Pour vous présenter mes deux derniers livres, « Ce qui apparaît » et « L’enfance du sexe », j’ai dû réfléchir aux liens qui, plus ou moins clairement, les rattache l’un à l’autre. C’est qu’en effet je les ai écrits dans une certaine précipitation, comme s’ils ne pouvaient attendre. Il m’a donc fallu quelque temps pour réaliser qu’ils répondaient à une double nécessité : l’une qui se trouve liée à mon âge, l’autre à l’état du monde. Je trouve en effet que le monde, tel qu’aujourd’hui il est vu, connu, exploité comme un objet, disparaît avec l’homme, lui-même vu, connu et exploité comme l’on sait. Il en résulte même qu’en dépit de l’accumulation des savoirs qui nous les expliquent l’un et l’autre, voire à cause de cette accumulation, nous n’entendons plus le chant qu’ils nous donnent à entendre.
Cette découverte, assez banale j’en conviens, s’est augmentée de la nécessité où me met aujourd’hui mon âge, de comprendre comment j’ai vraiment vécu ma vie, tout justement hors des sentiers battus de ce monde-là. Projeté déjà, d’une certaine façon hors de l’histoire, je fais – comme on le dit – mon bilan. Mais ce bilan n’a rien à voir avec la quantité supposée de mes exploits, heureux et malheureux, tel qu’on est prié de le faire à la fin d’une existence comme pour la fermeture d’une entreprise. J’ai donc voulu me situer au-delà des évènements qui donnent à toute vie l’allure d’un récit, au-delà donc du pathétique curriculum vitae, comme de la glorieuse notice nécrologique.
C’est que je vois aujourd’hui se dessiner les fils d’un tissu plus intime dont je dirais qu’il forme autour de moi l’enveloppe d’une micro biosphère telle que, pour chacun d’entre nous elle constitue ce que nous pouvons appeler notre vraie vie ou, plus modestement, notre vécu. J’ai donc entrepris de me réapproprier cette expérience personnelle par une écriture qui tente d’en restituer le caractère banalement miraculeux. Car toute vie – dès lors qu’on entrevoit sa fin et si on la regarde véritablement de son point de vue – ne donne-t-elle pas à voir, par-delà son efficacité pratique, par-delà le jeu de ses apparences plus ou moins objectives, ce qui lui revient, non seulement de singulier, mais d’universel ? Pour ne pas y aller par quatre chemins, j’ose même poser la question : quelles furent, quelles sont les petites et même grandes extases qui nous font vivre ?
A cet égard l’intitulé « l’autre monde » que j’ai choisi pour faire mouche, est évidemment surchargé de sens. Il évoque aussi bien le fameux « au-delà » d’une vie après la mort que « l’en-deçà » du passé, cet autre monde que nous restitue la mémoire. Je pense d’ailleurs – soit-dit en passant – que les tentations de reporter « l’autre monde » aussi bien sur les « lendemains qui chantent » que sur « les neiges d’antan », ont souvent pour effet de nous détourner du présent et de ses richesses. Or c’est précisément le présent, et le monde tel qu’il est ici et maintenant, que j’appelle paradoxalement « l’autre monde », monde de derrière le monde et qui éclate à travers le jeu d’ombres et de lumières de ses apparences.
Cette conception ne m’empêche pas de rendre au passé ce que nous lui devons. Et c’est ainsi que, pour faire ressortir la dynamique de cet « autre monde au présent » que je viens d’évoquer, je vais d’abord passer par une réflexion sur la mémoire et le souvenir. J’aurais certainement dû, dans le même temps, explorer le rôle de l’attente et de l’espérance dans cette construction active du présent, alors même qu’elle se situe à l’intersection brûlante du passé et de l’avenir. Mais l’espérance est d’une matière encore plus subtile que le souvenir. Je m’y collerai une autre fois. En attendant j’espère vous convaincre que nous sommes tous des poètes, puisque nos vies sont des poèmes.
