Ô morts privés d’amour

Ô morts privés d’amour

Par une Science imbécile

Et les petits chefs de gare

D’un pays qui déraille.

Nous pensons à vous

Figures de la relégation des cœurs

Quand l’Homme n’est plus

Que cette menace à lui-même

Loup pelé

Qui se mange le corps.

Frères humains devenus choses

Parmi les choses

La loi des chiffres pervers

Vous a coupés de votre vie

Et vous êtes nos visages.

Frères votre mise à mort

Loin des vôtres

Dit le confinement de nos esprits

Par la peur

Quand la liberté devient dangereuse

Le masque des sauveurs

Fait grimacer la démocratie.

Ô morts déportés de l’amour

Pour le camp des Déchets

Vous nous montrez notre désert

Une société s’y bat

Pour consommer sa vie.

Quelle écologie de la plénitude humaine

Sera-t-elle au programme

De nos chères écoles

Et de la triste administration

Qui nous gouverne ?

Car nos morts abandonnés

Préfigurent notre destin

Et nous demandent

De rendre à l’Homme

Ce qui le fait Homme.

Jean-Pierre Bigeault
Le 28 mai 2020

Malheur aux faibles

Dans un livre célèbre intitulé « De la horde à l’Etat »1, le sociologue Eugène Enriquez écrivait en 1983, que le sacrifice des fils par les leurs pères avait pu trouver dans la guerre la réalisation non dite d’un désir inconscient. Il n’en rappelait pas moins que, comme l’avait dit Hegel, « l’enfant vit la mort de ses parents ».

Une société comme la nôtre semble bien satisfaire ce double programme. Sa jeunesse, à la fois flattée et abandonnée, promise au remboursement de la Dette publique et à la crise de l’Economie, ne devra-t-elle pas, elle aussi, vivre « sa Guerre ». Et, dans le même temps, à la faveur d’une épidémie aussi imprévue que dramatisée, les personnes âgées auront fait l’objet d’un souci et d’un soin qui cachent difficilement le désir inavoué d’en finir avec « les Vieux ». Sous le prétexte en effet de les préserver de la maladie, on a tenté de les enfermer chez eux, tandis que dans les Ehpad on les condamnait à l’isolement. Enfin, pour faire face au risque de contamination, et au mépris des droits comme des besoins fondamentaux de la personne, on a interdit aux proches des mourants d’accéder à l’hôpital et on a procédé dans les mêmes conditions d’abandon réel et de déshumanisation symbolique pour ce qui concerne leurs obsèques.

Une telle monstruosité – officiellement justifiée par le « principe de précaution » – répond à un désir d’ordre et de rationalité qui en dit long sur la nature du Pouvoir en cause. Ce Pouvoir se révèle en effet criminel, non seulement vis-à-vis des personnes concernées mais vis-à-vis de l’humanité en tant qu’espèce identifiée depuis les origines par son attachement au culte de ses morts. Un tel pouvoir politique révèle son véritable mépris de la « Cause humaine » ainsi sacrifiée à la « Santé publique ». Faut-il ajouter qu’il entraîne démagogiquement dans son sillage tous ceux qui, au prétexte du danger, préfèrent sacrifier des valeurs morales essentielles à une survie inconditionnelle ?2 Et c’est ainsi, comme l’expose aussi bien Eugène Enriquez, qu’un Pouvoir – fût-il officiellement démocratique – devient lui-même ni plus ni moins pervers. Au nom même d’une fausse rationalité, il assimile par exemple l’urgence sanitaire à un état de guerre qui, sans que cela ne soit dit, autorise la violation des valeurs qui nous font Homme.

Ce mensonge – par un simple glissement de sens – et la cruauté effective de ses conséquences, répondent de fait aux exigences d’une technocratie déshumanisée dans son principe même. Cette technocratie met en cause à la fois des hommes et un système. A travers elle le Pouvoir décisionnaire s’instaure sur le déni des réalités (républicaines et démocratiques) auxquelles il prétend se soumettre : il fonctionne en effet comme le seul producteur de la loi, se situant ainsi, comme on vient de le voir, au-dessus des lois humaines.3 Son discours est un discours de savoir 4 et de vérité tel que confirmé par « les chiffres ». La maîtrise totale qu’il entend exercer sur le peuple s’exprime technocratiquement par des directives aussi précises que fondées sur des données quantifiables et qui sont surtout destinées à protéger le Pouvoir contre les accusations dont il pourrait être l’objet. Un tel Pouvoir est à ce titre, dit Enriquez, « le représentant privilégié de la mort en tant qu’il n’est intéressé que par les statistiques et le savoir immobile ».5 Ainsi, quelle que soit sa prétention scientifique et sa réussite technobureaucratique, le dit Pouvoir ne comprend rien à la réalité existentielle (psycho-socio-affective) de la personne humaine et donc à ses besoins fondamentaux. C’est en effet que l’Homme n’a de vraies valeurs – à l’aune de cette « vue du monde » – qu’en raison de ce qu’il « produit ».

Selon cette conception, les « Vieux », comme d’ailleurs les « Jeunes », coûtent plus cher qu’ils ne rapportent. Ils évoquent un savoir qui n’entre pas dans les catégories de l’efficience économique et financière. Ils montrent même les limites de tout savoir en représentant la fragilité, sinon la chute, dans un monde sensé obéir aux principes de l’ascension (sociale) et … de la victoire sur la mort.

