Du « consentement »

« Le consentement »(1) est un récit autobiographique. Il rapporte – trois décennies après les faits – la relation de l’auteure, Vanessa Springora – alors adolescente – avec un homme connu (dont l’identité nous est d’ailleurs révélée par la référence à plusieurs de ses ouvrages).
Ce récit vient à son heure. Il rejoint la vague des dénonciations plus ou moins tardives qui agitent aujourd’hui notre société. Il n’en recentre pas moins le débat sur la question du « consentement », la victime de l’abuseur n’ayant que treize ans.
Une jeune fille de treize ans peut-elle en effet « consentir » – au sens plein de ce mot – à devenir l’objet sexuel, voire la partenaire d’un homme dont elle croit qu’il l’aime et qu’elle croit aimer ? Une telle question justifierait une réflexion sur l’adolescence en tant qu’étape particulière d’un processus de maturation dont la spécificité a fait l’objet de nombreux travaux. Il reste qu’un tel sujet – et ce n’est sans doute pas par hasard – n’intéresse guère le grand public. Ne dirait-on pas qu’il préfère continuer de s’étonner que l’enfant soit déjà un adolescent et que l’adolescent soit encore un enfant selon des variations qui ne permettent décidément pas d’établir des frontières tout à fait sûres entre ces deux âges de la vie. On conçoit que, dans ces conditions, la maturité psycho-sexuelle elle-même, évidemment distincte de la puberté, suscite bien des interrogations. Tant il est vrai qu’à défaut de s’en tenir à quelque âge légal, la question relève, qu’on le veuille ou non, d’une évaluation éducative adaptée à la situation.
Il reste en tout cas que le « consentement » dont parle Vanessa Springora va bien au-delà de ce questionnement, d’ailleurs d’autant plus difficile en ce qui la concerne qu’elle n’a plus, tant s’en faut, l’âge de son drame. Son récit nous conduit plutôt à nous interroger sur d’autres « consentements » que le sien : ceux en particulier, relatifs à un certain environnement socio-culturel et qui, passifs ou même actifs, ont non seulement toléré cet abus mais l’ont soutenu ? Il en va ainsi des parents qui ont « laissé faire », sans parler de l’Education nationale, comptable des absences scolaires mais incapable, dans sa « neutralité », d’en demander davantage. Encore peut-on penser que ces manquements obéissent eux-mêmes à la règle d’un consentement plus large et qui concerne une autre partie quelque peu voyante de la société d’alors. Un certain nombre d’intellectuels en effet, connus, voire très connus : philosophes, sociologues, psychanalystes, ne sont-ils pas acquis à la cause d’une « bonne pédophilie » supposée libératrice ?
Ces faits – déclarations et passages à l’acte – disparaissent d’abord dans le mélange à la fois confus et dogmatique de contestations tous azimuths(2). Puis ils entrent sans bruit dans un héritage qui, vilipendé ou érigé en triomphe plus ou moins guerrier, ne sert plus qu’à alimenter d’autres combats. Ils appellent sans doute aujourd’hui une réflexion plus éclairante que les dénonciations qu’ils justifient.

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Sans leur demander davantage, il faut d’abord resituer le discours et les actes dans leur contexte. S’agissant précisément de la pédophilie et de son accueil, voir encouragement, par certains intellectuels, il convient de rappeler que l’opinion publique, emportée par un élan plus politique, n’en est éventuellement partie prenante que sur le mode imaginaire d’un dépassement des limites. Il n’en faut pas moins remettre nos pendules à l’heure de l’époque. La « libération des désirs » en constitue l’un des slogans directeurs. Il oppose une réponse pulsionnelle à un certain « ordre établi », ou plutôt d’ailleurs rétabli dans une après-guerre vouée à la « reconstruction ». Il n’en reste pas moins que cette position dite « révolutionnaire » correspond dans le même temps à la nécessité de revoir le bien fondé de certaines réalités reçues. C’est le cas pour la définition (légale) de la majorité sexuelle reconnue aux adolescents. Cette définition paraît en effet problématique vis à vis de l’image qu’on se fait alors de l’adolescence. Nous y reviendrons. La cause en tout cas n’est pas anecdotique. Elle rejoint celle, plus large, de la « décolonisation »(3), étant entendu que, rejoignant à cet égard celle de l’ordre social, la cause des enfants et des adolescents, alors désignés comme les victimes d’une éducation rétrograde, devient elle-même l’objet d’un débat. Le fameux « c’est pour ton bien » qui aura servi à légitimer bien des conquêtes territoriales n’est-il pas l’indicateur d’une perversion institutionnelle, qu’elle soit familiale ou scolaire, et qui ne fait que duper ceux qui en sont les présumés bénéficiaires.
Aussi bien, faut-il le dire, la famille et l’école ne sont pas sans poser la question, voire sans s’interroger elles-mêmes sur leurs propres principes. Structure nucléaire ou machine administrative, la première comme la seconde se trouvent en décalage par rapport à une société qui s’ouvre aux choses (la consommation) comme aux idées. Sans toujours le savoir, ces organisations, encore formellement traditionnelles, découvrent leur ambiguïté. Les sciences humaines en plein développement, la leur fait voir. Des références plus ou moins confuses à la psychanalyse ne manquent pas de faire savoir que le refoulement et la répression menacent les désirs, là où précisément ceux-ci se trouvent confrontés à la règle. On dit, ou à tout le moins on murmure, que l’amour des enfants a bon dos : un sadisme se glisse sous les bonnes intentions éducatives. La famille se cache derrière ses sourires. Quant à l’école et son encasernement, elle se dissimule en vain derrière la suppression des uniformes et la camaraderie des maîtres.
Il faut donc réinventer la famille et l’école. Les parents qui ne vont pas encore jusqu’à fumer des joints s’échinent à assimiler les vêtements et le langage de leurs enfants. L’école revoit ses programmes : il faut rapprocher du vrai monde celui, refermé sur lui-même, d’un classicisme non seulement démodé mais carcéral à sa façon bourgeoise. Il faut surtout répondre le plus directement possible à l’intelligence naturelle des élèves. Ce que les ennemis déclarés du (pseudo) nouveau système baptiseront plus tard du nom de « pédagogisme » se fraye un improbable chemin entre les falaises intangibles du cours magistral. Mais l’idée s’insinue dans l’air, dans les mots, les positions, la mauvaise conscience et l’espoir déjà condamné. Le monde des enseignants se divise, se morfond, ne sait pas trop où est sa place, ou s’y accroche comme à la planche pourrie d’un improbable salut.
Les parents, désarmés de leur côté, demandent à l’école de faire le travail. Quel travail ? Instruction, éducation ? On ne sait plus très bien.

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Cette « révolution » dont le spectacle a souvent brouillé l’image a certainement permis, quoi qu’on en dise, de véritables progrès dans la vie de chacun et de tous. Mais elle a eu, sur l’éducation en particulier, un effet d’ouverture suffisamment ambigu pour que s’y engouffrent le meilleur comme le pire. Cet effet s’est articulé et s’articule encore aujourd’hui avec des idées qui dépassent le cadre des « événements de Mai 68 ». Il s’agit plutôt là d’une théorie qui ne dit pas son nom, alors même qu’elle a sa place dans l’inconscient, voire dans le projet de bien des éducateurs, parents comme intervenants extérieurs à la famille. Nous avons développé et analysé ce point dès 1978 dans « L’illusion psychanalytique en éducation »(4). Nous y montrions que la psychanalyse servait souvent, plus ou moins malgré elle – et au-delà des espaces qui s’y référaient explicitement – une conception particulière de l’enfance et de l’adolescence. Présente implicitement ou explicitement depuis longtemps dans des représentations qui ont fait en partie le succès de l’Ecole nouvelle(5), la théorie diffuse dont il est ici question achoppe si souvent sur la réalité pédagogique qu’elle cède au refoulement psychologique, voire se retourne contre elle-même. Elle s’en tient le plus souvent à maintenir de son mieux un assemblage de croyances qui font de l’enfant et de l’adolescent un principe d’espérance sinon d’innocence. Le vieux rêve rousseauiste (« L’homme naît bon… ») s’y retrouve. Les découvertes les plus récentes concernant les potentialités et la créativité de l’enfant font le reste. On peut d’ailleurs aussi bien penser que la théorie freudienne d’une sexualité infantile n’aura pu que confirmer la précocité d’une dynamique jusque-là déniée, voire contrecarrée par une éducation clairement répressive. Il s’ensuit donc que les pulsions de l’enfant, ainsi réhabilitées, son nouveau statut non seulement remet en cause sa fameuse ancienne « innocence », mais le range lui-même au milieu des adultes dont il est plus ou moins supposé partager les désirs. Le retour à la nature de l’ancien « petit ange » en fait donc un « bon-déjà-grand-sauvage » dont on salue la nouvelle fraîcheur en forme d’authenticité. L’immaturité s’efface ainsi derrière l’idée d’une continuité sexuelle qui régénère peu ou prou la foi dans l’homme et les promesses de l’aube.
Sans doute faut-il ajouter que les choses ne sont d’ailleurs pas si simples dans le vécu de la famille ou de l’école : la nouvelle proximité de l’éduqué complique ce qui reste de la relation éducative. Comment canaliser l’énergie libérée ? Des formes de violence, vieilles comme l’éducation, traduisent l’ambivalence du nouveau système. Les positions contradictoires d’une éducation qui laisse à l’enfant comme à l’adolescent la liberté de « se perdre » dans ses plaisirs difficiles débouchent sur un malaise. L’éducation dans ces conditions ne sait plus ni où elle est, ni où elle va. Certes elle ne cède pas la place à ce qu’on appela en son temps « l’anti-éducation » mais elle prend la fuite sous le couvert de ce qu’on dénommait autrefois l’instruction et qui revient en force dans une société qui n’a pour horizon que le progrès techno-économique.

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A travers la théorie diffuse que nous venons d’évoquer, on voit bien où se situe, entre le rêve et la réalité, le partage sexuel dont se justifie une pédophilie qui se veut non violente. Qu’il se dise antirépressif et égalitaire n’empêche pourtant pas l’abus d’être un abus. La relation sexuelle s’y fonde sur un pouvoir dont bien des éléments peuvent donner à penser que la victime, fascinée, n’a d’autre moyen que de s’y soumettre. Il faudrait beaucoup d’amour, au sens le plus altruiste du mot, pour qu’une relation, supposée assez claire elle-même et éprouvée dans sa capacité d’ouverture, permette à « une sexualité qui se cherche » de s’apprendre et de s’épanouir. La comédie de l’amour pédophilique est une forme pseudo-éducative de l’esclavagisme. Que des prêtres – fussent-ils de ces laïques à l’intelligence dominatrice – jouent les sauveurs d’une société illuminée par l’éclat de leur désir, voilà l’escroquerie de nos pseudo-libérateurs. Voilà aussi le « consentement » de tous ceux qui, se projetant sur eux, se taisent. Nous n’avons contre ces dérives – et en particulier tant d’abandons éducatifs faussement bienveillants – que le recours à une éducation sans cesse réinventée(6). La question de l’autorité (son absence comme son excès déguisé ou non) peut être traitée en famille comme à l’école dans le respect des personnes. Faut-il encore, pour le permettre, que le fonctionnement de ces structures donne sa place à un véritable développement relationnel, et donc social. Les ratés de l’autorité sont les symptômes d’une dépersonnalisation de l’espace éducatif. La condamnation de la pédophilie, si nécessaire soit-elle, ne saurait suffire. La perversion des abuseurs fait trop vite oublier le consentement passif et actif d’une société qu’on dit « permissive » pour ne pas voir qu’elle reste, à l’égard de sa jeunesse, aussi agressive que celle qui, par le passé, envoyait ses grands adolescents au massacre de la guerre(7).
Ce qui s’est joué pour l’auteure du « Consentement » trouve son véritable sens dans cette « complicité culturelle » qui traverse les temps. On devrait se méfier de ceux et celles qui, d’une manière ou d’une autre, se prennent pour des oracles. Une pensée « dominante » porte bien son nom. Elle écrase jusqu’au bon sens de ceux qui, confrontés à des réalités de « rempailleurs de chaises »(8) prennent en compte sans bruit la complexité du monde. A l’heure où les réformes sont annoncées à grand bruit, l’éducation, qu’elle soit nationale ou non, serait plus avisée de développer avec le sens critique, le goût et le respect de l’autre sans lesquels les savoirs ne sont que « ruine de l’âme ».

Jean-Pierre Bigeault,
Février 2020


(1) « Le consentement », Vanessa Springora, Grasset, Paris, 2020.
(2) Faut-il rappeler qu’à l’époque, on toléra que soient offerts à des adolescents en difficulté, des mini-internats sur mesure dits « lieux de vie » plus ou moins adeptes d’une pédophilie réparatrice ?
(3) « Pour décoloniser l’enfant », Gérard Mendel, Petite bibliothèque Payot, 1971.
(4) « L’illusion psychanalytique en éducation », J.-P. Bigeault et Gilbert Terrier, PUF, Paris, 1978.
(5) « Philosophie de l’éducation nouvelle », M.-A. Bloch, PUF, Paris, 1968.
(6) Nous en avons rapporté l’expérience et les principes directeurs dans « Une poétique pour l’éducation », J.-P. Bigeault, l’Harmattan, Paris, 2009.
(7) Cf. Eugène Enriquez in « De la horde à l’Etat », Ed. Gallimard, Paris, 1983.
(8) Comme disait Péguy.

Chemin de l’arbre-dieu

L'enfant a connu le Dieu de son village et il l'a suivi sur ses routes comme s'il était dieu et même arbre, et même l'Arbre par excellence, et sans doute surtout - en le travaillant comme son père - le bois, comme s'il était sa propre chair. Un poète croit dans le monde, comme s'il était, par les mots, son corps transfiguré; et ce corps s'étend à perte de vue sur la solitude humaine. C'est ainsi, par les animaux, que le visage de la vie se découvre entre l'herbe et les feuillages où le dieu se cache avec l'enfant. Il est temps d'aimer la vie pour ce qu'elle donne de fraîcheur à la pensée.

Editions l'Harmattan - décembre 2019

Présentation de « Chemin de l’arbre-dieu »

Jean-Pierre BIGEAULT - EFPP, Paris, le 29 février 2020

J’aime à dire que …

Jean-Pierre écrit comme…. Il respire ! En musicien des mots il passe son temps à orchestrer sa « petite musique intérieure » et, si nous pouvons l’entendre, elle nous emmène à la croisée des chemins où nos destinées se rencontrent : celles de l’universel et de l’intime, du singulier et du pluriel. Selon un temps contracté qui rassemble le passé, le présent et même l’avenir.

Marie-Christine

PREAMBULE - Jean-Pierre BIGEAULT

Bonjour,

Et merci à tous pour votre amicale présence. Il est vrai qu’avoir 90 ans produit son effet ! La naissance s’éloigne et, assez étrangement, quelque chose de l’inconnu originaire se rapproche. Autrement dit, la notion même de temporalité se transforme. Ce n’est plus tant la succession des faits – ce qu’on appelle « l’histoire » - qui compte. Un moment se détache qu’on pourrait dire « initiatique ».

Sous ce rapport, la poésie est à l’unisson de ce temps « hors d’âge ». Elle est un début dans la vie toujours recommencée.

Avant même de vous apporter quelque lumière sur l’origine et le dessein de mon Chemin de l’arbre-dieu, je remercie Bruno Gaurier pour son éloge si généreux, ainsi que tous ceux qui, autour de Marie-Christine David-Bigeault ont apporté leur aide à ce moment, dont je souhaite qu’il contribue au rayonnement de l’EFPP.

Enfin, je tiens à remercier tout particulièrement Philippe Tancelin, mon éditeur et lui-même poète, qui a bien voulu, une fois encore, prêter sa voix experte à la lecture de quelques textes, sans oublier Marie-Christine, qui lui fera écho, à la mesure de ce moment qui est, comme vous l’avez compris, un moment de partage.