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J’en viens donc d’abord aux souvenirs. Je pense en effet que la mémoire, à défaut de faire ressusciter les morts, nous fait vivre dans l’après-coup, une expérience tout à fait significative de ce que pourrait être le présent, si nous lui appliquions le même traitement que celui qu’applique au passé ce qu’on pourrait appeler « le travail du souvenir ». Ou, pour le dire plus directement, je crois que la liberté que nous savons donner à notre mémoire lorsque nous essayons de faire revivre le passé, ferait beaucoup de bien à notre perception du présent, si nous étions en mesure de l’en faire bénéficier.
Certains souvenirs, pour ainsi dire inépuisables, nous donnent une idée de la richesse ainsi accumulée dans le vécu d’un présent auquel nous avons donné, à l’époque, la place souvent indicible d’un évènement devenu partie prenante de notre intimité. Nous gardons précieusement ces souvenirs depuis notre enfance. Ils ont été les racines et la tige plus ou moins fournies de la fleur dont le fruit nourrit durablement notre vie. Ce qui leur a valu cette force tient au fait que l’émotion et l’objet qui la provoquait se sont associés en nous, devenant source d’étonnement et chemin ouvert à la connaissance. En voici un exemple personnel :
J’ai dix ans. Parti sur les routes de ce qu’au début de la deuxième guerre mondiale on a appelé l’Exode, je me trouve hébergé dans une ferme avec mes parents. Comme j’accompagne le fermier dans le travail des champs, je découvre un jour qu’un de ses bœufs – qui lui sert d’animal de trait – s’est cassé une corne. Il ne pourra plus tirer la charrue avec son compagnon, il va falloir l’abattre. Et il faudra même les abattre tous les deux, parce que le survivant, privé de son partenaire habituel, va se laisser mourir.
Sous son apparente modestie, ce souvenir dissimule une expérience dont il reste le témoin bien vivant. Il dit l’émotion que provoque en moi la brisure d’un monde incarné par ce couple de bœufs. S’y ajoute l’image de mon père, contraint de remettre à l’ennemi le révolver qu’il a gardé de « l’autre guerre », ce qui confère à la Défaite la dimension d’un désastre encore plus intime.
Ce souvenir n’en finit pas de me parler. Il donne un corps symbolique à l’expérience de la vie, telle qu’un enfant comme les autres, moins pressé de rationaliser le réel que de l’accueillir à l’intérieur de lui, l’a vécue, comme on dit, dans « le secret de son cœur ».
Loin d’un tel drame, les fameuses aubépines de Combray que Proust fait revivre au début de La Recherche (« Du côté de chez Swan »), n’ont retrouvé leur dimension cachée qu’après que le souvenir les a fait revenir à la conscience grâce à cette liberté de recréation qu’offre la mémoire. Car le secret de leur « efflorescence » (sic) – ce jeu des étamines que le petit Marcel tentait à l’époque de mimer au fond de lui – appartenait encore au mystère de l’église toute proche (et vraisemblablement à celui de la sexualité) où se préparait une célébration pompeuse.
Mais laissons le passé au souvenir. Ces quelques mots n’auront eu pour but – comme je l’ai déjà dit – que d’éclairer ce qu’on pourrait appeler de façon assez générale l’appropriation du vécu au moment où il se vit. « L’autre monde » dont je parle est celui qui, avant même de constituer les plus vivants de nos souvenirs, se construit déjà en nous selon cette potentialité de richesses que notre propre capacité d’accueil précisément lui reconnaît. C’est une expérience, plus courante qu’il n’y paraît.
Je pense à ces voyages en train qui nous permettent d’approcher paradoxalement des paysages que leur fuite éperdue fait défiler devant nous comme sur un écran. Vous roulez ainsi en direction de Cherbourg. Traversant le marais de Carentan, et alors que le vent semble tirer les oiseaux et votre corps du côté des nuages déjà pris dans les roseaux, vous n’avez pas besoin d’avoir lu Barbey d’Aurevilly pour savoir que la terre mélangée d’eau est une âme, et que vous la cherchez malgré vous en vous, comme l’ombre portée d’un cavalier dont vous seriez, à travers le train, le cheval. Voilà une expérience de soi qui fait de ce passage – et de ce paysage – la traversée d’un « je » dont Rimbaud disait qu’il est « un autre » et que j’appelle « l’autre monde ». Je parle donc d’un vécu qui nous porte aux limites de notre « soi » et qui, par-là pourtant, nous révèle notre « être avec le monde ».