Ainsi, l’évacuation des « Vieux », livrés à la notoire insuffisance des Ephad, ou à l’ultime liquidation hospitalière (sans parler de la réduction des retraites et bientôt de l’épargne non productive) est-elle le signal d’une guerre qui ne dit pas son nom : une guerre contre les faibles.

Quant aux Jeunes, malgré les protestations d’usage, ils sont soumis à l’écrémage organisé de l’élite et voués au service d’une machinerie formative qui ne les prépare guère à affronter la réalité. Cette escroquerie tranquille qui flatte un peu tout le monde semble bien soutenue par un inconscient collectif qui permet de noyer le poisson d’une jeunesse idéalisée et bel et bien renvoyée à son immaturité.

Que si l’on s’étonne de cette dernière référence à la notion aujourd’hui mal reçue d’inconscient, on se rappellera que nos grands moralistes n’ont pas attendu Freud pour nous dire que « l’enfer est pavé de bonnes intentions ».

L’enfer des totalitarismes connus n’est-il pas d’abord la promesse d’un paradis ? les peuples, bernés par la posture et le discours de leurs représentants, sont conduits sans le savoir vers des formes de pouvoir qui ne manquent pas de s’appuyer sur ce qui a été appelé dès le XVIème siècle « la servitude volontaire ». Les fléaux – épidémies, crises financières et/ou économiques – la peur et les malheurs, nous poussent à nous en remettre à des pervers déguisés en sauveurs.

Faut-il donc le redire, le vrai combat avec la mort est d’abord un combat contre et avec soi-même. Personne ne mènera ce combat à notre place. L’organisation de notre santé, si souhaitable soit-elle, peut aussi bien servir les politiques à nos dépens, pour peu que nous leur abandonnions notre liberté et notre responsabilité de personnes citoyennes. Quant aux irresponsables ou réputés tels, ils disent le déficit de notre système éducatif, sans parler de la non-gestion politique des problèmes sociaux. A la peur des uns fait écho la colère dépressive des autres.

Quoi qu’en pensent trop de médecins, on ne traite une maladie qu’en traitant le contexte dans lequel elle s’inscrit. Le virus de la peur nous assure de nos défaites. Un pouvoir qui joue de cette peur nous promet de tristes lendemains.

Jean-Pierre Bigeault,
le 31 mai 2020

1 De la horde à l’Etat – Essai de psychanalyse du lien social, NRF, Paris, Gallimard.

2 Des peuples n’ont-ils pas cédé à de tels pactes avec le diable sous des régimes politiques qui désignaient les Juifs « ou d’autres minorités » comme des « virus » justifiant les traitements que l’on sait.

3 Cf. ENRIQUEZ (E.), opus cité, p. 374.

4 Qu’on se rappelle les assemblées populaires organisées par le Pouvoir pour répondre aux Gilets jaunes.

5 ENRIQUEZ (E.), opus cité, p. 376.

Honte Honte Honte

Honte honte honte

Quel monument devons-nous dresser

Pour dire aux Représentants du Peuple

A ses prétendues élites

Aux bricoleurs de la République

Aux apôtres du « sauve-qui-peut » chez soi

A ces marchands de peur

A ces fuyards :

Nous avons perdu la guerre

Encore une fois nous avons sacrifié notre âme

A la survie médiocre

A nos passions d’arrière-boutique

Aux fausses libertés

De la bonne et mauvaise fortune

Notre défaite annoncée.

Car dans nos hôpitaux débordés

Nous avons balancé « nos morts »

Par-dessus le bastingage du bateau

Où s’entassent nos valeurs

Et ces morts flottent devant nous

Soldats connus et méconnus

Miroirs de notre honte

Nous leur avons craché au visage.

Et en effet, qui peut admettre qu’au nom de la prétendue « protection sociale » (de quelle injustice s’agit-il donc enfin de nous protéger ?) on condamne des malades en fin de vie à mourir seuls, hors de la présence de ceux qu’ils aiment et qui les aiment – et qu’il en soit ainsi pour leur sépulture même ?

Ce scandale donne la mesure de la déshumanisation dont sont d’abord responsables nos représentants politiques et tous ceux qui se réclament dans notre pays d’une quelconque autorité morale. Le matérialisme béat des technocrates qui nous gouvernent, la misère philosophique du Conseil scientifique qui leur souffle les réponses à une situation qu’ils n’auront maîtrisée, ni techniquement, ni moralement, le repli sur soi, à la fois originaire et ordonné (par le Pouvoir) de trop de citoyens, ont livré notre âme collective au Mal que dénonçait en son temps l’Antigone de Sophocle.

Dans une Europe qui a connu cette déshumanisation absolue dont la « solution finale » aura été l’instrument concret et le symbole de portée universelle, la France, donneuse de leçons devant l’Eternel, s’est alignée – au prétexte de sauver son peuple (et pourquoi pas sa race ?) – sur l’administration et la gestion dont se réclamait en son temps un certain Eichmann qui, lui aussi, « faisait son devoir ». Quand le ver est dans le fruit, le pourrissement n’est pas loin !

Quant au « rattrapage « qu’offriraient des cérémonies et autres médailles (dédiées aux morts comme aux soignants) dont raffole le pouvoir de nos « petits maîtres », il ne fait qu’occulter le sens des « devoirs les plus élémentaires » en les rapetissant à l’aune de leur vision de l’Homme.

Qu’on se le dise en effet, nos morts – ni d’ailleurs nous-mêmes – ne sont pas des choses !

Qui donc nous rendra à la fois ce que nous sommes et ce que nous voulons être ?

