L’ACTE ÉDUCATIF : UNE PENSÉE EN ACTION… MAIS « QUELLE PENSÉE » EN « QUELLE ACTION »

1 – Sous le signe de Montaigne

L’un de ceux qui a le mieux parlé de l’éducation est aussi l’un de ceux qui a le mieux parlé de l’amitié. Et dans le rapport si essentiel de sa parole à sa pratique, il est aussi le même qui a montré que l’éducation est une pensée en acte, une action qui associe la conscience se soi et la passion de l’autre.

La pratique de l’éducation selon Montaigne aurait pu porter tout aussi bien le nom très simple de son oeuvre : les Essais1. L’éducation est une suite d’essais dans laquelle j’ai moi-même modestement cherché à m’inscrire. Je m’y suis trouvé, trébuchant et assuré, comme le cavalier de sa vie que fut Montaigne, invoqué ici parce qu’il reste aussi – pour ces temps de servitude faussement rationnelle et de vraie intolérance – un maître en liberté.

C’est donc sous ce patronage que, pour parler de l’homme à l’épreuve de l’éducation, nécessairement je parlerai de moi, non certes pas comme du but de cette tentative oratoire, mais comme l’incontournable moyen par lequel passe l’éducation de l’autre, lorsqu’à la fois je la fais à partir de ce que je suis et qu’elle me revient, m’éduquant moi-même, m’enrichissant, comme dit Montaigne, de ce que je donne.

2 – « L’arrière-boutique » d’où je parle

N’en déplaise à ceux qui rêveraient d’une figure emblématique, le moi que je vais évoquer ne sera pas votre idéal, ou, si jamais il l’est, il le sera – je l’espère – de vous renvoyer à votre « quant à soi », car, comme le dit Montaigne : « Il se faut réserver une arrière-boutique », toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissions notre vraie liberté » (livre I, chapitre 38).

Ainsi donc, mon arrière-boutique – cette réserve d’incertitude et de bonne foi où je m’efforce à tenter d’élever ma liberté – s’est-elle constituée, pour moi comme pour chacun, d’expériences beaucoup plus intimes, beaucoup plus primitives aussi – et par là même beaucoup plus importantes – que toutes celles dont voudrait globalement rendre compte ce que l’on appelle ensuite avec un grand E : l’Expérience, cette totalisation imaginaire faite des pièces et des morceaux choisis de ce qu’on appelle une vie. Le parcours auquel je peux me référer aujourd’hui a beau avoir suivi les étapes d’une carrière qui a fait son chemin entre l’enseignement, l’éducation spécialisée, la thérapie institutionnelle et la psychanalyse, il n’empêche que les éléments en jeu dans ces diverses pratiques non seulement se trouvaient déjà là dès le départ de mon action éducative mais qu’ils donnaient déjà lieu à des organisations, en partie spontanées, en partie construites, qui alimentèrent de leurs fournitures l’arrière-boutique d’où je vous parle.

D’avoir pignon sur rue, la boutique élégante du penseur en éducation – que les circonstances et le rebond du narcissisme finissent par opposer à l’homme de terrain – nous tend toujours un piège : car c’est du côté de l’arrière-boutique que les choses se passent ! Simple remarque pour affirmer d’emblée que si l’acte éducatif renvoie à une pensée, ce n’est pas de la pensée d’un penseur en éducation qu’il s’agit mais de celle plutôt – pour reprendre le mot de Lévi-Strauss – d’un « bricoleur », d’un bricoleur d’humanité sans grand âge, ni grand diplôme, dont les premiers gestes d’enfant contenaient déjà les poèmes.

L’arrière-boutique d’où je vous parle n’en reste pas moins une histoire. L’éducateur surgit très tôt d’une histoire qu’il aime et qu’il déteste, et c’est sans doute par là qu’il s’intéresse à l’histoire des autres jusqu’à rêver de la faire, de la refaire. Mes parents, le monde paysan d’une Basse-Normandie tournant autour « des mots, des sorts et de la mort », mes instituteurs, les veillées d’hiver qui inspirèrent l’anthropologue Marcel Jousse et le pédagogue que je rencontrai plus tard en Bachelard, la guerre – « quelle connerie la guerre ! » – la voix retrouvée des grands poètes et le retour des déportés, de l’herbe à la fin repoussée d’après la nuit et le brouillard, le goût du pain et de la paix, le désir frais et l’éternelle tentation de l’amour, voilà ce que l’on trouve aussi dans l’arrière-boutique d’où je vous parle.

Mais toute vie a sa fracture ou du moins se montre-t-elle à elle-même quelque chose qui ressemble à une séparation. Après 20 ans d’éducation (disons) pure, j’ai fait semblant de jeter le froc aux orties pour devenir psychanalyste.

Après 20 ans encore et même davantage, et alors que la psychanalyse et l’éducation se distinguent mieux dans mon esprit, ce qui communique pourtant d’une arrière-boutique à l’autre, m’apparaît aussi un peu plus clairement, et il me semble qu’une partie de moi que je croyais avoir perdue dans la fracture continue d’alimenter cette pensée vive dont se nourrit dans son berceau sans concepts l’éducateur-enfant que je reste.

Coupée de l’action éducative directe par son voeu fondateur, la psychanalyse ne se travaille-t-elle pas elle aussi comme une pensée en acte ? Et cette pensée de la psychanalyse ne tire-t-elle pas ce qu’elle peut avoir d’opérativité des liens qui la lient à sa praxis, de ce qui la fonde précisément dans l’entre-deux de son arrière-boutique, là où se rencontrent comme chez Montaigne, le soi et l’autre ?

Entre les exercices d’expression française que je sollicitais de mes élèves de 6ème il y a près de 50 ans, entre le partage des nuits – et d’ailleurs des jours – de ces adolescents « difficiles » pour lesquels, avec quelques amis insomniaque, j’avais ensuite créé un internat, entre la formation continue et d’ailleurs discontinue (pour ne pas dire syncopée) des maîtres et autres quartiers-maîtres embarqués dans la même galère de l’inadaptation, entre tout cela et enfin les embarcations en forme de divans où nous ramons aujourd’hui, mes patients et moi, le fil rouge qui conduit à mon arrière-boutique reste en ce labyrinthe celui du mythe cher à Racine :

« Ariane ma soeur de quel amour blessée… »

Réparatrice, la poésie de l’acte éducatif a des sources – et des racines – qui sont aussi des pertes au fond de nous, celles mêmes vers lesquelles il nous faut quelque fois remonter – via la psychanalyse ou d’autres chemins – pour tisser le roman d’une vie.

Tout cela pour vous dire déjà que l’éducation ne débouche quelquefois sur la rationalité qu’après avoir traîné ses guêtres et son idéal plus ou moins lyrique dans… les songes.

Quant à l’acte éducatif – pour finir par y arriver – il n’est pas sûr qu’il soit beaucoup plus facile d’en parler que de l’acte sexuel, ni que de l’acte de la pièce qui est toujours plus grande que la somme de ses parties !

Mais, comme dit Montaigne, « les abeilles pillotent de ça de là les fleurs, et elles font – après – le miel qui est tout leur : ce n’est plus thym, ni « marjolaine ».

3 – L’éducation à la croisée des chemins

A 18 ans donc, comme je devais surveiller des élèves qui avaient presque tous mon âge, j’ai du lire à plusieurs reprises le règlement d’une célèbre école privée que je découvrais en même temps que Paris. Le règlement comportait cet article que je vous livre en prime initiatique :

« Lorsqu’il y a un chahut, le surveillant doit d’abord s’en rendre compte ».

Aujourd’hui où il n’est pas certain que nos politiques voient arriver, au delà des mots, la fameuse « fracture sociale » que, justement les mots ne suffisent pas à réduire, je ne ris pas de cette prescription.

La perception de l’autre passe par la conscience de soi mais la conscience de soi se nourrit aussi de la reconnaissance de l’autre.

Un soir où il m’a fallu me « rendre compte » – alors que je venais d’éteindre la lumière de leur chambre – que les deux adolescents à qui j’avais charge d’annoncer l’extinction des feux s’adonnaient à l’acte de sodomie, ma conscience de moi s’est d’abord mise à vaciller, comme si on la prenait par surprise.

Pourtant la solution de ce problème éducatif passa non seulement par le rétablissement de ma fichue propre conscience, mais par l’intégration dans cette conscience de ce qui précisément l’avait d’abord absorbée comme fait un traumatisme : non pas tant la sexualité, ni la sexualité dans telle modalité particulière, mais l’autre, le désir de l’autre, le désir tout court, le désir qui reste court… « Cette imagination, comme dit Montaigne, plus jalouse de notre action que de notre science ».

