. La prise en compte de l’environnement, familial et social, est aussi sa marque de fabrique, incluant un dialogue entre les différents partenaires qui se préoccupent de l’enfant et qui ne peuvent s’empêcher de se regarder en chiens de faïence. La qualité de l’environnement de l’enfant en dépend : prendre soin de lui s’articule avec le fait que la position psychopédagogique est une « émanation d’équipe » au sein de laquelle chacun pourrait être le porteur de son désir. La reconstitution d’un espace familial élargi, comme Anna Freud en son temps avec l’école d’Hietzing, fait partie de l’aventure et de son climat. Dans des coins plus sombres, on trouve aussi l’interdépendance affective. Comme l’étoile, l’angle peut paraître mort, mais une mort sans doute annoncée prématurément : l’atelier de français ou de mathématiques, de théâtre ou de poésie, ne peut être dissocié du travail effectué dans un internat de province par le menuisier, pilier officieux de l’institution. Suivant ce fil métaphorique, les adultes se retrouvent dans des « réunions de chantier » qui fon(den)t le ciment institutionnel. Cette culture du lien serait pourtant vaine sans la valeur de l’expérience, ici celle de l’internat.
Parce que c’est là que veut nous emmener finalement J.-P. Bigeault, avec un ton léger assumant sa différence. Dans le récit de cet internat qu’il dirigea il y a quelque temps déjà, il revisite l’importance d’une collégialité partagée : les enfants sont impliqués dans une commission des menus et ainsi, à petites touches, on voit émerger de l’ombre une atmosphère et sa flagrance. La vie passe, par exemple, à travers la construction de « journées à vivre ».
Par cet écrit humaniste loin de tout langage technique, J.-P. Bigeault raconte avec style les petites histoires qui composent le puzzle institutionnel. Ici, l’histoire d’un vol, là celle d’un incendie. Cet incendie allumé par un adolescent apparaît comme une tragédie – les bâtiments scolaires brûlent, on démissionne, l’illusion apparaît dans sa crudité, nue. En même temps, cet incendie agit comme un révélateur, à la façon dont un événement peut éclairer la nuit pour en démasquer les ombres. Médiation, marge, interstice, autant de mots creux s’ils ne sont pas accompagnés d’une expérience ; ici, dans cet internat, entre les murs, entre les mots, le double sens propre au langage de l’inconscient circule régulièrement : comment ne pas entendre que l’existence d’une grotte, à côté de l’internat, fait office de refuge ou d’espace véhiculant les angoisses de chacun ?
La pratique institutionnelle avec des adolescents ressemble souvent à une grotte à traverser, chaque son produisant une série de résonances pour chacun. Comme un écho de grotte, la culture de la séparation traverse à la fois la pratique institutionnelle et la problématique de tout adolescent. Peut-on exercer son art, de pédagogue, de psychothérapeute ou des deux, sans être proche de son adolescence, non pas dans une complicité que les adolescents dénonceraient sans concession, mais pour mieux entendre les vents contraires qui les agitent ? Pour éduquer, il serait nécessaire de conserver une certaine mobilité, pour transformer un savoir ou une technique en processus créatif. Les prises de décision baroques ne sont alors jamais loin ; cet adolescent qui crache sa désespérance aux visages médusés des éducateurs, il lui sera paradoxalement ordonné comme sanction de dire enfin, une fois pour toutes, tout le vocabulaire grossier à sa disposition, de donner toute sa place au fumier qui l’anime. Sous l’apparent absurde, l’humour perce et donne sa chance à celui qui déroge. De la même façon, comme A. Aichhorn le fit en son temps, donner la responsabilité d’un magasin – ici une buvette, là du tabac – à un adolescent qui a commis un vol fait glisser les lignes d’horizon, déplace et remobilise, dans la confiance d’un lien sécure et non menaçant.
Entrez dans cette danse, on en ressort ahuri devant l’audace, et joyeux face à l’absence de tout cynisme qu’implique cette poétique de l’art éducatif : une certaine dose de risque. N’ayez crainte, entrez dans la grotte.

Florian Houssier,
psychologue, psychanalyste et maître de conférences (hdr) à l’université Paris-Descartes.
In EMPAN 2011/4 N°184

Du roman pédagogique

« La théorie n’empêche pas d’exister »1 et même – pourrions-nous ajouter – bien au contraire! Car la théorie regarde en secret une scène plus ou moins muette dont elle ne feint même pas d’être le théâtre : saurait-elle montrer en effet ce qui se montre à elle pour ainsi dire malgré elle, ce qu’elle ne met pas en scène et qui pourtant la traverse comme le silence ou la lumière le paysage construit d’une cathédrale ou celui d’un état d’âme devenu pensée !

Et aussi bien la théorie, comme tous les autres monuments, donne justement sa chance à l’existence en tant que celle-ci la porte au-dessus de l’inertie et, on peut le dire, au-dessus de la mort qui s’inscrit en elle, dans l’immobilité de son discours.

Si bien que la théorie dit ce qu’elle dit, faux-semblant et faire-valoir de ce qu’elle ne dit pas et dont pourtant elle procède comme le conscient de l’inconscient.

En éducation ce double jeu de la Théorie – (que nous distinguerons désormais par son grand T) ou grande théorie, ou théorie théorétique – s’entrevoit dans un ballet dont je considère encore (ou déjà) les quatre protagonistes s’avançant par couples au devant de ma lunette – car n’éduquant plus à part entière (comme je l’ai fait pendant longtemps et davantage!) je ne suis plus qu’un spectateur de l’éducation, et de la théorie que j’en ai sortie – ou cru sortir – et que nous appellerons petite théorie ou théorie de la pratique.