Jean-Pierre Bigeault,
Le 27 mai 2020

Grand Inquisiteur

Enfin le Grand Inquisiteur est arrivé ! Il s’appelle Mr. STOP COVID (on trouvera son vrai nom dans le Magazine du Monde du 23 mai et aussi quelques éléments biographiques).

Ce technocrate chrétien, socialiste aujourd’hui « libéral », semble bien un pur produit du Système, tel que nous le voyons à l’œuvre dans un pays à cet égard depuis longtemps « macronisé ». Rien que de très banal ! Mais enfin ce technocrate parle ! Il dit (toujours selon Le Monde) dans une Tribune publiée sur le site Médium : « chacun pourra refuser cette application1 pour des raisons philosophiques », mais cela reviendra « à accepter le risque de morts supplémentaires ». Le choix est donc clair : renoncer au respect de sa liberté (valeur démocratique par excellence) ou devenir potentiellement un assassin.

L’idée que les citoyens disposent encore d’un sens de la responsabilité étant évacuée par principe, on se demande pourquoi ces mêmes citoyens ont encore le droit de voter ! On appréciera par ailleurs le déplacement de l’ordre politique sur l’ordre moral.

Ainsi, la bonne vieille culpabilisation, nourrie de la peur, est-elle appelée à l’aide, quand on ne sait plus quoi faire, ou plutôt, tout aussi bien, quand on y trouve avantage en matière de pouvoir. Un plan d’urgence pour une éducation citoyenne dès l’école n’étant pas au programme, on voit à quelles vieilles recettes – dignes de Vichy – nous ramène la technocratie et sa culture a-morale des résultats.

Qu’on se le dise une fois pour toutes : l’homme est mauvais par définition (sauf lorsqu’il gagne beaucoup d’argent puisqu’il fait tourner la Machine) et il faut encore une fois le « sauver » – autrement dit, le « surveiller et punir », fût-ce en recourant à une police des mœurs.

A bon entendeur, salut !

Jean-Pierre Bigeault,
Le 23 mai 2020

1 Il s’agit, rappelons-le, d’une enquête sur la vie privée – en l’occurrence relationnelle – et fondée sur une atténuation voire violation du Secret médical.

Une guerre peut en cacher une autre

Une « drôle de guerre » – pas moins de six fois déclarée1 par le Président Macron – sévit dans notre beau pays. C’est qu’un envahisseur, venu de loin, la justifie. L’ennemi est rusé, incontrôlable, et il tue. Quelle violence inouïe dans un monde à qui l’on promet tous les matins « le risque zéro », et, bientôt, la mort de la mort !

Que l’épidémie de ce fameux coronavirus soit moins meurtrière que beaucoup d’autres importe peu. Elle appelle une réponse institutionnelle digne de ce nom (plus digne assurément que l’impréparation qui l’a précédée !) et une mobilisation collective, sans armes, mais ferme sur les principes (distance règlementaire, lavage des mains, etc…)

Et en effet, face à l’ennemi, au trouble qu’il génère chez les responsables de l’Etat, aux incertitudes voire aux contradictions des experts, à la trouille d’une société biberonnée au confort et plus généralement à la sécurité, les mesures benoîtement coercitives, la suspicion voire les dénonciations d’usage, un climat digne de l’Occupation (et donc de la Défaite2) reprennent effectivement du service. Sur les marges, il est vrai, une authentique « résistance » (aussi mal vue qu’à l’époque par une certaine France asservie) s’exprime par un humour sous lequel se cache plus d’une fois une vraie colère.

C’est donc la « guerre » et l’on se bat comme l’on peut. Cela occupe un peuple déprimé voire agressif dont la violence inquiète et justifie le pouvoir. Car, à qui profite le crime ?

Voici donc qu’un Président de la République en perte de vitesse dans l’opinion s’est trouvé confronté, non seulement à l’exaspération des extrêmes mais à celle du « peuple d’en bas », voire du milieu, sans compter la méfiance des autres. Il sait que l’agressivité de toute une classe de communicants ordinaires banalise la haine. Il est donc appelé par une sorte de grâce divine à jouer, non seulement les sauveurs (rôle bien difficile, on le sait, depuis Pétain), mais le chef de guerre tant attendu puisque … le pays en effet est en guerre…en guerre – osons le mot ! – avec lui-même.

Ce Président comprend donc que la France est dans le malheur, et une bonne grande partie de son peuple le suit – fût-ce à contre cœur – sur le chemin d’une guerre qui, encore une fois, consiste … à descendre dans les abris.

Ainsi donc, voilà qu’un ancien socialiste de droite entreprend, sur le mode gaullien, de reconstruire la France (à ses yeux depuis longtemps en quasi ruine) et qui, pour l’occasion, s’identifie enfin à « son » peuple dont il partage l’angoisse. Le Roi-fantôme a cédé la place au général en tenue de combat.

Sans doute convient-il d’ajouter ici que ce schéma, fondé sur des évidences, ne rend pas compte d’une réalité à bien des égards plus complexe et plus instructive. Le recours à la guerre – fût-elle relativement symbolique – répond de façon plus obscure à un désir qui dépasse en effet l’opportunisme politique le plus facile à imaginer.

Car il y a fort à parier que la société dont nous parlons – la nôtre – désire en effet la guerre dont elle a peur. Elle est, comme celui qui, traversant un pont, est aspiré par le vide. Son angoisse le précipite précisément dans le gouffre qui l’attire, comme si ce gouffre était la solution radicale à son problème. Cette réalité imaginaire recouvre de son voile la tentation du suicide. A l’heure où le Monde se fait peur et où notre peuple s’applique déjà à se déchirer lui-même, il est tout à fait possible de penser que la Guerre – acceptée dès aujourd’hui sous l’aspect d’une dramatisation médicalo-politique – réalise par avance le voeu inconscient d’une société malade.

