Identité(s)

On peut se demander si certains questionnements actuels qui étonnent, voire font scandale, ne seraient pas les marques de la Société qui les produit.

Pour ce qui concerne en particulier « l’identité sexuelle » et la « colonisation », il s’agit – comme on le sait – de dénoncer les effets d’une violence sous-estimée voire déniée. Tout se passe comme si notre culture, pourtant soucieuse de clarté, s’arrangeait pour laisser dans l’ombre certaines questions touchant à la liberté des personnes et des sociétés.

Or, ces questions, si fondées soient-elles, ne méritent-elles pas d’être replacées tout aussi bien dans le contexte qui, aujourd’hui, les éclaire pour ainsi dire au-delà même des problèmes qu’elles soulèvent ? Autrement dit, ne doit-on pas les comprendre comme les effets d’une violence actuelle tout aussi déniée que celles qui l’ont précédée ?

S’il ne s’agit pas d’évacuer les problèmes aujourd’hui posés, ne devons-nous pas en tirer profit pour voir à travers eux – et qu’il s’agisse en effet d’identité et de colonisation – la réalité actuelle, qui, pour le moins, les inspire ? Ainsi, quelque réponse qu’on entende donner à ces questions, on pourra tout au moins, à travers elles, prendre la mesure du vaste problème politique qui en rend aujourd’hui l’expression non seulement possible mais nécessaire.

1 – Quelque complexe qu’elle soit – et souvent difficile à traiter concrètement – l’identité sexuelle pose la question primordiale de l’identité, tant dans le champ personnel que le champ social. La réalité sexuelle ayant pris dans notre culture la place que l’on sait, le problème aujourd’hui soulevé est celui du rapport de chacun avec l’image identitaire qu’à ce titre il a de lui-même. Il s’agit là – à n’en pas douter – d’un problème qu’on aurait tort de simplifier. Il exprime une réalité nouvelle : la personne n’est pas réductible aux signes extérieurs de son identité. Elle est d’abord ce qu’elle vit d’elle-même dans son « for intérieur ».

Qu’on le veuille ou non, c’est donc bien d’une forme instituée de violence actuelle qu’émerge, à travers la spécificité sexuelle, la question post-moderne de l’identité. La société contemporaine en est le théâtre et, d’une certaine manière, la justification. Ouverte à la culture du « développement personnel », elle obéit à un « ordre » dit et non-dit qui l’enferme. Ce nouvel ordre prend forme dans le double développement d’une technocratie et d’un « économisme » centré sur la consommation. Une rationalisation sert de couverture à cette emprise.

Dans un tel contexte, le « sujet » individuel – la personne entendue comme la référence psychopolitique – se perd dans une profusion symbolique et bien réelle de « choses » (théoriques et concrètes) qui l’aliènent au prétexte de l’aider à vivre. La vie en effet, qu’elle soit individuelle ou sociale, s’y perd comme dans un désert. La fameuse « communication » y prend d’ailleurs l’allure fantomatique d’une signalisation à la fois décharnée et compulsive.

Une telle violence – banalisée à souhait – se distingue à peine de l’agitation plus ou moins passive d’une société embrigadée dans un rêve sans perspective. Elle n’en attaque pas moins l’identité même des personnes, et, par là même justifie, dans leur principe, les questions qui nous intéressent ici.

2 – Il n’est d’ailleurs pas sans intérêt à cet égard de rapprocher cette crise de l’identité subjective de la demande actuelle de réparation historique concernant la colonisation.

En tant que « destruction de cultures », la colonisation peut être assimilée à une attaque contre une identité collective. Elle joue par là même le rôle d’une entreprise d’aliénation. Le fameux « progrès « – fût-il religieux – qui aura servi de prétexte à cette violence ne fait que dissimuler, sous de « belles intentions », la négation mortifère dont il est le support.

La prise de conscience de telles réalités est aussi nécessaire que la décolonisation elle-même. Elle doit permettre de prendre la mesure d’une violence politique telle qu’elle fonctionne encore et toujours, y compris aujourd’hui, dans une culture comme la nôtre. Car la « violence au nom du Progrès » repose sur un modèle qui traverse tous les Pouvoirs. Le cache sexe d’une démocratie ne saurait le faire oublier. Ainsi, le refus de voir le ressort et le rebond d’une violence historique évidente apparaît pour ce qu’il est, y compris sous les aspects lénifiants d’une culture bien-pensante comme la nôtre.

On doit donc le voir : la vaste question de l’aliénation des personnes et des peuples sous le masque des « bonnes intentions » justifie que la colonisation soit démontée dans son principe.

Notre réalité socio politique, nos moyens d’analyse, nous mettent en demeure de nous interroger politiquement sur notre histoire pour en tirer les leçons qui s’imposent. N’est-ce pas d’ailleurs le droit et le devoir d’une démocratie qui ne craint pas de s’offrir en modèle, alors que ses dérives peuvent aussi bien, d’un jour à l’autre, devenir la norme d’un Pouvoir supposé plus efficace ?

Il s’agit en tout cas de prendre la mesure du « Système » à la fois technocratique, économique et conceptuel qui ordonne aujourd’hui notre vie individuelle et sociale. Il fonctionne selon des schémas qui échappent à la maîtrise voire à la conscience de chacun. C’est donc là, qu’on le veuille ou non, une forme spécifique de violence dont les éventuels effets positifs tendent à effacer la force négative. L’image identitaire que se font d’eux-mêmes les bénéficiaires supposés dudit Système est attaquée par la pression qu’exerce sur eux l’image anonyme et quasi télécommandée qu’on leur impose. Conscientisée ou non, cette réalité tend à se substituer aux spécificités culturelles et personnelles. On comprend que, dans un tel contexte, la revendication identitaire prenne le pas – plus ou moins clairement – sur l’adhésion aux « modèles établis ». L’intimité de chacun doit se défendre contre une forme de normalisation inévitablement ressentie comme agressive.

On peut enfin se demander si, dans le contexte des évènements évoqués ci-dessus – et, plus largement à travers les récents troubles sociaux (Gilets jaunes compris) – le sentiment d’« aliénation » n’a pas gagné une large partie des citoyens. Entre la colère et la dépression des électeurs qui votent de moins en moins, on aperçoit la défiance d’un peuple dont les représentants ne proposent aucun projet digne de ce nom. La « gestion », elle-même discutable, a tout envahi. Quelle espérance républicaine entre les mots creux et les mesures d’urgence ? Quelle identité démocratique dans cette « royauté » surplombante et nue comme autrefois Noë ?

Jean-Pierre Bigeault
Août 2023