Qu’en est-il donc de l’objet, quand une certaine perception, libérée, si je puis dire, de l’obligation de réserve, s’autorise à le posséder par-delà les limites que lui impose notre habituelle rationalité ? N’accède-t-il pas déjà à ce statut que lui donnera le souvenir, lorsqu’il nous laisse si étrangement nous emparer de ce qui s’est déjà emparé de nous ? Et cette forme d’échange entre l’objet et nous n’est-il pas celui de l’art, officialisé par notre culture ? Je pense bien sûr à la corne brisée, aux aubépines de Combray et aux marais de Carentan. Mais aussi, comme chacun peut le faire, à ces visages qui ont marqué et marquent encore notre vie. Ne nous accompagnent-ils pas jusque dans le regard que nous portons sur notre intériorité ? Leur réalité nous arrive du dehors et pourtant nous la vivons, comme si de la voir, de l’entendre, ou de la toucher à la juste distance, nous y rencontrions une partie de nous. Notre vraie vie n’est-elle pas faite de ces présences qui sont pourtant aussi des absences ? De tels objets – qu’on pourrait dire intermédiaires, situés à cet « entre-deux » de lumière et d’ombre comme de soi et d’autre – ne sont-ils pas notre guide sur le chemin d’une réalité en mouvement telle que celle qui constitue la matière et ses images ? A travers eux, comme dans ces figures que nous offre la peinture et qui nous traversent, alors même que nous les traversons avec le peintre, n’est-ce pas aussi bien l’expérience d’un passage entre la vie et la mort que nous faisons ? Je pense à Van Gogh. « L’autre monde » de l’ici et du maintenant s’ouvre devant nous comme cette immensité dans l’œil du nageur et cependant une simple goutte à la pointe de l’eau. Cela se produit au détour de nos moments dits « perdus », alors que notre temporalité se défait de sa forme, que notre esprit s’évade – ainsi que l’on dit – et que, par cet effet d’école buissonnière bien connu, nous accédons au seul savoir qui nous aide vraiment à vivre. De ces « extases » somme toute ordinaires, notre vie, si laïque qu’elle soit, voire ordonnée selon les meilleurs principes, fait, comme avec les fleurs les abeilles, et son miel n’est-il pas la nourriture des dieux ?
J’ai donc tenté de retrouver de tels moments, comme si je revenais à ces mille et une naissances de la vie qui m’auront fait et refait, d’un vécu à l’autre, comme dans un au-delà de ma modeste histoire.
Les deux essais « Ce qui apparaît » et « L’enfance du sexe » procèdent de cette investigation. La poésie y est conviée pour ce qu’elle offre de chance à la restitution des formes que prend la réalité dès lors que nous consentons à l’habiter dans une sorte de continuité avec la nôtre. Et je suis convaincu qu’il n’est pas nécessaire d’être un artiste – au sens habituel de ce mot – pour bénéficier de telles « illuminations ». J’ai appris de mon enfance et du monde rural dans lequel j’ai vécu qu’il est possible à tout un chacun de voir un arbre comme plus qu’un arbre. Et cela tient à la relation entre celui qui voit l’objet et l’objet vu, et selon que cette relation présente un certain nombre de conditions qui se trouvent être les conditions même d’une vie d’homme. Qui parlerait de mysticisme ou de folie, quand le tilleul que nous avons devant notre maison est devenu l’ami que nous saluons chaque matin en portant furtivement notre main sur son tronc familier ? C’est cela la vie, fût-elle celle d’un paysan supposé inculte et collé à la réalité comme à sa terre. Mais est-ce là ce qu’on appelle une « apparition » ?
