Maria CALLAS
Le Destin de Maria Callas – justement célébrée aujourd’hui par le beau film de Pablo Larrain – est, à bien des égards, exemplaire. Il éclaire en particulier la réalité de ce que nous appelons, dans notre culture, une « Diva » (la Divine). Il montre tant soit peu les limites d’une « carrière », voire d’un succès aussi manifeste, quand il a « fait son temps » et que la vedette n’est plus qu’une femme comme les autres.
Pour avoir suivi d’assez près – et par l’intermédiaire d’une amie qui la connaissait – les dernières années de la vie de Maria Callas, il me semble que son destin jette sur la réalité du rapport à l’Art dans notre culture, une lumière significative.
Ce qui frappe d’emblée dans ce rapport, c’est en effet que la personne par laquelle arrive le « miracle », se trouve projetée hors de sa réalité bel et bien humaine par tant d’admirateurs « distingués ». La personne réelle disparaît à ce point, quand se termine sa carrière, que, hors des disques qui en transmettent la voix, déjà, elle n’est plus qu’une ombre. Ce phénomène banal met en cause une culture qui se revendique d’un certain « humanisme », alors même qu’elle ne conduit qu’à une forme de déshumanisation au nom même de l’Art et qui n’est en vérité qu’un esthétisme parmi d’autres.
Ce « crime » ordinaire ne choque personne puisque l’artiste est payé selon la règle commerciale et alors même que ce qu’il offre n’est pourtant pas un produit comme les autres. Mais enfin, la voix de la cantatrice, comme l’œil du peintre, ne sont-ils pas les instruments d’une « production » tout aussi commercialisable que toutes les autres ? L’investissement personnel de la cantatrice – voire ce qu’il s’y joue de dramatiquement vécu – se doit de ne plus être qu’une performance, comme dans le Sport ou même tout simplement la Vie. Ce qui intéresse les amateurs n’est pas ce que dit la voix par-delà même le chant, mais le sommet impersonnel où elle conduit, la cantatrice n’en étant, comme n’importe quel alpiniste de talent, qu’une image plus ou moins consolante du « dépassement de soi ».
Cependant, le « soi » des admirateurs n’est-il pas celui d’une assemblée religieuse qui se repaît déjà du sacrifice de son dieu ? Un sadisme inconscient de « l’amateur d’art » n’alimente-t-il pas la passion de l’esthète ?
Telle est ma question ! Elle me porte à interroger la place de la vedette à tous les niveaux d’une société dont la laïcité ne fait que déplacer l’aspiration religieuse et l’illusion du pouvoir qu’elle confère à ses disciples, pour mieux dissimuler ce pouvoir dont cette aspiration use et abuse.
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Il fallait que Maria Callas meure comme elle était déjà morte, oubliée de ceux qui l’avaient aimée pour sa voix et bientôt sa légende, et non pour elle. Les artistes sont le « petit personnel » endimanché de ceux qui les achètent pour s’en faire des bijoux culturels. C’est dire si l’Opéra est un marché autant qu’une bijouterie de luxe ! L’idée d’un Opéra pour le Peuple telle que celle de François Mitterrand – socialiste devant l’éternel fantôme de la Gauche – est celle d’un marché comme les autres.
Maria Callas y est morte de ses succès comme des vautours distingués qui l’ont applaudie. Une fois sa voix perdue, elle ne fut plus qu’un fantôme.
Une civilisation a vite fait – comme l’Eglise – de béatifier celles et ceux qu’elle abandonne à la vie comme à un malheur édifiant.
Maria Callas souffrait d’un abandon qu’elle tentait de combler par le faux amour d’une clientèle de la Beauté. Piège de l’Art ! Une bourgeoisie plus ou moins distinguée dévore ainsi ceux qui la servent et c’est un honneur qu’elle leur fait !
Un faux et richissime « Pâtre Grec » fit de Maria l’objet sinon la Chose qu’elle avait été et qu’elle était toujours.
Une fois le dernier rideau tombé, reste une « petite fille » perdue dans sa propre perte.
L’indignité de ce qu’on appelle bruyamment la « Culture » ferait honte à un paysan du Danube. Mais pas à une Elite républicaine …
Maria Callas n’a pas rencontré son ange. Ses fameux admirateurs ont « couché » avec sa voix, et cet érotisme luxueux les a décorés au nom de l’Art. Et Elle ? Pour finir, elle sera redevenue la « petite fille » d’un mauvais conte. C’était – dira-t-on – son destin, comme de tant de vedettes encensées et bientôt mortes.