Le règlement n’offrait aucune réponse à cette question…

Comme j’avais mis le doigt sur l’interrupteur de la chambre, ce doigt avait bien fini par lui imprimer le choc silencieux de mon saisissement. Le vol tardif d’une mouche emplissait ma conscience. L’un de mes premiers actes éducatif fut donc de fuir dignement sans d’abord me retourner.

Puis je fis, comme on dit, les cent pas dans le couloir et après de longues minutes d’un retour à moi, je revins à eux.

Restons en là : vous aurez maintenant tout le temps de mon propos pour deviner mon deuxième acte éducatif.

Mais, en attendant nous allons repasser par Montaigne. A emboîter le pas de ses illustres commentateurs – Merleau-Ponty et Masud Khan parmi tant d’autres – nous voyons tout de suite que l’acte éducatif se situe, comme l’homme lui-même, du côté de l’ambigüité. C’est à la croisée de deux chemins que la pensée et l’action d’éduquer se rencontrent :

– l’un – et nous ne dirons pas nécessairement le premier – porte l’homme à prendre la mesure de son intériorité et à s’identifier à elle.

– L’autre le porte à s’inscrire dans son extériorité ou, comme le dit Montaigne, à « servir… l’action imparfaite de la vie ».

Le premier qu’on peut appeler « chemin de la conscience de soi » imprime à l’acte éducatif un mouvement qui se rapproche du mouvement de la pensée, tandis que le second projette l’homme dans une action qui risque d’être aussi « déréglée » – c’est le mot de Montaigne – que la vie, mais, dit-il, « il faut vivre avec les vivants ». Ce chemin qui nous emporte quelque peu hors de nous-mêmes est celui d’une éducation à l’épreuve du désir. Jusqu’où l’acte éducatif va-t-il épouser la courbe de la passion ?

En l’exemple sexuel que je vous ai donné, vous noterez que le premier chemin m’étant d’abord barré, j’appelle éducatif l’acte pour ainsi dire suspensif qui me retint de me jeter dans le second : car la voie du « dérèglement » de la vie n’est pas une sinécure. Et pourtant l’éducation doit aussi l’emprunter.

4 – Une éducation à la conscience de soi

S’il y a donc deux voies de l’éducation, commençons par la plus facile à concevoir sinon à suivre. La conscience de soi qui nous cherchons à éduquer suppose – comme l’écrit Merleau-Ponty – que « tout en adhérant à l’objet et le faisant nôtre, cependant nous nous en retirions et le tenions à distance ».

Dans le couloir où je vous ai laissés le travail fut, vous ai-je dit, de me retirer non seulement de ces deux-là qui m’avaient envahi mais de ce moi hybride, venant d’eux et de moi, qui me collait à la peau.

A supposer en effet que mon but fût encore de les aider à, si j’ose dire, « se répondre à soi », encore l’acte éducatif commençait-il de ce côté où, me dédoublant, j’avais aussi à retrouver mon dialogue avec moi.

Tel est donc l’objet-sujet de l’acte éducatif. Mais, édifiant ce dialogue en moi, je ne crée ni le soi de tel autre, ni même le mien dont Montaigne n’a pas attendu Freud pour savoir qu’il m’échappe car, dit-il, au dedans comme dehors je reste « le scrutateur sans connaissance, le magistrat sans juridiction et après tout le badin de la farce ».

La haute visée de l’acte éducatif lui impose donc tout aussi bien sa modestie. L’éducation n’est pas un commencement. Elle sait que la conscience de soi n’est pas le soi. Si elle s’occupe de ce qu’il y a d’inachevé dans l’homme, encore prend-elle le train en marche. Elle va vers un achèvement de l’homme qui lui est aussi étranger que son origine, elle n’est pas une religion ni d’ailleurs une science. Comme la poésie poétise le langage en lui rendant sa polysémie, l’éducation humanise l’homme en lui ouvrant une conscience, en fleurissant cette conscience d’autant de fragiles savoirs qui n’en abolissent pas le mystère.

Je fais les cent pas dans le couloir et je ne sais toujours pas ce que je vais dire, leur dire, me dire. Quelle parole prononcée d’abord devant moi me placera où je suis devant la vie de ces deux-là, devant ma vie qui elle-même se fait dans l’incertitude de son devenir ?

L’éducation n’est qu’une question dont la réponse n’achèverait l’homme qu’en le sortant tout à fait de lui-même et à jamais, comme à Auchwitz. La tentation de réduire ces deux-là – et avec eux l’incertitude en moi de ma vie réfractée par leur sexualité polymorphe – a même pu me venir dans les soubassements de mon indulgence : écraser leur conscience de soi en écrasant la mienne, oublier l’acte ou l’ériger dans la honte. On a vite fait pour l’idéal d’être bourreau. Le soi indélogeable de l’autre nous rappelle à l’étrangeté du nôtre : « Que sais-je ? », « Qui suis-je ? ».

Ainsi donc l’acte éducatif ne peut espérer aider au développement de la conscience de soi qu’une fois que j’ai compris, comme Montaigne, que si j’apprends quelque chose à quelqu’un, ce n’est pas tant à partir de ce que je sais mais de ce que je crois et peut-être même plus sûrement de ce que nous croyons, ce quelqu’un là et moi.

L’acte éducatif ne repose pas sur une autorité mais sur un pacte. Ce pacte – qui est le pacte de la vie – inspire l’autre voie de l’éducation, plus ambitieuse qu’il n’y paraît : « servir la vie dans son action imparfaite ».

5 – Une éducation à « l’action imparfaite de la vie »

« La vie en effet, dit Montaigne, est une action imparfaite de sa propre essence : je m’emploie à la servir selon elle », car « il faut vivre avec les vivants ».

Une éducation à la conscience de soi ne suffit pas : il nous fait vivre avec les autres sans le regard desquels nous ne serions guère davantage nous-mêmes que Montaigne sans son ami La Boétie. Incontournable, le lien à l’autre qui trouve sa consécration dans l’amour, dans l’amitié, s’appuie tout aussi bien – lorsqu’il touche au politique, au métier – sur le « dérèglement » de la passion, ou à tout le moins de l’affect.

Même le lien du sujet à l’objet dans une simple perception emprunte si peu que ce soit le chemin d’une conscience qui, en se laissant remplir par l’objet, s’absente d’elle-même. Tel est le mouvement de la vie aussi nécessaire que sans doute incertain. Nos passions nous délogent quelque peu de nous-mêmes, mais elles nous font. Et d’ailleurs, quelque distance qu’elle prenne avec son propre objet, la conscience de soi a vite fait de s’en remplir jusqu’à s’y perdre comme l’acteur dans son personnage. Le désir – ou la Libido ici narcissique – commande la pièce, que nous jouons extra ou intra-muros.

Ainsi donc, pour coller à la vie, l’acte éducatif n’échappe pas à sa loi.

Et de fait, ce que Montaigne appelle « l’imperfection de la vie » que nous pouvons appeler aussi bien « inachèvement » ou « manque », ce versant du désir par où justement, par delà tous les doutes, la vie va de l’avant, ce mouvement qui défie la conscience critique appartient aussi à l’action éducative.

Il ne suffit donc pas qu’arpentant le couloir de mon internat je me ressaisisse. Même si la phase interrogative dans laquelle nous nous trouvons, mes deux lascars et moi, est essentielle, eu égard à l’intensité pulsionnelle de l’heure, il faut bien que nos questionnements – y compris sur le caractère si peu que ce soir inattendu voire émouvant des objets du désir – ne nous coupent pas du désir. Et j’ajouterai : ni eux, ni moi.

Si peu que ce soit, il faudra ben finir par agir : par exemple mettre des mots sur le fond non langagier du désir, fixer la multiplicité des sens possibles dans une signification qui, comme le corps, permette à la conscience de s’éprouver car, comme le dit Montaigne : « Si mon âme pouvait prendre pied, je ne m’essaierais plus ».

L’éducation produit des actes qui placent l’homme en condition de s’essayer ou de mettre son humanité à l’épreuve – y compris donc, prenant son pied, de prendre pied.

Mais à vrai dire, infortuné poète, ce ne sont pas d’abord les pieds, ni les mots que je cherche. Ce qu’il me faut trouver – par delà le lien du veilleur à mes deux faux-dormeurs – c’est aussi le désir, si sublimé soit-il, qui me porte à leur parler d’eux et de moi, de cet essai commun d’humanité qui nous lie si étrangement, de ce pacte qu’ils ont cherché eux-mêmes dans le corps à corps et qui me fait être là, d’une certaine façon collé à eux et à mon destin – n’était la porte qui nous sépare.