En vérité, je n’ai employé ce mot « d’apparition » qu’avec prudence, lui préférant l’expression « ce qui apparaît » qui me semble plus propre à rendre compte de ce qui constitue selon moi la dynamique du processus. Je m’en expliquerai plus loin, mais, en attendant, il me faut bien dire que l’idée des « apparitions » est entrée presque malicieusement dans ma vie il y a longtemps et dans des conditions qui m’ont conduit à me l’approprier si peu que ce soit hors des sentiers battus.
J’étais à Lourdes à l’occasion d’un voyage dans les Pyrénées et, comme c’était précisément le jour où Maryline Monroe venait de mourir, je me trouvai assez étrangement confronté à la double exposition de la Vierge que vous savez et de la fameuse actrice dont, à l’entrée de l’enceinte qui entoure la basilique, la photo dénudée se balançait à la première page de France Soir, le journal grand public de l’époque.
Loin d’en rire, je fus pris d’un vertige qui, autour de la Femme – sans aucun doute avec un grand F – faisait écho en moi à la dualité certainement conflictuelle de mes représentations. Sans que je pusse en appeler directement à la foi, voire à quelque charité de circonstance, je sentis l’unité paradoxale de ces images et ce fut comme si je touchais au mystère, comme si la mouture St Sulpicienne de la pureté et de l’Hollywoodienne séduction étaient les deux faces d’une même médaille. Les mots mêmes ne pouvaient plus dire ce que j’éprouvais, faut-il dire « de surnaturel » ou de, « naturel exacerbé jusqu’à l’excès », dans cette scène où Marie-Madeleine et Marie se rejoignaient.
Puis les années passèrent. Et un jour, comme je pensais à Lourdes, je tombai sur le livre de l’historienne anglaise Ruth Harris, livre consacré à cette ville célèbre et à « la grande histoire des apparitions ». Une troisième femme en émergea : Bernadette Soubirous, celle qui vit la Vierge 18 fois et l’appela d’abord « Cela » (qui se dit aquerro dans la langue de son pays), comme je dis aujourd’hui « ce qui apparaît », sans trop me prononcer et tout en sachant que je dis vrai. Cette jeune fille pauvre et inculte me fascina par la force et la modestie de sa vision et sans doute je l’aimai comme ces filles de la campagne dont j’avais partagé la vie et qui, dans les champs, parlaient à l’eau et aux oiseaux. Cette Bernadette que je tire ainsi qu’un fil conducteur au long de mes apparitions est à mes yeux l’égale d’artistes qui me sont chers et que j’évoque dans mon livre. Elle aussi crée avec ses moyens, y compris bien sûr ceux de sa foi chrétienne mais sans oublier les autres, liés à sa terre, à ses montagnes et à l’eau de tant de sources.
Art brut, art naïf, art singulier ? Qu’importe ! Si je regarde ma vie, là où la création s’ouvre un petit chemin qui m’appartient à peine et que je suis comme un enfant docile et pourtant libre, je me sens proche de cette sœur rude et douce à la fois, et qui mange de la terre comme si peut-être c’était son Dieu.
J’ai donc voulu fixer – dans des images que je dirais « pieuses » à ma façon – les modestes extases d’une vie simple, telle que, l’ayant vécue à travers ses objets, elle me revient non seulement du passé mais de l’avenir, puisque celui-ci est en filigrane dans celui-là. « Ce qui apparaît » à l’éternel enfant que nous sommes transfigure l’espace et le temps. Et cette expérience est celle de chacun. Elle nous montre le monde par-delà les croquis réalistes que nous en faisons pour nous convaincre que nous en dessinons le chemin. Mais n’est-ce pas tout autant le chemin qui nous dessine ? Qui sommes-nous, en vrai, sous l’amas des pages que nous donne à lire le livre plus ou moins épais de notre biographie ? Je regarde le ciel étoilé, n’y suis-je pas une étoile en marche ? Et qui saurait dire si notre lumière n’est pas le souvenir d’une lumière plus ancienne, comme si, depuis longtemps, la mort brillait en nous, semant le grain de quelque métamorphose ? Vertige en vérité de notre appartenance au monde, l’esprit que nous revendiquons se fraye dans la matière une voie si blanche que notre identité même pourrait être un partage. Car tandis que je vous parle et que vous m’écoutez, où sommes-nous ensemble par-delà les mots de ce moment léger et abyssal ?