Dans une telle perspective, on pourra penser que le Président aura lui-même intégré, par-delà ses propres calculs, le désir inconscient d’un peuple qui lui échappe : ne l’aide-t-il pas à satisfaire son aspiration auto punitive au désastre annoncé ?

Mais qui dira donc, après la Guerre, si le Roi n’est pas toujours aussi nu ? Car la morgue de l’énarque et celle du protecteur attitré de la technocratie remonteront à la surface des nouvelles assemblées populaires. Et la Guerre, sortie des décors de son théâtre, reprendra, comme après les mauvais Traités. A moins que …

A moins que les vieux partis politiques (et les syndicats) se refassent une santé et produisent des responsables enfin dignes des enjeux d’une République fidèle à ses valeurs : Liberté, Egalité, Fraternité !

Jean-Pierre Bigeault,
Le 12 mai 2020

1 Cf. le premier discours du Président Macron sur le coronavirus.

2 Défaite à laquelle le Président Macron n’oppose pas par hasard la bataille de chars du 17 mai 1940 conduite par le Colonel De Gaulle. La Résistance au virus vaut donc cette comparaison ! Vive la France victorieuse…juste avant la débâcle !

De la déshumanisation en cours

Un gouvernement qui, sous prétexte de protéger les citoyens, développe la peur d’une épidémie est, qu’il se l’avoue ou non, pré totalitaire. Il caresse le peuple dans le sens du poil. Il répond à une demande infantile qu’il consacre et qu’il entretient. Il prépare à toutes les défaites, oubliant d’ailleurs que la dernière guerre à la française a fait ses tristes preuves, lorsqu’une partie de l’armée et en particulier ses officiers, empruntaient la route de l’exode aux côtés du peuple. L’ayant vécu en direct, auprès d’un ancien combattant de 14-18, qui n’en croyait pas ses yeux, je sais que le courage n’est pas une donnée immédiate, mais un acquis qui ne s’improvise pas.

Aussi bien l’objectif médical de sauver les vies à tout prix, y compris au prix de l’honneur, voire de la simple nécessité sociale du partage des risques, a atteint les sommets du mépris de la personne et de la communauté familiale, lorsqu’une technocratie (héritée de Vichy et de plus en plus galopante) a posé les règles du confinement dans les Ehpad. Pour évacuer les responsabilités, on a livré à la solitude, c’est-à-dire au dénuement affectif et au dégoût de vivre, des vieillards et, bien évidemment des familles interdites d’apporter l’aide incommensurable de leur présence et renvoyées à la culpabilité de ceux qui abandonnent les leurs. On a ouvert le champ des dépressions, couvert l’irresponsabilité organisée des institutions et de l’Etat, livré les vieux à la psychiatrisation de leur souffrance, c’est-à-dire à la destruction de leur identité.

Un eugénisme inavouable et qui déporte les victimes à l’intérieur de leur angoisse se dessine en filigrane d’une organisation inhumaine sur laquelle on invite à fermer les yeux, puisque les statistiques permettent d’enregistrer de « bons résultats » dans la gestion de l’épidémie.

Un gouvernement qui en arrive à ces extrémités bafoue les valeurs dont il laisse croire qu’il se réclame, au profit d’un « fonctionnement » tout aussi dangereux pour l’économie que pour la morale. Gageons que Paul Ricoeur en frémit dans sa tombe !

On ne dira par ailleurs jamais assez que le déplacement des décisions du monde politique sur le monde médical – dit scientifique – consacre l’incapacité philosophique d’un gouvernement responsable de la défense des valeurs républicaines. Ce défaussement est une trahison et un triste aveu d’impuissance.

Jean-Pierre Bigeault,
Le 6 mai 2020

Une école pour la République

L’accès à l’Instruction publique a joué un rôle historiquement essentiel dans l’émancipation sociale. Les « fameux hussards de la République » auront été jusqu’à la dernière guerre les acteurs déterminés et déterminants de cette opération. Dénoncée aujourd’hui et pratiquement non traitée, « l’inégalité des chances » reste un problème. Elle contribue toutefois à masquer une réalité beaucoup plus large. De façon plus générale en effet, on peut dire que la « réussite scolaire » elle-même ne permet pas à tous les citoyens de la République d’être les vrais partenaires d’une démocratie dont les valeurs déclarées sont « la liberté, l’égalité et la fraternité ».

Le système scolaire, tel qu’il est conçu, ne sert en réalité qu’à dégager une « élite » et cette élite qui tend à devenir « un Etat dans l’Etat » se désolidarise de facto de ceux sur lesquels, à un titre ou un autre, elle exerce un pouvoir. Alors que sont régulièrement dénoncés à ce titre, bon nombre de personnalités politiques, de hauts fonctionnaires et de technocrates, le doute s’étend sur des responsables du Secteur privé, voire sur les intellectuels eux-mêmes, quand leur jugement péremptoire semble défier la réalité modeste de ceux qui la subissent de plein fouet. Le peuple, y compris lorsque cette élite en prend ostensiblement la défense, se sent dépossédé de sa vérité. Il soupçonne même ses défenseurs de tirer parti de la situation au profit d’un arrivisme qui ne dit pas son nom. Le soupçon gagne une population hétérogène et c’est ainsi qu’un mouvement parfois difficile à définir tel que celui des « gilets jaunes » trouve un écho favorable bien au-delà de ses terres d’origine.