Certes, je n’aurais jamais su le dire à l’époque comme je vous le dis aujourd’hui. Mais je sentais qu’éduquer, dans ce moment-là, c’était prendre le risque de la vie !

6 – L’institution de l’acte : l’acte éducatif acte à deux, l’acte éducatif acte à trois.

Entre la pensée et l’action, l’acte éducatif reconnaît sa finalité – et la donne à reconnaître – dans ses moyens ou, comme on le dit du « fond » d’un texte, dans sa « forme » même. Ce qu’il vise à produire en l’homme, il ne l’atteint que selon ce qu’il est. Et à cet égard, même le plus beau discours éducatif ne tire sa force que du statut de sa parole, de l’entre-deux où les mots n’ont – comme d’ailleurs les gestes – que la valeur du sens qu’ils y trouvent, où le sens naît de l’échange, du pacte-échange avec l’autre, pacte avec la vie.

J’ai appris cela à l’université de ma cambrousse. Pour être entendu, il faut d’abord entendre. A 18 ans, la merveilleuse Sorbonne – comme beaucoup plus tard la Société des Psychanalystes – a failli me le faire oublier.

Pourtant Montaigne – toujours lui – s’inquiétant de ce que le maître a pour premier devoir – écrit :

« Je ne veux pas qu’il invente et parle seul, je veux qu’il écoute son disciple parler à son tour »

Et pour plus de détails :

« Il est bon qu’il le fasse trotter devant lui pour juger de son train et juger jusqu’à quel point il doit se ravaler pour s’accommoder à sa force ».

Et pour conclure :

« C’est l’effet d’une haute âme et bien forte que de savoir condescendre aux allures puériles (de son disciple) et le guider. Je marche plus sûr et plus ferme à mont qu’à val ».

Avant Bachelard, je n’avais guère connu qu’au CP un instituteur indochinois et, beaucoup plus tard, mon premier professeur de grec, pour appliquer ce principe.

Fût-il d’enseignement, l’acte éducatif est, à minima, un acte à deux.

Il commence avec la conscience d’une dualité, conscience relationnelle et politique qui occupe le coeur de la philosophie de Socrate plus de vingt siècles avant Montaigne et que Montaigne lui-même redécouvre à travers le lien qui le lie à son ami La Boétie, l’auteur justement d’un livre dédié à « l’honneur de la liberté contre les tyrans ».

De même que « l’amitié se nourrit de communication », selon l’expression de Montaigne, de même l’acte éducatif ne tend pas à la réduction forcée d’un rapport de forces au nom d’une inégalité des partenaires, mais à la reconnaissance et à la transformation de ce rapport en ce que Montaigne appelle une « accointance libre et volontaire ».

L’acte éducatif n’est donc ni la décharge agressive par laquelle le plus faible épouse le plus fort comme dans une guerre, ni la jouissance sujette à satiété qui se consume avec le feu amoureux par le même processus d’où vient si souvent que l’acte se perd dans le « passage à l’acte ».

Ainsi, dire de l’acte éducatif qu’il est un « acte à deux » revient à dire qu’il vise à transformer un rapport quantitatif de dominant-dominé en une relation qualitative dans laquelle la dissymétrie des positions, loin d’appeler à l’écrasement des forces en présence, inspire tout au contraire l’idée de leur composition, de leur intégration dans une dynamique « plus proche même, dit Montaigne, de l’amitié que de la justice ».

Une « accointance » de ce type ne passe donc par la communication que si l’acte éducatif ne cède pas à la tentation de l’hégémonie qui guette les chefs et d’ailleurs aussi les amants.

Et s’il arrive – comme nécessairement il arrive – que le recours à l’autorité menace de désinstituer l’éducation, il reste que sa réinstitution s’impose. C’est où l’on voit généralement que le « 2 de l’acte » ne suffit pas : le cercle d’une accointance trop parfaite présente aussi sa tyrannie ! A s’ouvrir sur le triangle de l’acte médiatisé à minima par son cadre, la circulation du désir éducatif a quelque chance d’échapper au toujours tentant collage hypnotique. Autoritaire ou séductrice, la force exerce en effet sur nous son vertige et nous savons qu’elle reste un élément incontournable de « dérèglement éducatif ».

Ah ! Si du fond du couloir où je temporisais, j’avais seulement aperçu ce tiers à l’horizon ! « Ariane, ma soeur… ne vois-tu rien venir ? »

Mais la nécessité du recours au « tiers institutionnel » n’épuise pas la question de l’accointance éducative et il nous faut le reprendre pour mieux comprendre où l’acte s’élabore déjà – sur le modèle amical de Montaigne – comme une pensée en action.

Lorsque Montaigne en effet demande à l’éducateur de « se ravaler » pour s’accommoder à l’éduqué, lorsqu’il lui conseille de moduler sa force et donc son désir y compris sous sa forme idéalisée, lorsqu’il l’invite en un mot à descendre de l’amont où il domine à l’aval où il s’abandonne si peu que ce soit à une autre pente que la sienne, l’auteur des Essais suggère que les accointances communicationnelles procèdent d’un mouvement qui n’entraîne l’autre que par le mouvement de l’un vers l’autre, y compris de celui qui a toutes les raisons de croire qu’il sait vers celui qui a toutes les raisons de croire qu’il ne sait pas.

A un rapport de forces d’où il ne procède qu’en apparence, l’acte éducatif substitue – comme l’acte de réelle amitié – une relation de sens, c’est à dire une relation dont les enjeux ont glissé de l’appropriation à l’identification, ou si l’on veut de l’amont si banalement pensant des avoirs à l’aval de l’insoutenable légèreté de l’être.

Il y a du dérèglement dans l’air ! Quoi ! Non seulement l’élève se verrait dans son maître, mais le maître dans son élève !

Ainsi, comme en l’amitié dont Montaigne dit qu’on y « négocie du fin fond de son courage » nous faut-il dire aussi qu’en éducation le hasard du coeur l’emporte sur la nécessité de la raison. Car enfin ce que nous appelons aujourd’hui l’identification nous paraît plus proche de l’inspiration sensible que du sens du devoir ! En son action même, l’acte éducatif répondrait donc à un mouvement incertain qui, comme la chaleur de l’amitié, n’a certes « rien – dit Montaigne – d’âpre et de poignant » et qui pourtant, participe de cette « force inexplicable et fatale » que Montaigne ne peut nommer davantage et à laquelle nous donnons aujourd’hui le nom de désir.

Mais si l’acte éducatif est ainsi, de par son essence, de par les conditions mêmes de sa finalité, déporté du côté affectif, qu’en est-il de la pensée qui le porte ?

Dans l’acte à deux ou à trois, cette pensée que j’ai tenté d’isoler dans le couloir de la conscience de soi ne tient pas l’acte suspendu comme au-dessus de lui-même ou de ses acteurs. Soit qu’elle le précède, soit qu’elle lui revienne après coup – comme dans beaucoup de cas d’urgence – en tout cas elle l’accompagne.

Car la pensée de l’acte éducatif est aussi le lien vivant du sujet éduquant avec lui-même. C’est une pensée ouverte non seulement à l’autre mais à soi, à cette région de soi faussement connue ou d’emblée inconnue que l’autre fait affleurer à la surface de nos affects. Comme dans l’amour – ou plutôt dans l’amitié selon Montaigne – la liaison qu’opère le pensée entre les représentations mobilisées par la rencontre précède la rencontre elle-même et l’alliance qui en découle.

Car la pensée de l’acte éducatif se meut du préconscient vers le conscient, comme, dans l’esprit du skieur qui va descendre, la perception de la montagne s’empare de son moi calculateur et, pour mieux y imprimer ses pentes, se glisse elle-même dans les traces de ce moi cursif.

C’est ainsi qu’on peut dire que l’instant de l’acte n’est que l’émergence d’un processus aussi peu théorique que la vie de l’éducateur, ce continuum singulier d’images, d’idées et de sentiments qui ne se trouve dans aucun livre.

La capacité éducationnelle de l’acte, sa fécondité, tient à ce qu’il se libère d’une formule toute faite comme la sexualité de ses rigidités partielles, de ses partialités névrotiques.

La pensée de l’éducateur est toujours plus déterminante que sa pensée de l’éducation, comme celle de l’amoureux prend le pas sur sa théorie de l’amour.