PRESENTATION par Bruno GAURIER - Président de l'EFPP

Très cher Jean-Pierre,

Il me revient, en tant que Président de l’association EFPP, de vous accueillir ici. Bien grand honneur pour moi. Car si je remets les choses à l’endroit, c’est plutôt vous qui devriez m’accueillir, en ce nouveau local de notre chère école. Si je suis en effet arrivé au Conseil d’administration il y a près de quinze années, vous n’y êtes pas tout à fait pour rien. Eh oui, c’était en 2005. Nous vous devons de fait, cher Jean-Pierre, une étape cruciale – que vous avez conduite avec Marie-Christine David –, celle de la constitution d’un nouveau Conseil d’administration, ce qui relevait d’une gageure et d’une urgence : où chacune, chacun qui viendrait rejoindre le projet, puisse, au profit des étudiants et de leurs formateurs, offrir le meilleur de lui-même ou d’elle-même, de sa disponibilité et en toute discrétion mais surtout dans un égal et constant soutien chaque fois que nécessaire et surtout désiré.

L’école où nous nous trouvons aujourd’hui est le fruit d’une longue réflexion, d’une philosophie entièrement bâtie en notre temps et pas au prisme du rétroviseur, mûrie au fil des enseignements, au fil des réflexions collectives, au fil également d’un véritable travail en profondeur ; c’est bien vous notamment qui, en 2003, avec Jacky Beillerot, ami et collègue de l’Université de Nanterre, avez accompagné Marie-Christine dans la volonté qu’elle avait de constituer un Conseil scientifique, la nécessité s’imposant pour elle de mettre en place une démarche de réflexion qui permette d’ajuster le projet pédagogique aux divers aspects actualisés du champ social. Ainsi est né le Conseil scientifique d’orientation de l’EFPP. Peut-être faudra-t-il, l’heure venue, nous atteler à une renaissance. Car en ce moment même s’inventent chaque jour, grâce à une formidable équipe pédagogique animée par Marie-Christine David, de nouvelles méthodes, de nouvelles approches, de nouvelles visions. Le monde manque de vision en ce moment. Or à mon sens, et au vôtre je le sais, il est urgent qu’enfin nous puissions porter notre regard loin au-delà de la ligne d’horizon. Pas seulement pour savoir où nous allons, mais pour inventer ce que nous voulons pour ce temps en termes de relations entre les êtres, entre semblables, entre chercheurs et étudiants, et avec cette jeunesse partout recherchant ses repères…

Ne l’avez-vous pas fait au Centre de réadaptation psychothérapeutique pendant bien des années, ne l’avez-vous pas déjà lancé, dès votre plus jeune âge, et pendant une vingtaine d’années en permanence réinventé à Maison Rouge / Les Mathurins ? Cet Institut psychopédagogique d’avant-garde, pour adolescents en difficulté…

Ne le faites-vous pas chaque jour, à toute heure, en tant que psychanalyste, en cette disponibilité très spéciale de tout instant, où chaque minute compte pour écouter, pour entendre et pour comprendre, pour amener à réapprendre à trouver au plus profond de soi de quoi vivre avec soi-même et avec les autres ?

Mais voilà. Il y a aussi chez vous le philosophe, le poète, le croisement entre les deux ; cette fonction de passeur non seulement de mots mais de raisons de vivre et de raisons de s’attacher et de libérer. Je ne vais pas dresser la liste de toutes vos publications, de toute votre poésie. Je la lis et je la bois avec bonheur non pas comme un trou mais à lentes gorgées et petites lampées, pour en goûter le suc et surtout l’inspiration. On trouvera d’ailleurs vos livres juste là, sur la table non loin de nous. Je baigne avec bonheur dans vos Cent poèmes donnés au vent par exemple, et je ne parlerai pas, je m’en voudrais, de celui dont il va être question juste à présent, motivant notre réunion de cet après-midi. Je me contenterai de témoigner que ce livre est toujours avec moi, comme un compagnon de route, prenant place au Parnasse et dans le même sac à dos ou dans les poches saturées de mon imperméable, où me parlent, me titillent et m’inspirent et m’aident à respirer mes chers poètes Gerard Manley Hopkins, Rabindranath Tagore, Marie Noël ou Giacomo Leopardi.

J’en terminerai justement avec ces quelques vers venant de vous, que je ne résiste pas au plaisir de dire.

Les jours après les jours moutons montant
sur l’ombre pentue du berger
je serai le dernier pré avant la neige
et mon visage d’herbe au soleil.
Cette vie-là aux pattes encore un peu laineuses
s’élèvera jusqu’à la lune bordant l’hiver
ayant ce goût de la douceur extrême
que le berger porte dans son regard.
Et pour me caresser l’épaule entre les vagues
ce berger que je reconnaîtrai pour l’avoir déjà vu
tant d’années se dissoudre dans la montagne
s’ajustera à la touffe éclatée de mon souffle.

Merci Jean-Pierre de nous inviter à présent, je veux dire dans ce présent où nous nous débattons, à venir vous rencontrer. Vous nous dites parfois, ou certains disent que vous avez un âge certain. Moi je préfère dire que vous avez un certain âge. C’est mieux ainsi, et plus conforme à la réalité. Car l’âge qui nous porte n’est pas nécessairement celui que nous portons. Et quant à vous, l’âge que vous avez est celui de votre vision. Alors là, c’est ainsi, nous n’en sommes encore peut-être qu’au début du voyage. Merci à vous de nous offrir le monde jeune mais aussi le monde longuement mûri et celui-là parce que celui-ci. Nous naissons vieux parfois, et nous n’avons pas trop d’une vie pour conquérir notre jeunesse. Ces mots ne sont pas de moi, mais je tente jour après jour, et plus encore jour après nuit, et parfois dans de si longues nuits, de les faire miens.

Merci Jean-Pierre, merci. Plaisir, écoute, et bonheur d’être ensemble, autour de vous.

Bruno Gaurier, Président de l’EFPP
Paris, 29 février 2020

QUEL DIEU CACHÉ ?

A propos du « Chemin de l’arbre-dieu »

Quel dieu caché ?

Que la question de Dieu soit une affaire trop sérieuse pour la confier à des théologiens me semble une idée tout aussi pertinente que celle qui visait les militaires à l’époque où l’on s’interrogeait sur la meilleure façon de mener la guerre.

Telle fut certainement mon idée, lorsqu’enfant et jeune adolescent, je dus me poser la question, et y répondre comme je le fais d’ailleurs encore aujourd’hui. J’ai donc écrit « le chemin de l’arbre-dieu » pour rendre compte de ce que je crois devoir appeler ma foi, c’est-à-dire au sens propre du mot, ma « confiance ». L’objet de cette foi-confiance n’est pas à proprement parler une idée, ni simplement une image, mais un mélange de sensation, sentiment et pensée, comme il s’en trouve non seulement dans l’amour et l’amitié mais dans la vie vécue, au sens le plus simple de cette expression. Or, sous ce rapport, je crois pouvoir dire qu’une question comme celle de l’existence ou de la non-existence de Dieu ne se pose pas, en tout cas dans les termes que généralement on lui réserve. Dans mon idée en effet, le divin se présente comme une dimension naturelle de l’être en tant que présence-absence, ou si l’on veut, lumière-nuit. Qu’on pense à ce que nous percevons de la réalité d’une personne, si familière soit-elle ! Ne se déploie-t-elle pas pour ainsi dire au-delà d’elle-même dans un espace, arrière-corps pourrait-on dire comme arrière-pensée, dont la face cachée nous échappe ? Quel corps en effet – fût-ce celui d’un arbre – ne nous offre-t-il pas, sous sa forme et comme en filigrane de sa peau, l’efflorescence d’une vie pourtant irreprésentable par elle-même ? Vis-à-vis de ce que j’appelle la « présence-absence du monde », la question de Dieu porte sa réponse, comme une amphore le vin qui en préforme le creux.

N’est-ce pas d’ailleurs aussi bien ce que nous imaginons de nous-même, lorsque, nous penchant sur le fond de notre moi, nous découvrons l’étrangeté de l’intime ?

TEXTE n° 1 - Philippe

Je crois donc à une complexité de la Nature telle que du divin y soit à l’œuvre en cela que même la connaissance scientifique n’en épuise pas le sens. Car, comme le dit Baudelaire, « la nature est un temple ou de vivants piliers… ».

Cette conception s’est développée en moi à l’époque où – jeune adolescent – et si je puis dire, « déjà toujours enfant » - je trouvais l’enseignement du catéchisme catholique d’autant plus ennuyeux qu’il y recouvrait de son discours emprunté la vie d’un personnage en lui-même intéressant, c’est-à-dire à la fois hors du commun et finalement assez proche des gens que je connaissais. Je vivais alors à la campagne. C’était la guerre. Mes parents ne l’avaient pas attendue pour s’installer dans un village au milieu d’une terre que nous cultivions et où nous élevions des bêtes. Ce choix répondait chez eux à un désir singulier de retour au pays, je devrais sans doute dire de retour à l’intime. Rien à voir avec ce qui allait devenir sous l’Occupation le « retour à la terre » - tel que l’encouragerait le gouvernement de Vichy – « retour » dont ne manqueraient pas de sourire nos voisins paysans. Revenir à la pureté de la Nature – et pourquoi pas de la race ?... sentait sa purification nazie. Les paysans dont je parle ne pensaient pas à la terre comme à la Vierge de l’Eglise. Et l’idée de réparation morale que ladite Eglise défendait bruyamment – comme si le peuple des victimes était lui-même fauteur de guerre – leur était aussi étrangère que la « faute originelle ». La guerre était une tempête, un raz-de-marée, un tremblement de terre et, comme le dit Paul Valéry qu’ils ne lisaient pas, il fallait « tenter de vivre ». Quant à Dieu, s’il avait quelque chance d’exister vraiment, c’était sous une forme aussi imprévisible que ce Jésus de Nazareth, quelqu’un ou quelque chose qui arrive, qu’on attend sans l’attendre, et il ne saurait être question de le nommer. Ces paysans n’allaient à la messe que pour le principe. Leur église était dans les champs. Tout, ou à peu près tout, se faisant à la main, ils avaient le temps de suspendre un geste pour regarder filer un lapin ou un éclat lumineux sur la rivière, ou même rien, et, le soir autour d’un verre et devant le feu, le silence.

TEXTE n° 9 - Philippe

Le catéchisme où j’allais n’avait aucune chance sérieuse devant ce refus paysan de dire Dieu, l’indicible. Quant à se laisser embarquer dans une définition aussi fumeuse que « Dieu est un pur esprit », cela tenait d’un voyage à l’autre bout du monde, voyage hors de saison, et dont nous n’avions ni les moyens ni même l’envie. Ce qu’il y avait de bon à prendre dans le Jésus de notre curé, c’était plutôt le corps, le pain et le vin, réalités bel et bien prises à la terre et dont l’hostie de pain azyme n’offrait qu’une trop pâle figure. Par ces temps de rationnement alimentaire, il fallait que le divin reprenne ses couleurs primitives. Le blé, le raisin – chez nous les pommes à cidre – voire l’agneau abattu sans bruit, donnaient à la plus pauvre des tables domestiques l’allure d’un maître-autel. Nous rendions grâce à la terre et aux bras rustiques, et le curé du village parfois se joignait à nos agapes, mot grec qui me faisait rougir.

TEXTE n° 11 – Marie-Christine

Dans ce décor qui était en vérité tout un théâtre sur fond de guerre, je me suis mis à réinventer le dieu qu’on m’enseignait. C’est que d’abord – il faut le dire – ce catéchisme dont il s’agissait d’apprendre par cœur les questions et les réponses – véritable piège mécanique tendu à l’Esprit Saint – me semblait cautionner la nature quasi militaire de Dieu. Le sacrifice programmé de son Fils d’ailleurs préfigurait le nôtre. Or ce Fils tout justement attirait ma sympathie. Il était à contre-courant, inventait et faisait ce qu’il disait comme les meilleurs de chez nous. Je l’avais mieux connu à travers les images que nous projetaient, en marge du catéchisme, les bonnes sœurs du village : la Palestine, son Jourdain, son lac de Tibériade, son désert donnaient à cet homme le corps agrandi d’une terre livrée comme la nôtre à une armée occupante et à des traîtres. Et l’histoire de ce Fils, prêcheur-guérisseur, m’intriguait pour une raison très simple : tout avait été écrit, dit et répété à satiété sur ce qu’on avait appelé sa « vie publique » mais il y en avait une autre. N’est-ce pas ce qui arrive quand un homme a une deuxième vie plus célèbre que la première ? L’idée que le Fils de Dieu avait travaillé pendant sans doute une vingtaine d’années comme menuisier-charpentier me disait quelque chose qui me parlait vraiment. C’est que les travailleurs manuels et en particulier les artisans du village où nous vivions me semblaient – et d’ailleurs nous semblaient à tous – non seulement avoir une place essentielle par la nature même de leur activité, mais donner du sens à la vie. Ils étaient, au milieu d’un monde devenu fou, des figures de référence.

Et cela d’autant plus que mon propre père travaillait de ses mains dans notre ferme d’occasion et qu’il m’associait à ces tâches dont la valeur éducative lui avait paru justifier que j’entreprenne mes études secondaires à la maison et sous son autorité. Je dois mentionner ce point parce qu’il permet de comprendre ce qu’aura représenté pour moi cette articulation des matières intellectuelles et physiques. Elle m’apprenait que le corps et l’esprit font un tout dans la sphère naturelle à laquelle nous appartenons. A cette expérience vécue venait s’ajouter – tout aussi concrètement – celle de la guerre elle-même : les incessantes menaces qui s’y trouvaient associées, les privations de toutes sortes, l’exigence du repli sur des positions intimes, la nécessité d’asseoir les liens interpersonnels sur des convictions partagées – et donc la solitude aussi ! Ces éléments de réalité nous confrontaient tous – et moi le premier – à la question pratique de la foi et de l’espérance dans un monde qui les questionnait plus que jamais. A quel modeste dieu s’accrocher quand les pouvoirs civil et militaire, dont nous subissions le poids, déconsidéraient la toute-puissance d’un Dieu dont l’omnipotence « fascinait », au sens le plus attristant de ce mot, telle était donc la question. Le Fils, figure adoucie de ce Père, victime familière en ces temps de violence barbare, lui-même à tout le moins « réquisitionné » par l’institution qui en tirait son pouvoir, devenait à notre image le jouet d’une machination quasi politique qui faisait d’un inventeur de vie, un moraliste au service de l’ordre. De telles pensées, souvent tues, voire confuses, mais fortes au fond des esprits qui les portaient comme liées à une résistance de l’ombre, me traversaient et, sans bien les identifier, je tentais à ma façon de leur donner corps. Et c’est ainsi qu’une forme de conscience politique se constituait peu à peu en moi. Elle procédait de quelques évidences : sous le régime de cette Occupation par les troupes allemandes dont le « Gott mit uns » (inscrit sur le ceinturon des soldats) disait l’inspiration missionnaire, la « collaboration » (au sens précis de l’époque) des nouveaux et éternels amateurs de pouvoir (et d’argent), la collusion moralo-politique d’un nombre non négligeable de « belles âmes » propulsées par l’explosion du Mal (avec un M majuscule) et l’idée de « réparation », le recours d’un peuple déprimé à la figure de Pétain, grand-père médaillé, suffisamment lénifiant, pour faire office de « sauveur »… tous ces aspects de la Guerre, commentés par mes parents, me renvoyaient à la nécessité sinon d’agir comme le jeune homme que je n’étais pas encore, du moins de construire un espace commun entre le monde et moi, tel que ma vie y trouve sa place, irréductible déjà à celle que me donnaient mes parents. Ou, pour le dire autrement, vers quel dieu me tourner pour mener à bien cette opération de survie ?

Il est difficile de porter à la vie un enfant de dix ans, voire un pré-adolescent de douze en lui offrant pour horizon salvateur la crucifixion d’une chair innocente à laquelle on lui demande de s’identifier. Le travail du bois, et mes études, couplées tout aussi bien au travail de la terre, détournaient mes regards de la morbidité où me semblait se perdre l’espérance des victimes. J’apprenais que la vie, pour laborieuse qu’elle soit, pouvait ne pas se projeter dans une mort en forme de sacrifice. La mort, que la fréquentation des animaux – en particulier d’élevage – me rendait familière et naturellement pourvue de sens, pouvait se justifier par elle-même hors de nos ambitions les plus spirituelles. Bref ! Je m’attachais à chercher un dieu modeste, un Fils de l’homme à part entière, dans ceux dont la proximité concrète m’aidait à vivre. Et ils étaient nombreux mais, sans doute pour leur donner la force d’un représentant qui fût aussi silencieux que Dieu lui-même, je crus devoir les rassembler dans l’être à mes yeux le plus chargé de sens et qui était un arbre : le tilleul – dont j’ai souvent parlé et qui se tenait devant notre maison. Mon « chemin de l’arbre-dieu » raconte cette opération mystico-alchimique sur fond de paysannerie studieuse.