En vérité, la question de « l’inégalité des chances » semble bien toucher, à un titre ou à un autre des citoyens qui, à bien des égards, non seulement n’ont pas confiance dans leurs élites, mais se méfient les uns des autres, voire s’attaquent entre eux au nom de leurs différences et des rapports de force qui en résultent. La question même des élites rebondit ainsi au niveau même de ceux qui, à des titres divers, s’en estiment aussi bien les victimes. Dans un monde où règne la concurrence, le citoyen se définit par ce qui l’oppose à tel ou tel autre, voire à tel groupe d’intérêts convergents, et non par ce qu’il partage dans la communauté élargie de son peuple.

Cet échec de la République – et de la Citoyenneté qui en est le moteur – représente un danger collectif qui justifie à lui seul une véritable révolution. Vis-à-vis même des dangers venus « de l’extérieur » et contre lesquels nous nous prémunissons par le développement d’une armée, il est aujourd’hui urgent de prendre en compte notre propre péril intérieur et d’arrêter les moyens d’y faire face.

On devrait d’ailleurs aujourd’hui encore revenir sur le passé pour éclairer notre lanterne à cet égard. Comment en effet, ne pas s’étonner qu’un évènement comme la Défaite de la France lors de la Deuxième guerre mondiale n’ait pas débouché à postériori sur une prise de conscience de notre véritable rapport à la citoyenneté ?1 La désorganisation matérielle si souvent mise en avant pour expliquer la débâcle ne sera pourtant pas tombée du ciel. Nos moyens intellectuels et techniques n’ont jamais manqué. Le courage s’est perdu dans les divisions internes et la lucidité dans les discours. Les élites de l’époque se sont disqualifiées et le peuple trahi s’est déprimé. Il faut avoir vécu l’Exode – ou en avoir lu et relu les récits – pour prendre la mesure du mal sournois qui rongeait la France, quand la folie allemande éclatait.

Nos déficits en matière de citoyenneté demeurent au bilan de notre République. Ils enveloppent de leur « grand corps malade » la pitoyable et symptomatique « inégalité des chances ».

Il faut donc le dire et le redire : la seule arme dont nous disposons pour soigner cette maladie n’est pas seulement aujourd’hui l’instruction, c’est l’éducation. Si l’Ecole de la République est appelée à former de futurs bons travailleurs, ce n’est pas pour servir un système qui oppose entre eux les citoyens de notre pays. Nous avons besoin de nouveaux « Hussards de la République », non seulement pour enseigner les matières scolaires mais pour former des citoyens. Cela ne relève pas d’un simple cours d’éducation civique ! Cela doit être vécu à l’école, au collège et au lycée, dans des expériences concrètes et continues sous la forme précisément d’un vécu « partagé ». La classe elle-même doit être repensée, non seulement comme le lieu d’apprentissage qu’elle doit rester, mais comme le banc d’essai d’une vie citoyenne : liberté, égalité, fraternité ! L’autorité même du maître reste liée comme toujours à la perception collective de son engagement. L’éducateur enseignant est au service d’une cause qui contient et dépasse la réussite scolaire. Il est d’ailleurs possible – contrairement à ce qu’on se plaît à faire croire – et nous en avons fait l’expérience2, que les apprentissages profitent eux-mêmes de ce contexte éducatif, pour peu qu’il soit le résultat d’un projet collectivement construit. L’intelligence et l’intérêt – on le sait depuis longtemps – se développent dans un lieu qui les soutient. La dynamique psycho sociale des groupes utilisée à bon escient, et l’attention avertie de celui ou celle qui y introduit et développe le savoir, font un tout. Détachée de la famille, plus libre affectivement que cette structure intimiste, la classe – possiblement soutenue aujourd’hui par l’apport des technologies – doit être d’abord le lieu d’une véritable socialisation. Elle ne peut jouer sur la compétition qu’à partir d’une expérience où les individualités auto centrées sont sollicitées à l’écoute et à l’échange.3

Une telle révolution est possible. Elle ne se fera pas à partir des seuls « conseillers d’éducation ». Elle présuppose que la sélection des enseignants réponde à un projet élargi, capable d’ailleurs de motiver des personnalités plus ouvertes et désireuses de s’engager véritablement au service de la République. Faut-il ajouter – pour rassurer ceux qui doutent – que de nombreuses expériences pédagogiques (y compris dans le cadre de l’Education nationale) pourraient permettre d’élaborer un tel projet.

Jean-Pierre Bigeault,
Le 15 avril 2020

1 Il faut toutefois rappeler que des plans de réforme de l’Education nationale furent proposés après la Libération pour redonner à l’Ecole son sens politique, mais ils ne furent pas retenus.

2 Cf. notre ouvrage : Une poétique pour l’éducation, Paris, l’Harmattan, 2009.

3 Il va de soi que la règle du partage ne peut que s’appliquer aux maîtres eux-mêmes dans le cadre d’une véritable « équipe pédagogique » animée en conséquence.