Mais l’acte éducatif n’est pas seulement une pensée en action : il est une pensée en interaction. Une pensée de l’un par l’autre à propos de l’homme.

L’image sportive de notre skieur en écoulement de l’aval ne suffit plus. Il nous faut bien accepter le renversement de l’image par lequel – dans le mouvement même de notre descente – la montagne nous donne aussi bien le sentiment de se jeter elle-même et pour ainsi dire humainement dans son propre vide – qui est le nôtre. C’est ici le pacte entre deux images qui ne se font plus peur !

Ainsi l’éduqué le plus rocailleux en sait-il toujours plus long sur celui qui lui imprime sa trace que sa pâleur de faux innocent ou son hostilité même ne le laisseraient croire.

L’éduqué attend l’homme sinon là où l’éducateur l’attend – tout au bout de cette piste idéale qui brille en lui comme l’épure d’une théorie – du moins là où se place concrètement avec lui, à la jonction de l’un et de l’autre, cette attention technique aux bonds et aux rebonds du terrain dont la résonance guide l’éducateur plutôt que l’éducateur ne la guide.

Il y a même souvent fort à parier que l’éduqué s’est mis là où il fallait pour que la place où doit s’inscrire le désir d’éduquer s’impose à l’éducateur comme la remontée et la rechute de sa propre histoire.

Si agressive qu’elle soit, la provocation – la convocation – de l’éduqué n’est pas seulement, comme on le sait, un appel à l’aide. Elle s’adresse à l’éducateur comme du fond de lui-même, elle vient le questionner sur son humanité, du point exact où celle-ci s’apprête à se dérober, là où la bât de la vie blesse le dos du discours :

« Sois un homme, mon père », dit aussi le fils.

Il faut avoir éduqué soi-même pour savoir que notre fragilité n’est pas scientifique mais humainement humaine. Notre attention technique non seulement ne peut se défaire de ce handicap mais elle en fait une arme : c’est ma timidité disait à peu près Stendhal, qui m’a rendu si peu intelligent que ce soit ! Notre pensée éducative s’essaie à faire le tour d’un aval qui n’est pas le point bas de l’autre mais déjà, très précisément, l’évasement en nous de ce qui s’y est d’abord soulevé et érigé sous la forme d’un idéal. Nos éduqués nous y ramènent. Nos éduqués ont une pensée de ce qui non seulement fait le défaut de nos cuirasses mais notre vide plus essentiel, celui que met en scène Italo Calvino dans son Chevalier inexistant2, le héros qui n’est que son armure.

La pensée interactive du couple éducateur-éduqué est une pensée du négatif. Nous y allons chacun vers notre manque. L’action qu’elle inspire en est menacée comme la nuit d’amour que doit passer le chevalier sans corps avec sa princesse. Comment combler le vide sinon comme Sheakespeare par « les mots, des mots, encore et toujours des mots ». Mais quels mots peuvent valoir le prix des actes ? Ou quels actes ? Ou quels actes disent aussi bien que les mots ce qu’il en est de cette pensée à la fois tournée vers ce qui défaille en l’homme et ce qui le pousse en avant ?

Dans un époque tournée vers l’acte rationalisé je crois devoir défendre « une pensée en action » qui ne fasse pas l’économie de son dérèglement vital. L’éducation ne s’avance pas dans une zone que baliseraient, comme des banlieues reprises en main, je ne sais trop quelles stratégies de la reconquête.

La pensée interactive de ce qui manque à l’homme conditionne la rencontre éducative comme le partage du désert rapproche entre eux les méharis et leurs bédouins. La pensée du désert partagé est déjà une action qui crée la source avant qu’elle ne soit là, car la source est aussi du côté du désir de la trouver. L’enfant décrit par Winnicott n’invente la réalité que parce qu’il a l’illusion de la créer et l’illusion vient elle-même de la perte. Ainsi tout ce que peut dire ou faire l’éducateur n’a quelque chance de créativité que si son éduqué le reçoit comme ce qui déjà manque à celui-là même qui lui donne pourant le pouvoir de le combler.

Ce n’est donc pas par hasard si les idéologies religieuses prennent le relais d’une éducation désemparée par son propre vide. A défaut d’intégrer dans ses essais d’humanisation ce qui la fonde du côté d’une dépression, l’éducation emmène ses éducateurs au casse-pipe comme les zouaves d’antan, le fleur au fusil. Car n’est-ce pas à la faveur de sa dépression même que l’adolescent découvre aussi bien ce qui, dans l’acte d’amour, requiert une passivité sans laquelle son accès au désir de l’autre demeure impossible.

Comme le dit Montaigne, c’est « l’effet d’un haute âme » que de savoir s’abaisser, nous ne dirons pas à l’enfant ni même à l’autre, mais à l’humain de l’homme.

Dans mon couloir il me semblait bien que le grotesque de la situation où nous étions n’était qu’un reflet de ce que la prégénitalité (comme le reste !) m’imposait de gêne encore, d’humour déjà et certainement de modestie. Analité pour analité, les couloirs de mon doute valaient bien ceux de leurs tâtonnements expérimentaux.

7 – Pour une pensée éducative « désasservie » (du passage à l’acte)

Mais comment conclure : « l’acte éducatif, une pensée en action » ? Comment « désasservir » la pensée de l’action, l’action de la pensée ?

J’ai autrefois développé avec Terrier dans Une école pour OEdipe3 que la pensée substitue au plus court chemin – au « court-circuit » – de l’acte ou plus précisément de l’acting, le détour de ce qu’on appelle tout justement une réflexion. Il s’agissait de redire, dans la ligne de la pensée grecque et freudienne, que l’humanisation de l’homme passe par la victoire de la pensée, ou plus précisément de l’activité de pensée sur la violence. Nous avions presque le loisir alors d’évoquer la violence comme un mauvais souvenir et moins comme un phénomène individuel particulièrement repérable dans sa constance psychologique au moment de l’adolescence.

Mais aujourd’hui, comme au début de la célèbre pièce de Sophocle, le fléau que constitue la violence prend à nouveau la dimension d’un phénomène social.

A considérer les idéologies qui la nourrissent, on peut même rapprocher cette violence de l’époque où Montaigne prônait une éducation du respect de l’autre.

Il y a donc lieu de reprendre avec lui – aujourd’hui plus que jamais – l’idée d’un acte éducatif qui ne se laisserait pas lui-même aspirer par la violence – y compris évidemment sous le fallacieux prétexte de la combattre – c’est-à-dire d’un acte qui ne se laisserait pas réduire au court-circuit de passage à l’acte mais prendrait très précisément le détour d’une pensée en action.

Mais notre éducation moderne, enrichie par les apports plus ou moins vulgarisés de l’anthropologie, de la psychologie et même de la psychanalyse, court-elle le risque d’emprunter les voies discréditées de la violence éducative ?

A la suite d’Alice Miller, et alors même que nous n’en partageons pas toutes les thèses, nous répondons: « Oui, l’éducation noire existe ! ». Mais notre affirmation va plus loin.

La violence éducative en effet n’inspire pas que des actes de maltraitance caractérisée qu’on voudrait faire passer pour des actes éducatifs. La violence éducative est déjà présente chaque fois que l’acte éducatif sacrifie sa visée plus ou moins idéale au plaisir plus ou moins avoué de la décharge qui constitue le passage à l’acte. Le plaisir et le déplaisir qui sont normalement associés à l’acte éducatif – et ne sauraient donc par eux-mêmes le déconsidérer – sont en effet articulables avec une autre réalité que celle qui concerne la réduction des tensions de l’éducateur. Le plaisir et le déplaisir dont nous prenons ici la défense, parce qu’ils distinguent radicalement les personnes éduquantes des machines formatrices qu’on voudrait parfois leur substituer, peuvent et doivent s’articuler avec la réalité de l’activité de pensée. car la pensée, par le détour qu’elle fait subir, si légèrement, voire furtivement que cela soit, au flux énergétique mobilisé dans l’acte, génère aussi son plaisir et son déplaisir comme cela s’observe si bien chez l’enfant lorsqu’il « comprend » ce qu’il lui faut pourtant renoncer à prendre.

Dans les moments – les plus heureux – où elle se reconnaît comme l’instrument d’une créativité, la pensée éducative prend aisément ses distances vis à vis des bénéfices immédiats de ce que nous appelons la décharge éducative. Mais ces moments sont rares et encore faut-il parfois les suspecter, car les bonnes intentions de l’idéal peuvent s’avérer tout aussi bien les pavés d’un enfer caché !