TEXTE n° 13 - Philippe

C’est donc un chemin creux et tortueux comme bien des chemins de mon pays. Ma culture chrétienne s’y mélange à un paganisme certainement renforcé par mon intégration à la campagne et ses campagnards. La figure marquante du Christ, en tant qu’artisan de la matière et de la parole, s’y marie avec celle de l’arbre, non sans rappeler, qu’attaché au bois, l’homme-dieu l’aura été du début jusqu’à la fin de sa vie. Cette alliance avec l’arbre répond sans guère de doute à mon désir de pacifier, si dramatique qu’il puisse être, notre rapport à la mort. Elle vise à délivrer la mort de cette fascination ajoutée qui en fait un châtiment, alors qu’elle s’inscrit dans une loi naturelle que je partage avec notre arbre, et les plantes et les animaux dont la vie fait partie de la nôtre. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si je passe encore aujourd’hui ma vie d’adulte à tenter de débarrasser de leur culpabilité souvent inconsciente des victimes ordinaires. Il est toujours trop facile d’envoyer à la mort – fut-ce préventivement – des hommes, des femmes et des enfants sous le prétexte, avoué ou non, de purifier le monde. La guerre de l’homme contre l’homme n’a même pas besoin d’armes pour y parvenir. Le Grand Dieu sacrificateur n’a-t-il pas plus d’une fois, été appelé à l’aide pour mener à bien cette entreprise d’auto-destruction ? Il est plus difficile de concevoir un petit dieu, qui, d’ouvrier devenu poète, se soit employé à ressusciter non seulement les morts mais les vivants. Et encore plus difficile de lui prêter cette alliance avec l’intimité de la matière qui fait de lui un guérisseur. Mon arbre aussi bien me soignait. J’aurais juré qu’ils étaient de la même espèce, mon dieu et lui. S’ils servaient la vie, cela me donnait à penser que le mot « incarnation » valait bien que je me projette dans le bois de l’Arbre. Chacun sa chair. Si celle du « Fils de l’homme » prenait la forme du pain et du vin, c’est qu’il y avait un passage entre des réalités que cherchaient à séparer ce que j’appelle aujourd’hui nos idéalités trompeuses.

TEXTE n° 17 – Marie-Christine

Mon « Chemin de l’arbre-dieu » est donc une tentative de rejoindre « ce qui est ». Il prend dans ma vie de personne très âgée, un sens redoublé. Mais notre temps me semble, aussi bien, le justifier. La Nature y prend en effet l’aspect d’un « environnement » dont le seul nom dit bien ce qu’il veut dire : un monde à la fois autour et séparé de l’Homme. Qui peut croire qu’une écologie – si nécessaire soit-elle – suffise à nous restituer le lien consubstantiel qui nous unit à la Nature, ce « nous » au sens le plus large ? Ce que pourtant nous apprend notre corps, ne devons-nous pas constater qu’une certaine conception de notre esprit nous pousse à l’oublier ? Le progrès de nos sciences et de nos technologies ne fait pas, comme on le répète, que plus d’une fois menacer notre santé. Il nous coupe de la Nature en tant que cette réalité partagée et il menace le lien physico-spirituel qui nous fait ce que nous sommes. Comme le disait récemment Alain Sapiot, professeur au Collège de France, l’Homme ne voit-il pas déjà son esprit s’identifier à son faux-frère le robot, comme le maître à son esclave ? Il reste en effet, que la Nature, non contente de nous faire, nous parle et que nous la parlons. Sa fonction symbolique – mise en évidence depuis des siècles par les poètes – n’est pas réductible à l’effet d’un « milieu ». Ainsi peut-on dire qu’aujourd’hui la menace d’une catastrophe écologique en cache une autre : le sens de notre vie, tel qu’au-delà d’une connaissance objective de notre corps, nous le trouvons dans le vécu de notre esprit incarné, est menacé. Car la Nature qui est un temple comme le dit Beaudelaire et après lui Raïner Maria Rilke et plus près de nous Philippe Jaccottet, et tant d’autres… cette Nature traverse et contient l’Homme dans cette si étrange intimité que j’appelle le divin.

TEXTE n° 24 - Philippe

Et le divin revient aujourd’hui par d’autres portes et qui sont aussi bien celles de l’enfer. Le sentiment grandissant des menaces qui pèsent sur le monde et sur l’Homme en particulier, la débandade des identités individuelles et collectives, la corruption visible des pouvoirs et donc la chute libre des « figures d’autorité » - voire bien d’autres aspects de nos dévoiements culturels sur fond de consommation maniaque – tout cela ensemble ne conduit-il pas à l’appel redoutable dont j’ai parlé plus haut ! l’appel à un Sauveur !

Il y a de ce côté-là aussi péril en la demeure. Le Dieu dangereux des substituts idéaux ou idoles revient en force : ce sont ces figures de chefs providentiels et autres grands sorciers, célébrités statufiées en héros, pôles énergétiques béatifiés de l’univers concurrentiel, idées-machines et machins de la communication. A cette violence socio-politico-culturelle, sans doute faut-il ajouter cette guerre qui ne dit pas son nom : l’attaque consumériste de la Nature. Ne s’inscrit-elle pas dans un mépris du vivant qui procède, chez les consommateurs eux-mêmes, d’un appel conscient et inconscient à la magie d’une destruction salvatrice, guerre divine selon la loi du plus fort ? cela se voit plus directement, et même naïvement, dans le traitement actuel de l’intimité humaine et en quelque sorte sa mise en coupe réglée : Que ne voit-on se chosifier le corps humain lui-même, machine à produire des exploits sportifs, à soigner comme on entretien un moteur, à sexualiser comme à shooter… Ne crie-t-il pas famine en tant que lieu de l’esprit, ce corps en-naturé jusqu’à l’âme, arbre et son feuillage, rivière et son eau, associations de la Nature qui sont aussi ses « œuvres » ou « créations » ?

Encore devrais-je ajouter ici – pour intégrer dans cette réflexion une simple référence à ma démarche professionnelle – ce qui fait de la réalité dite psychique un tout psycho-physique dont l’intimité même rejoint celle de la Nature. Je veux parler de ce que le grand-père de la médecine psychosomatique, psychanalyste de la première heure, Georg Groddeck appela, dans les années 1920, le « ça » ou, pour le dire dans ses propres termes : « le ça ou par quoi l’on est vécu ». Il s’agit là, derrière la construction du Moi auquel nous attachons notre identité, de ce « Soi caché », auteur inconscient de notre vie, y compris la plus créative. Groddeck y voyait lui-même le lieu de fabrication de « la maladie, l’art et le symbole »1. Cette réalité proche et lointaine fait partie de ce que j’appelle ici « le divin ». Vous dirais-je qu’ enfant – et du reste comme tous les enfants – je faisais de cette réalité impensable et déniée par beaucoup d’adultes mon pain quotidien ? Faut-il le dire avec le sourire ? Le psychanalyste et le poète sont un peu comme cette célébrité d’aujourd’hui : l’intestin, notre deuxième cerveau. Un médecin de bien avant la dernière guerre et qui n’avait pas lu Freud ni d’ailleurs Groddeck, disait : « L’intestin est un malin. Il écoute aux portes. »

Aux portes de quoi, je vous le demande !

TEXTE n° 55 - Philippe

Tel est donc ce chemin de l’arbre-dieu traversant la terre à laquelle j’appartenais et cette espèce d’îlot éducatif, ventre cette fois plus paternel où se préparait la « deuxième naissance » de mes 13 ans. Le chemin m’emmenait vers l’adolescence où il déboucha sur une vie sociale que l’accélération de la guerre eût tôt fait de rendre nécessaire. Les engagements, à cet âge-là, procèdent d’une intériorité qui échappe tant soit peu au narcissisme du miroir adolescent. L’arbre-dieu, sous ce rapport, et mon statut de jeune travailleur m’auront aidé à m’affranchir tant soit peu de moi. Ce moi qui se veut dieu lui-même en se projetant dans une éternité à sa mesure d’enfant tout puissant. Il me semble aujourd’hui qu’avec l’âge et ce qu’il me reste à faire avec la vie, le même besoin revient en force : Regarder la mer comme un arbre qui s’étend et s’élève – comme je le fais à Granville – et espérer dans son ombre et les jeux de la lumière entre ses feuilles, me fait repenser à ce beau livre de Steinbeck où l’arbre joue le rôle principal et qui s’intitule : To unknown God, « A un dieu inconnu » (1933). Qu’un écrivain aussi engagé pour la cause de l’homme ait eu ce désir – dont on a pu dire qu’il sentait son panthéisme – de retrouver dans la Nature les traces d’un divin authentiquement secourable, mérite d’être évoqué ici, en conclusion de cette modeste invitation à prendre le « chemin de l’arbre-dieu ».

TEXTE n° 58 page 104

1er paragraphe Philippe

2ème paragraphe Marie-Christine

3ème paragraphe Philippe

Présentation de « Chemin de l’arbre-dieu »
Jean-Pierre BIGEAULT
EFPP, Paris, le 29 février 2020

1 La maladie, l’art et le symbole, NRF, Ed. Gallimard, Paris, 1969.

L’ouverture des frontières

L’ouverture des frontières alimente, on le sait, bien des espoirs et bien des peurs. Elle offre au mieux l’occasion de sortir de soi, ou de l’entre-soi et, au pire, le sentiment de se perdre soi-même. La résurgence des nationalismes répond en Europe non seulement à la menace réelle ou fantasmée d’une invasion venue de l’extérieur, mais à une confusion d’origine interne et qui procèderait de cette espèce de melting-pot culturel auquel se trouvent confrontés des peuples dotés d’une langue, d’une tradition et d’une histoire évidemment singulières.

Plus proche de notre vécu quotidien, la montée de la violence dans un pays comme le nôtre ne se nourrit pas seulement des injustices qu’elle tend à dénoncer. En est en effet tout autant responsable l’effacement de certains repères et l’incertitude, voire l’angoisse qui en résulte. Les frontières, de ce côté-là aussi, semblent poreuses.

L’ensemble de ces phénomènes nous invite à une réflexion sur une autre « ouverture de frontières », celle qui touche à l’intimité. Le développement de la communication sous les formes que l’on sait, et, dans un contexte plus large, la mise en cause plus ou moins systématique des « différences », peuvent aussi bien fonctionner comme un facteur de « confusion » menaçant les identités personnelles, voire sociales.

A cet égard, le dévoilement de traumatismes sexuels – dévoilement devenu possible en raison même d’une certaine rupture des frontières installées par l’omerta familiale et institutionnelle – peut nous éclairer sur la complexité des problèmes posés par l’ouverture de soi à l’étrangeté – on devrait pouvoir dire « l’étrangèreté » – de l’autre. La violence du traumatisme n’est-elle pas directement liée à l’abolition forcée d’une frontière d’abord nécessaire à la construction, voire parfois à la conservation, de soi ? Au plan de la sexualité librement partagée, la perméabilité d’une telle frontière ne devient possible – et même désirable – que portée par un accord particulier. Autrement, le viol, non seulement menace – et éventuellement détruit – dans son intégrité intime celui ou celle qui le subit mais il le ou la prive à la fois, et parfois pour longtemps, de « l’accès » à ce qu’on pourrait appeler « l’autre de soi », c’est-à-dire celui que nous sommes au plus intime de nous-mêmes et avec lequel nous dialoguons en secret.

On pourra lire, sur ce difficile sujet, le beau, émouvant et instructif témoignage direct de Cyrille Latour dans son livre Mes Deuzéleu dont il est rendu compte dans ces Cahiers (cf. p. 58).

Mais il en est de la sexualité comme de bien d’autres formes relationnelles, qu’elles soient d’ailleurs personnelles, interpersonnelles, ou sociales. La confusion qui les menace résulte souvent d’un problème complexe de respect et d’ouverture des frontières. S’agissant en particulier de l’ouverture des frontières entre les autres et soi, elle implique que le soi dispose en lui-même – c’est-à-dire entre les éléments qui le composent – de frontières suffisamment solides et souples. Cela ne s’obtient que d’un travail (sur soi) toujours inachevé. Entre autres aventures, l’amour – sans parler d’autres relations pourtant liées à l’intimité – dépend pour chacun de ce voyage intérieur entre les régions réservées (le quant à soi de Montaigne) et les terres inconnues de sa propre personnalité.

Pour qui s’intéresse à l’éducation, voire en fait son métier, il s’agit aussi bien sur le sujet d’ouvrir sa pensée, sans en sacrifier pour autant les nécessaires repères frontaliers. Il n’est pas jusqu’à la nécessaire distinction entre la pensée et les affects qui ne pose en même temps la nécessité de leur rapprochement. Telle est bien la tâche à laquelle s’est attelé avec son livre le témoin cité dans cette réflexion.

Jean-Pierre Bigeault
In : Les Cahiers de l’EFPP, n°30, automne 2019

Asperger

Décidément, l’autisme n’est pas un mal comme les autres ! Décidément, les bonnes causes ont vite fait d’appeler à l’aide les mauvaises ! On ne croit plus au Diable, mais on dirait que l’autisme l’attire.

Ainsi donc, le nom d’ASPERGER qu’on a donné aux autistes surdoués est-il celui d’un médecin nazi qui ne sauva les « bons autistes » qu’en sacrifiant les « mauvais » – euthanasiés sans ménagement – à la cause de l’eugénisme.

Qu’on lise plutôt sur ce sujet Les enfants d’Asperger. Le dossier noir des origines de l’autisme par Edith Sheffer (Ed. Flammarion) ! Naturellement le bon Dr. Asperger1 s’est avancé masqué ! (comme bon nombre d’anciens nazis) en protecteur de l’enfance ; et on n’est pas allé plus loin !

Est-ce à dire qu’il faut se méfier de tous ceux qui veulent du bien à la société – sinon à la race – et en particulier à ceux qui dysfonctionnent peu ou prou ? En tous cas, disons-le d’ores et déjà, l’idée de « classer » les gens et en particulier les enfants selon leurs compétences intellectuelles – idée qui ne semble pas par elle-même procéder du sadisme – a souvent beaucoup plu. Elle s’inscrit dans une démarche – une « manie » qu’a pointée Elisabeth Roudinesco2 – qui se pare des plumes de la rationalité puisqu’elle a pour but d’ordonner le monde. Nous le voyons aujourd’hui, quand la testomanie, la référence au QI, la conception de l’intelligence et, avec l’évaluation tous azimuts, le classement qui définit les élites, disent bien la volonté de mettre chacun à sa place.

L’autisme n’échappe pas à cette idéologie. Il y échappe d’autant moins que son désordre engendre autour de lui angoisse et colère. Il appelle des réponses explicatives et réparatrices. A cet égard, on comprend que l’intelligence, dès lors qu’elle fonctionne brillamment, offre l’espoir de réintégrer l’enfant autiste dans un monde humain dont il semble exclu. L’existence d’autistes « surdoués » ne tombe t’elle pas d’autant mieux que nos technologies post modernes en ont singulièrement besoin ? C’est où l’on voit s’ouvrir ce monde de l’autisme que l’on croyait obstinément fermé. Et par là même la sélection des Asperger devient le signe inattendu d’une libération.

Cependant la référence, fût-elle innocente, au Dr. Asperger, supposé héros de la juste cause, laisse tout de même rêveur !