Au point où j’en suis de mes aveux, je peux maintenant vous dire que mon deuxième livre intitulé L’enfance du sexe s’inscrit lui-même jusqu’à un certain point dans la démarche que je viens de vous exposer.
J’ai en effet pensé que le sexe est une voie d’entrée dans « l’autre monde ». A force d’en établir la supposée nature et les droits, voire d’en étendre le règne à la construction psychique et même socio politique de l’être humain, le sexe s’est trouvé objectivé, sinon chosifié, aux dépens de l’expérience qui s’attache à sa découverte et à son fonctionnement. Je me suis résolu à montrer que l’enfance et l’adolescence, voire la post- adolescence, sont fondatrices à cet égard. Les conceptions réductrices qu’on se fait de la sexualité juvénile tendent à en évacuer le vécu dans sa richesse. On fait comme si l’incomplétude ou l’ignorance de l’âge excluaient de fait la possibilité d’accès à une réalité cachée, telle que celle, indépendante de toute information, à laquelle conduisent précisément les premiers émois sexuels. N’est-il pas jusqu’à la masturbation, si longtemps assimilée à la porte de l’enfer, qui ne se voie en tout cas toujours aussi peu considérée en dépit de ce qu’elle libère d’une énergie partagée avec celle de la vie et, pourrait-on dire, de ses secrets ? « L’autre monde », qui n’est pas plus réductible au plaisir de l’atteindre qu’à la souffrance qui en soutient parfois la révélation est, au bout du sexe, comme l’apparition mêlée à la disparition d’un moi perdu dans « l’autre ».
Mais j’ai voulu aller plus loin. Il me semble en effet que, si la sexualité – quelque primitive qu’elle continue plus ou moins de nous apparaître – emprunte les sentiers rustiques de la création (fût-ce déjà au niveau des fantasmes), c’est à ces temps initiatiques qu’elle le doit, plus qu’aux supposés apprentissages de la maturité adulte. J’ai donc intitulé mon essai « L’enfance du sexe », comme on dit « l’enfance de l’art », pour en souligner la facilité native et néanmoins créative. Et, comme on n’est jamais si bien servi que par soi-même, je me suis autorisé à reprendre ma propre vie dans ses premiers parcours sexuels, convaincu qu’un témoignage direct vaut toujours mieux qu’une théorie arrachée aux cas cliniques de circonstance, et que, de surcroît, « rien de ce qui est humain ne nous est étranger ».