Telle est la comédie humaine : le retournement de la « haine de l’autre » en idéalisation meurtrière. L’Art, comme la Religion, comme la Consommation, sert ce Dieu-là, ce « Soi » dévorateur, cette chose avide qui ne se nourrit que de choses « pourvu qu’on ait l’ivresse » !
Maria elle-même aura cédé à l’illusion de son remplacement par sa voix, fétiche réparateur de sa déchéance originelle.
Ainsi va le monde … jusqu’à la Guerre. Jusqu’à l’autodestruction de soi à travers celle de l’autre. En tant qu’espèce dite « supérieure », l’Être humain pose question. Son « génie » malfaisant le poursuit tel qu’un Diable séducteur bourré d’idées et qui, à défaut d’exploiter son semblable, ne s’en prend à rien moins qu’au Monde sous l’aspect de ce qu’on appelle la Nature.
Et cette méchanceté foncière s’habille en Progrès et Culture. Elle est entretenue à grands frais dans des écoles … quand la vie s’ordonne déjà en massacre.
Le double massacre de Maria Callas par ceux qui prétendent l’aimer est une longue évidence de crimes tout à fait ordinaires. Prise elle-même au piège de la réassurance par le succès, elle a doublement payé la faute d’une culture déshumanisée ou simplement « trop humaine ». Elle a rebu le poison à sa source. Son historie dramatique est la nôtre.
Quelle Révolution peut-elle venir à bout de nos châteaux de sable ?
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Tant de « Vedettes » – d’abord couronnées par une Elite plus ou moins dorée sur tranche – disent la médiocrité de ceux qui les achètent. N’en-a-t-il pas été ainsi de cette pauvre Maryline Monroe ?
Le sadisme des chefs – qu’ils soient de Droite ou de Gauche – s’exerce sur des proies dont la misère vient de loin. Car n’est-ce pas, sous la gloire éphémère de ces reines d’occasion, le malheur des faibles qui attire les prédateurs ? Ainsi, le désir sexuel en cache-t-il un autre plus clairement agressif : l’humiliation de la Proie redevenue ce que son destin la condamne à être pour le bénéfice des Puissants.
Les « frasques » des « Grands de ce Monde » révèlent la vraie nature du Pouvoir auquel ils aspirent. Quelque « généreuses » que soient officiellement leurs idées, leur goût pour la puissance – fût-elle médiocre – a tôt fait de les révéler. En Amour, c’est ainsi leur infantilisme qui tient le haut du pavé.
On peut donc opposer tant qu’on voudra la Démocratie à la Dictature, voire l’Humanisme au Fascisme, l’exploitation de l’Homme par l’Homme – fût-ce au prétexte de l’Amour – reste le vrai « péché originel ». L’espèce humaine doit sans cesse être démasquée pour ce qu’elle voue de haine à sa Conscience – fût-elle déguisée en femme – comme le fit par exemple Hitler en procédant à l’élimination des prétendus « sous-hommes ».
Si l’ennemi est dans la place, n’est-ce pas l’humanité de l’Homme qui, en effet, pose problème – et depuis toujours, à l’Homme ? Sa fameuse « Faute originelle » est là. Elle provient de la marge de liberté que lui offre sa possibilité de prendre sa distance avec le Monde. Et non – comme l’auront dit tant de faux prophètes – la désobéissance d’un enfant à son Maître.
L’Homme s’est assez défaussé en Occident lorsqu’il s’est accusé d’un péché qui le condamnerait à son Destin. Comme le Soleil, il s’est couché au pied de son maître. Une religion de la Culpabilité a tenté de faire de cette idée un empire.
Le « sacrifice humain « des artistes se manifeste plus vulgairement encore dans le traitement que les maîtres de ce Monde réservent aux Vedettes. Maryline Monroe fut ainsi achetée et consommée par le Président des Etats-Unis, cet enfant devenu Roi. Or, ce scandale a beaucoup plu. Il a même été porté au crédit d’une victime, voire de son présumé protecteur. Le triomphe de la force sur le malheur d’une fille abandonnée et couronnée a beaucoup plu ! Quant au malheur de cette idole ; l’idée qu’il s’effaçait ainsi dans le « succès » l’a emporté sur celle d’une exploitation indigne. La barbarie de la Cuture n’est-elle pas pardonnée et la preuve par le Nazisme n’aura pas même suffi à éveiller les consciences. Car c’est au fond que le Pouvoir fascine, tout autant d’ailleurs que l’esclavage amélioré de la condition des Vedettes. Le monde humain se fonde sur la haine de sa propre insuffisance et la fascination pour la suffisance de ses chefs.