Quelque justifiée qu’elle puisse apparaître, l’idée de départager les « bons » et les « mauvais » autistes ne tend-elle pas à expurger l’autisme lui-même de ce qu’on pourrait appeler communément sa « part maudite » ? Ne laisse t’elle pas croire qu’on a compris l’autisme, puisqu’il rejoint, dans une vision post moderne, le fonctionnement humain supposé le plus adapté ? Juste retour des choses – dit-on – puisque les « bons autistes » peuvent entrer à Silicon Valley, la tête haute ! L’intelligence artificielle n’attend qu’eux, le monde des Robots leur est ouvert. A côté de cette victoire, on se demande pourtant si l’instrumentalisation, quelque productive qu’elle soit, d’une certaine forme d’intelligence au service d’un certain mode de travail, couvre l’étendue des besoins tant des surdoués eux-mêmes que des laissés pour compte. Que le travail soit la santé – voire la liberté, comme le disaient aux déportés les nazis – n’induit-il pas une vision restrictive et même, on le sait, déshumanisée qui a fait, et fait encore ses tristes preuves ? Le « traitement » de l’autisme tel qu’il apparaît en la circonstance, tend plutôt à montrer que l’autisme est aussi la figure d’un Mal qui ronge une société, voire une culture qui se fait peur à elle-même.

L’autisme en effet, qu’on le veuille ou non, oppose à sa compréhension bien des obscurités. Certaines ne sont pas sans nous renvoyer à la case départ de notre organisation psychique, voire au principe de notre vie. Les passions et les partis-pris que suscite l’autisme sont liés à cette complexité. L’espoir de simplifier le problème en lui trouvant une cause unique (si possible un gène) nourrit la violence des familles, des soignants eux-mêmes, voire des pouvoirs publics. Sous cet aspect, on peut dire que les Asperger permettent d’oublier par leur « performance » que les troubles de l’autisme en disent toujours plus que les déficiences « (ou d’ailleurs les exploits) dont ils sont la cause.

Ainsi donc Asperger peut être entendu comme un révélateur. S’il ne s’agit pas de purifier la race, il s’agit pourtant de purifier l’autisme voire les autistes.

C’est qu’en effet l’autisme renvoie à une « faute » qui poursuit les parents sans parler de l’enfant lui-même, et cette faute fonctionne comme une chute dont il faut se relever. Une purification quasi religieuse est nécessaire. Car tel est, avoué ou non, le désir de tous : qu’on en sorte par le haut ! Les « bons autistes », comme les saints ou les surhommes, sont comme les « bons produits » : ils nettoient le monde, et l’autisme. Ils l’épurent de ce qui se présente en lui comme les débris d’une maison en ruine, la marque d’une « tâche originelle ».

Il arrive que les mots disent, sans y penser, ce qu’ils cachent : asperger, dans la langue française, désigne « l’action de projeter sur quelqu’un ou quelque chose, un liquide en forme de pluie ». Cela se fait à l’église, on y chasse les démons, et, en même temps, on les appelle. La fortune d’un mot se nourrit de tout ce que l’inconscient lui apporte dans l’ombre, et les coïncidences parlent pour la raison malmenée. On devrait s’alarmer d’une référence à la barbarie qui, de par son contenu à prétention rationnelle, vise tout simplement à l’élimination du déchet et donc de l’impur. Comme l’atteste d’ailleurs la violence que suscite l’autisme, cette guerre, où la science déballe ses moyens comme si c’était des armes, a les accents d’une guerre religieuse. Mais c’est aussi qu’elle procède de conflits qui touchent aux images et aux idées relatives à la construction psychique de l’homme et donc à son identité, voire à son destin. L’autisme à cet égard tient une place particulière : il ouvre la boîte de Pandore de notre origine. L’enfant autiste, pour celui qui cherche à le comprendre, ne montre-t-il pas ce que montre le volcan au vulcanologue : un cratère qui gronde en nous, là où notre matière brûle ?

Jean-Pierre Bigeault,
psychanalyste, membre du Conseil scientifique de l’EFPP.

In Les cahiers de l’EFPP – Juin 2019


1 Psychiatre autrichien, artisan du programme « aktion T4 »
2 Cf. Le Monde, 29 mars 2019 : Docteur Asperger, nazi, assassin d’enfants.

L’oiseau de feu

Un pianiste de 15 ans met le feu à son école. Il est vrai que cette école n’est pas comme les autres. Elle se cherche, comme cet adolescent se cherche lui-même, courant après son ombre. Et quant aux « maîtres », ils ont connu la guerre et l’après-guerre et ils pensent que, comme « l’amour », l’éducation « est à réinventer ». L’oiseau de feu de ces temps difficiles n’a pas fini de traverser le ciel !

Editions l'Harmattan - octobre 2018

L'ECOLE ET LA VIOLENCE DES JEUNES - Intervention de J-P. Bigeault - 1/12/2018 - EFPP

L’Ecole et la violence des jeunes

Intervention Jean-Pierre BIGEAULT

A l’occasion de la présentation de « L’oiseau de feu »

1er décembre 2018

Ecole de Formation Psycho-Pédagogique (Paris)

***

J’ai écrit « L’oiseau de feu », non seulement pour revenir sur un drame qui a autrefois marqué ma vie de jeune professeur, mais aussi pour faire écho à un problème tout à fait actuel – et en même temps très ancien – qui est celui de la violence des jeunes et de son traitement.

Dans un essai publié en 2010 et intitulé « Une poétique pour l’éducation », j’avais déjà brièvement rapporté ce que j’aborde aujourd’hui dans ce récit qui tente de restituer les faits dans leur réalité la plus sensible. L’histoire de ce garçon de 15 ans qui met le feu à son école s’inscrit dans un contexte assez particulier : l’institution dont il est élève est un internat que j’ai crée moi-même avec des amis il y a aujourd’hui quelques 60 ans. Cet internat est destiné à des adolescents qui sont en marge du « système scolaire ». Ces garçons et ces filles (une cinquantaine et même davantage) sont en difficulté, non seulement avec l’école – c’est-à-dire le collège ou le lycée – mais la plupart du temps avec leur famille, voire avec une société qui se remet plus ou moins bien des malheurs de la guerre. A ces jeunes, nous voulons offrir ce qui, dans les années 68, sera appelé un « lieu de vie » et, dans le même temps et le même espace, une vraie école.

On peut le dire aujourd’hui : à l’époque et pour longtemps, cette entreprise aura été à peu près la seule en son genre. C’est qu’en effet, les jeunes adultes que nous étions, se collèrent à ce travail à la fois nuit et jour et dans des conditions qui, aujourd’hui défrayeraient la chronique. Il s’agissait, non seulement de faire suivre à nos élèves les programmes scolaires officiels, mais de les aider à s’exprimer, à se rencontrer, et à nous parler, fût-ce en nous affrontant.

En s’étalant sur deux décades – de 1956 à 1976 – et au vu des bons résultats qu’elle a obtenus, l’expérience a révélé qu’une éducation scolaire différente est possible. Encore faut-il qu’elle s’appuie sur une attitude de recherche et un engagement des personnes. Si l’on regarde en face l’adolescence et sa dramaturgie, on comprend que l’éducateur, qu’il soit enseignant ou non, ne peut qu’être à la fois un inventeur et un soldat sur le front.

L’incident dramatique qui est au cœur de « L’Oiseau de feu » n’illustre pas seulement la difficulté de venir en aide à des adolescents dont l’éventuelle psychopathologie n’est pas clairement définie, il montre que ce qui constitue un échec éducatif peut être une épreuve utile à l’éducation, si cela oblige l’éducation à réaffirmer son but et ses moyens. Au jour d’aujourd’hui, dans une circonstance comme celle que j’évoque, il va sans dire que le principe de sécurité prévaudrait sur le projet éducatif lui-même. On accuserait l’institution malheureuse de n’être, ni conforme aux standards habituels, ni suffisamment médicalisée pour accueillir des adolescents présumés malades. On ferait donc ce qu’on fait : escamoter les adolescents marginaux en les casant dans une école supposée capable de tout traiter dans un cadre dit normal, ou les envoyer à l’hôpital de jour. L’instruction ou le traitement médico-psychologique, telle serait donc l’alternative ! Quant à l’éducation, qu’elle se fasse à la maison, ou à l’école privée, ou sous l’égide de l’éducation dite « spécialisée », ou au diable vauvert, c’est-à-dire en prison, qu’est-ce qu’une république post moderne pourrait bien faire de cette patate chaude ?

Venons-en donc d’entrée de jeu à la dichotomie qui frappe notre système d’éducation nationale, et plus particulièrement sans doute au niveau du collège et du lycée : l’instruction y a pris depuis longtemps le pas sur l’éducation, quand bien même, comme vous n’êtes pas sans le savoir, « l’instruction publique » d’autrefois s’appelle précisément aujourd’hui « l’Education Nationale ». Il arrive ainsi que les mots s’appliquent à cacher notre pensée profonde, c’est-à-dire notre malaise.

Or, il faut le dire, cette dissociation entre l’instruction et l’éducation s’avère d’autant plus coûteuse pour notre société, qu’ayant elle-même perdu un certain nombre de ses repères, celle-ci n’offre plus les cadres éducatifs qu’assuraient plus ou moins les structures familiales, rurales ou citadines, d’une société, ou en tout cas d’une culture, modérément évolutive. L’évolution, en particulier économique, ayant été ce qu’elle est aujourd’hui, la nécessité d’instruire qui avait été la condition de l’évolution sociale s’est imposée comme le seul horizon éducatif de notre époque happée par son développement technico-économique. Aussi bien, quand ils sont formés, les enseignants ne le sont que pour être des instructeurs. Il est bien loin le temps où ceux qu’on appelait « les hussards de la République » étaient aussi – sans que cela fut clairement dit – des travailleurs sociaux. Or cette régression – qui ne dit pas davantage son nom – satisfait les parents dans son principe, puisque la réussite de leurs enfants doit d’abord être professionnelle dans un monde réputé difficile – alors même, faut-il le rappeler, que, depuis plus de 50 ans, l’élévation du niveau de vie et du confort aurait pu rassurer les familles. Mais c’était compter sans la pression idéologique d’une économie qui a déplacé le rêve social en faisant de la consommation une religion du bien-être enfin libéré des idéaux trompeurs. Certes, comme les choses ne vont pas si bien que le laissent penser les mirifiques résultats du baccalauréat, on voudrait – par-dessus le marché – que l’autorité soit rendue à des maîtres, sinon à des policiers qui permettraient à l’instruction d’atteindre son but. Mais qu’est-ce que l’autorité d’un maître et d’une école ? Sur quoi veut-on croire qu’elle se fonde ? La question se pose aujourd’hui plus que jamais, alors précisément que les modèles autoritaires traditionnels ont fait long feu, et que l’enfant et l’adolescent ont été – comme on l’a dit vingt ans après la guerre – « décolonisés ». La réinvention de l’autorité passe par la réinvention de l’école et de son fonctionnement. Car la nouvelle autorité éducative ne peut trouver sa place que dans un ensemble qui, par-delà sa réalité administrative, soit une société scolaire fondée sur des relations. Il en va de l’école à cet égard comme de la famille. Et du reste, s’agissant de l’école, il en existe encore aujourd’hui où l’autorité a sa place, et, quand cela ne tient pas à la personnalité singulière d’un maître, cela tient le plus souvent à l’existence d’une vraie équipe éducative – c’est-à-dire d’une micro-société qui donne l’exemple d’un fonctionnement de groupe à la fois respectueux des différences et ordonné à son objet. Mais ces entreprises ne font pas recette vis-à-vis d’un système qui, dans sa neutralité anonyme, protège tout le monde : politiques, syndicats, associations de parents, enseignants. Remettre le système en cause sur le fond, n’est-ce pas risquer de faire apparaître des intérêts divergents et donc y laisser des plumes ? En vérité, l’Ecole n’est devenue un objet intouchable que parce qu’en dépit de ce qu’elle proclame, non seulement elle ne permet pas l’égalité, mais elle n’apprend ni la liberté ni la fraternité. Tout le monde le sait aujourd’hui mais qui ose le dire : la République survivra-t-elle longtemps à ce déficit d’éducation ?

Mais voyons donc d’un peu plus près ce qui s’est passé !

La toute petite école spécialisée – qu’on appela en son temps : « institut psycho-pédagogique » à laquelle renvoie notre « Oiseau de feu » a vécu 20 ans. J’ai moi-même décidé de la fermer lorsque nous nous sommes trouvés mis en demeure de choisir entre le scolaire et le médical : être une école comme les autres ou un hôpital ! Or, depuis cette école lointaine, la psychologie – dont j’aurai dénoncé les dérives éducatives dès 1978 dans mon livre « L’illusion psychanalytique en éducation » - s’est enfermée dans un cognitivisme de circonstance, en oubliant d’ailleurs que les théories de l’apprentissage avaient joué leur rôle dans les temps révolus, et cet enfermement s’explique : il répond à l’objectif plus ou moins conscient d’un monde qui rumine son angoisse et qui tente de la refouler en évacuant de la représentation qu’il se fait de lui-même la dimension la plus difficile à traiter et qui fait référence à la sensibilité. Dans l’information, le sensationnel à présentation objective a remplacé le sensible, et dans les rapports humains, le contrat formel s’est substitué au flou mal maîtrisable des alliances de personne à personne. Il n’en reste pas moins que l’affectivité demeure, qu’on le veuille ou non, le nerf de la guerre. Aussi bien, les travaux les plus sérieux le confirment-ils aujourd’hui encore, y compris du côté des découvertes concernant le fonctionnement du cerveau. Rappelons tout de même au passage que le relationnel – auquel je faisais allusion un peu plus haut – renvoie bien à cette sphère affective supposée évacuée du monde désincarné de l’apprentissage. Le procès qu’on a fait depuis quelques années au « pédagogisme », sous le prétexte plus ou moins justifié qu’une idéologie du reste assez prétentieuse avait sacrifié la méthodologie à quelques fantasmes psychologisants, a visé dans la pédagogie ce qu’on pourrait appeler sa « part maudite ». Enseigner tient toujours plus ou moins en effet de la magie. Faire aimer les mathématiques ne relève pas seulement des mathématiques. Faire aimer ou séduire, fût-ce l’esprit, n’est pas une opération abstraite. Dans la subtile complexité de l’affaire, des sensations et des sentiments sont appelés à soutenir, ou au contraire, à bloquer la pensée. C’est bien cette complexité que les intégristes d’une école exclusivement alignée sur ses programmes se plaisent à évacuer. Il en a résulté que la notion même de psycho-pédagogie y a beaucoup perdu de son crédit. Il en est allé de l’éducation comme de l’amour : on l’accuse tour à tour d’angélisme et de réalisme réducteur. Il lui faut échapper au romantisme, au sexualisme et bien sûr à la violence du pouvoir. On oublie que partout où une relation se propose d’agrandir l’homme – et c’est bien le cas de l’éducation comme celui de l’amour – le brouillon de l’œuvre s’inscrit dans des désirs qui ne s’humanisent que par le partage. Il s’agit bien d’une alliance. On ne peut éduquer – fût-ce en vue d’instruire – que dans un processus qui s’apparente au processus créatif en tant qu’il crée des liens avec la vie… et donc avec les autres.

Vingt ans de création éducative avec des adolescents m’ont laissé le goût de l’adolescence, en tant que l’adolescence ne mérite pas la mauvaise réputation qu’on lui a faite. Les étapes de la maturation humaine ne sont pas réductibles en effet à celles d’une espèce animale comme les autres. Les créateurs qui illustrent notre culture ont souvent gardé de l’adolescence – et de l’enfance – ce que les adultes ont trop souvent sacrifié à leur prétendue maturité. Qu’il faille éduquer les enfants et les adolescents ne fait aucun doute mais à quoi et donc, comment ? Comment préserver par exemple ce qui dans leur difficulté à être est aussi le moteur du questionnement humain ? Suffit-il de déplorer que le Djihad attire de jeunes égarés pour régler le problème que pose tout aussi bien la normalisation d’une jeunesse appelée à devenir notre élite et qui, passé le moment prévisible de la révolte, se fait la championne de la reproduction sociale ? Nos sociétés démocratiques en mal d’identité feraient bien de se poser ces questions. Il ne leur suffira pas d’être à jour avec leurs « technologies de pointe » pour sauver leur âme !

