Et si on réinventait cette société…
en commençant par le début …
Pour ne parler que d’eux, Monsieur Macron comme Monsieur Hollande, ont fait de belles études. Que les meilleurs élèves parviennent aux plus hautes responsabilités, cela coule de source dans une culture qui conçoit l’intelligence à partir des « résultats » qu’elle obtient, c’est-à-dire à l’aune de ce qu’il est convenu d’appeler une « réussite ». Il reste que l’intelligence dont il est ici question n’est pas celle qui prévaut dans ce qu’on pourrait appeler pour chacun « l’art de vivre ». Une culture de la vie centrée sur l’épanouissement de la personne dans son rapport tant avec elle-même qu’avec les autres, fait appel à une intelligence dont le modèle échappe à la standardisation de la pensée et à son corollaire, la prétendue répudiation des sentiments qui s’y trouve associée. En vérité, cette prétention à une forme d’intelligence déjà insuffisante par elle-même n’est qu’un leurre. Les passions s’en font un masque plus ou moins élégant, comme chez Monsieur Mitterrand. La volonté de puissance y tient sa place, sans parler du narcissisme. La démocratie voudrait oublier ces réalités qui pourtant la minent. Elle cède au mirage infantile d’un chef qui, par l’élection, échapperait vertueusement à l’impact de ses désirs personnels sur le projet politique. Une telle naïveté pourrait surprendre. Mais n’est-ce pas toujours le modèle du « premier de classe » qui refait surface, l’école restant, par-delà la famille, la référence d’une culture prétendument égalitaire et objective ? Le chef serait donc celui qui sait, plutôt que celui qui sent. N’y-a-t-il pas des artistes pour sentir ? La tête d’un côté, la sensibilité de l’autre. Et, pour ce qui est de l’amitié ou simplement de la camaraderie … ne mélangeons pas tout ! Cela ne relève-t-il pas de ce qui, par définition, doit échapper à l’école : les relations de personne à personne ?
Que, dans son effort de laïcité, l’école républicaine se soit méfiée de la morale, qu’elle ait fait le pari de la connaissance et du progrès pour tous en laissant le reste à la famille, procède bel et bien d’une conception tronquée de l’homme en tant que personne entre les personnes.
Entre cette conception et celle dont « l’économisme » se trouve être actuellement la manifestation la plus coûteuse (non seulement pour la planète mais pour l’homme), il y a un lien que les élites d’aujourd’hui voient cyniquement ou ne veulent pas voir.
Il est donc grand temps de se réveiller ! Si le système économique et social doit être remis à plat et céder la place à une réinvention nécessairement complexe, on devra d’abord se mettre d’accord sur une refonte de l’éducation. Le seul espoir que nous ayons est en effet d’ouvrir l’homme à lui-même et aux autres, tout en s’ouvrant au savoir.1 Les tristes querelles sur le pédagogisme n’ont fait que marquer, à droite comme à gauche, l’incapacité de repenser le modèle de base d’une école qui, du début jusqu’à la fin, a cessé de croire dans le seul vrai progrès qui compte, celui de l’homme et des hommes dans leurs liens personnels et sociaux.
Les « violences » qui n’ont pas attendu le virus pour éclater dans notre société doivent être entendues comme des signaux d’alerte. Faudrait-il véritablement en appeler à une « guerre » – comme l’a fait le Président Macron – pour tenter d’unir en nous et entre nous, ce qui est séparé ? Les réformes à la hâte et sans autre perspective qu’immédiate ne suffiront pas. L’Etat et la nation sont à réinventer ! Tâche ardue s’il en est, et qui ne saurait s’improviser. D’autant que nous ne pouvons nous couper du monde, ni même de l’Europe. On ne saurait imaginer une révolution plus rapide que le temps qu’il faut pour y intéresser les esprits et les bonnes volontés. Ce travail peut demander une génération. Encore doit-il commencer par une « révolution éducative » digne de ce nom ! De nouveaux hussards de la république sont à recruter : une jeunesse d’espérance qui découvre déjà à quel marché de dupes on la convie depuis trop longtemps.
D’ores et déjà l’expérience même du confinement permet de ré-évaluer l’importance décisive du lien social dans le traitement d’un malheur collectif. Comme la guerre en effet – et toutes proportions gardées – la situation mobilise le cœur là où manquent toujours les armes. La solitude morale, voire bien sûr physique, reste le confinement le plus mortifère. Les vrais héros ne sont-ils pas ceux du partage ? On mesure le chemin qu’il reste à parcourir dans une société que trahissent les nantis et, largement au-delà, la masse déprimée et agressive des repliés sur soi. On réalise à quel point la fausse « communication », substitut technologico-obsessionnel de la « rencontre », détruit le vrai lien social au profit des cancans haineux dont le village traditionnel fut longtemps le fief. Il est toujours plus facile d’exclure que d’associer, et de dénoncer que d’inventer. Le Mal, comme le virus, touche tout le monde. La destructivité humaine, sous sa forme quotidienne, vaut bien la guerre. Le remède à cette maladie passe d’abord par la prise de conscience des égoïsmes les plus répandus et de l’encouragement que leur apporte notre culture elle-même. Le vrai travail est donc immense et, pour l’essentiel, il se fera sans bruit. Il demande en effet le courage silencieux, la colère retournée en enthousiasme du combattant social, lequel, comme le travailleur du même nom, se bat sans jouer les vedettes.
Contre la Chute, il y eut en leur temps les Résistants. Il y eut aussi les poètes. Rendre aux mots leur force, leur liberté. Le jeu homérique des images et de la musique avec la réalité des faits, des idées et des sentiments, doit reprendre sa place dans une culture parcellaire et trop souvent désertique. Les hommes valent mieux que les discours fabriqués de ceux qu’ils dénoncent et réclament à la fois : leurs sauveurs !
L’eau vive de la Parole est une source en chacun, l’Ecole doit en être la terre commune.
Jean-Pierre Bigeault,
Le 2 avril 2020