A y regarder de plus près les quatre piliers d’une (mienne) Théorie de l’éducation seraient ma propre vie se faisant (y compris ce déjà fait à refaire) ou « autobiographie » de l’éducateur, puis « l’institution » que j’inventai, puis ce qu’on montre parfois des enfants à l’occasion d’une fête ou « production » (de mes élèves) et enfin oui! ma « théorie » de la pratique telle un dessin d’adulte à exposer en haut lieu par une journée de pluie épaisse et universitaire.

Ma « théorie » de l’éducation s’élancerait donc sous mes yeux avec « l’institution » et elles formeraient ensemble en effet une paire de « choses éducatives » dont il faut bien que – plus ou moins – je sois l’auteur. De leur côté « l’autobiographie » (de l’éducateur) et la « production » (des élèves) pourraient y aller de leur pas de deux comme justement deux soeurs – soeurs espiègles qui nous attirent à la limite de la théorie et de l’institution, tout à la fois du côté des discrètes alcôves et des joyeusetés démonstratives ; et on peut ajouter qu’elles ne collent certainement pas aux auteurs comme la peau aux os (à la manière des « choses éducatives ») mais plutôt comme l’âme et le corps, comme l’homme et la femme, comme le sujet et l’objet – ce qui fait qu’entre elles aussi, « autobiographie » et « production » se lient et s’entretiennent de bien curieux rapports où assurément l’existence a pris le pas sur la théorie.

A moins que la théorie, qui montre et démontre, qui donne et ordonne, ne contienne (comme l’institution, sa grande soeur un peu gauche!) ou ne retienne – dans le sens de retenir une bête un peu farouche rien qu’en détournant la tête (ce qui n’empêche pas de ne penser qu’à ça!) – le secret des deux vierges folles…

Aujourd’hui, avec la distance, j’écrirais donc une Théorie de l’institution des enfants qui serait tout aussi bien une institution théorétique de l’éduquer et dont le principe tiendrait en quelques mots : toute construction éducative n’est-elle pas qu’une tentative de réécrire l’histoire (la sienne bien sûr!) mais sous la forme spécifiquement oedipienne de ce que Freud appelle « le roman familial ». Pour un grand public mon « roman pédagogique » développerait en parallèle deux récits : celui d’une éducation que j’aurais – comme on dit – « reçue »et celui d’une éducation que j’aurais « donnée » (ou rendue) – comme on ne fait de cadeaux qu’à soi pour réparer l’éternelle insuffisance de ses origines. (Ainsi verrait-on sortir d’une quincaillerie où j’ai pratiquement vu le jour l’école que je fis naître un peu plus tard des fondations d’une abbaye déjà revisitée par les impressionnistes!). Tout cela serait simple jusqu’à l’apparition inopinée des « productions d’élèves », car on oublie souvent – dans les institutions, dans les théories, et un peu partout si on prend soin d’y regarder… – les enfants, les sujets (comme on dit) de l’éducation (peut-être par peur de dire qu’ils sont « sujets à »l’éducation et à plusieurs autres maladies) ; et je pourrais aller jusqu’à soutenir une Théorie de l’éducation qui prendrait ce problème de l’évacuation des enfants pour ainsi dire à bras le corps et qui conclurait rapidement qu’éduquer c’est énucléer l’enfant de l’éducation, c’est donc non seulement désenfanter l’enfant mais inventer un espace si plein d’enfant(s) qu’à la fin il n’en soit que plus vide, un désert célibataire aussi glabre que le gland sacrificiel du ciré d’Uruffe2 (ce prêtre footballeur aimé des enfants et des parents!).

Mais je peux encore arrêter cette Théorie avant qu’elle ne dévore le pédoncule de chair qui la relie non seulement à l’institution « comme je l’ai créée » mais à l’institution produite par les enfants – car dans une école, et même dans une école qui « comprend » ses élèves il y a une bataille de ceux-ci contre la compréhension de celle-là, et l’institution se découvre dans ce miroir pour ce qu’elle est secrètement – à l’insu même de l’auteur (pour ne parler que d’un!) dont l’autobiographie se cache encore sous son rideau.

Ainsi l’école de mes rêves réalisés – toute cautionnée d’une équipe de non moins réalistes rêveurs – il arriva que la grande liberté de parole engendra ce bien étrange – o décidément existentiel, comme dirait le Professeur Charcot! – discours d’enfants. C’était un film – qu’en « collectif » (avec d’autres adultes de l’institution) les élèves avaient entrepris de produire sur la marge naïvement institutionnelle et perverse à souhait de nos désirs d’amour. Il racontait une école – à s’y méprendre la leur, la nôtre, la mienne – comme ce lieu privilégié de la haine dont je me souviens qu’après un pélerinage au Struthof j’avais un jour auprès de mes collègues évoqué la honteuse image – pour que précisément « nous ne recommencions pas ». Ils nous donnaient à voir et mieux! ils nous donnaient à jouer le spectacle d’un camp de concentration où nous étions les kapos élaborant ce qu’ils n’avaient pas manqué d’appeler leur « solution finale ». Faut-il que l’institution par la bouche de ceux à qui elle donne la parole s’entende nommer du nom de mon propre père contre qui je l’avais inventée !

Appelant « l’autobiographie » à la rescousse, j’ai su depuis que j’avais vécu une enfance dans la terreur qu’ « il » me tuât – car l’ampleur du complot s’est découverte quand l’idée de ce désir de mort dont j’avais été l’objet a pu trouver sa place ordinaire entre la mise à mort des agneaux que nous élevions (mon père et moi) et le destin de Jésus, cet enfant bien mal récompensé pour avoir été le premier à l’Ecole !