J’ai donc exploré mon expérience personnelle alors même que, comme l’art à ses éternels débuts, elle se lançait au-devant d’elle-même avec les moyens du bord, c’est-à-dire ceux de l’enfance et de l’adolescence. J’ai tenu à privilégier ces temps-là et celui qui leur succède immédiatement, lorsque l’adulte, fier de son nouveau statut, n’en continue pas moins de tâtonner dans le monde qui s’ouvre à lui. C’est que, selon moi, ces premiers chapitres de ce qu’on pourrait appeler le « roman sexuel » sont irréductibles aux éléments provisoires et incomplets d’une œuvre dont on a vite fait de penser qu’elle ne saurait advenir que de leur dépassement. L’œuvre est déjà là, et rien ne dit que les chapitres suivants ne lui font pas courir le risque de se perdre dans la répétition sous les faux airs d’un renouveau trompeur. Il en est des bourgeons de la sexualité et de ses premières fleurs comme de ceux et celles que leur maturité prometteuse n’expose pas moins aux brûlures de l’été. Et aussi bien, n’’est-ce pas une vérité de l’histoire humaine que les conquêtes de sa supposée maturité font perdre de vue les équilibres et les trésors qui furent la richesse du passé ? Qui dira que l’Antiquité, le Moyen Âge et aussi bien la Renaissance ou les Temps modernes n’étaient que d’infortunés passages sur le chemin du progrès ? C’est pourtant là une idée dominante, un culte qui ne dit pas son nom (cf. Marc Lebiez, Le culte du nouveau) et qui s’en va puiser jusque dans la psychanalyse l’argument d’une structuration psycho sexuelle qui n’atteindrait sa plénitude que par le refoulement de sa préhistoire infantile. Ces simplifications ont évidemment un sens : elles expriment la difficulté qu’éprouvent les adultes que nous sommes à intégrer dans leur sexualité ce qui les renvoie précisément au monde de l’enfance. Tout se passe comme si, pour échapper à l’humiliation de ces temps obscurs, nous devions les regarder de haut. Voilà bien sans doute l’un des meilleurs tours qu’après la Morale nous joue la Science, quand elle vient à point nommé nous faire croire que notre savoir est le meilleur garant de notre maturité. Mais l’amour, tel que nous le faisons dans nos alcôves, nous en apporte un démenti : notre maturité supposée vole en éclats, quand le corps nous rappelle qu’il n’a pas l’âge que nous lui donnons, qu’il a besoin de jouer la vie contre la mort, et sans doute subrepticement avec elle, sans qu’il faille y voir nécessairement les signes d’une perversion. Jouer la vie comme un enfant revient à la reprendre où elle se fait, dans les ténèbres des douteux mélanges comme du temps où la bouche et le sphincter de la déjection se chuchotaient entre eux ces airs « languissants et funèbres » – comme dit le poète – que le rire rabelaisien prend ensuite à pleines dents et qui font penser à l’automne quand le printemps de la vie bat son plein. Mélange des genres et des humeurs ! Qui dit mieux ? L’enfance polymorphe nous met bien dans l’embarras, idéalistes que nous sommes, inventeurs de l’Amour surnaturel, c’est-à-dire déjà céleste et enlevé toujours plus haut dans la lumière. Mais « faire l’amour », quand il faut bien y venir, n’est pas qu’une affaire de traversée des nuages ! Et d’ailleurs quels nuages ? A l’heure où les jeunes filles qui ne sont plus en socquettes blanches se réveillent d’un long sommeil, le rêve s’accroche à des images que le nouvel Epinal dessine en tatouages de forêts vierges, le corps jeté dans le feu d’une préhistoire retrouvée à la télévision dans les décombres du romantisme. L’enfance qui revient à ces héros n’est-elle pas du même bois que depuis la nuit des temps, celui du sureau qui pleure ou qui pisse, alors que l’incendie fait rage ? Oui ! il faut le dire, les gestes et les regards, les sensations arides et fauves, arrivent de là-bas sans crier gare. Les corps courent on ne sait plus si c’est devant ou derrière soi, ils se cachent et ils se montrent. Ces apparitions s’emparent des amants les plus tendres, quand, l’élévation puissante de leurs sentiments, pareille à celle d’une montagne, revient à la vallée de leurs ventres où leur écume se mélange à celle de la rivière. Que ces instants, volés au temps pléthorique de l’âge des cavernes, soient vite oubliés au bénéfice d’un refoulement qui ne dit pas son nom, voilà ce sur quoi nous devrions nous arrêter. Qui donc nous condamnerait à faire des adultes que nous sommes, ces machines tristement sérieuses, d’après que les jambes en l’air ont retouché le sol, sinon le rejet de notre éternelle jeunesse ? Car « la chair n’est triste», comme disait le poète désabusé, que de se séparer de la jeunesse qui lui colle à la peau comme autrefois l’intérieur de sa mère. Faudrait-il donc payer le prix de notre naissance en nous affiliant au parti des pères rédempteurs, fussent-ils ces princes de la maturité décharnée pour qui les corps n’ont plus qu’à se déguiser en soldats pour l’ultime bataille ?