Une religion, même fondée sur le malheur d’un Juif errant, s’est placée au sommet d’un système pour s’octroyer le pouvoir d’une institution dominatrice. Jésus, Vedette métaphysique, aura été vendu au bon Peuple, comme un artiste de la Spiritualité. Ce qui n’a pas empêché son Culte de couvrir les basses opérations d’un vedettariat comme les autres. Que reste-t-il à Rome en effet, et ailleurs, de la simplicité d’une vie vouée au service des autres ? Le meilleur moyen de dénier le malheur attendu de la crucifixion n’est-il pas d’en faire une apothéose ? Et c’est ainsi qu’une Religion aura fait trop longtemps de la misère des humbles le juste prix de leur histoire. Vedettes morales, leur condition les prédestinait au Salut comme le malheur au beau destin des artistes.
Voilà le Monde humain jusque dans ses rêves !
Ainsi, la solitude et l’abandon final de Maria Callas font-ils partie d’un jeu sacrificiel sur lequel se fonde une société attachée à son Elite comme le Corps à l’Esprit. La Vedette, une fois sa tâche accomplie, n’a plus qu’à disparaître. Elle a quitté les Hommes depuis longtemps. Incarnant quelque Ideal, elle n’a plus qu’à s’effacer et cet abandon final la consacre.
C’est dire si les idéaux de notre Humanité doivent payer le prix du rêve dont ils sont faits. Mais n’est-ce pas le destin des Poupées dans les jeux des enfants ? N’est-ce pas l’immaturité des chevaliers de la course à la Beauté, qui nous vaut successivement l’exaltation et l’indifférence de ces élégants consommateurs ?
Il s’agirait donc de débarrasser l’Art de l’illusion humainement coûteuse qu’il soutient pour le rendre à la réalité de ceux qui, pour se sauver eux-mêmes, tentent d’y trouver une certaine forme de dépassement.
Dans un Monde clairement confronté à ses contradictions, voire à son insatisfaction profonde, la place de l’Art mériterait d’être si peu que ce soit, rattachée à la réalité de ceux qui le « font ». Leurs exploits sont à la mesure de leur vraie vie, et ce ne sont pas les cachets qui paient la dette d’une société à leur égard.
La fabrication des Vedettes et le culte qui en résulte ne contribuent qu’à banaliser le rôle de la Beauté en y sacrifiant les artistes, en supposant qu’ils n’y perdent pas d’eux-mêmes leur âme.
Dans cette affaire, la religion laïcisée des « élus » se taille la place des concours et le monde humain s’y referme comme un opération scolaire ordinaire.
Maria Callas valait mieux que ce que ses admirateurs en ont fait. Qu’elle se soit perdue elle-même avec sa voix dans sa propre échappée dit aussi bien l’enfermement dans la solitude qui l’aura si longtemps condamnée … fût-ce au succès.
Les destins sont nos maîtres. On peut apprendre à travers eux ce que les succès les mieux fondés nous font savoir de ceux-là mêmes qui y trouvent quelque secours.
Il arrive que le malheur des hommes se retourne en beauté. Une Culture digne de son idéal devrait traverser l’écran de cet idéal jusqu’à aimer celles et ceux qu’on achète pour avoir la paix.
Ainsi, au-delà de Maria Callas comme de toute religion, le retour à l’humanité au sens le plus noble de ce mot devrait-il s’opérer, ne fût-ce qu’au niveau de l’Art et de ceux qui y recherchent un chemin de vérité.
Les Vedettes, comme les Héros, doivent être détrônées de notre admiration aussi infantile qu’ambiguë. Le rapport religieux à l’Homme – fût-il divinisé – ne sert pas la cause qu’il défend.
Au prétexte de l’Art un esthétisme sert Dieu qui, pour laïc qu’il soit, n’en reste pas moins l’objet infantile d’un désir ambigu. C’est en effet la « puissance » (voire la « toute-puissance ») imaginaire des vedettes qui, trop souvent, flatte le public. Le déplacement des œuvres sur les artistes qui les interprètent trahit déjà ce que l’œuvre elle-même aura représenté pour son créateur, fût-ce en tant que « dépassement de soi ». Or, si précisément une œuvre peut servir l’Humanité, ce n’est pas au nom d’un dieu ni même de l’auteur qui l’a créée pour s’y dépasser lui-même au profit d’un symbole plus fondamental que l’appropriation culturelle, voire sociale, qu’on en fait.
L’Art nous montre une autre voie. Il nous appelle ailleurs comme le font déjà les artistes qui « se perdent » dans ce qu’ils font. C’est sans doute cet abandon serein à la Beauté qui, en nous remettant à notre place, aussi bien nous agrandit.
12 février 2025