Ainsi cela recommençait dans ma propre maison – et faut-il l’avouer dans mon propre coeur ! Car comme Jean-Jacques Rousseau je n’ai jamais trop guère aimé les enfant ! Eduquer, c’est faire un sort à cet agacement d’abord léger que les insinuations d’abord physiques, puis rapidement métaphysiques, de l’enfant provoquent le long de cette colonne spirituelle où s’articulent nos raisonnements d’adulte encore mal assuré ! Eduquer, c’est en finir avec ce chatouillement de nos certitudes que, sous l’effet conjugué de son effarement et de sa béatitude, le bébé – relayé longtemps par nos vieux élèves nous fait subir en grimaçant et en souriant jusqu’à ce qu’il ait enfin compris que la vie – comme le savoir – n’est ni un cataclysme, ni une plaisanterie mais une affaire d’intelligence et de courage, ou de plaisir et de liberté, ou de travail et de famille, ou même d’église et de patrie – car nos vertèbres axiologiques se fortifient du corset dont amoureusement nous bâtissons l’enfant !

Ainsi donc « l’école merveilleuse » s’échafaude comme l’autre – comme les autres – sur l’état de larve assez lovecraftienne où (comme la mienne) telle éducation manquée (ou réussie!) a circonscrit confusément le territoire de quelque immaturité. Elle s’est construite de ce sursaut quasi reptilien vers les paradis érectiles dont l’enfant, en me ramenant vers les bourbiers premiers, me montre malgré lui la direction. De l’autobiographie concordante à la théorie généralisatrice je pourrais faire mon affaire jusqu’à conclure encore une fois qu’il faut conduire le deuil de l’Ecole – comme de « l’enfant merveilleux »3 -et à quoi sert la Psychanalyse sinon à cette extraction des idoles aux pieds d’argile dont l’éducateur paludéen s’est voulu l’architecte !

Mais une théorie du « roman pédagogique » peut en cacher une autre dès lors q’elle fait passer du côté de « l’ancien testament » cette vieille menace de castration (dont l’antiquaillerie rime avec quincaillerie!) que toute invention éducative – idéalisante dans son principe – a pour but de renvoyer dans les ténèbres originelles avec les vieilles lunes ou ce que nous appelions – dans le commerce antérieur – les rossignols ! La Psychanalyse elle aussi – en tant que théorie reconnue du mystère dévoilé – contribue au tissage du manteau de Noé lorsqu’elle montre du doigt avec l’insistance qu’on sait un objet du délit qui n’est sans doute primordial en éducation qu’au titre d’une violence sans nom. Car « faire l’amour » à son élève (fût-ce par les jeux aseptisés de l’informatique!) de pénétrer l’adolescent et l’enfant – sans parler de l’adulte en position de formé-couché! – et il y en a tant d’autres de se livrer à lui comme à l’intromission de la nature ragaillardie dans notre culture… si’l s’agit d’une opération que le rapport de forces déchaîne aux limites de la prise libidinale, n’est-ce pas ce que nous lisons avec horreur tous les jours dans les colonnes – tendres jusqu’à la viscosité – où se bricolent monstrueusement les crimes de l’infanticide.

J’écrirais donc une Théorie de l’éducation où l’archaïque revisité descendrait beaucoup plus bas que les fondations encore visibles de mon école. La haine sortirait des salons voire des livings de la folie éducative ordinaire où la Psychanalyse, se perdant elle-même, aura pu la circonscrire à son tour, comme si, dès lors qu’il s’agit d’inconscient, toute théorie devient éducative malgré soi et renvoie le secret surpris à de plus stricts secrétaires.

Je n’échapperais pas à ce destin. Il me resterait à rameuter en moi – et dans ma culture – tout ce qui bave et éjacule subtilement, grossièrement, devant l’humiliation d’un petit d’homme, ou d’un petit homme, ou de l’ombre encore affaiblie de quelque brave animal – et considérer l’irradiation de ma pensée la plus éducationnelle par la vibration de ce que – dès lors que nous ne manions plus le hachoir musical de Gilles de Rais4 – nous nous contentons d’appeler des « fantasmes ». Oui! il faudrait faire ce travail psychanalytique – mais sans trop le dire et même en oubliant de le savoir – dans des conciliabules plus louches que les couloirs de nos discours où rien ne rôde (entre les clairs alignements de nos concepts) sinon l’idée toujours affadie de l’enfant qu’aucune chair ne hante (sinon toujours la sienne!) et alors même que le désir d’éduquer s’élève au dessus du « pot aux roses » (du petit Hans) comme le soupir éternel de l’esprit des maîtres qui ne pensent qu’à la pensée !

Mais le « roman pédagogique » laisserait-il passer entre les piliers de sa nef le soupir de derrière ce soupir, la chair pas triste de derrière ces livres mallarméens lus et sus, en quoi le sifflement de fouets très anciens pourraient encore être entendus sous le bruissement acide des admonestations de « celui qui sait » – quand il les distribue à la ronde de l’ignorance, à la fraîcheur stupide de la naïveté condamnée. Il faudrait à la Théorie cette force architecturale qui fait d’une cathédrale aussi bien désertée par l’idée de dieu qu’emplie de sa croyance le carrefour des sexualités expertes – ainsi qu’un tableau de l’enlèvement des Sabines où la vertu menacée se pare de l’attrait des corps qui en sont le rempart léger.