Et si on réinventait…

Et si on réinventait cette société…

en commençant par le début …

Pour ne parler que d’eux, Monsieur Macron comme Monsieur Hollande, ont fait de belles études. Que les meilleurs élèves parviennent aux plus hautes responsabilités, cela coule de source dans une culture qui conçoit l’intelligence à partir des « résultats » qu’elle obtient, c’est-à-dire à l’aune de ce qu’il est convenu d’appeler une « réussite ». Il reste que l’intelligence dont il est ici question n’est pas celle qui prévaut dans ce qu’on pourrait appeler pour chacun « l’art de vivre ». Une culture de la vie centrée sur l’épanouissement de la personne dans son rapport tant avec elle-même qu’avec les autres, fait appel à une intelligence dont le modèle échappe à la standardisation de la pensée et à son corollaire, la prétendue répudiation des sentiments qui s’y trouve associée. En vérité, cette prétention à une forme d’intelligence déjà insuffisante par elle-même n’est qu’un leurre. Les passions s’en font un masque plus ou moins élégant, comme chez Monsieur Mitterrand. La volonté de puissance y tient sa place, sans parler du narcissisme. La démocratie voudrait oublier ces réalités qui pourtant la minent. Elle cède au mirage infantile d’un chef qui, par l’élection, échapperait vertueusement à l’impact de ses désirs personnels sur le projet politique. Une telle naïveté pourrait surprendre. Mais n’est-ce pas toujours le modèle du « premier de classe » qui refait surface, l’école restant, par-delà la famille, la référence d’une culture prétendument égalitaire et objective ? Le chef serait donc celui qui sait, plutôt que celui qui sent. N’y-a-t-il pas des artistes pour sentir ? La tête d’un côté, la sensibilité de l’autre. Et, pour ce qui est de l’amitié ou simplement de la camaraderie … ne mélangeons pas tout ! Cela ne relève-t-il pas de ce qui, par définition, doit échapper à l’école : les relations de personne à personne ?

Que, dans son effort de laïcité, l’école républicaine se soit méfiée de la morale, qu’elle ait fait le pari de la connaissance et du progrès pour tous en laissant le reste à la famille, procède bel et bien d’une conception tronquée de l’homme en tant que personne entre les personnes.

Entre cette conception et celle dont « l’économisme » se trouve être actuellement la manifestation la plus coûteuse (non seulement pour la planète mais pour l’homme), il y a un lien que les élites d’aujourd’hui voient cyniquement ou ne veulent pas voir.

Il est donc grand temps de se réveiller ! Si le système économique et social doit être remis à plat et céder la place à une réinvention nécessairement complexe, on devra d’abord se mettre d’accord sur une refonte de l’éducation. Le seul espoir que nous ayons est en effet d’ouvrir l’homme à lui-même et aux autres, tout en s’ouvrant au savoir.1 Les tristes querelles sur le pédagogisme n’ont fait que marquer, à droite comme à gauche, l’incapacité de repenser le modèle de base d’une école qui, du début jusqu’à la fin, a cessé de croire dans le seul vrai progrès qui compte, celui de l’homme et des hommes dans leurs liens personnels et sociaux.

Les « violences » qui n’ont pas attendu le virus pour éclater dans notre société doivent être entendues comme des signaux d’alerte. Faudrait-il véritablement en appeler à une « guerre » – comme l’a fait le Président Macron – pour tenter d’unir en nous et entre nous, ce qui est séparé ? Les réformes à la hâte et sans autre perspective qu’immédiate ne suffiront pas. L’Etat et la nation sont à réinventer ! Tâche ardue s’il en est, et qui ne saurait s’improviser. D’autant que nous ne pouvons nous couper du monde, ni même de l’Europe. On ne saurait imaginer une révolution plus rapide que le temps qu’il faut pour y intéresser les esprits et les bonnes volontés. Ce travail peut demander une génération. Encore doit-il commencer par une « révolution éducative » digne de ce nom ! De nouveaux hussards de la république sont à recruter : une jeunesse d’espérance qui découvre déjà à quel marché de dupes on la convie depuis trop longtemps.

D’ores et déjà l’expérience même du confinement permet de ré-évaluer l’importance décisive du lien social dans le traitement d’un malheur collectif. Comme la guerre en effet – et toutes proportions gardées – la situation mobilise le cœur là où manquent toujours les armes. La solitude morale, voire bien sûr physique, reste le confinement le plus mortifère. Les vrais héros ne sont-ils pas ceux du partage ? On mesure le chemin qu’il reste à parcourir dans une société que trahissent les nantis et, largement au-delà, la masse déprimée et agressive des repliés sur soi. On réalise à quel point la fausse « communication », substitut technologico-obsessionnel de la « rencontre », détruit le vrai lien social au profit des cancans haineux dont le village traditionnel fut longtemps le fief. Il est toujours plus facile d’exclure que d’associer, et de dénoncer que d’inventer. Le Mal, comme le virus, touche tout le monde. La destructivité humaine, sous sa forme quotidienne, vaut bien la guerre. Le remède à cette maladie passe d’abord par la prise de conscience des égoïsmes les plus répandus et de l’encouragement que leur apporte notre culture elle-même. Le vrai travail est donc immense et, pour l’essentiel, il se fera sans bruit. Il demande en effet le courage silencieux, la colère retournée en enthousiasme du combattant social, lequel, comme le travailleur du même nom, se bat sans jouer les vedettes.

Contre la Chute, il y eut en leur temps les Résistants. Il y eut aussi les poètes. Rendre aux mots leur force, leur liberté. Le jeu homérique des images et de la musique avec la réalité des faits, des idées et des sentiments, doit reprendre sa place dans une culture parcellaire et trop souvent désertique. Les hommes valent mieux que les discours fabriqués de ceux qu’ils dénoncent et réclament à la fois : leurs sauveurs !