Et c’est ainsi, m’interrogeant sur la guerre que j’avais vécue, comme sur la rationalité – bientôt victorieuse – de la paix et ses machines radieuses, qu’il m’a semblé que la sexualité entrée dans les grands magasins n’avait plus rien à voir avec le sexe que j’avais connu dans ma campagne. N’avait-il pas bravé les efforts de la Science et de la Morale pour se faire un vrai passage intime entre les fleurs et les étoiles ? Chemin de crête dans les fossés moussus, l’amour que fait le corps ne joue à Dieu que pour sourire de sa puissance. Car il suffit de jouir pour apprendre la perte. Ce qui apparaît au bout du chemin est la mort dans la vie, cette chute, comme de l’eau blanche à son moulin dont les adultes se croient obligés de protéger les enfants qui pourtant la connaissent, l’ayant au fond de leur poche et de leur cœur comme un galet qui roule jusqu’à la mer.
J’ai donc tenté de reprendre le fil de ce qu’on appelle dans les livres une « sexualité à ses débuts ». Pour moi, l’éternel commencement du sexe est l’éternel commencement de « tout ce qui apparaît » aussi bien dans l’art, dans la mystique, dans l’amour et dans tout ce qui traverse la couche de l’évidence pour le bénéfice d’une autre, entièrement lumineuse et pourtant adossée à la nuit.
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Après tout cela il ne me reste plus qu’à dire une vérité agrandie.
Nous ne vivons pas toujours où nous croyons que notre vie se montre devant nous. Il y a un autre monde que celui qu’on nous dit, qu’on nous désigne, et en lequel nous nous obligeons à croire pour être d’accord avec ce que certains appellent « le système » et qui, entre la rationalité et la croyance, nous enferme comme dans un tambour et nous roule dans sa farine. Cet autre monde est à la fois en nous et hors de nous. Il est un tissu continu, comme la lumière et la nuit jouant entre les ombres et les scintillements. Mon père regardait ses abeilles quand elles partaient au travail et je suis à peu près sûr, voyant son visage, qu’il les accompagnait, entrant de tout son corps dans les joues roses des pommiers qui partageaient notre vie. Et il m’arrive comme à chacun de prendre un oiseau à témoin de mon désir de voler.
Ecrivant ce que j’allais vous dire, ma pensée vous inventait et les lettres de mes mots s’ajoutaient comme les traits tremblants de vos présences faisant un tout. Notre destinataire et nous, formons une dyade, comme l’unité et l’infini pour Pythagore. Ma femme, Marie-Christine, n’est pas seulement dans notre maison, elle est « maison », pour ce que j’y habite, comme je m’habite moi-même. Et si nous regardons la Lune comme Victor Hugo le raconte, dans son petit livre Le promontoire du songe, notre connaissance – un peu améliorée depuis l’époque où le poète se tenait au bout de la lunette avec son ami Arago – s’efface devant cette motte de lumière comme si c’était « le fruit de nos entrailles ».
Bien sûr, ces moments de folie douce passent inaperçus, à moins que nous ne fassions semblant de ne pas les voir, et pourtant, bien plus que tout le reste, ils nous apprennent ce que nous sommes, le monde et nous, quand nous nous rencontrons vraiment.
Et c’est en ce sens que je plaide pour que chacun se rapproche de l’artiste qui vit en lui. Si modeste soit-elle, la création, comme on le voit dans les dessins d’enfant, est en chacun un cœur qui bat, un corps porté par son souffle, le chant du monde. Contre l’horreur qui rôde aux portes – et je pense à ces dessins d’enfants en camps de concentration que j’ai vus à Prague il y a longtemps – un dieu caché, fugace et sûr, est à notre portée. Un « dieu inconnu » comme dit Steinbeck. Un geste le surprend au cœur de cette intimité partagée entre le monde et nous.
Jean-Pierre BIGEAULT
EFPP, 18 novembre 2017
Intervention à l’occasion de la présentation de
« Ce qui apparaît » et « L’enfance du sexe »