Une Théorie de l’éducation où la Psychanalyse serait entrée offrirait ces visions déculottées dont le rebondissement imprévu pourrait conduire de scabreux paysages tels qu’une Ecole où on apprendrait à oublier ce qu’on sait – et à la façon justement de ces temples qui conduisent à l’idée de l’Etre par le détour lumineux d’un vide où son absence confine à la densité, où l’alchimie de la chair tendre du nouveau né secrète sous d’inévitables déchirures l’émanation philosophale de son or déjà royal, car l’enfant naît aussi de sa mort délicieuse en nous.

En bref une Théorie de nos théories éducatives ressemblerait à l’existence – de Dieu, ou de la Nature, ou du bonhomme qui va faire de l’éducation (scions-scions) comme on fait du bois : on y verrait comme dans un tunnel – fût-ce même de nuit! – les deux bouts de ciel un peu moins épais qui sont l’entrée et la sortie de la pensée à travers les corps opaques, et seulement, lorsque son train illuminé le traverse, un aprçu des parois jusque-là muettes et aveugles.

Dans l’obscure forêt des pratiques (éducatives) il n’y a de Théorie qui éclaire que celle qui la déoupe – sans peur ni pitié – d’une retombée de pensée bûcheronne à la hache éclatante.

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1. voir Serge Leclaire, On tue un enfant, Le Seuil, 1975
2. voir Georges Bataille, Gilles de Rais, J.J. Pauvert, 1965.
3. Nous avons choisi de « déloger » l’infanticide de son non-dit culturel d’où le titre à la fois spectaculaire (doublement, si on admet l’hypothèse théâtrale) et déplacé (par l’effet de ce jeu de mots réparateur) de l’ouvrage en préparation : Les loges de l’infanticide !
4. Le grand oeil de ce voyeuriste dont la conscience serait toute entière dans la visée de l’enfant a été décrite par Michel Foucault, dans son analyse de l’institution carcérale et pédagogique dite panoptique. Voir Michel Foucault, Surveiller et punir, NRF, Gallimard, page 197 à 229.

On ne peut manquer de rattacher par ailleurs cette métaphore de la conscience (aux aguets dans la surveillance) à la culpabilité sépulcrale de CAIN: « l’oeil était dans la tombe… »

Jean-Pierre Bigeault
In Le Bloc-notes de la psychanalyse, n°7, 1987

Mise à mort mise au monde

« Or de là où les choses s’engendrent vers là aussi elles
doivent périr selon la nécessité »

ANAXIMANDRE

Certainement c’est l’intérieur de soi, à bas bruit psychanalytique, qu’ « on tue un enfant »1. Mais on tue les enfants, ailleurs, chez les pauvres, à la campagne, dans la banlieue blafarde, dans cette frange dévoyée de l’amour maternel qui déporte la folie des femmes à la frontière démoniaque d’un autre monde !

Même le discours (scientifique) a réussi ce tour de force : projeter l’infanticide hors de son cercle dans une région de l’innommable où il y aurait perte de sens, alors même que tant de mythes et la simple observation en font voir, sous l’infaillible rite, une théâtralité quasi ordonnée, une liturgie de la déraison.

Ou n’est-ce pas que « l’infanticide – comme tout le monde s’accorde à le dire ) n’est pas un crime comme les autres » ?

Plutôt qu’une scène ou la pièce toute entière d’une farce2 ou d’une tragédie aux dimensions tantôt domestiques tantôt métaphysiques, l’infanticide apparaît comme le lieu d’une représentation presque sans images, et en cela nous pourrions dire de ses « loges »3 qu’elles sont aussi vides que celles d’un théâtre après que les acteurs et les spectateurs se sont évanouis.

L’infanticide – une fois qu’on a compris que les effroyables « faits divers » qui en assurent le remplissage ne servent qu’à l’épurer de sa réalité terrible – serait mieux défini si on le comparait à la totalité d’un espace voué à la vision quasi déserte (à la presque pure conception de l’idée) d’un « acte » dont l’agent lui-même ne serait que le voyeur rentré en lui par effraction.

En ce sens ou pourrait dire que le crime, quelque réel qu’il soit, participe d’une réalité plus proche de celle d’un souvenir voire de celle d’un rêve. Si bien que le criminel s’y tient comme un spectateur arrivé après le pièce et qui, faite d’en appréhender directement l’intrigue ou le simple argument, s’attacherait à en construire le support scénique (cette matérialité dépouillée de l’acte sans histoire), l’infanticide consistant dans cette conscience à peu près vide et cependant s’éveillant à elle-même, comme, à une « autre vie » le défunt ou l’enfant.

L’enfant de l’infanticide répond à l’exigence de cette conscience obstinément mais sourdement décidée à se voir naître ou renaître. L’imbécilité compulsionnelle du meurtrier témoigne du caractère impérieux (sinon assuré) de cette décision. Ainsi, le voyeur pour entrer dans ce qu’il croit avoir vu (sans jamais en avoir acquis la certitude), répète avec frénésie l’édification du lieu d’où il verrait ce qu’il ne voit pas, posant aussi que « l’objet » doit disparaître au seul profit de son regard.

Dans la psychose puerpérale comme dans l’éducation familiale et ses prolongements, le « crime » obéit – mutatis mutandis – à une même économie pseudo théâtrale : la mère et l’instance pédo-productive qui en prend de tous côtés l’imposante relève ne font que dresser l’estrade ou l’autel de leur conscience perdue-retrouvée. L’acharnement mécanique du meurtre comme celui des pédagogies donne la mesure de cette nécessité où se trouvent les « auteurs » de l’enfant de le viser jusqu’à sa possible disparition afin qu’en tous cas leur vision (du guet à la surveillance) et le grand oeil qui l’élabore4 s’ouvrent et s’élèvent en eux.