La petite éducation quotidienne qui requiert une activité soutenue pour ne pas dire répétitive – et urgente plus souvent qu’à son tour – laisse voir en tout cas une contradiction dont nous devons rendre compte et qui n’est pas liée qu’aux circonstances de l’acte éducatif mais, me semble-t-il, à son essence même.

Car comment concilier le détour, le recul de la pensée et si souvent la nécessité pour l’action de s’exercer concrètement comme une prise sur la réalité, une prise suffisamment directe non seulement pour répondre à l’urgence éventuelle mais pour satisfaire à l’une des conditions paradoxales du rapport éducatif qu’est aussi la spontanéité ?

Peut-on donc penser l’acte et à la fois l’inscrire dans cette réalité relationnelle qui en constitue à la fois le moyen et la fin et qui passe par le raccourci en grande partie affectif de ce qui se noue entre l’éducateur et l’éduqué : ce « nous » précisément sur le fond duquel vont se détacher le « je » et le « tu » éducatifs ?

Cette question sur l’acte éducatif rejoint celle qu’on peut se poser avec Montaigne sur l’acte d’amitié ? Comment être à la fois dans la séparation d’une pensée qui ne réduit pas l’autre à soi et dans l’union d’une action qui rapproche si spontanément soi et l’autre, l’autre et soi, que la couture qui les joint leur permet de s’identifier dans une réciprocité qui ne tourne pourtant pas à la confusion ni à la fusion ?

C’est à cette croisée aussi, à ce lieu de rencontre des contradictions que l’acte éducatif échappe à la violence. Car la violence la guette tout aussi bien du côté de l’union confusionnelle et confusionnante que du côté de la séparation autoritariste et intellectualisante. On le voit clairement dans ces pathologies éducatives qui signent l’éclatement d’un acte plus ou moins réduit à l’un de ses composants : une pédophilie qui ne dit pas non nom mais qui infiltre de son poison une relation qui n’a pas besoin d’être sexuelle pour être abusive, ou, à l’autre extrémité – mais les extrêmes se touchent – une pédophobie d’essence sadique qui peut prendre les marques les plus trompeuses que l’intellectualisme même sait si bien plaquer sur la haine de l’autre.

Mais c’est qu’en vérité l’ambivalence de l’éducateur vis à vis de l’éduqué mérite d’être soutenue non seulement dans une théorie qui prenne en compte la réalité complexe de son désir d’éduquer mais dans une pratique qui se constitue elle-même pragmatiquement comme la construction d’un espace clos et ouvert. Une pensée unique est donc à cet égard aussi dangereuse en éducation que la culture d’un affect qui prétendrait faire l’économie de son contraire : ne faut-il pas beaucoup aimer les adolescents pour découvrir qu’on les déteste ! L’action d’une pensée éducative découle de positions qui « s’entre-tiennent » – pour reprendre le mot de Montaigne – qui se tiennent ensemble à travers le jeu de leurs différences. Mais il est si difficile de parcourir si peu que ce soir dans sa composition, quelque peu hétéroclite, l’espace psychique individuel d’où émergent ces positions (celles par exemple qui nous fait vouloir à la fois la liberté et la soumission de notre éduqué) que le passage de « l’acte à deux » à « l’acte à trois », que le recours à la réfraction d’une équipe et à la plurispection institutionnelle s’imposent ne serait-ce qu’à ce titre.

Cependant, cette nécessaire connaissance de l’ambivalence éducative, pour déterminante qu’elle soit dans le dépassement du passage à l’acte, peut devenir elle-même paralysante. Et il n’est pas dit que le psychanalyste à cet égard n’apparaisse pas, en bien des circonstances éducatives, comme le cordonnier le plus mal chaussé ! Pour soutenir notre action immédiate nous devons souvent nous en tenir, éducateur, à une conscience de soi plus partielle sinon plus partiale. Pour nous engager dans l’action éducative il nous faut faire le pari que cette conscience – acquise, espérons-le, comme celle de Montaigne, non seulement à travers les livres, mais à travers les travaux et les jours – prendra le relais de notre inconscience relative sinon de notre inconscient. Mais n’avons-nous pas dit et redit que l’acte éducatif se fonde sur des liens dont la maîtrise nous échappe – et en particulier ce lien vital de personne à personne qui à la fois repose sur l’incomplétude de l’homme et s’efforce à compenser l’imperfection même de la connaissance que nous en avons ?

En vérité l’action imparfaite de l’acte éducatif n’est pernicieuse que lorsqu’elle donne à croire qu’elle est parfaite. Car si le passage à l’acte éducatif s’inscrit – y compris pour la meilleure des causes – dans le prolongement d’une toute puissance infantile, l’acte éducatif au contraire participe d’une expérience de nos limites que nous les appelions « inachèvement » ou « castration ».

La reconnaissance de nos limites ne se lit pourtant pas dans l’acte éducatif, là où se faisant peur lui-même cet acte deviendrait aussi incertain que la connaissance que nous en avons. Elle se situe au contraire dans l’acceptation à laquelle nous sommes contraints d’une réalité moins glorieuse encore pour notre affectivité que pour notre pensée : en dépit du peu que nous savons, nous devons nous déterminer à agir. Il n’est pas jusqu’à l’autorité dont nous sommes appelés à faire usage qui ne nous rappelle méchamment au souvenir de notre impuissance à convaincre – ce qui est un comble quand on veut le bien de l’autre.

Faut-il rappeler que ces limites, l’éducation qui nous les rend inexorablement présentes, nous les rend aussi, malgré l’âge et l’expérience, aussi insupportables qu’au premier jour ? Il en résulte même que dans les même temps où nous voulons les apprendre à notre éduqué qui ne se fait d’ailleurs pas faute de nous les envoyer à la figure, nous en arrivions à partager secrètement avec lui le désir anti-éducatif de les évacuer – fut-ce même en les déniant. Dans l’acte éducatif le déni de réalité menace l’éducateur comme l’ivresse des profondeurs le plongeur. Je l’ai écrit il y a longtemps pour dénoncer un certain psychanalysme appliqué à l’éducation, un idéalisme de l’innocence retrouvée.

Dans sa pureté rêvée, l’acte éducatif est aspiré par le vide comme le sont certains de nos souvenirs par l’oubli. C’est que l’inconscient n’est pas loin, comme chaque fois qu’allant vers l’autre de toutes nos forces claires et obscures nous revenons à nous sans justement le savoir. Le déni de la réalité de l’autre est inscrit dans l’idéal éducatif comme le retour d’une violence refoulée dans l’utopie d’une société sans conflits : les grands éducateurs des peuples que furent Hitler et Staline – entre autres – nous l’ont diaboliquement montré, mais la toute puissance narcissique existe à l’état naissant chez tout homme qui, pour délivrer l’homme des limites de son humanité, rêve avec lui d’un affranchissement qui tourne très vite à l’esclavage. Lorsque le pire sort de l’idée du meilleur, c’est que l’idée se nourrissait des charognes d’une réalité déjà tuée dans la pensée ou que les actes qu’elle inspire continuent d’assassiner sur un fond musical comme dans les camps de la mort.

Ramassé sur lui-même comme une matière à la densité primitive qui évoque la violence originaire, l’acte éducatif contient en germe la haine de ses propres limites, calquées sur celles de l’homme. Une éducation qui exalte l’homme a vite fait de l’abaisser, cela se voit tous les jours dans le secret des familles et même à l’école. L’éducateur gagnerait à confronter sa pensée au dérèglement de son désir et pour cela, regarder son action dans le miroir que lui tend Montaigne, le vrai « miroir de nos discours qu’est le cours de nos vies ».

J’avais donc tout cela à prendre en compte avant de rouvrir la porte de la chambre où j’avais rendez-vous avec mon action éducative. Mais ces raisonnements ou d’autres – plus fumeux encore ! – n’avaient pas fait naître en moi le début d’une phrase que je prononcerais, ni à fortiori l’idée d’une autre action que celle d’ouvrir à nouveau la bouche… puisque c’est ainsi qu’on parle.

Comme vous l’aviez deviné, j’entrai donc à nouveau et m’assis sur un tabouret devant mes deux explorateurs. Puisqu’il fallait bien dire quelque chose, ma bouche se décida à lâcher : « Maintenant, redressez-vous et expliquez-moi ».

Ils s’assirent comme deux diables ressuscités, mais l’explication ne vint pas. Il me sembla plutôt qu’ils s’attendaient à ce que je reprenne la parole. D’accusateur, je devenais l’accusé. Ainsi se retourne le monde, en éducation comme partout.