Le jeune homme de 15 ans dont je raconte l’histoire – au milieu même de l’histoire de l’institution – avait des comptes à régler avec nous tous. Mettre le feu à une école est un acte symbolique fort. Sans doute faut-il brûler les idoles, quand elles ne sont plus que des fantômes ! A défaut de brûler les nôtres, des destructions plus radicales – comme il peut s’en voir ici ou là – pourraient tout emporter, c’est-à-dire non seulement l’école et ses maîtres mais ce que nous appelons notre culture. Les psychopathologies repoussées sur les marges de notre monde normalisé disent ce que nous ne voulons pas entendre. Il est urgent de revenir à l’homme comme – selon qu’on le dit si fortement aujourd’hui – il est urgent de revenir à la terre. C’est-à-dire aussi à une écologie de l’intelligence qui rende à la sensibilité – et en particulier à la sensibilité sociale – ce qui lui revient.

Je dirais d’ailleurs que l’éducation, à cet égard, n’est pas un métier comme les autres. Il n’est pas jusqu’à enseigner – fût-ce à l’université comme cela m’est arrivé – qui ne demande quelque chose de plus que de savoir ce que l’on enseigne. Il se trouve que j’ai appris cette vérité de mes propres maîtres : à l’école primaire, au collège comme au lycée et même à la Sorbonne. Alors qu’il nous enseignait je ne sais plus trop quoi sur la mécanique des fluides (c’était dans le cadre de la Philosophie des Sciences), Gaston Bachelard nous donnait avec son savoir, le témoignage irremplaçable de son humanité. Il y a des livres et aujourd’hui bien d’autres technologies pour apprendre avec ou même sans maître. Mais enseigner est un acte qui engage plus que le savoir. Il invite à une humble maîtrise comme le montre plus d’un savant. Car science sans conscience, comme le disait Rabelais, n’est que ruine de l’âme. Nos maîtres sont des figures. Ils nous servent à nous identifier non à des choses – fussent-elles des symboles ou des idées – mais à des personnes. Nous en avons particulièrement besoin par ces temps où règnent les choses, qu’il s’agisse des machins ou des machines et de la sujétion qu’ils nous imposent. Oui ! nous risquons de manquer de personnes, et de personnes libres, y compris de personnes libres vis-à-vis de leur savoir, car les savoirs eux-mêmes, nous ne le savons que trop, peuvent devenir les outils narcissiques d’une domination clairement anti-éducative. Nous revoilà renvoyés à l’autorité, la bonne, celle de ceux qui nous aident à nous agrandir.

Sans doute faut-il le dire et le redire, la crise actuelle de l’autorité n’est pas l’effet pervers de nos conquêtes en matière de liberté. Elle résulte de l’effacement des personnes devant la surabondance des choses, qu’il s’agisse aussi bien d’images, d’informations, d’idées déconnectées des contextes où elles prennent sens. Les choses – voire les personnes plus ou moins chosifiées de la communication – se referment sur les personnes qui n’ont plus de relations qu’avec des signes désincarnés c’est-à-dire aussi désaffectivés. Reste l’individu, vidé de son âme par cette vacuité relationnelle, cette pseudo liberté, dans un désert social. L’administration appelée en renfort n’a plus que des lois et des règlements (dont nous voyons la surabondance) pour remplir le vide abyssal d’un monde déjà robotisé.

C’est pourquoi je pense que si l’instruction veut contribuer à l’humanisation d’un homme tout autant ouvert au savoir qu’à ses semblables – et accessoirement à lui-même – il lui faut faire tout autre chose qu’administrer la transmission des connaissances. A l’instruction doit s’associer l’éducation qui ne peut se faire qu’à partir d’une position que j’appelle politico-poétique au sens propre du mot. Ne faut-il pas de la liberté à celui qui éduque ? je sais bien que la mode est aux règlements, aux consignes et bien sûr à l’évaluation. Mais enfin, ce qui se passe d’important entre le maître et l’élève, n’est-ce pas depuis la nuit des temps un éclat lumineux sorti de l’ombre ? L’ombre doit être ici reconnue pour ce qu’elle est en effet : elle anime en secret le désir de l’éducateur. Elle le presse d’ouvrir à l’enfant ou à l’adolescent un chemin, tel que celui où l’éducateur lui-même a failli se perdre ou peut-être même s’est un jour perdu. Eduquer comme dans le prolongement de « faire des enfants », n’est-ce pas aussi se réparer soi-même ? Pour avoir fait appel, en vue d’une action éducative (qu’on dirait donc aujourd’hui « spécialisée »), à des hommes et à des femmes qui avaient eux-mêmes, Dieu merci ! quelques problèmes avec le monde – et avec eux-mêmes – je crois avoir compris que l’éducateur ne parvient à éduquer – et donc à éclairer l’autre – que s’il est personnellement confronté à la nécessité de continuer à s’éduquer lui-même. C’est là où quelque souffrance l’oblige à prendre en compte sa propre infirmité, que l’éducateur peut aider l’enfant, l’adolescent, à devenir ce qui l’attire et lui fait peur à la fois.

Comme vous l’avez compris, je viens d’évoquer l’aptitude à éduquer sous un angle psychologique qui constitue une sorte de révolution copernicienne. La statue du maître proposée comme l’idéal auquel devrait s’identifier l’éducateur – et en particulier l’éducateur enseignant – n’est pas la réalité sur laquelle se fonde utilement, c’est-à-dire dynamiquement, l’action éducative. A tout le moins, ferait-on mieux de penser à une sorte de Victoire de Samothrace, statue que son incomplétude ajoutée rend particulièrement exemplaire et même instructive. Ainsi, le savoir, si respectable soit-il lorsqu’il s’agit de l’enseigner, ne profite à l’éducation que si l’élève perçoit chez le maître (fût-ce de manière préconsciente) l’enjeu qui se cache dans le rapport particulier qui lie celui qui sait à ce qu’il sait. Je parle ici d’un plaisir indissociable d’une souffrance qui, sous l’aspect d’un questionnement en forme de manque, a justifié chez le maître lui-même un apprentissage évidemment inachevé. L’inachèvement de l’éducateur, la conscience qu’il en a, le mouvement de recherche de complémentarité qui en découle, sont le point de passage, le pont qui le relie à celui qu’il éduque et dont, pour une part, il partage le destin. Que sa formation donne à l’enseignant-éducateur des moyens, des méthodes pour faire son métier, ne saurait le dispenser de faire avec ce qu’il est, ce qu’il tente d’être, ce qui, dans ce qu’il sait, continue de l’appeler non seulement à en savoir davantage, mais à en vivre mieux et même à en mieux être.

Cela aussi m’est apparu lorsque, préparant mon certificat d’études latines, il me fallut partager avec mes premiers élèves de 5ème, la nécessité où j’étais moi-même de maîtriser la grammaire. Il en allait pour eux comme pour moi d’un désir qui les entraîna. Leur réussite remarquée ne fut alors que le fruit de la fleur incertaine que je devais faire pousser sur mon arbre encore jeune. Il appartient à l’agrégé de retrouver son innocence. Sans doute faut-il le redire à cette occasion : c’est à vouloir s’en tenir à la fonctionnalité d’un maître-machine que l’enseignant, refoulant ce qu’il fut autrefois, risque de faire payer à son élève le souvenir douloureux de sa première et essentielle insuffisance. A l’heure où nous disposons, pour enseigner, de vraies machines, il est bon de rappeler que le recours au maître, humain parmi les humains, peut restituer à l’action éducative sa place et sa valeur de créativité. Or, si créer c’est prendre un risque, éduquer implique que, comme l’artiste, l’éducateur aille chercher sa force là où elle côtoie sa fragilité. Sans cesse remise sur le métier, la question de la formation des maîtres ne peut faire l’économie d’une approche qui associe l’apprentissage des techniques pédagogiques à l’appropriation par chacun de son expérience la plus intime, à commencer par celle de son propre rapport au savoir. On est loin d’une formation exclusivement intellectuelle. L’agrégation n’est pas interdite au peintre, ni au poète, mais les chemins de la création passent par d’autres voies.

Il s’agit donc – comme vous le voyez – de repenser nos modèles plus ou moins scientistes voire technologiques qui, pour être à la mode, tournent trop souvent le dos à une réalité vieille comme Socrate. Sans doute les tentatives récentes d’approcher notre objet par « les Sciences dites de l’éducation » - tentatives auxquelles j’ai collaboré – ont-elles pu donner de faux espoirs et donc provoquer des déceptions. Il n’en reste pas moins étonnant que tant de travaux antérieurs aux Sciences de l’éducation et qui, depuis des siècles, ont apporté leur éclairage aient été balayés par l’obsession moderne et post-moderne de l’instruction. Le succès toujours confirmé d’un Montaigne ne semble pourtant pas avoir inspiré nos conceptions les plus récentes en matière d’humanisme. Quant à l’inspiration pédagogique, liée dès la fin du XIXème siècle aux découvertes concernant la psychologie de l’enfant, elle n’a pas eu les prolongements qu’on pouvait espérer concernant l’adolescence. Le statut social ambigu de l’adolescent justifierait une approche éducative que l’adjonction à l’école d’un hypothétique « service citoyen » ne suffira pas à compenser. Qu’on fasse donc à l’école, et pendant qu’il en est temps, le travail éducatif qu’on voudrait faire à la sauvette et quand il est trop tard ! Le chantier est vaste. On pourrait espérer qu’il mobilise au-delà des spécialistes, tous ceux qui comprennent que l’obtention d’un diplôme ne couvre pas l’étendue des besoins en matière d’humanisation. D’autant – faut-il le rappeler ? que le nombre de non diplômés – voire de quasi analphabètes – ne fait qu’ajouter une difficulté à celles que ne permet pas de dépasser la seule réussite scolaire.

C’est en pensant à tous ces jeunes que je dédie mon « Oiseau de feu » à la cause de l’éducation. Par-delà l’explosion d’un adolescent qui souffrait au point de mettre le feu à son école, je pense à tous ceux qui, dans les banlieues et jusque dans nos campagnes, font brûler non seulement des voitures, mais des lieux consacrés à l’action sociale. Derrière des pathologies éventuelles, des souffrances mal identifiées justifient ces passages à l’acte qui sont des cris. Mais sans doute ces cris sont-ils ceux de toute une jeunesse qui, sous le masque même de l’adaptation comme cela arrive, n’en continue pas moins d’errer dans un monde qui ne l’entend pas. Il s’agit en effet d’un message difficile à entendre. Ces adolescents, à qui l’on veut faire croire qu’il suffit de savoir ce qu’il y a à apprendre pour être heureux, nous disent qu’ils n’en croient pas un mot. Ils voient même dans ce mensonge banal et pour ainsi dire officiel, le signe d’une tromperie plus essentielle : on leur cache, pensent-ils, la vérité de cette vie qu’on leur a d’ailleurs donnée sans leur demander leur avis, et dont on ne leur livre ni le sens, ni même les moyens de faire surgir tant soit peu ce sens d’une folie dont le spectacle du monde n’est que le verre grossissant.

Ainsi, qu’elle soit sauvagement ou sourdement exprimée, la violence de ces jeunes n’est pas seulement due à ce qu’on appelle couramment la démission des adultes. Elle vient de plus loin : aujourd’hui où la réponse qu’on peut dire traditionnelle des guerres, toujours plus ou moins saintes, se raréfie – à tout le moins jusqu’ici en Europe – quand l’horizon du rêve se traîne au niveau de la consommation des choses et de soi, la violence se nourrit non seulement de l’absence de réponse aux questions essentielles, mais de l’absence du questionnement lui-même. Une misère philosophique frappe la jeunesse de plein fouet. Que ceux qui, par-dessus le marché, n’ont qu’une image appauvrie d’eux-mêmes et de leur situation s’en prennent aux symboles d’une culture en déroute, quoi d’étonnant ? Ils disent tout haut ce que chuchotent tout bas – dans les milieux supposés plus protégés – des jeunes bel et bien moulés dans le système et qui croient s’en dégager par la drogue ou de plus subtils moyens d’autodestruction.

Il est certes toujours tentant de réduire à des facteurs objectivement identifiables, la destructivité dont font preuve, avec l’arrogance des victimes triomphantes, des adolescents et des post-adolescents de plus en plus nombreux. Les problèmes psychologiques et sociaux qui en constituent souvent le contexte n’expliquent pas tout. Ces jeunes gens et ces jeunes filles se situent pour la plupart, entre ce que j’appellerais la folie ordinaire de l’adolescence et la normalité consacrée des bons et des mauvais élèves. Ils ont la particularité bien connue de se chercher eux-mêmes et – il faut l’y ajouter – de chercher plus largement ce que trop souvent les adultes qui croient l’avoir trouvé ne cherchent même plus ! Ces adolescents sont ce que nous sommes dans le secret de notre cœur et cependant ils ne sont pas nous. Ce n’est d’ailleurs pas les reconnaître pour ce qu’ils sont que de les assimiler comme on le fait à des adultes plus ou moins comme les autres. Toute la question éducative tient dans cette aporie : ces adolescents, comment les reconnaître pour ce qu’ils partagent avec nous dans nos tâtonnements profonds, alors même que notre responsabilité à leur égard nous oblige à mettre une certaine distance entre eux et nous ?

Enfin ! si mon « Oiseau de feu » m’a paru justifier que j’en rapporte la tragique aventure, c’est pour souligner que l’école peut entretenir – y compris malgré elle – un conflit qui, au-delà même de l’adolescence, nous concerne tous. Ce conflit – vous l’avez compris – ne vient pas seulement du développement de la Science vis-à-vis de notre conscience, il résulte pour chacun de la difficulté à situer les exigences grandissantes de notre rapport au savoir vis-à-vis de ce qu’on a pu appeler le savoir-vivre et que nous pouvons appeler aujourd’hui le savoir-être. C’est bien dans ce conflit majeur que j’ai tenu à situer le débat sur la question des rapports entre l’instruction et l’éducation.

Quant à l’approche poétique que j’ai choisie pour parler de ce garçon qui mit le feu à son école, elle correspond à la réalité de ce que nous avons vécu ensemble, maîtres et élèves, dans cette institution « qui se faisait » en même temps que nous la faisions. Mais elle dit aussi autre chose : les théories, si nécessaires soient-elles pour aider la pensée à se construire, non seulement ne disent pas ce qu’est l’action qui éventuellement en découle, mais elles ne lui donnent pas vie par elles-mêmes. Eduquer comme nous le faisions en instruisant nos élèves réputés « mauvais » relevait aussi de notre inspiration. Ce que j’appelle « poétique de l’éducation » correspond à ce mouvement qui entraîne à la fois les acteurs de l’action et les objets (savoirs scolaires, savoirs du vivre ensemble…) dans une création à la fois personnelle, inter personnelle et institutionnelle.

Et sans doute faut-il le dire aussi, il y avait des ratés dans cette création. Des lassitudes, des évènements faisaient régulièrement obstacle à l’inspiration comme à la mise en œuvre. Ce qui, dans un système plus classique, aurait été plus ou moins effacé dans la neutralité quelque peu administrative du système justifiait ici qu’on s’y arrête : le manque d’inspiration fait partie de l’inspiration. C’est – je l’ai déjà dit – comme dans l’amour. La Poésie est encore là, là où précisément son absence se fait sentir. Fallait-il encore que de nous arrêter sur nos dysfonctionnements nous apparaisse aussi important que le reste. Prendre le temps d’apprendre de ses échecs n’est perdre son temps que si les programmes prennent le pas sur la vie. Fallait-il encore que nous ne nous laissions pas emporter par cette culpabilité, assez courante comme vous n’êtes pas sans le savoir, dans le monde de l’enseignement. Et si précisément l’on ne s’acharnait à instruire que pour éviter ces aléas de l’éducation où il n’est jamais sûr que 1 + 1 fassent 2 ?