Les meurtriers d’enfants sont ressenti depuis longtemps ce besoin de rouvrir pour leur compte une matrice qui serait enfin le contenant de leur moi, le théâtre de son spectacle. Une société puéricultrice comme la nôtre n’échappe pas à la psychose de sa dépossession psychique, et on peut ainsi comprendre que plus elle s’occupe de l’enfant et plus il lui faut, dans cette occupation même (obsédante comme une passion), nier l’objet qui la possède et se reprendre en le possédant.

le paradoxe de l’infanticide tient en cela que l’enfant y figure à la fois le symbole d’un éveil de la conscience ou d’un réveil de la conscience dans un organisme en partie vidé de ce qui constituait (autrefois ?) son « image de soi », et le symbole de la perte de cette conscience absorbée comme dans un miroir. C’est donc vers une problématique du paradis et de la Chute que nous conduit l’infanticide mais dans la circularité d’un enchaînement implacable où fonctionne envers et contre tout (et par-dessus ou par-dessous les rationalismes « libérateurs ») « la Faute » – puisqu’il faut l’appeler par son nom.

On comprend mieux que le crime s’accomplisse dans l’obscurité d’un espace psychique qui n’a sans doute de la détérioration mentale que l’apparence trompeuse. Le meurtrier rentre dans son théâtre comme un voleur qui ne peut s’emparer de la scène et de la loge du voyeur que si elles sont vacantes. Car il se souvient bien assez de la pièce !

Et si l’infanticide contribue ainsi au règlement de la faute originelle ou faute sexuelle de l’origine, c’est que l’enfant témoigne de ce qui s’est passé dans un commencement sordide et triomphant où les « auteurs », bricoleurs invétérés, ont bel et bien failli faire sauter la planète.

Les meurtriers de l’enfant ont certainement assisté, du plus profond de leur stupidité minérale, à ce printemps de la divinité, à l’insondable jouissance cosmique dont le branle-bas s’est répercuté jusqu’à eux. Ils ont certainement vu ce qu’ils ne devaient pas voir et ils n’ont de cesse de le revoir en s’appliquant, dans le même geste, à en lier et à en délier l’image.

La « débilité » des ces « pauvres filles » plus ou moins bretonnes, ou de ce militaire vendéen ou de ce curé lorrain – qui fendent de leur cortège franchement rustique la foule civilisée de notre société éducative – aurait-elle plus d’un tour dans son sac ? Mais nos doctes constructeurs d’enfants ne se chauffent pas d’un autre bois !

Ils ont vu mieux que personne la fameuse violence originelle : leur pauvre air d’oiseaux sans becs, l’indulgence affichée jusqu’à la mièvrerie de leurs yeux qui flottent, la scientificité délavée de leurs discours, témoignent de cet effort d’édulcoration de la vie pas où tous ces faux doux avouent assez qu’ils en connaissent la cruauté.

Aussi bien n’ont-ils rien de plus pressé, comme les héros du fait-divers (fût-il monté en graine mythologique!) que de revenir à cette image qui les poursuit. Car l’enfant leur re-présente à la fois cette image et le lieu d’où cette image doit être extraite pour que, sous le prétexte de l’instruire (de le construire), émerge enfin dans sa pure potentialité de « contenant » le théâtre (enfin nettoyé!) du monde adulte. Ainsi l’infanticide développe-t-il un espace de rationalité productive sur les ruines de ce fantasme de « nature » qu’attise encore un peu l’enfant dans l’esprit de son constructeur-destructeur.

Et voilà pourquoi, par delà les registres, nous pouvons assimiler la machinerie meurtrière la plus rudimentaire et des stratégies illusoirement sophistiquées qui, pour être pédagogiques, n’en sont pas moins l’expression contournée d’un appareillage destiné tout ensemble à la « mise en scène » et à l’abolition de cette « scène » évoquée par l’enfant.

Sous cet aspect on dira que l’éducation moderne avec ses rituels désacralisés (et cette pauvreté initiatique qui la caractérise) n’exalte la position de l’enfant (promu sujet du progrès sur lequel se fonde son idéologie) que pour le soumettre à sa perspective désincarnée (un profil de carrière!) – élaboration d’un regard essentiellement narcissique où l’objet ne compte plus que comme support d’un moi meurtri.

Les coups de ciseaux de la mère qui, dans un ordre aberrant, dessine et efface à bout portant le corps de son enfant ne visent bien souvent rien d’autre.

La destruction de l’objet – soumis à la pseudo-rigueur d’un système qui le propulse au centre aveugle du désir – réarme le bras déchu du meurtrier, sinon, comme il espère encore, sa conscience vacillante. Mais c’est en vérité que la décision de tuer l’enfant ne lui vient, comme dans les sacrifices traditionnels, que d’instances dont il subit le commandement5.

Tant il est vrai que l’aveuglement d’une conscience qui substitue sans le savoir un désir à un autre n’obéit plus qu’à un destin fixé par les dieux !

Et ce n’est pas le moindre paradoxe de notre rationalisme éducatif qu’il se débatte, au nom d’une culture désemparée, dans une aliénation peut-être plus lourde encore que les « dressages » d’antan.

Car l’enfant, objet d’un regard qui ne le traverse que pour revenir à cette société quasi orpheline (qui le dévore des yeux), disparaît de la scène où ce regard l’inscrit et qui est celle précisément d’un désir interdit.