Puis l’un d’eux, courageusement, hasarda :

– « j’essayais de l’en… »

Mais l’un des mots les plus employés de la langue vernaculaire de l’internat se trouva soudainement amputé. Chacun son tour ! Certainement sa partie manquante allait envahir la chambre et ce fut comme si, dans le silence, le corps de l’informe se mettait – ainsi que dans un film de Bunuel – à nous narguer. Nous avions convoqué pour notre scène éducative une sorte de Compostelle ou de dieu sait quel pèlerinage plus franchement païen – de trois unijambistes pas près d’être rendus.

C’est alors que me vint enfin l’idée :

– « Et bien, leur dis-je, puisque c’est ainsi, nous reprendrons tout cela demain lorsqu’il fera jour ! »

L’idée du jour nous apaisa. Peut-être que le jour pardonne à la nuit ! Peut-être que l’éducation aide l’homme à voir le jour au bout des tunnels.

Jean-Pierre Bigeault
Colloque Buc-Ressources – 1997


1 MONTAIGNE, Les Essais, in : Oeuvres complètes, Coll. La Pléiade, Gallimard, 1967.

2 Italo CALVINO, Le chevalier inexistant, Le Livre de Poche, 1970.

LA POÉSIE, LA MORT ET L’AUTRE MONDE

Il m’est arrivé de penser qu’écrire de la poésie revenait à disposer des signes sur les parois d’une grotte où, m’enfermant à l’abri du monde, je me construirais un autre monde à la fois semblable et différent, comme le faisaient sans doute les artistes anonymes du temps des cavernes.

Cette idée m’est d’abord venue de mon père. Ayant « fait », c’est à dire subi la Grande Guerre, il s’était ensuite retiré de tous les vains combats et vivait pauvrement dans une sorte d’abri que nous partagions. C’était une petite maison en torchis dont la pensée de cet homme se rapprochait tant par son lien avec la terre que par sa connaissance des auteurs grecs et latins qu’il associait à son travail presque religieux de paysan-penseur.

Mais un événement de l’Histoire me poussa plus concrètement encore dans cette direction. Ce fut à l’époque du fameux Débarquement de la seconde guerre mondiale, lorsqu’il nous fallut, normands que nous étions, nous protéger contre les bombes et les obus qui devaient nous frapper pendant plus de deux mois. La tranchée que nous avions nous-mêmes creusée dans un bout du verger qui entourait la maison devint notre refuge quotidien et c’est là que se constitua en abri l’intimité d’un partage où la mort devait trouver sa place dans la vie. Pensée pour moi en partie nouvelle mais qui rejoignait celle de mon père et dont il me semble encore, avec le recul de tant d’années, qu’elle portait en germe ce qui continue aujourd’hui encore de m’animer, ces images à disposition des parois de ma caverne que je m’applique à préserver au fond d’une sorte de sommeil éveillé, tel qu’il m’arrive de le retrouver aussi dans ce qu’on appelle en psychanalyse « l’attention flottante ».

La poésie s’est donc inscrite dans cette configuration plus ou moins cachée de l’expérience ainsi marquée par deux guerres. Je l’ai pratiquée non pas tant pour me défendre de la peur de la mort en me blottissant dans le ventre d’une mère retrouvée – ainsi que le suggère toute retraite – que pour l’apprivoiser comme une bête si peu que ce soit sauvage, témoin discret de la violence que nous portons nous-mêmes en nous, y compris peut-être surtout dans les plis des étendards que nous brandissons pour protester de nos idéaux. Mais sans doute aussi la volonté d’en préserver la musique – cet « air languissant et funèbre » qu’évoque Gérard de Nerval – dit-elle aussi bien le désir d’en exorciser si peu que ce soit la cruauté. Quelle poésie, quel art, fût-il préhistorique, ne s’attache à extraire, de la rude matérialité de son support, l’harmonie des courbes qui s’y dessinent comme sur un visage ? Qu’une tranchée, taillée dans l’argile, fût enveloppante ainsi, et que l’eau de la pluie s’y ajoutât pour en faire l’étrange caresse d’une crypte où s’adoucit le divin, aura peut-être permis d’opposer au feu céleste la matière d’une terre assez proche de la chair – ce dans quoi il me semble apercevoir aujourd’hui les linéaments d’un murmure où s’esquisse une poésie de l’accueil. Etions-nous accueillis dans ce monde au double, au multiple visage quand la colère et la bienveillance côtoient la ruse et la franchise, ou entrions-nous déjà dans « l’autre monde » de ce monde alors guerrier que l’union des contraires – « la mer allée avec le soleil » comme le dit Rimbaud – consacrait à jamais ?

Incertaine et pourtant solidement arrimée à ce qu’il me semble que je suis, telle aura donc été l’expérience personnelle à la fois modeste et essentielle à partir de laquelle je reprends aujourd’hui l’idée que la poésie – toute poésie, mais peut-être faudrait-il dire tout art – se constitue, autour de la mort, en construction plus ou moins sacrée, sanctuaire d’un « autre monde ».

L’occasion d’aborder ce point m’est offerte par la parution de mes deux derniers livres : « Cent poèmes donnés au vent » et « Le jeune homme et la guerre ».

Après avoir resitué ces écrits dans le contexte concret où ils ont puisé leur substance, je voudrais montrer que l’expérience personnelle du poète, pour historique et tout à la fois subjective qu’elle soit, passe par une autre confrontation qui, à travers le langage même, met en cause le destin de la parole humaine, sa vie et sa mort dans la matière qui lui est propre , et au-delà.

Ainsi dois-je faire ressortir d’entrée de jeu ce que le résumé des événements risque de faire oublier : que leur nature défraye toute chronique en ce sens qu’ils défient toute temporalité et ne peuvent se dire que comme s’ils étaient déjà hors de ce monde, relevant ainsi d’une parole qui, pour retracer le chemin que fait la mort dans la vie, doit prendre les mots du discours et les jeter contre la silencieuse paroi de l’effroi.

J’ai donc écrit « Cent poèmes donnés au vent » pour les envoyer à mon ami Christian David que sa maladie, comme il le savait, condamnait à mort. Comment vivre avec sa mort, les yeux ouverts, et comment accompagner celui qui s’en va, dont la perte déjà nous arrache le cœur ? Quelle poésie de la vie – à cette extrémité – peut encore servir «  la timide espérance » dont parle Sophocle ? A ma table, le dos tourné à la mer, je ne faisais qu’entrer dans l’absence, cette absence dont mes objets les plus familiers me parlaient comme d’une forme de l’être, ainsi que dans l’attente ils nous emplissent; je ne faisais que prier le dieu inconnu. Mais être psychanalyste, comme l’avait été mon ami, n’était-ce pas se perdre déjà, faire – disait-il – « le deuil de soi-même », écouter ce qui ne s’entend que de ce lieu perdu de soi ? Mon ami se perdait depuis si longtemps que sa présence y gagnait cette force qu’on trouve dans les arbres et dans l’intimité de leur musique. Ce vent pouvait être l’esprit soufflant sur la matière. N’était-ce pas cette poésie, qui lui revenait de droit, que je devais pour ainsi dire lui retourner comme l’écho non pas tant de sa parole que de cette écoute par laquelle il entrait dans le silence comme quelqu’un que nous avons perdu et qui revient, et nous dit quelque chose qui n’est ni une chose ni un mot. J’aurais voulu que cette matière entre l’ombre montante et le reste de lumière, ce visage commençant à s’effacer, puisse apparaître au sommet de son arbre, et que ma poésie feuillue, retombée jusqu’à ses racines, nous le garde longtemps. La mort de mon ami fut après les autres, le 101ème poème des « donnés au vent ».