Car l’éducation, comme vous le savez aussi, n’est pas une science exacte. Elle commence même où s’arrête le conditionnement. Et ce qu’on appelle « rééducation » convient au totalitarisme. Dans une démocratie comme la nôtre, là où la famille baisse les bras et où l’école regarde ailleurs, un totalitarisme rampant et insidieux, et qui passe par toutes les techniques de la communication, fabrique les réflexes d’une clientèle, la moindre question morale se trouvant réduite elle-même à la question binaire et à l’évaluation statistique. L’absence d’éducation – et donc d’esprit critique procédant par analyse – voue les citoyens à la fois aux idées toutes faites et à la sensiblerie primaire. Qu’on ne s’étonne pas si les extrémismes en font leurs choux gras ! D’autant que, sur les marges sociales de ce système, là où la famille et l’école sont de plus en plus impuissantes, il ne reste plus en effet que la radicalisation, le monde divisé en deux : les bons et les méchants et, sous une forme ou une autre (par exemple les bandes) la guerre et ses simplifications mortifères. Arrêtons de rêver que l’accès de quelques rescapés (de cette marge) à Sciences Po, voire tout simplement au Bac, réglera le problème. Qui peut d’ailleurs jurer que nos plus belles écoles – fussent-elles dites grandes – réparent les déficits éducatifs fondamentaux ? La maîtrise des savoirs ne génère pas par elle-même – c’est le moins qu’on puisse dire – la connaissance de soi et le fameux partage du « vivre ensemble ». L’éducation, si elle n’est qu’un vernis, obéit à la loi selon laquelle « au feu le vernis craque ». Trop de gens bien élevés ont défrayé la chronique. L’éducation est une culture de l’homme : non pas une fabrication mais une invention, le développement d’une sensibilité personnelle et collective à l’humanité de l’homme, et qui se fait le plus souvent, comme la peinture ou la poésie déjà nommée, par petites touches, métier d’artisan et d’atelier comme cela fut dans cette école où il arriva ce malheur, parce que si une école vit, tout peut y arriver comme dans la vie.

En conclusion, je dirais ceci : si l’école d’aujourd’hui veut aider sa jeunesse, non seulement à gagner sa vie mais à l’aimer, il lui faut repenser son modèle : en même temps qu’un certain nombre d’apprentissages scolaires peuvent bénéficier aujourd’hui de l’apport des nouvelles technologies, l’institution doit être capable de ré introduire de l’humanité là où « le système » (et pas seulement, mais aussi l’administration) l’a emporté sur les personnes et la vie sociale.

Une toute récente enquête du Conseil Economique et Social (CESE) le dit clairement : trop d’élèves français sont mal dans leur peau (on parle même d’angoisse) ; ils n’ont plus confiance, ni dans l’école, ni dans leurs enseignants, ni en eux-mêmes ; ils ne savent pas travailler ensemble et ils ont peur de l’innovation. Et cela, qu’ils viennent de milieux défavorisés ou non. Cette étude, qui s’inquiète des effets d’une telle situation sur le devenir professionnel de ces jeunes, stigmatise le déficit pédagogique (insuffisante prise en compte des aspects psychologiques de l’apprentissage). Elle impute ce déficit au niveau de la formation initiale et continue des enseignants. 

Il ne s’agit donc plus, comme on le fait, de mettre des rustines sur la chambre à air asthmatique de notre école, mais de remettre les compteurs à zéro ou presque : l’école doit être réinventée. Le professeur ne peut qu’être sélectionné et formé que si, compétent dans la matière qu’il doit enseigner, il peut l’être aussi et conjointement en matière d’éducation. Quant à l’institution, elle doit disposer de la souplesse nécessaire à sa créativité et de responsables capables de développer une véritable dynamique psycho sociale. Le travail en équipe dans un tel cadre – et qu’il s’agisse des maîtres ou des élèves – est à la fois un moyen et un but, on ne le dira jamais assez !

Sous ce rapport, l’institution doit pouvoir offrir à ses élèves les conditions d’accès à une créativité que la classe elle-même dans son formalisme traditionnel, voire ses principes de fonctionnement, trop souvent, ne permet pas. Il s’agit par-là que l’institution soit, et fasse elle-même, « œuvre de vie ». Nous devons en finir avec l’administration d’une mort lente contre laquelle, ni la dépression des uns (en particulier des maîtres), ni la violence des autres (en particulier des élèves), ne saurait être le remède approprié.

Il faut donc enfin le dire : l’œuvre est exigeante. Elle demande un choix politique car elle est coûteuse. Mais ce coût est à la hauteur, non seulement de l’idéal républicain, mais de notre situation à la fois démographique et socio culturelle, de l’évolution de la famille, et des conditions générales de vie et de travail qui sont aujourd’hui les nôtres. Qu’on le veuille ou non, la réalité fait que les parents et leur autorité ne suffisent plus à la tâche, si tant est que cela n’ait jamais été. L’école est donc plus nécessaire que jamais : elle demande, comme je l’ai dit, un projet nouveau et des moyens, et, parmi ceux-ci, des personnes qui aient, non seulement des compétences mais – et c’est bien le moment de le dire – ce qu’on appelait autrefois « le feu sacré ».

« L’Oiseau de feu », qui fut notre blessure, fut aussi notre guide. Il nous renvoya à notre passion et nous apprit aussi nos limites. Eduquer, c’est inventer et partager pour apprendre, et non créer dans la toute-puissance, mais, comme je l’ai dit, élaborer dans la recherche. Montaigne, l’auteur des Essais, l’a, d’une certaine façon déjà dit : il nous faut essayer « d’éduquer ».

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L’Oiseau de feu, Paris, L’Harmattan, Coll. Témoignages poétiques, Nov. 2018

LE PHOENIX RENAIT DE SES CENDRES - Mandy Descoutures

In Témoignage Chrétien - 16/12/2018

Des « sacrifices humains »

L’Information – la toute puissante information – ne fait pas que banaliser la guerre, omniprésente dans le monde, elle en justifie l’existence. C’est qu’en effet, de loin, celui qui regarde la guerre en tire cet apaisement paradoxal dont parle le poète latin, Lucrèce, dans son « De natura rerum » (De la nature) :

« Qu’il est doux, en lieu sûr, de suivre dans les plaines les bataillons livrés aux chances des combats »(1).

Que le malheur des uns fasse le bonheur des autres, n’est-ce pas ce qui ressort le plus souvent des enquêtes en la matière : être riche et heureux, c’est être plus riche que son voisin, devenu ainsi plus pauvre.

Cependant les ressorts cachés de cette « douceur », acquise par l’effet d’une comparaison quelque peu banale, pourraient être plus cruels qu’il n’y paraît. S’agissant précisément de la guerre, la fascination qu’elle exerce par ses images dépasse largement la rêverie que laisse supposer le poète. Qu’il s’agisse aujourd’hui de l’impact de la télévision ou du cinéma, il est difficile de ne pas y voir la marque d’un voyeurisme plus ambigu. Certes, comme dans le sport, la concurrence et la rivalité s’y donnent à voir au -delà même des enjeux qui en sont la cause, mais la violence qui est au coeur du spectacle guerrier outrepasse clairement les limites d’un « jeu à règles » telles que celles qui régiraient un art martial digne de ce nom. La violence de la guerre inscrit dans la culture humaine une transgression radicale. Elle renverse l’ordre établi, poussant la vie jusqu’à une mort devenue par elle-même – et comme en raison du sang répandu – source de vie. La guerre à cet égard réalise ce que la raison demande à la folie d’atteindre par la passion. Elle vise d’une certaine façon ce qu’à moindre frais vise le désordre sexuel dans sa violence relative(2). La guerre est une orgie dont la destructivité ne manque pas de donner à voir la débauche des moyens qu’elle mobilise. On y crie comme dans une fête : « Viva la Muerte »(3). Ainsi le désir médiocre de dépasser « l’autre » se fait-il désir de dépasser la vie, tout en s’offrant la gloire d’un partage symbolique, tout à la fois mortifère et pré-paradisiaque. Non content de surmonter sa peur obstinément infantile(4) par l’exaltation sacrée de la vie jusqu’à la mort, le guerrier modèle peut espérer sinon la victoire, du moins l’ultime récompense d’une perte magiquement renversée. A ce titre, les héros – fussent-ils de deux camps opposés – sont frères : ils donnent à la mort agrandie sa valeur fantasmatique d’entrée dans l’immortalité(5).

Le moindre patriotisme reprend d’ailleurs à la guerre son paradoxe essentiel : c’est par la destruction de l’autre comme, s’il le faut, par celle de soi, que sera reconstruite l’unité perdue. Car tel est le génie de la guerre : dans la mort, comme dans un creuset, elle refait de la vie. Elle parvient même à ce que l’ennemi, une fois tué, accède à la communauté d’un destin qui, de cimetière à cimetière, enveloppe les hommes d’un même linceul. Ainsi l’idéalisation de la guerre revient-elle en force à la fin, recouvrant les désirs moins glorieux qui l’ont portée.

Vis à vis d’un tel objet, la passion du spectateur révèle, sous l’inavouable « douceur » dont parle Lucrèce, des sensations et des sentiments que leur refoulement fait la plupart du temps disparaître au profit d’un intérêt largement soutenu et cautionné par le principe même de l’information. Pour autant, les visages manquants des victimes laissent planer un doute. Une image en creux se dessine. La rationalité qui fait peu ou prou de la guerre une suite cohérente et significative s’entrouvre dans la conscience : une monstruosité apparait au loin, au fond de l’histoire humaine.

*

Cette réalité plus trouble nous renvoie à l’idée que, comme dans les temps les plus anciens, notre humanité a besoin pour survivre de sacrifier des hommes à la vengeance inassouvie des dieux. Les « sacrifices humains » n’ont-ils pas ponctué l’histoire de nos civilisations ? Assister au spectacle d’une mise à mort (comme cela s’est fait longtemps chez nous et continue de se faire ailleurs) n’implique-t-il pas que les spectateurs donnent au supplicié une valeur sacrificielle qui lui revient en effet, étant donné les conditions dans lesquelles sa mort est mise en scène ! Une religion archaïque – plus ou moins revue et corrigée chez nous par le christianisme – serait-elle toujours à l’oeuvre dans nos guerres, si modernes soient-elles ?

C’est en partant du récent massacre de Palestiniens de Gaza (102 morts, 3598 blessés) par des snipers de l’armée israëlienne que j’ai été amené à me poser cette question. Des tireurs épaulant et abattant un à un, comme des lapins ou des perdreaux offerts à leurs fusils, des humains de tous âges, et ceux-ci s’avançant vers la mort annoncée comme portés par une force déjà perçue dans son insuffisance, est-ce une guerre comme les autres ? N’est-ce pas la guerre dépouillée de ses ornements et rendue à sa fonction de leçon sacrificielle ? Car il se trouve aussi que ces questions se sont trouvées renforcées par une autre : à quel embarras auront répondu le long silence, puis la retenue des commentateurs, sans parler des responsables politiques après cet « incident » d’un genre particulier ? J’ai pensé que, le mécanisme psychologique s’ajoutant au calcul politico-diplomatique, ce qui avait fonctionné dans ce quasi non-dit relevait tout simplement du déni. Le déni d’une réalité la montre tout en la cachant ; il en éclaire l’obscurité par une sorte d’obscurité renforcée.

Cette réflexion m’a d’abord ramené en arrière : à la dernière guerre et l’immédiate après-guerre. Le déni de la « solution finale » – comme je devais m’en rendre compte après coup – aura joué un rôle essentiel dans la véritable étendue du crime. L’accompagnant et, pour ainsi dire, le prolongeant, le silence n’a fait que confirmer le statut de ce qui appartient à l’innommable. Car il faut le dire et le redire ! au-delà même de ceux qui retenaient l’information, le monde savait à quel traitement étaient promise la population juive. La découverte des « camps de la mort » ne fît que lever le voile qui dissimulait une vérité déjà connue et même, pourrait-on dire, connue depuis toujours. Ce déni montre le crime dans sa véritable extension. Car, sous le déni, une autre réalité se révèle : l’abomination de la « solution finale » satisfaisait en sous-main un monde pulsionnel assez vaste pour que beaucoup y trouvent la plus ténébreuse des satisfactions. Voilà ce que disait le déni ! que la respectable culture allemande (sa philosophie comme son romantisme) ait retrouvé sous le crime les éléments enfouis de sa propre « part maudite »(6) n’aura pas empêché qu’une large partie de l’Europe – et singulièrement de la France bien équipée en matière d’anti sémitisme – y voie l’implacable retour du « châtiment des autres », cette partie gangrénée de soi qu’il faut bien sacrifier à sa propre rédemption. Les élites comme le peuple ne savent-ils pas ce qu’il en coûte d’être à la hauteur de leurs rêves ? Massacre des serpents sortis de son sein comme les restes d’une animalité peu flatteuse, n’est-ce pas la tâche répétitive d’une cité humaine en mal d’humanisation ? Car il n’est pas dit que s’épurer soi-même soit si simple ! On aura beau se réjouir que le peuple allemand – aiguillonné par ses historiens – ait fait, après le crime, un travail de conscientisation supposé valoir pour tout le monde, nous savons aujourd’hui que les tentacules psychologiques d’un « crime contre l’humanité » sont aussi multiples que souterraines, et organiquement mêlées aux racines de ce qu’on appelle « l’identité »(7). Nous-mêmes, Français, héritiers de la Révolution que nous savons, ne sommes-nous pas liés aux effroyables excès des liquidations qui firent le lit sanglant de nos valeurs républicaines ? Au risque de rapprocher des faits à bien des égards différents, il importe sans doute de souligner à quel point l’horreur satisfait, jusqu’au coeur du déni, l’inavouable désir de faire payer à d’autres le prix de notre origine et de sa pureté retrouvée.

Sur cette ligne, j’en arrive à me demander si Israël (comme tant d’autres nations !) pourrait survivre à une paix qui mettrait le pays devant ses contradictions les plus intimes. Car quelle identité peut-elle exister durablement dans un patchwork à la fois si riche et si fragile, si ce n’est celle qui se nourrit – comme le dit si bien notre Marseillaise – de l’épanchement d’un « sang impur » ? Ce nécessaire « sacrifice humain » ne peut être dit comme tel, mais il semble bien confusément reconnu pour ce qu’il est, dès lors que sa répétition interminable est acceptée par tout le monde. Tout se passe en effet comme si, quelque condamnation officielle qu’on en fasse depuis si longtemps, il fallait en passer par là comme par une origine toujours à refaire. Le sacrifice humain remet du sang dans le circuit. Qu’on le justifie par l’exigence toujours répétée d’auto protection ne change rien à l’affaire : une société dont la fondation politique laisse planer le moindre doute a besoin non seulement d’un ennemi commun mais d’un ennemi quasi personnel : la victime plus ou moins fraternelle dont chacun peut se défaire comme de son ombre dans le feu du sacrifice. Et c’est ainsi que le travail des snipers répond à la nécessité non dite de donner la mort à autant de « chacun des autres » que l’exige en fin de compte le grand symbole sacrificiel. Dans une époque où les guerres ne semblent faire de victimes que confondues par leur masse avec l’ensemble des ruines, le sacrifice revient ainsi… « par la bande ». Il arrive un moment où les bourreaux doivent pouvoir se regarder – fût-ce à bonne distance – dans les yeux de ceux qu’ils tuent. Les guerres sont émaillées de ces confrontations effroyablement « plus humaines ».

*

Cependant le « sacrifice humain » peut prendre, on le sait, de tout autres proportions. Son caractère innommable ne l’en prédestine pas moins à la dénégation voire au déni.

Les sacrifices d’Hiroschima et de Nagasaki n’ont-ils pas disparu devant la victoire finale comme la Croix du Crucifié sous le dôme doré d’une basilique triomphante ? On a justifié le crime atomique en parlant d’un message adressé à l’URSS. Cette rationalisation n’a pas effacé la monstruosité d’une action qui a fait de la guerre une apocalypse sans nom. Les victimes n’auront sans doute été que celles d’un sacrifice où le sadisme ordinaire s’est offert la chance d’une sublimation métaphysique. La matière et ses atomes retournés contre l’homme, n’est-ce pas le rêve démiurgique d’une transmutation : la dimension mortifère se perd dans la flambée surnaturelle d’une vie projetée au-dessus du monde sous la forme d’un nébuleux champignon – ou Dieu-fantôme ! La victoire de la science sert ici, qu’on l’ait voulu ou non, la diabolique richesse d’un inconscient collectif, religieux jusque dans sa visée alchimique. C’est que l’humanité reste en quête du sacrifice qui – reprenant à sa façon le châtiment premier (l’exclusion du Paradis) – la fonderait enfin, ainsi nettoyée de sa faute originelle.