Ainsi dirait-on qu’une société qui ne se remet pas de « la mort de Dieu » tente à la fois de se refaire un destin dans sa pédophilie « propre » (nettoyée à la lessive scientifique) et de s’affranchir de l’image incestueuse qui structure ce destin. En posant son objet éducatif hors de la sphère pulsionnelle, à distance en particulier du « désir de mort » qui hante pourtant la conscience de cultures moins expertes à discourir sur l’inconscient; en isolant l’enfant de sa réalité et de la réalité de ceux qui le font, cette société fonctionne dans l’abstraction d’un univers qui se défend d’être ce qu’il est.

Les meurtriers d’enfants ne savent pas davantage que leurs coups, lorsqu’ils s’abattent sur une ombre, sont l’envers et donc l’équivalent de ce qui les attache inexorablement à leur victime. Et faut-il dire que l’ombre en effet – qui n’est pas sans rappeler les morts-nés dont s’effraya le Moyen-Age6 – s’étend aujourd’hui sur l’enfant à proportion de cette menace que fait aussi peser sur lui la légitimation de l’avortement. La royauté de l’Enfant peut toujours s’augmenter de ce qu’induit le statut (quantitatif et qualitatif) d’une jeunesse plus ou moins hypostasiée, cette royauté n’est plus ce qu’elle était!

Si bien que l’ambivalence sociale à l’égard de l’enfant prend les proportions d’un conflit où la haine de l’adulte à l’égard de son jeune séducteur se développe à raison même de cette séduction et en des termes où la « réalité » (du désir de mort) vient soutenir le fantasme.

A telle enseigne que, tout comme les meurtriers d’enfants, la société qui pourrait dire avec le curé d’Uruffe « il y a quelque chose en moi que je ne comprends pas » ne s’acharne à « éduquer » sa progéniture que pour ignorer (refuser) ce qui l’attache doublement à elle : un désir, qui, sous le couvert même de l’idéalisation conduit à une fusion tellement régressive que l’amour s’y fait peur à lui-même, et n’a plus qu’à se déguiser en hystérie éducative; et un autre désir – où affleure le sadisme et qui, toujours trouvant plus ou moins à s’institutionnaliser dans un cérémonial, débouche sur le sacrifice laïcisé des mises au pas militaire ou scolaire où s’accomplissent ce que, parlant d’Iphigénie et de son père, André Green a appelé des « noces de mort »7.

Entre les Bacchantes et Agamemnon s’opère ainsi, d’une misère à une espèce de gloire, du HLM déclassé à l’école obligatoire de Jules Ferry, un infanticide ordinaire qui – dans sa version moderne en tout cas – ne dit même plus son nom !

Le lieu théâtral de l’infanticide s’estompe dans la nuit des légendes qui ont fait long feu. Déjà vidé par essence de toute représentation, il se vide une deuxième fois de cette forme étrangement creusée dans le désir humain où prend pied la conscience. Ainsi peut-être passe-t-on – pour ce qui est de la conscience moderne – d’une modalité de malheur à une modalité de désespoir. Le lieu théâtral de l’infanticide n’est plus que ruine au milieu du mythe démythifié. On a tout compris mais rien ne nous comprend plus. Monstrueux fait-divers, l’infanticide-dont-on-parle associe contradictoirement la banalité événementielle et un prodige d’ailleurs démodé. Il a le statut néo-bourgeois de l’objet surréaliste qu’environne – au point même de le permettre – un décor rationnel. Ainsi réduit à une aberration que ne soutiennent plus les dieux, sans référence à la sacralisation sacrificielle qui en démontrait collectivement la démesure orgiaque aussi bien que l’émergence à peine voilée d’un calcul8, débarrassé facticement de son imaginaire comme si, une fois son cauchemar interprété, la conscience du rêveur demeurait seule avec elle-même, l’infanticide peut infiltrer le monde entier des relations de l’Homme avec son Enfant.

Et cette infiltration – qu’organisent les forces conjuguées du refoulement chrétien (où le filicide théologique prend les allures plus séculières d’un fratricide) et de la réduction rationaliste – prive de son inquiétante vigueur la dynamique originelle de « la génération » (ou mise au monde), sans parler de la dynamique du conflit de ce qu’on appelle aussi « les générations ».

Tant il est vrai que le lieu théâtral de l’infanticide auquel rituellement l’Homme fut longtemps convié par les dieux (et l’est encore dans les sociétés qui pratiquent l’initiation) – lieu vide de son propre plein (cette image fascinante des origines) – pourrait aussi, sous certaines conditions, s’associer la représentation active d’un passé dans le présent d’une création.

Une théorie de l’infanticide devra donc trouver sa place à l’intérieur d’une théorie qui rende compte des phénomènes quasi cosmiques de la création de l’enfant.

Car l’enfant, véritable corps astral dans l’immensité du firmament psychique (y compris le plus apparemment désert) ne naît pas d’un processus univoque – entièrement favorable ou défavorable – comme la bonne ou la mauvaise étoile de nos rêverie sur le destin.

Une astrophysique de la génération humaine – s’allégeant des restrictions mentales qui nous fabriquent des morales (toujours) plus soucieuses de bonne conscience que de lucidité – reste à inventer.

En l’attendant, nous savons qu’à l’échelon individuel l’enfant procède d’une rencontre où le conflit des différences intervient comme un moteur certainement plus originaire que l’harmonie des conjonctions. Dans le monde des désirs la guerre justifie l’amour, sinon l’inverse.

Nous savons qu’en même temps la mère ne « produit » l’enfant qu’au terme d’un processus où la fusion appelée « symbiotique » ne débouche au moins physiquement sur la mise au monde qu’à raison de se heurter à cette force contraire dite d’expulsion, soit une agressivité (quasi ou pré-infanticide) qui conditionne ni plus ni moins la « sortie » de l’enfant.