L’histoire que je raconte de manière plus directe dans « Le jeune homme et la guerre » me vient d’une réalité plus ancienne, à la fois plus impersonnelle et pourtant, à certains égards, presque plus intime. C’est un drame de la guerre auquel je me suis trouvé mêlé en 1944. J’avais 14 ans. Je me trouvais sur une petite route campagnarde, suivant à vélo une charrette de foin conduite par un garçon de 18 ans que je connaissais bien, puisque nous habitions le même village. Les avions sont arrivés et la mort s’est taillé son chemin dans le mélange d’hommes, de chevaux et de foin que nous formions par cette belle après-midi d’Août où celui que je n’appellerai plus jamais que « le jeune homme » s’est installé en moi. Car c’est ainsi qu’une voix que nous entendons parler à l’intérieur de notre corps – comme il arrive lorsqu’on écrit – provient d’une bouche qui, telle une blessure, aura pu s’ouvrir à côté de la nôtre, comme si nous l’attendions pour grandir. Une rencontre n’est pas toujours dans ce qu’elle sait d’elle-même au moment où elle arrive. Il y a des intrusions qui, comme des balles, s’implantent dans notre chair et, tout en la perçant, l’augmentent jusqu’à la faire déborder sur ce que nous appelions assez innocemment notre âme et qui devient cette Voix, la voix de l’autre en nous : et cela se produit comme en dehors de toute attente et pourtant il n’est pas dit que nous n’étions pas prêts. La Guerre, ce monstre, nous revient d’un enfer déjà connu ; elle nous en apprend beaucoup plus sur l’homme, comme le Ciel et la Terre, que toute notre philosophie. Mon jeune homme n’était pas si loin de Shakespeare, lorsqu’il s’est adressé à moi ce jour-là par dessus les cadavres, son ombre même déjà partie à sa recherche. Comme il y a des souvenirs qui n’ont même plus besoin de la mémoire pour nous porter, certains morts habitent notre pensée et ils en font partie sans avoir à le dire : le passage de leur vie est pris dans la trame de la nôtre. On n’entend plus que ce frémissement qui traverse le bruit des bombes, jusqu’à s’écrire dans la terre, poème du jour éclaté.

« Poème du jour éclaté », le chant qui me semble s’imposer au poète ne serait pourtant pas qu’un rite circonstanciel. Si la mort en effet ouvre dans l’homme, dans sa chair, dans son esprit, la béance ultime dans laquelle, tout vivants que nous soyons, il nous semble déjà sombrer, n’est-ce pas que l’ombre appartient à la vie, si lumineuse soit-elle ? N’est-ce pas que l’amour – jusque dans le sexe et sa transfiguration – déporte l’homme, le jette dans l’inconnu, creusant ainsi en lui ce passage de l’extase, tout aussi bien mystique que physique, que le poète chante depuis la nuit des temps ? Quelle violence du vivre n’appelle-t-elle pas ce « poème du jour éclaté » dont nous attendons qu’il porte le monde à la limite à peine apaisée de son cri ?

C’est donc de la Poésie, en tant qu’elle crée elle-même la déchirure, l’éclatement de cette forme de jour entre nous que crée le langage qu’il faudrait parler. Certes cela a déjà été fait. Je ne saurais qu’y ajouter le modeste témoignage d’un praticien qui croit que la poésie nous aide à vivre par la force qu’elle oppose à la vaine agglomération des faux espoirs : « l’autre monde » promis par « ceux qui savent » n’est que « le  même » désespérément arc-bouté contre la mort. La Poésie ne promet rien : elle donne ce que nous pouvons entendre d’une voix déjà perdue, ou jamais entendue, l’autre, ce qui hors de nous nous emporte, l’absence dans la pensée plus ouverte que toutes les certitudes.

J’en reviens à mes morts comme à mes guides.

Entre mon ami – philosophe, médecin, psychanalyste – qui était, comme on dit, un homme de culture et le jeune paysan confronté à la guerre, pour qui l’école s’était terminée alors qu’il avait 14 ans, il y a ce que la psyché comme la terre justifie de silencieuse écoute, de retour au murmure, de retour à la source. Les formes qui nous fabriquent nous attendent au fond du monde où il nous faut descendre si nous voulons qu’elles nous reconnaissent. Je pense que ces deux hommes, si différents à tant d’égards, se retrouvent en moi pour qui la campagne fut autant que tous les livres et les livres autant de champs de blé bordés de coquelicots. Mais la terre et l’âme, si nous les travaillons, ne sont des paysages, une fois retournés, que lancés dans une œuvre vive, ainsi que le fait la poésie avec le langage. Qui reconnaîtrait ce socle originaire sur lequel va pousser la vie, quand nous y laissons entrer cette « lumière » dont le poète Philippe Jaccottet dit à propos précisément de la poésie et de sa lumière qu’ « elle franchit les mots comme en les effaçant » ?

Prendre les mots, comme ces mottes d’une terre labourée, et les conduire jusqu’à ce dépassement de l’évidence par lequel ils s’éclairent d’une autre assurance, d’une fonctionnalité bravement conquise, « produire », dit-on, qui veut dire aussi bien « faire avancer » que « faire apparaître » fut d’une certaine façon la tâche de ces deux là et encore aujourd’hui la mienne.

Je parle donc de la poésie à travers eux qui sont chacun à leur façon, des sourciers, voire des magiciens, des alchimistes ou des prêtres, si l’on considère qu’ils travaillent à transformer ce qui est en ce qui va devenir, métier d’arrachement au statu quo et de soulèvement de la jeunesse, sans parler des apparitions qui, comme les fleurs déjà citées, entrouvrent ce monde à l’autre.

Par exemple Rimbaud.

« La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui ne dit pas son nom ».

L’entreprise matinale pourrait être tout aussi bien celle du langage, si nous nous avançons en poètes sur le sentier d’une poésie qui, entre la nuit et le jour, se fraye un passage. Dans l’Aube (c’est le titre du poème de Rimbaud) qui voit se lever la parole, ne sommes-nous pas encore des ombres en , marche ? Car si le langage participe du soleil, de quel pacte avec la nuit n’est-il pas le garant ?

Comme le dit Borgès :

« Nous ne saurons jamais qui forgea la parole
Pour l’intervalle d’ombre
Qui divise les deux crépuscules.
Nous ne saurons jamais en quel siècle elle fut le signe
De l’espace étoilé. »1

La mort annoncée ouvrait à mon ami la nuit des signes. Les mots qui lui venaient, si semblables qu’ils fussent encore à ceux d’autrefois, ne se laissaient plus porter tranquillement par le flux de la parole ordinaire. Ils s’en détachaient comme pour se déposer sur une autre surface qui était déjà, y compris pour lui-même, celle de la mémoire. A la distance où déjà ils se situaient, ils se confondaient peu à peu avec les personnes et les choses que, dans la séparation d’un exode, on est appelé à laisser derrière soi : Par une sorte de paradoxe, leur vanité saute aux yeux, et dans le même temps, ils prennent une importance à la mesure de la perte dont ils sont à la fois les victimes et les témoins.

Le jeune homme était tombé d’un coup. Les mots qu’il aurait dits s’étaient perdus dans le corps avec la terre et le sang, et cela parlait d’une autre voix que la sienne et qui pourtant le portait par-dessus tout, le tirant vers le haut du ciel où son visage flottait.

Il arrive que le langage, soumis à l’émotion, se disloque aux quatre coins de la phrase mais le lit rude qui s’ouvre ainsi sous la langue s’emplit d’un écoulement de signes. Puis monte la musique.

« Le poème, dit René Char, est ascension furieuse ; la poésie le jeu des berges arides »

Devant l’ami qui va mourir, l’étranger plus proche au moment où il s’éloigne, ce que nous pouvions nous dire autrefois se dessine dans le vide comme la paroi rocheuse d’un cratère au sommet du volcan endormi. Il faut marcher avec notre parole au-dessus du gouffre. Les mots sont de la lave qui, jaillie des profondeurs, n’attend plus pour être féconde que d’être éteinte et refroidie.

Voici donc la poésie, « cette chose légère, ailée et sacrée » dont parle Platon. Nous la voyons s’effacer au loin comme dans cet appauvrissement du sens, qui fait de l’ultime échange un chuchotement. Mais comment passer d’un monde à l’autre sinon en s’estompant à l’horizon ? Et par quel chemin d’eau éclatée, sinon en s’arrachant à la transparence du jour ?

