L’émeute

L’émeute – comme son nom l’indique – est une « émotion collective » qui emporte tout sur son passage. Elle ne tombe pas du ciel mais elle vient de bien plus loin que ce qu’on appelle une « manifestation ».

Et pourtant l’émeute rend aussi bien manifeste ce qui était caché, ce qu’on ne voyait pas ou ne voulait pas voir. Elle montre ce qui semble s’échapper violemment d’une terre réputée instable et dont explose soudainement la lave d’un volcan qu’on croyait ou voulait croire endormi. Telle est donc la réalité de l’émeute : elle couve et on l’oublie. Quand elle éclate, sa violence est diabolisée.

Il est vrai que l’émeute dépasse même celles et ceux qu’elle emporte dans un mouvement destructeur qui fascine tout le monde. La folie semble y côtoyer la froide détermination. On aurait tort de la réduire – comme on est tenté de le faire pour s’en protéger – à quelque explosion fortuite ou exclusivement explicable par l’incident – si grave soit-il – qui la déclenche. L’émeute, par sa violence, donne à voir ce que nos ancêtres pouvaient assimiler à la colère des dieux, fussent-ils, comme on le dira, de simples voyous ! L’émeute est une guerre qui ne dit pas son nom.

On doit pourtant tenter de la comprendre. C’est à cette seule condition qu’on peut en effet espérer qu’elle ne débouche pas sur un conflit beaucoup plus grave. Car il y a une rationalité dans l’émeute. On peut et doit la voir comme le symptôme d’une tension qui ne trouve d’issue que dans ce que les psychologues appellent le « passage à l’acte ». A ce titre, on est loin de ce qu’on désigne à l’Ecole comme une « indiscipline ». La puissance de l’explosion qui en résulte

dénonce une souffrance psychosociale voire une maladie grave. De ce point de vue, l’émeute doit être regardée pour ce qu’elle « signifie » : sa forme n’est pas un accident. Elle donne à voir le noyau caché de son fruit amer. Que l’émeute se vide en effet comme un abcès ne dit pas tout. Une vraie maladie est à l’œuvre sous l’amas de colère qu’exprime en effet l’émeute. Ainsi – dans le cas qui nous occupe – ce que « sont » les émeutiers est aussi significatif que ce qu’ils « font ». Ils détruisent, non seulement les symboles, mais des biens qui participent de leur vie quotidienne. A quoi jouent-ils donc ces jeunes boutefeus ?

Pour peu qu’on ait quelqu’idée sur la psychologie des adolescents, un tel comportement porte un nom : il est auto destructeur, c’est-à-dire suicidaire. Telle est la réalité. Quelque dramatiques que soient les conséquences de cette « maladie », faut-il encore la regarder pour ce qu’elle est dans sa spécificité. La dimension politique de l’émeute, non seulement ne disparaît pas dans cette interprétation, mais elle y prend au contraire le caractère dramatique d’une révolution qui semble d’abord se condamner elle-même. Le désespoir guette aux portes de ce qui, sous la violence, se présente aussi bien comme une dépression.

C’est bien par là que la République est intimement menacée ! Car le sens de cette « guerre » doit être compris. La « maladie » s’y découvre au-delà de la supposée violence endémique. Le plaisir n’est pas tant d’en finir avec la République qu’avec le monde qui l’incarne et avec soi. La maladie de ces « grands enfants » a pris le tour d’une autodestruction. Ils s’attaquent à « leur » cité, à ses institutions, à ses commerces ; ils scient la branche sur laquelle ils sont eux-mêmes assis, car pour eux, cette branche est pourrie. Aussi bien, la mèche est-elle allumée depuis longtemps. Elle fait partie du décor. L’émeute procède d’une destruction depuis longtemps en cours. Elle passe de l’objet au Sujet et le Sujet se perd lui-même dans la désolation des ruines. Que l’Etat anonyme ou cette Machine identifiée à la Police devienne mécanique, cela ne fait aucun doute, mais les émeutiers vont bel et bien pourtant se punir eux-mêmes. La Messe est dite. S’il ne reste donc qu’à punir les victimes, c’est qu’en tant qu’émeutiers ils donnent à voir précisément l’ampleur du désordre : on efface le drame au profit d’un problème. Car la complexité dérange dans un monde où, qu’on le dise comme on voudra, il y a les « bons » et les « méchants », les « bons élèves » et les « mauvais ».

La maladie vient certes de loin. L’émeute n’est pas par hasard un spectacle. Elle manifeste ce qui est dans la conscience voire l’inconscient de ses acteurs. S’agissant de la dernière en date, elle donne au meurtre d’un jeune par la Police le sens d’un cataclysme aussi hautement symbolique que l’assassinat d’un Prince à l’origine de la première guerre mondiale.

La maladie vient certes de loin. Quand on dit et répète à l’envi que, sur tel ou tel « territoire », les lois de la République sont bafouées, oublie-t-on que la Drogue y exerce depuis longtemps et aux yeux de tous, le vrai pouvoir ? Et cela bien sûr, malgré les « contrôles d’identité » ! Tout se passe donc comme si, non seulement l’impunité, mais la mort, pouvaient s’installer « hors les murs » de la République, dans des zones dédiées à l’illégalité. Est-ce donc là inconscience, impuissance, ou complicité ? Un Etat qui, dit-on, dépense tant d’argent pour sauver ce qui ne pourrait l’être, paie-t-il donc le prix d’une Faute qui lui revient, alors même qu’il la fait porter par ses propres victimes ? Cette question peut et doit être posée.