L’eau vive de la Parole est une source en chacun, l’Ecole doit en être la terre commune.

Jean-Pierre Bigeault,
Le 2 avril 2020

1 Espoir qui, après la guerre, se trouva bel et bien déçu, tant on redouta qu’un changement de paradigme ébranle le système.

Guerre

Guerre

J’ai 14 ans sous les bombardements de l’aviation américaine et bientôt l’artillerie alliée déployée sur nos campagnes (nous sommes en Normandie et c’est le « Débarquement » ; l’omniprésence de la mort s’impose. Il faut « se faire une raison » – raison d’adolescent par temps de guerre !

Comme passer de l’ordre au désordre – en tout cas civil – quand le ¨Pouvoir est aux armes, aux armées, et que la protection de l’Etat n’est qu’un souvenir, d’ailleurs ambigu ? Quelles consignes, quels abris désignés, voire, comme au bon vieux temps, quelles contraventions pour – par exemple – les paysans qui se hasardent sur des routes avec des carioles chargées de foin1 ? On est dans le brouillard, ou plutôt la fumée inhérente à la guerre. Il revient à chacun de se débrouiller, seul ou à plusieurs, avec ce qu’on appelle les « moyens du bord ». Ainsi donc : penser, rire, prier, s’appliquer au fatalisme et bien sûr « s’occuper » – le travail, quel que soit sa forme, restant le premier remède. Dormir aussi !

J’apprends donc de mon père (qui a fait ladite Grande guerre de 14-18) que l’abandon d’une « position », comme on dit chez les militaires, peut s’imposer. Ce qui compte dans une stratégie, c’est la souplesse ! La rigidité d’une manœuvre, comme d’ailleurs d’une conduite morale, n’est souvent que l’effet de notre peur. Dormir donc, après la fatigue, démarche primitive du civilisé qui s’en remet à la vieille Nature ! Le corps rappelle à l’âme que le sommeil et le rêve (sans oublier le temps diurne de la rêverie) sont aussi nécessaires que le pain quotidien (d’ailleurs rare à l’époque !)

Voilà ce que dit mon philosophe de père : se couler dans la nuit comme dans la terre (y compris, quand il le faut, celle de la tranchée au fond du jardin), comme dans le ventre de la mère, et se réveiller, drapeau, lance héroïque en main ou, simple fleur ou flûte de musicien ambulant.

Mais l’ancien soldat a bien d’autres idées : m’emmener avec lui en vélo – malgré et justement à cause de la guerre – dans une petite ville des environs, pour y trouver le matériel (deux roues de bicyclette) dont nous aurons besoin, si nous sommes évacués de force. C’est une expédition hasardeuse, mais la vie est ainsi faite. La mort n’est pas au bout, mais au milieu de la vie comme le noyau d’un fruit. Le chant de l’âme s’élève au-dessus de la perte.2

Une autre aventure m’a appris ce qu’il peut en être d’une peur partagée.

La confrontation directe des armées se rapproche. Il faut se dégager de l’espace concerné, celui où pleuvent d’abord les obus. Les canons se cherchent et se rencontrent à cet endroit ; c’est celui où nous sommes. La peur devient terreur, nasse dans laquelle tournent en rond des gens qui, comme nous, ne savent plus où trouver refuge. Ce sont des voisins qui connaissent bien mon père et apprécient sa sagesse et son histoire. Ils l’interrogent. L’autorité, en telle circonstance, ne peut se fonder que sur la confiance. Et en effet, mon père prend la tête de l’évacuation. Mais il ne fait – m’expliquera-t-il – que tirer le bénéfice d’une communauté qui s’est peu à peu formée sous l’Occupation. N’a-t-elle pas développé certains échanges, le plus souvent pratico-pratiques, et même verbaux, selon cette économie de mots qui, à la campagne, laisse encore la place à un sentiment de partage ? Nous partons sous les tirs d’obus à travers champs, les shrapnels cisaillant les branches d’arbres. Nous gagnons des fermes perdues au milieu des collines…

A 14 ans, j’ai donc un peu appris ce que l’Ecole (de l’époque) évoquait devant nous comme un idéal. Les grands mots de « citoyenneté » et de « solidarité » n’étaient guère prononcés. Le Pouvoir revient aux hommes que la relation directe avec la mort rend quelquefois plus avisés sinon meilleurs, et unis par-delà différences et divergences, y compris celle du sexe, de l’âge et de la culture. Moment de grâce au milieu du malheur – et du bonheur espéré de la Libération. Parer au danger, seul et aussi ensemble, sans en exclure l’occasion qu’il donne de grandir un peu, fut notre chance. Je lui dois sans doute de m’être engagé très tôt dans la cause de l’éducation, en particulier celle des adolescents en difficulté de l’après-guerre. Car la Paix contient des guerres qui ne disent pas leur nom.

Puissions-nous faire de « l’épidémie » autre chose qu’un accident de parcours !

Amen !

Jean-Pierre Bigeault,
Le 22 mars 2020

1 La question étant à l’époque : ne charrient-ils pas sur ordre du matériel de guerre allemand ?
2 J’ai raconté cette histoire dans mon livre, Le jeune homme et la guerre, Paris, L’Harmattan, 2015.

Du « confinement »

L’ironie dont joue aujourd’hui un certain virus – surgi, dit-on, de quelque animal servi à la table chinoise – devrait bien ramener à la réalité ceux qui la cuisinent pour nous la faire avaler comme une potion magique !

Car la vie et la mort ont un lien selon la loi de Nature.