A travers l’image élargie de la « solution atomique » on voit ainsi « le sacrifice humain » dans sa perfection de crime non seulement total mais rituel. Sa folie n’est d’ailleurs que l’épanouissement d’une rationalité dûment reconnue et dont la fleur voile un instant – un instant interminable – le soleil même de la vie. On est loin du bricolage pseudo-industriel de la « solution finale ». On est loin du tir au pigeon dans la bande de Gaza. Cependant, comme à Hiroschima et Nagasaki, les victimes des Camps et celles de Gaza sont vitre escamotées, telles les images d’un mauvais rêve. C’est dire si leur signification nous parle !

Je me souviens qu’à la fin de la dernière guerre les déportés revenus de « là-bas » eurent tôt fait de disparaître à notre vue malgré les rayures de leurs costumes. On ne voulait pas les voir. Ils faisaient peur. Car ils étaient non seulement nos blessures mais les mains multiples du malheur qui les avaient réduits à n’être plus que des ombres. Chez nous aussi l’idée d’une purification par les sacrifices (des Juifs, des Tziganes, des homosexuels, des communistes, des résistants…) avait eu son heure, et même davantage. En rendant invisibles les victimes, il s’agissait de dissiper les haines où avaient mûri les crimes supposés rédempteurs. Haine des autres, haine de soi à ce point mêlées que le sacrifice des victimes s’y déclassait en règlements de comptes, voire – sans qu’on osât le dire – en désordres dont les responsabilités ne pouvaient qu’être partagées. La dimension religieuse des sacrifices humains ainsi évacuée, la guerre redevenait ce qu’il fallait qu’elle fût : un conflit, dont, comme « la grande, celle de 14-18 », on démêlerait les causes. Par pertes et profits on passerait les bavures, voire, comme il serait dit plus tard, les « détails »… tout ce qui, précisément dans la guerre, excède la guerre et relève d’une folie autrement significative.

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Revenir en arrière du côté de l’histoire pour souligner ce que sa force explicative risque d’évacuer peu à peu de la réalité ne peut que nous inviter à regarder le présent à travers les dénis qui s’y fabriquent. Ainsi les violences d’aujourd’hui recouvrent-elles des non-dits et des impensés qui traversent les générations. La « radicalisation » a des causes plus ou moins immédiates mais des origines et des buts qui, d’une certaine façon, la dépassent. Elle s’alimente de tout ce qui, dans le monde, ressortit à une incertitude identitaire quasi constitutive de l’être humain, et tout autant de ses sociétés. Qu’il soit explicitement religieux ou non, le sacrifice de l’autre – et souvent de soi – est appelé à la rescousse de l’homme égaré. Un déficit originaire poursuit l’homme « cet animal dénaturé »(8). Si l’éducation, trop vite aspirée par l’idée néo-religieuse d’une science salvatrice, ne prend pas en compte cette nécessité de ré-originer l’homme dans une meilleure « connaissance de soi », l’ignorance organisée des pulsions à l’oeuvre conduit inexorablement à ces traitements magiques de la guerre sacrificielle. En même temps, faut-il rappeler que la paix – dont l’Europe se glorifie un peu vite – n’assure pas par elle-même la prise de conscience et la culture d’humanité dont relève la terre assez ingrate de l’homme. Quant à l’économie, si importante soit-elle, elle ne comble pas le vide. Humaniser l’homme n’est pas davantage une affaire technologique. Ne s’en remettre ni aux dieux, ni aux robots pourrait bien être l’urgence. Et c’est à quoi nous invite, me semble-t-il, la tentation d’éliminer la violence comme une sorte de phénomène parasitaire, alors qu’elle fait partie intégrante d’une maladie qui nous est pour ainsi dire congénitale. Il faut inlassablement soigner le mal « à sa racine », c’est à dire aussi en s’attaquant au déni qui y participe. Nous ne pouvons fermer les yeux sur notre complicité avec les sacrificateurs, fussent-ils, comme on les voit, enveloppés des chasubles de la justice, voire, comme autrefois, de la charité. Il s’agit donc bien d’en finir avec la vision d’un progrès aussi factice et improductif que l’injonction morale usée jusqu’à la corde. Comme l’Oedipe de Thèbes, il nous faut d’abord nous regarder en face, suivant en cela les conseils du vieux devin Tirésias. Ce ne sont pas les merveilles où nous fait entrer la connaissance de l’appareil cérébral qui nous épargneront d’apprendre à en faire un meilleur usage, par-delà les ruses de l’auto satisfaction et du déni. Alors peut-être saurons-nous nous passer des sacrifices humains sur lesquels notre humanité tente si odieusement de fonder son être fragile. Seule l’éducation – une éducation rebâtie sur le soin de l’humanité elle-même – peut nous permettre de remettre à leur place les fantômes dont nous espérons nous débarrasser en les sacrifiant à travers d’autres hommes.

*

Alors que « la montée des périls » laisse entrevoir, au milieu des violences les plus ordinaires, les visages de tant de victimes sacrifiées aux dieux du non-dit, n’est-il pas temps d’en finir avec l’aliénation du déni et ses cauchemars enveloppés de douceur ?

Il est trop facile d’accuser l’infantilisme des tueurs. Notre haine de l’autre a de si profondes racines en nous qu’elle ne nous sert qu’à dissimuler son objet : c’est nous que dévore l’insatisfaction de n’être que ce que nous sommes. Des romantismes, usés jusqu’à montrer leurs grosses ficelles, nous prennent chaque jour dans leurs filets. Ils viennent de tous ces prêtres attelés à nous sauver du pêché dont ils nous accablent en nous révélant à tous les coins de rue notre « manque ». Une consommation de compléments et de substituts tout aussi moraux que faussement pratico-pratiques nous prend en charge, et c’est de ce nourrissage ajouté que nous apprenons ce qui nous faisait défaut depuis toujours, depuis le Paradis perdu ! Il n’y a certes pas lieu de cultiver l’arrogance des vainqueurs dans un monde où les conquêtes se font trop souvent contre la nature et contre l’homme. Le culte des héros dont la légende dorée fait rêver les peuples nous trompe tout autant que celui des saints, élevés toujours plus haut qu’ils ne l’auraient voulu. Assez de bruit autour des victoires, puisque ce que nous avons à gagner n’est pas tant un combat qu’un accord, une adhésion avec ce que nous sommes !

Il n’est pas vrai que la générosité procède d’un « dépassement de soi » ; elle se tisse avec l’égoïsme de bon aloi, dans sa rusticité. L’autodafé de nos mauvaises pensées a donné les résultats que l’on sait dans plusieurs confréries spécialisées. C’est que nos démons sont nos frères. La haine elle-même fait partie de notre condition, y compris chez les meilleurs d’entre nous. Et la bonté n’est qu’une haine retournée, lumière pleine de nuit ! Comme Rodin, arrachant à la pierre-mère le visage qui en est le sourire, il nous revient de rapporter la vie à la matière qui la porte et en constitue à chaque instant la force. La vérité de la matière humaine se retourne contre nous, si nous la déjugeons par nos prétentions. Notre salut est dans nos mains et il n’est pas vrai que les outils appartiennent aux sauveurs qui, pour notre bien, pensent à notre place. Le dessaisissement de soi aboutit à cette perte d’estime qui mène à la haine de l’autre. Et c’est ainsi que les sacrifices humains célébrent des servitudes qui s’ignorent elles-mêmes, emportées avec les victimes qui les recouvrent un instant du pauvre pouvoir qu’elles ont donné à leur sacrificateur.

Pour avoir vécu dans ma jeunesse au milieu des gens dits « de peu » ou même « de rien » – et en particulier pendant la guerre – j’ai vu que l’esprit, en tant que lumière éclairant le soi, y était souvent plus vif que chez les penseurs de service. La haine ordinaire se traitait à minima dans des querelles de clocher et, comme, pour le reste, il fallait bien se rendre service, en s’entraidant sans en faire un plat. La vraie vie n’est pas spectaculaire. L’amour des autres se glisse dans l’intérêt comme un ruisseau entre les branchages et les éboulements d’un vieux fossé. Il s’agit d’admettre que l’idéal est dans le ruisseau ; de se reconnaître à travers lui pour ce que les marchands de valeurs supérieures ne voient même pas dans l’eau trouble des petites espérances. Car ces visionnaires et autres assistants au grand coeur regardent trop haut et trop loin.

Pour les gens dont je parle, les nobles figures qu’on leur donnait à voir en compensation du malheur qu’étaient alors la Défaite et l’Occupation n’entamaient pas cette conscience de soi paysanne qui allie la modestie à la ruse. Les cérémonies guerrières qui appellent à mettre l’homme devant la mort hypostasiée les renvoyaient au spectacle religieux dont la vie s’accommodait comme de certains excès de la nature. Mais leur philosophie les tenait à l’intérieur d’une pensée plus proche du corps et de son destin connu. Ils savaient que la mort y avait sa place. A ce titre, l’idée qu’ils avaient de leur « soi caché » n’était pas aspirée par le sentiment d’une perte annoncée. Le gain et la perte allaient ensemble dans la vie. Le doute de soi n’avait pas lieu de se dramatiser en haine de soi. Alors on pouvait vivre à la frontière de la joie et de la peine selon un ordre humain que le divin ne bousculait pas outre mesure…

Une certaine leçon de la Grèce antique mériterait d’être réentendue par ces temps sombres où les machines s’emballent jusqu’à nous faire confondre leur pouvoir avec cette frêle sagesse, ironique et tendre dont nous avons besoin.

***


(1) Lucrèce, De natura rerum – trad. André Lefèvre – Société d’éditions littéraires – Paris 1889.
(2) Cf. Christian David L’état amoureux – Payot 2001.
(3) Le cri de ralliement franquiste pendant la guerre d’Espagne.
(4) Les études sur le comportement des marines américains durant la guerre de Corée ont montré cette « fragilité » des héros.
(5) Bien qu’il ne soit pat un « fou de Dieu » radicalisé, on pense à Charles Péguy et à son désir de dépassement auto-sacrificiel.
(6) Pour reprendre l’expression de Georges Bataille.
(7) Le retour des fascismes voire des nazismes et autres radicalismes ne le montre-t-il pas assez ?
(8) Pour reprendre l’expression du romancier Vercors.

Jean-Pierre Bigeault
Juillet 2018

De « La Marseillaise »

Pour faire suite à la décision du Ministre de l’Education nationale

La Marseillaise revient à l’Ecole avec son « sang impur » dont il faut « abreuver nos sillons ». L’hymne national, cette potion magique, qui communique à nos foot-ballers l’énergie de la victoire, n’y va pas par quatre chemins : c’est en raison de son « impureté » que l’ennemi doit être saigné comme un cochon. Cette radicalisation mise en musique pourrait-elle être interrogée ? Est-il nécessaire de justifier la nécessité de nous défendre par la disqualification ontologique de l’adversaire ? Restons-nous à ce point coupables de tuer celui qui nous attaque qu’il nous faille l’accuser de ne pas être un homme comme nous-mêmes ? Ces questions mériteraient d’être posées, alors précisément que notre impureté d’occidentaux plus ou moins chrétiens sert de prétexte aux assassinats que l’on sait. Quelle « instruction civique », et même quel patriotisme peuvent-ils aujourd’hui continuer de se référer à un texte qui fait fi des évolutions de notre pensée sur l’homme ?

S’il est impossible aux yeux de certains de réécrire notre hymne national, comment nos professeurs des écoles pourront-ils assumer tranquillement que les mots trahissent à ce point les valeurs que nous défendons – celles-là même que nous opposons à ceux qui nous assassinent au prétexte que nous sommes « impurs » ?

Ou faut-il penser que nos valeurs ne sont que des voeux pieux et que « la montée des périls » justifie le mot célèbre : « au feu le vernis craque ! ».

Qu’il faille s’occuper de transformer des enfants en citoyens capables, une fois qu’ils seront adultes, de défendre la République inviterait davantage à repenser l’Ecole comme un lieu où les élèves apprendraient non seulement à « vivre ensemble » mais à prendre et soutenir des responsabilités dignes de ce nom ; et cela bien sûr sans attendre qu’un vague service civique n’en rattrape, on ne sait trop comment, la criante insuffisance !

Jean-Pierre Bigeault,
Juillet 2018

Des oiseaux

La forêt normande où nous allions depuis quelques générations se vide peu à peu de ses musiciens attitrés. Les arbres perdent leurs chantres. La cathédrale végétale qu’évoquait Chateaubriand devient un monument muet. Nous y marchons toujours. Mais quelle solitude que celle de l’homme, quand peu à peu le monde vivant se retire !

Tant il est vrai que les oiseaux veillaient sur nous. Ils nous gardaient avec le ciel dans cette sorte de transparence spirituelle qui nous rendait plus proches ceux que nous appelions « les anges ». Cela bien sûr remontait de loin : le temps de notre enfance, retrouvant ses ailes, nous revenait. Nous volions comme aucun avion. D’abord parce que les oiseaux sont faits de chair et n’en dessinent pas moins avec leurs corps des figures de liberté. Leur légèreté vivante nous rend familière la possibilité de l’âme. Mais c’est aussi l’âme agrandie d’un vol qui en inspire beaucoup d’autres. Notre individualité trompeuse est aspirée par la nuée de ces chanteurs célébrant le jour. Un peuple fraternel m’appelle au loin. Que ce petit « moi » perdu de l’homme, oisillon tombé du nid, se raccroche au ciel, si la terre lui est hostile !

Et en effet nous marchions dans la forêt comme si c’était le ciel et la nuit même de ce ciel, et tout cela empli d’étoiles sonores, qui nous rattachaient à notre vie plus large. Promesse que connaissaient aussi bien ceux qui, dans le désert, approchent la musicalité cosmique, telle qu’elle leur semble les mettre au diapason de l’univers. Car oui ! les oiseaux sont des prophètes. Ils annoncent le temps transfiguré de l’espace, et, s’adressant au plus intime – à l’inaccessible identité du vivant – ils nous dévoilent le mouvement de l’être, ce vol par qui nos pensées mêmes, survolant pour ainsi dire notre corps, nous associent à un corps beaucoup plus grand qui pourrait être l’air, ou cette matière plus rare que nous appelons l’esprit.

Mais l’oiseau, le merle qui vient en plein Paris se poser devant notre fenêtre ? Je crois qu’il nous invite à nous saisir d’une espérance plus humble. Ni la gloire du Panthéon tout proche, ni celle des monuments qui l’entourent, ne nous délivrent du sentiment que nous avons de notre fragilité. Notre corps ne pèse pas lourd devant les forces qui l’assiègent et notre esprit lui-même peut nous conduire à notre perte. N’est-ce pas ce qui arrive lorsque la rationalité – comme nous le voyons autour de nous – déploie les armes de sa folie et crée les engloutissements qui nous savons ? On nous a dit : le Monde et l’Homme seront sauvés par les chiffres (les bons chiffres), cette grande machine à broyer les oiseaux. Mais les oiseaux sont aussi les symboles qui, par-delà même la quantité de toute vie, nous assurent d’une qualité qui échappe aux mots pour la dire (sauf sans doute plus d’une fois en poésie) et aux objets promus de notre monde en forme de boutique.

Que les oiseaux gardent pour eux le secret d’une aventure dont personne n’a le fin mot ne les empêche pas de marquer le ciel du signe clair et obscur qui est celui du « passage », cette vérité imprenable de toute vie ! S’ils « ne sèment ni ne moissonnent », nous ne les prendrons pourtant pas pour ces joyeux utopistes d’un monde enfin purifié. C’est plutôt qu’ils nous invitent à regarder le monde à travers les yeux de notre premier regard fait de surprise et de crainte, comme tout aussi bien du désir d’entrer dans une vie plus vaste. Car notre enfance, en tant qu’elle s’y coulait, nous ouvrait le monde. Pour peu qu’on nous en ait appris le partage, ne nous revient-il par encore de sacrifier notre désir de puissance à la réalité dont, adultes, nous nous voulons les maîtres ? Car le bonheur n’est-il pas encore et toujours celui de la rencontre ? L’écologie n’est pas un arrangement technique avec ce que nous appelons la nature ; elle est aussi, comme le chant des oiseaux, le plaisir d’être au monde avec le monde. La morale même vient après. « Ils ne sèment ni ne moissonnent », ni ne prêchent. L’éducation devrait bien nous apprendre à garder de notre enfance et des oiseaux le meilleur de l’homme : aimer la vie là où la sensibilité et la pensée se soutiennent pour célébrer son miracle.