Mais nos jeunes émeutiers souffrent aussi d’une misère qu’on ne veut pas voir davantage. L’Ecole de la République a beau faire, elle ne supplée pas à des « manques » qui dépassent de loin la scolarité. Ces adolescents en effet, ne bénéficient guère des « figures d’identification » nécessaires à leur développement. Les parents subissent la dévaluation sociale des « laissés pour compte ». Dans une « culture » dominée par la réussite matérielle, ils font figure de « perdants ». Quand les élites d’une telle société n’ont toujours rien compris à la problématique spécifique de l’adolescence et font appel à l’autorité comme à la solution miracle, c’est qu’elles nient tout ce que savent les éducateurs … depuis longtemps ! Depuis bien avant 68 et le pédagogisme de quelques apprentis sorciers.

De sorte que l’appel à la responsabilité des parents n’est qu’un cautère sur une jambe de bois. Il tourne le dos à cette réalité qu’on ne veut pas voir : l’autorité ne tombe pas du ciel. Comme d’ailleurs aussi bien à l’Ecole elle-même, elle repose sur une qualité spécifique de ceux qui l’exercent. Les parents – comme d’ailleurs les professeurs – n’échappent pas à cette règle : s’ils permettent aux adolescents de mûrir (et donc d’apprendre) c’est d’abord par ce qu’ils sont et re-présentent. Le Savoir (comme d’ailleurs l’argent) n’y jouent pas le rôle exclusif qu’on veut lui donner. Comme on a pu dire qu’« au feu le vernis craque », il n’est que de regarder certains représentants de la République pour voir que leur « présence » n’est pas au rendez-vous de leur fonction : la confiance repose sur des valeurs authentiques incarnées par de vraies personnes (et non des intelligences artificielles déguisées en hommes). A défaut, c’est le doute qui l’emporte, y compris d’ailleurs chez les adultes que nous sommes.

Les adolescents violents d’aujourd’hui crient partout le manque dont nous souffrons tous et dont ils souffrent doublement. Quant aux « territoires » en perdition, ils en appellent à des moyens qui ne sont pas que financiers. Ils devraient nous sensibiliser au vaste problème de l’éducation, réduite aujourd’hui à l’instruction : l’avenir de la République et des citoyens en dépend. Le Développement comme le « Progrès » ne seront bénéfiques aux personnes que si les personnes sont traitées comme telles par des personnes véritablement reconnues.

Ce grave problème, déjà sensible hors des banlieues, n’est pas systématiquement réductible – comme on tente de le faire – à des troubles relevant aujourd’hui de la Psychiatrie et des traitements médicamenteux. Il relève d’abord de l’Education et, à ce titre, justifie l’existence de moyens en personnes et institutions adaptées. Si l’Ecole veut y pourvoir – et elle le peut à certaines conditions – il lui faut se repenser au bénéfice de tous : « égalité des chances » si l’on veut, mais d’abord des moyens éducatifs. La connaissance et la conscience que nous pouvons avoir aujourd’hui de la problématique psycho éducative propre à l’adolescence doit en effet nous permettre d’associer l’Education à l’Instruction.

Si nous ne le faisons pas, si nous continuons d’en référer utopiquement comme à un dieu sauveur, appelé « autorité disciplinaire », nous achèverons les adolescents les plus prometteurs qui sont souvent les plus fragiles au profit de petits « maîtres » fantoches que nous voyons à l’œuvre tous les jours. Il s’agit donc d’un choix de société, d’un choix politique. On peut enfermer la violence dans un infantilisme totalitaire tel que ce fut le cas pour la jeunesse nazie, il reste stupide d’opposer une éducation permissive à une autre qui ne le serait pas. La véritable autorité, celle qui contribue à l’éducation, est une construction plus intelligente et plus sensible que ces raccourcis de café du commerce. Elle fait appel, y compris chez les enseignants, à des qualités spécifiques et qui, pour ne pas être prises en compte dans la sélection, ne sont que livrées au hasard. Il est urgent de se souvenir que nos meilleurs maîtres ont été celles et ceux qui, pour nous accoucher de nous-mêmes, ont associé la sensibilité à la rigueur. Ce mélange fait appel – y compris dans l’enseignement – à des éducateurs.

Les études, les expériences, ont existé – voire existent encore – mais comme je l’ai constaté moi-même dans les Colloques organisés par l’Education Nationale sur « l’échec scolaire » (où j’étais invité en tant que spécialiste), on aura toujours tout fait pour noyer le poisson. Le comble du ridicule aura sans doute été la conclusion apportée par un Ministre de l’Education nationale à nos travaux : penser à l’ergonomie, la qualité des sièges, etc. …

Quand on sait que « l’échec scolaire » relève d’une éducation appropriée, cela donne la mesure de l’abîme que traversent aujourd’hui si allègrement, les maîtres à penser d’une Réforme autoritaire ou « ergonomie morale ».

Pour avoir suivi moi-même, enseigné, éduqué et soigné, pendant trente ans, des adolescents et des adolescents en difficulté, je suis en mesure d’affirmer que l’adolescence aujourd’hui demande un renouvellement de la pensée et de l’action éducative.

Jean-Pierre Bigeault,
Ancien professeur de Lettres,
Ancien créateur et responsable d’Institutions psychopédagogiques
et psychothérapeutiques pour enfants et adolescents.
Juillet 2023