Un virus – à défaut d’être prophète et de pratiquer l’emphase métaphysique – vient donc de crier cette vérité sur les toits, et même dessous. N’a-t-on pas vite oublié que les ormes et plus récemment les buis ont été les victimes désignées d’un diable de service ?

Et si le vrai Démon de l’Homme était cette culture infantile de la toute-puissance dans laquelle l’enferment les marchands de machins et de machines promis à son bonheur ? Alchimie du grand commerce appliqué à la transformation du plomb de la vie en or plutôt coûteux ! N’arrive-t-il pas que notre immunité même, soumise au jeu de l’angoisse et de ses réputés remèdes nous livre aux assauts de forces aussi insaisissables que des fantômes ?

Fantomatique en effet, tel virus échappé de l’enfer, l’air imbécile, s’en prend au paradis intelligent dont nous avons fait notre demeure : technologie béate, figures de l’homme sans visage et bientôt sans corps !

Sans parler de l’Etat, ce pouvoir dit démocratique dont la vocation tutélaire s’étend sous cette forme de totalité organisationnelle dont la figure salvatrice n’en paraît pas moins menaçante que d’autant plus nécessaire.

Ambiguïté d’une situation qui, dans le jardin de notre monde, présente à la fois son fruit et le vers qui s’y loge.

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Que l’Etat, dans sa bienveillance, nous condamne au confinement selon la loi d’une guerre bien ordonnée pourra servir au philosophe. C’est supposer, bien sûr, qu’il échappe à l’infantilisation que crée l’autorité, quand elle émane d’un « système », déshumanisé qu’on le veuille ou non. Au prétexte d’épargner des vies humaines, faut-il en effet délivrer de leur libre-arbitre et de leur responsabilité, des citoyens qu’on s’applique à faire voter selon l’idéal démocratique ? On peut légitimement en douter ! Ne serait-il pas plus urgent – bravant les exigences d’un pragmatisme à courte vue – de remettre l’éducation dite « civique » au cœur de la vieille école ? En finir avec l’idée que l’acquisition des savoirs se suffit à elle-même et qu’elle développe la responsabilité de l’individu et sa capacité de vivre en société. Et, à défaut, puisque tel est le cas, ne faudrait-il pas plutôt renvoyer chacun à la réalité individuelle et collective que l’épidémie l’oblige à affronter ?

Qui peut croire en effet que les mesures de coercition suffiront à endiguer les errements comportementaux de ceux qui ne veulent pas savoir et qui d’ailleurs ont souvent bien des raisons de se sentit « hors la loi » ? En tous cas, l’assujettissement des citoyens en tant que tel, le protectionnisme qui prétend le justifier, sont eux-mêmes les virus d’un organisme politique devenant consciemment ou inconsciemment totalitaire. Et qu’importe à vrai dire ce qu’il y met de calcul ! La culture du « salut par l’Etat » – à laquelle succombe, y compris pour de bonnes raisons, un peuple qui se sent abandonné – constitue un danger, non seulement pour la démocratie mais pour la personne humaine. Que par ailleurs ce protectionnisme vienne s’inscrire dans une démarche technocratique habituellement centrée sur l’économie ne fait qu’y ajouter la perversion d’un marchandage qui ne dit pas son nom : votre survie contre la liberté !

Mais le « confinement », s’il renvoie chacun à chacun, peut aussi bien nourrir le sentiment d’une perte que dissimule à sa façon la vie sociale dite normale. Qu’en effet la pensée de « l’autre » – comme celle du pain quand il manque à l’occasion d’une guerre – vienne chercher sa place dans la solitude obligée pourrait être le bénéfice d’une situation à laquelle s’attacherait le mérite d’échapper non seulement au virus, mais au bruit qu’on en fait et qui paralyse la pensée. Comme l’isoloir réservé au vote, le confinement citoyen, hors des simulacres du bonheur consommable et des slogans de la foule, pourrait alors redonner le goût de la liberté à celles et ceux qui se la font dérober sous les meilleurs prétextes.

Mais sans doute le remède peut il être pire que le mal. « L’exode » et les réflexes défensifs du repli sur soi – dès lors qu’en effet s’efface la vraie vie sociale – peuvent n’être qu’une fuite en avant. Le « retour » – comme on l’a vu lors de la dernière guerre, peut se solder par une demande accrue de protection. L’angoisse des peuples profite à de prétendus sauveurs.

Une pensée conjointe de la solitude et du lien social exige la capacité d’accéder à un « lieu psychique » qui abrite le sentiment de liberté. La vie post moderne et ses prisons dogmatiques n’en facilitent pas l’existence. L’idée d’une intégration librement choisie – soutenue par une minorité active de jeunes et de moins jeunes – en favorise ici et là l’émergence. La remise en cause des « élites » et de l’Etat, sans parler de l’Eglise, dans un pays qui les a longtemps idéalisés, révèle un besoin profond, sans doute irréductible au modèle connu des révoltes qui en ont déjà été historiquement l’expression.

Il serait en tous cas hasardeux pour nos gouvernants d’espérer noyer ce poisson en dramatisant une épidémie opportune et qui en cache beaucoup d’autres ! Pour que le peuple soit rendu au Peuple, chacun doit l’être à soi par sa propre démarche d’ouverture au monde.

Jean-Pierre Bigeault,
Le 17 mars 2020

NB – Paris vide et « sous contrôle » dégage un triste parfum d’«Occupation », pour ceux qui, comme moi, ont vécu les tristes suites de la Débâcle en 1940…