Il ne saurait à cet égard y avoir de naissance sans l’intervention d’une violence originelle. Et cette évidence bio-psychologique devient très vite une évidence éducative : le sujet ne se construit qu’au prix d’un « abandon » minimal, et ce que les psychologues ont pointé sous le terme de « séparation »9 renvoie à un mouvement parental où le rejet tient sa place. Les mythes dits ‘de la naissance du héros » nous en apprennent là-dessus beaucoup plus que les manuels de puériculture pour qui l’enfant, scientifiquement aimé, échapperait à la « haine » de ses éducateurs.

Mais c’est oublier que l’enfant « excède » naturellement ceux qui l’aiment: il les excède non seulement par sa vitalité débridée mais, dès le départ, par la surcharge de sens qu’il donne au Désir de l’Homme; ouverture si vite refermée, toute puissance renvoyée à ses limites – puisque mettre qu monde un vivant, c’est aussi mettre un terme anticipateur à sa propre vie, signer en quelque sorte par avance son arrêt de mort. Et aussi bien l’enfant – agresseur de cette imagerie (si vite refoulée dans une idéologie de l’enfant-sauveur!) s’emploie-t-il à réveiller – précisément chez ceux qui l’aiment – une hostilité dont le bénéfice peut encore lui revenir. Car qu’est-ce que l’autorité – quelque justification qu’on en donne par ailleurs – sinon cette hostilité potentiellement bénéfique que l’éduqué demande (aussi) à l’éducateur pour se tenir à bonne distance de son amour et de sa haine. Dans le rejet qu’elle réitère – comme en faveur d’une deuxième naissance – l’autorité délimite un « dehors » (qui n’est vertes pas un « nulle-part ») et on pourrait dire que l’éducation (au sens étymologique du mot), cette « sortie » seconde, constitue un « abandon » doublement nécessaire mais qui ne se légitime aussi bien que de « remettre l’enfant au monde », soit donc de lui ouvrir un autre espace que celui-même où se joue entre les partenaires le combat toujours trop singulier de l’hostilité des personnes.

Ainsi, ce que nous avons appelé « l’infanticide éducatif » correspond-il à la dérive d’une telle hostilité (potentiellement bénéfique), lorsque, méconnue dans son principe, elle prend une revanche dans ces formes régressives où l’autorité se met à jouir de son excès comme de son manque, au lieu de tracer entre l’adulte et l’enfant les nécessaires limites symboliques d’une séparation.

De la famille à l’école une véritable « mise au monde » de l’enfant impliquerait donc que les conditions institutionnelles de l’autorité éducative soient réarticulées avec les conditions d’une authentique créativité.

Car seul l’éclatement de la vie justifie le retour d’une violence naturelle telle que celle qui se manifeste au coeur du nécessaire procès de la séparation.

Mais la réinvention des institutions pédo-productrices appelle que le modèle fonctionnel d’où elles procèdent soit lui-même revitalisé. Une théorie de l’éducation réinsérée dans une théorie de la naissance – qui réintégrerait elle-même l’infanticide comme tout à la fois sa condition et sa limite – est ainsi devenue d’autant plus nécessaire qu’une dynamique de la mise au monde ne se dégage pas – bien au contraire – d’une problématique de la production.

Dans cette perspective on dira que la Famille et l’Ecole modernes ont tout à apprendre de ce qui, en elles continue de fonctionner sur le mode inavouable de l’exclusion de l’enfant. « Mettre au monde » et « sortir un produit » ne procèdent pas du même mouvement centrifuge puisque, dans le premier cas, le « sujet » n’échappe à sa condition d’ « objet » que si son auteur en vient à l’imaginer lui-même comme « autrui » à part entière et, pour cela, s’en débarrasse paradoxalement comme d’un intrus, le renvoie à une origine censée (déjà) lui appartenir (du jour de cette naissance tous les jours répétée où il va commencer), l’expédie vers un avenir réputé libre, c’est-à-dire insaisissable, si bien qu’au bout de cette « expédition » se dessine en filigrane latin le « ad patres » d’une sale idée !

Quel producteur demande à son produit d’être ainsi – dans l’ambiguïté d’un désir qui contient sa perte – son propre père ? Une théorie de la mise au monde, en reprenant les éléments complexes de cette destructivité essentielle, ne permettrait plus de confondre les auteurs et les producteurs, surtout quand les auteurs font une oeuvre appelée à devenir auteur à son tour. Et en associant à la destructivité la créativité singulière du poète qui consent ainsi à « l’échappée » du poème (car la maîtrise du créateur n’est pas le tout de l’oeuvre!), elle indiquerait un lien qui ne lie plus depuis longtemps l’institution éducative avec elle-même : car sa violence séparatrice tourne à vide chaque fois qu’elle oublie que son « enfant-poème » peut aussi l’ « inspirer », la tirer loin au dehors des limites de sa machinerie, la déborder d’un secret qu’elle a voulu et qui pourtant (fût-ce à elle-même tout justement!) ne se livre pas…

C’est donc à retrouver sa « fonction initiatique », à mieux articuler « l’infanticide symbolique » d’une exclusion avec le désir sans cesse repris de la « mise au monde » ou inclusion (d’ailleurs elle-même symbolique), que l’institution pédo-productrice pourra devenir pédo-créative dans une société qui vise à la fois l’intégration et (en cela plus ambitieuse que les sociétés traditionnelles) la liberté subjective

Il reste que « changer de modèle » pour une Famille et une Ecole tiraillées entre l’autoritarisme sans image de sa bureaucratie et le pédocentrisme d’un espace éducatif sans étendue (réduit à un point fixe comme une obsession) appelle une conversion profonde : se détourner d’une idéologie qui constitue les institutions (par opposition aux personnes) en instances supposées solidement unifiées dans l’univocité morale de leur destination. Car ni la Famille ni l’Ecole ne sont bonnes – ni d’ailleurs mauvaises – par essence : leur identité même n’est qu’un leurre si on la rapporte à la figure simplifiée que leur fonction « privilégiée » dessine.