C’est donc bien de naître et de renaître qu’il s’agit, y compris sans doute dans le mourir. « Notre dieu inconnu » chante avec l’oiseau. Il se tient devant nous à la fenêtre du monde.

Jean-Pierre Bigeault
Avril 2018

Des Figures politiques… et de leur théâtre

Parmi les images qui constituent notre culture, celles que renvoient les Figures du monde politique semblent bien relever du bon vieux théâtre dont, en son temps, Antonin Artaud fit le procès1. Il n’est, pour s’en convaincre, que de revoir le spectacle tristement célèbre des Primaires (élection présidentielles 2017), théâtre usé jusqu’à la corde où se sont d’ailleurs pendus les principaux partis politiques alors en lice.

A ce désastre, un certain nombre d’initiatives ont tenté d’opposer le renouveau d’une mise en scène où la magie ré enchante le jeu des Figures. Ainsi, « Nuit debout », sans parler des Zadistes et autres combattants des marges, ont-ils développé l’idée, voire la mise en place, d’un contre-théâtre politique. Tantôt idéalisées, tantôt traînées dans la boue (au prétexte de déconstruction idéologique ou de simple rêverie), ces tentatives d’échappée libre n’ont pas eu l’effet escompté. Le théâtre nouveau s’en est allé par les chemins de ce qui aura été en politique une sorte d’école buissonnière. En attendant son retour, le peuple s’est réfugié dans le spectacle à bon compte de ses propres excitations, aussi passagères que justifiées, puisqu’il s’est trouvé assez de malheurs pour en alimenter la force.

Enfin, sous l’effet d’une poussée plus liée à sa jeunesse qu’à sa véritable nouveauté, un homme s’est hissé sur la scène et il a déclaré qu’il fallait remplacer les vieilles Figures par des visages, des visages nouveaux. On dut aller chercher ces « innocents », purs de tous les ordinaires compromis du Système, dans le peuple lui-même, appelé « Société civile ».

Ainsi changea-t-on le décor. Mais bientôt, l’argument de la pièce le remit à sa juste place : « l’économie de marché » tenait encore et toujours le haut du pavé. De cette déjà vieille lune, la lumière chargée d’ombre marqua les fronts frais de sa duplicité antique. Qu’on le voulût ou non, les vieilles Figures reprenaient du service ! Certes, qu’il s’agisse du commerce international ou du développement des technologies, l’idée fut d’y aller franchement, et même joyeusement. Il fallait avoir foi dans la vie. Il fallait croire dans la réussite, non seulement « professionnelle », mais « sociale ». Et comme la Politique devenait elle-même un art, n’y avait-il pas une esthétique du succès ? On convoqua la Poésie pour saluer les héros d’un Panthéon nouveau (cf. mon billet « Des héros »). Et c’est alors que le spectacle s’aventura sans le savoir vers les limites d’un théâtre tel que celui qu’Antonin Artaud compare à la Peste. On vit alors se dessiner les nouvelles vraies Figures d’un spectacle dont s’entrouvrait la place dans l’inconscient politique des citoyens. Ainsi, la mort devait mener le bal de cette foi dans la vie et ses richesses, lorsque s’ébranla le cortège funèbre en l’honneur des héros. Célébration du succès et funérailles (religieuses) marchèrent d’un pas égal sur le chemin érotico-mystique du Salut. Qu’un peuple s’y retrouve montre bien que l’opération néo-théâtrale touchait au cœur politique d’un corps collectif, orphelin depuis trop longtemps. L’héroïsme des vainqueurs morts ne parle-t-il pas à tous de cette gloire retrouvée parmi les décombres d’une vie fastueuse et triste, une vie de fantômes comme on les aime ?

Mais ce n’est là qu’un bout du chemin. On est encore bien loin, il faut le dire, de ce qu’Artaud appelle « le spectacle intégral ». Les Figures n’ont fait que se déplacer sur des héros dont la substance à proprement parler politique reste évanescente. Le vrai changement serait que « les nouveaux visages » de la République se fassent eux-mêmes les Figures mélangées de la Vie et de la Mort telles que les contient déjà, confuses et insaisissables, la réalité vraiment vécue par les citoyens. Et, n’est-ce pas cette « vérité crue » de la Peste dont Antonin Artaud voulait que s’inspire le Nouveau théâtre ?

Que le peuple ait en effet besoin d’assister – voire de participer physiquement – à ce qu’Artaud appelle « la surchauffe des symboles », l’histoire nous l’apprend. Fondée sur la Révolution que nous savons, la République elle-même ne s’est-elle pas forgée dans une fusion exemplaire ? Et n’est-ce pas où nous voyons les limites du théâtre démocratique, après que l’ordre s’est substitué au désordre ? On dirait que les rois, encore parés de leur folle espièglerie, manquent à la République aux corruptions tristes. A défaut, n’a-t-on pas vu les peuples de l’Europe se livrer à des guides providentiels qui ne furent que des monstres ? Et cette Peste bien réelle ne revient-elle pas doucement dans un monde qui nourrit sa barbarie de celle des « autres » ? Le retour de la Morale, avec ses procès, l’identification du Mal à des démons (ces étrangers que sont les « autres », tous les « autres » !), servent le refoulement d’un peuple aux abois. Et il n’est pas jusqu’au dernier modèle de « salut publique » – celui que nous promet « l’économie de marché » – qui ne mobilise, au nom même de la concurrence, les pulsions d’une agressivité élevée depuis l’école au rang que l’on sait. Mais l’art lui-même n’a-t-il pas sa cruauté ? Une petite peste – une peste en tout cas qui ne dit pas son nom – prend ainsi prétexte du fameux « struggle for life » pour armer le citoyen et l’envoyer se battre sur un front bleu horizon. Mais la vraie Peste – celle qui, selon Artaud, fonctionne « comme un exorcisme total qui presse l’âme et la pousse à bout »2 – manque à l’appel. Renvoyé à l’espoir truqué d’un rêve collectif de grandeur, le peuple endormi ne prend pas la mesure de la haine qui, nourrie de celle des barbares (ses agresseurs), monte en lui comme une vague. Ses propres forces, absorbées par le refoulement, se retournent contre lui, sous la forme d’une passivité qui sent la dépression. C’est où la République en danger devrait pouvoir se tourner vers ceux qui en sont les Figures pour leur demander précisément d’en exorciser les démons.

On peut rêver. On peut imaginer que les Figures s’ouvrent à nous sur la scène du théâtre exorciste dont nous avons besoin. D’autant que le mélange d’agressivité et d’inertie qui caractérise aujourd’hui l’état du peuple n’est pas sans rappeler l’époque même (1932-1938) où Antonin Artaud écrivait « Le Théâtre et son double ». La « montée des périls » (pour reprendre le nom qui fut donné à ces temps-là) ne procède pas seulement des crises qui affectent globalement le monde, voire l’Europe en particulier (où se redessinent les Figures des monstres), elle vient aussi des troupeaux assujettis à la consommation forcée et l’idolâtrie qui, religieuse ou non, creuse le lit de la « servitude volontaire ». Ces forces dévoyées ignorent l’énergie qui les alimente et qui, liée à la Vie, se retourne contre elle sous la forme d’un déni dont le phénomène appelé « radicalisation » illustre la dimension maléfique.

C’est bien là où se pose la question d’un théâtre politique tel que les Figures qui s’y donnent en représentation dévoilent au peuple la violence intime qui l’habite. Car la hantise de la peste ne protège pas de la Peste ! Faut-il encore la voir en face, tel qu’autrefois Œdipe et telle qu’Œdipe la fit voir à son peuple.

Qu’on imagine alors qu’à la place des élégants discours sur l’économie et ses promesses les acteurs de notre nouveau théâtre politique s’expriment « par signes, par gestes et attitudes ayant une valeur idéographique tels qu’ils existent dans certaines pantomimes non perverties »3. Nos « athlètes » – pour les appeler comme le fait Artaud – donneraient à leur jeu le « souffle » affectif qui permet de « rejoindre les passions par leurs forces, au lieu de les considérer comme des abstractions pures ».4 Ce spectacle de la réalité, bénéficiant de l’alchimie du jeu théâtral, aurait le pouvoir de guérison d’une cure de vérité, au même titre que, pour une part (et dans les meilleurs des cas), les fictions cinématographiques ou vidéo-ludiques dont on sait déjà l’importance pour la santé publique. Pour cela, les Figures pousseraient la vérité de leurs visages et de leurs corps jusqu’à en faire « la face solidifiée… d’un désordre qui, sur d’autres plans, équivaut aux luttes, aux catastrophes et aux débâcles, que nous apportent les évènements ».5 Ainsi verrait-on l’élite républicaine se hisser au-dessus des médiocrités anesthésiantes de la communication. Par des gestes et des bruits qui renverraient la Parole aux arrières pensées qui en font la force, la nouvelle classe politique serait le peuple lui-même délivré de son aveuglement et projeté sur l’écran du monde tel qu’il est dans a poésie et sa cruauté. Alors, reprenant les rôles et les manières des anciens dieux, nos élus pourraient faire sortir de leurs caches les énergies plus ou moins féroces d’une humanité guère plus archaïque que la vie. Au lieu de ces taquineries de cour de récréation dont l’Assemblée nationale nous offre les pauvres images, l’arène du nouveau théâtre politique ferait exploser sous nos yeux agrandis les bombes et autres grenades pulsionnelles dont nos représentants sont porteurs, non seulement au nom du peuple mais comme, et pour le peuple lui-même. L’Education nationale trouverait là son apothéose. Enfin, par-delà les leçons de notre histoire, l’histoire en marche dans les galeries de sa mine et dans le cœur de chacun serait exposée aux regards.

Jupiter mis à nu, la République en finirait avec son rêve présidentiel de « premier communiant surdoué ». Car le génie divin est une soupe d’étoiles, et le pouvoir a des dents. Les bouches sont des mâchoires, fussent-elles attachées aux flûtes et leur enchantement. On pourra dire : « nos héros sont des bêtes comme nous, en plus chanceuses, la belle affaire ! des mortels selon la vieille expression, et qui s’habillent, au besoin, de bubons pesteux pour danser la carmagnole ! » On aura peur et on rira. La déconfiture des rois reste au menu républicain. D’où le plaisir de voir les Figures mordre la poussière. L’enfer est si proche du paradis que les innocents de « la société civile » ne sauraient continuer de prêcher l’espérance qu’en révélant l’angoisse qui en porte l’élan. Ainsi tiraillées entre la conquête et la perte, les Figures seraient celles (reprises encore une fois de l’ancien temps) que les dieux renvoyaient à l’homme dans un vaste miroir. A ce titre, les fautes supposées contre exemplaires d’un ministre addict au sexe et à l’argent, ou d’un autre irrésistiblement attiré par les paradis fiscaux, ou d’un troisième jouant rustiquement les Ulysse d’une Pénélope besogneuse, ne seraient que les esquisses d’une tragi-comédie mieux partagée. De ce théâtre d’ombres ayant fait un théâtre de lumière, on verrait la République pour ce qu’elle est dans sa vérité déshabillée, sa viande de pauvre âme. La beauté des infirmes (ceux qu’on appelle aujourd’hui « handicapés ») comme celle des âpres paysages, nous rendrait l’idéalité humble de ceux qui grimpent dans la montagne. Une fois les beaux discours renvoyés au fond des gorges, les vociférations de nos lutteurs auraient l’accent des prophètes. La haine ordinaire des adversaires politiques (comme d’ailleurs celle des alliés) cèderait la place au corps-à-corps des chevaliers de la rude aventure.

Ainsi verrait-on, comme dans les sculptures du grand Rodin, la matière brute d’où émerge la forme idéale quand, par la grâce de l’inspiration, elle échappe à la pesanteur du monde. La République, comme l’homme et son humanité fragile, n’est-elle pas une sculpture durement arrachée à la sauvagerie qui en reste la base ? Les Figures d’un tel théâtre en ayant fini avec le spectacle faussement mondain de leur petit commerce, le peuple verrait son destin tel que – et si possible avant que – la guerre qui rôde aux portes (comme la Peste au temps de Thèbes) lui en découvre la trame. Car c’est bien de la violence du monde et de celle de l’homme lui-même que l’homme doit prendre conscience pendant qu’il en est temps et là précisément où, intimement mélangée à la vie, cette violence l’aspire tel un rêve d’abord charmant6 et qui a si vite fait de tourner au cauchemar.

Pour avoir personnellement vu défiler sur la scène politique tant de fantoches gonflés de mots et d’ambitions enfantines, je me prends à espérer que les Figures du théâtre usé aillent au bout de leur supposé réalisme. Car le réalisme est toujours au-delà et en-deçà des représentations que nous en avons. S’il s’agit d’aider l’homme à être heureux autant que cela est possible, n’est-il pas criminel de lui laisser croire que le bonheur provient d’une certaine quantité d’actions, voire de pensées, dont procède le progrès, ce modèle culturel annoncé comme le messie ? La qualité de la vie n’est pas réductible à la quantité des moyens qu’on lui donne, trop souvent d’ailleurs pour échapper à sa réalité. N’est-il pas plus urgent de mettre l’homme devant cette réalité partagée que de lui faire miroiter les paradis d’une autre vie ? Les sauveurs professionnels ont fait leurs preuves : ils renvoient l’homme à l’impuissance et à la culpabilité. A cet égard, les Figures politiques ont pris depuis longtemps le relais des prêtres. Leur pouvoir se nourrit de l’idéalisme, cette machine ajoutée à l’homme et qui reste son dieu et son démon. Il est temps que nos « comédiens » jouent aux vrais hommes dans le vrai monde, sans tricher sur la matière dont ils sont faits et d’où ils ne s’élèvent qu’en s’appuyant sur elle. Qu’il s’agisse du sexe ou de l’argent, ou de la mort, voire de la pensée, ces éléments de réalité appartiennent à la complexité pulsionnelle de l’homme et leur rationalisation simplificatrice n’est qu’un leurre. Ces réalités sont des abîmes. La guerre des sexes, la guerre économique, les conflits intellectuels, nous donnent la mesure de ces abîmes. Et c’est à force de ne pas les voir venir sous chacun de nos pas qu’ils nous arrivent de face et nous abattent. Il revient donc aux Figures politiques de mettre en scène l’impossible de l’homme, sa contradiction radicale d’« animal dénaturé » (comme disait Vercors) et, s’agissant des possibles (y compris robots et camping martien), renvoyer le phénomène humain à ce qu’à l’aube des temps modernes, des gens comme Rabelais et Montaigne, retrouvaient dans la pensée antique, y compris le rire et les larmes. Les poisons d’un spiritualisme qui se nourrit aussi bien de la technologie d’un rêve trans et sur humain nous gonflent le corps et l’âme en ballons qui s’envolent et que, par l’effet même de la désillusion, de siècle en siècle nous demandons à la guerre de faire éclater.

Mais ne rêvons pas ! N’est-ce pas d’abord à chacun de réinventer son propre théâtre ? Car « la poésie qui n’est plus en nous et que nous ne parvenons plus à retrouver dans les choses, ressort tout à coup par le mauvais côté des choses ; et jamais on n’aura vu tant de crimes dont la bizarrerie gratuite ne s’explique que par notre impuissance à posséder la vie ».7

19 février 2018


1 Antonin Artaud, Œuvres complètes, IV, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1964, p. 17 : « Notre idée pétrifiée du théâtre rejoint notre idée pétrifiée d’une culture …où, de quelque côté qu’il se retourne, notre esprit ne rencontre plus que le vide… »
2 Antonin Artaud, ibidem, p. 33.
3 Antonin Artaud, ibidem, p. 48.
4 Antonin Artaud, ibidem, p. 157.
5 Antonin Artaud, ibidem, p. 31.
6 Cf. le succès des réussites royales et associées dont résonne Paris Match !
7 Antonin Aretaud, p. 13.