Une structure créative ne l’est-elle pas en effet qu’au prix du risque qu’elle prend de ne plus savoir « qui elle est » vis-à-vis de ce qu’elle crée (de celui qu’elle crée) puisqu’aussi bien c’est ce « créé » qui la crée elle-même ? Il y a là, au coeur de la structure, une potentialité de folie même qui la définit certainement beaucoup mieux que la sempiternelle référence à la pureté (ou à la malignité) de ses intentions.

« Changer de modèle » en matière d’institution éducative, c’est d’abord retrouver qu’il existe une « impureté » dans le mélange de la raison pédo-productrice, une faille par où le « système » pourrait s’engouffrer et l’enfant de l’infanticide avec…

Rien ne se crée d’un sujet pour qui la fracture – toujours vue comme venue d’ailleurs (fût-ce d’un lieu de soi « mauvais » et précisément projeté sur l’enfant) – n’apparaît pas comme ce gouffre où se trouve le monde de la mise au monde.

Le modèle sacrificiel auquel renvoient tous les grands mythes de fondation et de formation contenait sans doute ce vide immense, l’installait au centre de la pensée alors que nos mythologies de la production (relayées par celles de l’élucidation explicative) n’en font plus qu’une défaillance de la Raison, une Crise.

De la jouissance mal vécue des auteurs coupables (devenus tueurs d’enfant) au plaisir de créer des poètes (tombés fous comme d’une grossesse divine) s’ouvre l’abîme de l’infanticide.

Sa théorie serait une passerelle jetée par-dessus pour servir de fil à une traversée qui, au lieu d’en recouvrir l’étendue, s’efforcerait d’en maintenir à distance les deux bords vertigineux.

Il était une banlieue… L’infanticide occupe faussement un espace du dehors. On voit bien que l’organicité souffrants de la banlieue soutient le système de la raison urbaine une fois que sa déchéance éclate au soleil.

L’infanticide étant le meurtre des commencements, il fleurit de ces démembrements de jeunes corps rendus au déchirement des matrices dont s’honorent les hommes dès qu’ils se mettent à construire (à penser) « un peu sérieusement ».

Il faut que jeunesse se passe !

Aussi bien, ce rapport des auteurs au lecteur prend la forme ici de l’espace concentrique où les premiers (pâles princes!) balancent à la jeune figure du second la juvénile incongruité des images par où le livre (qui reste à écrire!) commence. Ce livre naît de ce démembrement renvoyé à la déchirure.

Tout ce qui commence dans l’esprit – fût-ce la plus dérisoire des idées – passe par cette violence de tout ce qui, dans les images, reflète encore la violence organique des commencements.

« Mettre aumonde » c’est aussi revenir sur les lieux du crime !

Une ville – une pensée sagement construite – reviendrait si souvent à son origine que sa blessure de plaisir d’être au monde s’ouvrirait dans ses jardins.

Un père, une mère, des écoles s’aimeraient d’avoir osé aimer. Les jardins de cette ville seraient aussi les cimetières rigoureux et secrets du passé – ce qu’on appelle sa culture, sa violence à peine radoucie. Un jour on y enfermerait les enfants. Un autre jours, les forains y plantant leurs manèges, la fête éducative se mettrait à tourner sur les siècles enfouis, sur les mises au monde décolorées.

Mais la couleur du sang de la naissance reviendrait parmi les cris et les rires. Notre théorie serait rouge dans le matin trop blanc.

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1. S. FREUD, « Jean Martin CHARCOT », GW I 21-35. Trad française Résultats Idées Problèmes, tome I, P.U.F. 1984
2. A Uruffe (en Lorraine), le 1er décembre 1956, l’abbé D. éventra sa maîtresse, Régine, qui attendait un enfant de lui. En ayant ensuite extrait le foetus, il le baptisa avant de le tuer à son tour.
3. Serge Leclaire, On tue un enfant, Le Seuil, 1975.
4 Cf. à propos des manécantries subventionnées par Gilles de Rais, Georges Bataille, Gilles de Rais, J.J. Pauvert, 1965.
5. Agamemnon et Abraham là-dessus se retrouvent ! Voir André Green, Un oeil en trop, les Editions de Minuit, page 213.
6. voir Charles Didier, Faut-il baptiser les enfants ?, Editions du Cerf, 1967. Lire aussi quant à l’hypothèse d’une culpabilité collective relative à l’avortement, l’excellent article de Laurent Dispot « E.T. sur le divan » in Le Matin, 01.12. 82.
7 voir André Green, opus cité
8. On se reportera, pour éclairer cette articulation (économique au sens d’une économie psychique) entre la démesure de la dépense et la mesure (ou son simulacre) de la Raison calculatrice à l’oeuvre de Georges Bataille et en particulier : la part maudite, les Editions de Minuit, 1949.
9. Sur la valeur de la séparation en tant qu’expérience fondamentales et potentiellement constructive, on pourra lire en particulier Winnicot D. W., « La position dépressive dans le développement affectif normal », De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, Paris, 1969.

Jean-Pierre Bigeault
In Le Bloc-notes de la psychanalyse, n°7, 1987