Qu’elle obéisse en effet à une rationalité comme celle qui, à sa façon, gouverne la mer, n’empêche pas la poésie de rouler ses vagues sur ce qui la révèle à son marinier comme beaucoup plus que la plaine liquide d’un langage. Ses creux disent la folie d’une parole déchaînée, délivrée même pour ainsi dire de sa matière, et emportée vers des formes qui, chez Homère, semblent sortir directement de la bouche des dieux. Les coquillages de nos versificateurs du dimanche ou de l’école ne disent pas tout ; ils ne donnent à entendre que la litanie d’une mer apaisée : La poésie pédagogisée vue de la plage avec, sur le grand tableau noir, les voiles forcément blanches d’une récitation évoque la liturgie d’un culte plus ou moins désaffecté. Mais il n’est pourtant pas jusqu’au plain-chant de Charles Péguy qui ne contienne, comme le ronflement de la houle, ses cris de colère. La poésie la plus explicitement narrative ne s’écoule dans le flux régulier de l’alexandrin que pour s’en évader sans bruit comme chez Racine : « Ariane ma sœur de quel amour blessée vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée » ? Le rythme et l’harmonie chez Lamartine, l’atonalité chez André Breton répondent à la nécessité d’ordonner selon les règles d’une composition fondamentalement musicale ce qui aura été pour l’un comme pour l’autre – et pour ainsi dire en amont de la pensée – l’objet d’une contemplation plus ou moins hallucinatoire. Elvire et Nadja sont sœurs vis-à-vis d’un tel destin. Le poète, fut-il aussi réaliste que François Villon, n’a pas attendu Rimbaud pour être un « voyant » : le vent qui fait danser les cadavres dans la « Ballade des pendus » remet la mort dans la vie, car mourir, dit-il, c’est « perdre vent et haleine » (testament 315) et cette force du souffle ne fait pourtant qu’en dissimuler la faiblesse car, dit-il encore, « autant en emporte le vent » (testament 392); et il arrive ainsi que nous voyons notre monde sous son double visage. Nous voyons ce que ce contemporain de Jérôme Bosch voit dans les ténèbres : l’éclat presque mystique des neiges d’antan. Mais il n’est pas – plus près de nous – jusqu’à l’auteur du philosophique « cimetière marin » qui ne se demande quelle voix lui a soufflé ce poème dont le mouvement procède, dit-il d’une « abstraction motrice ». Vue de Sète par Paul Valéry, « la mer, la mer toujours recommencée » n’est rien moins que le toit d’un temple qu’un « seul soupir résume ».

Faut-il donc que la poésie la plus élaborée avoue qu’elle ne tient son modeste pouvoir que de se perdre elle-même « entre le vide et l’évènement pur » dans ce qui n’est, selon le même Valéry, qu’un « écho », qu’une « étincelle », qu’un « songe » ; ce songe qui, selon le poète, n’en est pas moins un savoir.

Qu’on nous l’ait appris depuis longtemps ne nous dispense pas d’y revenir : les poètes sont inspirés par les vieilles Muses toujours aussi jeunes ou, pour le dire dans le langage d’aujourd’hui, par l’inconscient. L’écriture automatique de Philippe Soupault n’a-t’elle pas fait que mettre un mot sur une réalité que les vieux grecs savaient depuis longtemps et dont la Pythie et les cultes orphiques, sans oublier Pindare et Empédocle, ont autrefois cultivé le mystère.

C’est donc du coté du mystère que nous sommes renvoyés et, par là-même, à ce qui m’a convaincu que la poésie entretient avec la mort, et avec les morts, un rapport qui peut éclairer sa fonction peut-être la plus essentielle.

« Ne te plains pas », dit René Char au poète, « ne te plains pas de vivre plus près de la mort que les mortels »2.

Car la Poésie ne fait pas que rompre avec le discours plus ou moins rationnel -et qu’en littérature on a longtemps cru devoir circonscrire à ce qu’on appelle la prose- elle va chercher la parole là où elle nait et, ce faisant, elle nous révèle la fragilité du langage. Les mots qu’elle reprend à son compte, dont elle fait jusqu’à un certain point comme un enfant, ses jouets, sont certes libérés de la signification plus ou moins restrictive qui en facilite l’usage, mais leur délivrance pourrait aussi bien les condamner à une errance, cette errance des âmes que valait autrefois aux défunts l’abandon de leurs malheureuses dépouilles, ou, sur un mode moins funèbre, l’abandon des enfants eux-mêmes voués au destin de leurs jouets. La Poésie met le langage devant cette mort qui le menace et, ce faisant, elle lui donne aussi cette possibilité de renaître dont nous savourons la fraicheur dans les tâtonnements de ce linguiste innocent qu’est l’enfant, lorsqu’il puise dans son lexique incertain comme dans un sac de billes. Mots trouvés -enfants trouvés- qui, comme Moïse ou comme Œdipe, tirent de leurs difficultés de départ la force légendaire de leur destin.

« La violence poétique, dit Octavio Paz, est d’abord une violence faite au langage. Son premier acte est de déraciner les mots. Le second acte est le retour du mot : le poème se convertit en objet de participation Exode et retour ».3

Mais cette violence originelle de la Poésie ne relève pourtant pas seulement d’une décharge pulsionnelle que le plaisir des mots sollicite tant au niveau de la production des phonèmes (le plaisir de l’allitération) que de leur articulation. C’est aussi d’un jeu guerrier qu’il s’agit. Le langage est attaqué. Il est poussé dans ses retranchements. Et il s’agit en effet de le confronter à sa faiblesse, à ce voile d’irréalité que, contrairement aux apparences, il fait porter aux choses dites, à cette difficulté qu’il nous impose de nous couper du monde, fût-ce de nous-mêmes, quand il nous conduit à séparer malgré nous notre corps et notre esprit, comme s’il s’agissait de deux réalités qui s’excluent. Contre cette défaite du langage, cette défaite qui devient aussi la nôtre, la Poésie victorieuse propose une alliance entre les mots et les choses, cette même alliance que nous cherchions, mon ami et moi, alors que ce que nous avions à nous dire ne pouvait plus se dire selon l’ordre assuré de l’habituel discours. Dès lors en effet que la mort, échappant à la prise de ces mots qui ne font qu’en réduire la réalité à l’état d’une indicible absence, méritait d’être parlée pour ce qu’elle était d’un parcours ( ou comme on dit de manière si distante d’un processus), il n’était plus de parole qu’au-delà de la parole ou en-deçà, ne fût-elle plus qu’un geste, comme de prendre la main, comme quand Rodin sculpte La Main jusqu’à l’épuisement – tant de mains qu’on peut voir dans son atelier de Meudon et qui sont aussi le plein d’un silence.

« Il existe dans l’homme, dit Francis Ponge4, une faculté de savoir que les choses existent justement par ce qu’elles ont d’irréductibles à l’esprit.
La reconnaissance (et l’amour, la glorification) de cette sorte d’existence des choses
Telle peut-être la fonction de la poésie ».

Art plastique à sa façon, la poésie anticipe la fin de toute parole au profit d’un signe qui va et vient entre les corps, signe d’adieu sans doute mais pas seulement, à en croire ce que le poète Rainer Maria Rilke (au passage ancien secrétaire de Rodin) dit du regard de l’animal, ou de celui de l’amant, ou de celui du mourant, lorsque leurs yeux se fixent sur cet « ailleurs » auquel dans sa 8ème Elégie il donne ce nom de « l’ouvert », cette « libre sortie » (ce sont ses propres mots) vers un autre monde qui reste pourtant le nôtre.

Sous cet aspect on peut dire que la poésie dessine à notre horizon l’envers de ce décor qu’est aussi le langage. Son esthétique même ne lui suffit pas : elle doit le soumettre à l’ordre d’une vérité plus exigeante, car quel silence, à la toute fin de ses mots emportés si loin de la semence qui les aura lancés comme des étoiles, quel silence au terme de ce parcours où le moindre des poètes s’expose à un ailleurs ! Combien de mots simples et qui pourtant auront revisité la réalité si multiple des choses ont pu, jusque dans l’horreur des Camps de la mort, rouvrir de ces portes secrètes par où déjà des enfants prisonniers s’étaient échappés ! Un autre ami, Jean Lorenceau, lui aussi disparu et qui avait appris et qui savait de nombreux poèmes, les disait à Dachau dans ces temps de misère où, du côté de ceux qui étaient restés au pays, les mots de Paul Eluard et d’Aragon soutenaient, contre la langue confisquée de l’Occupation, la liberté d’une parole rendue à la vie. « L’ouvert » n’est pas qu’une réalité restituée à elle-même au-delà des mots qui l’emprisonnent, il est le mouvement même qui marie notre réalité à celle d’un monde en foisonnement de sens ; une rose n’est pas qu’une fleur devant nous, elle est celle dont le poète dit « et rose elle a vécu », et nous touchons à travers elle la fragilité de notre matière et de notre destin, cette vérité masquée qui n’est « l’ailleurs » vers lequel nous allons que parce que nous lui appartenons. Résister, c’est ainsi déchirer les masques qui défigurent la réalité, tel que nous le voyons aujourd’hui dans la réduction du monde aux objets d’une communication asservie. La poésie – ne faut-il pas le dire ici ? – devient aussi nécessaire que l’air pas ces temps où la pollution qui touche aussi le langage compromet aussi bien notre respiration au sens le plus large du mot. Mais sans doute nos difficultés spirituelles de mammifères humains ne sont-elles pas nouvelles à cet égard ? On n’a pas attendu Arthur Rimbaud pour lancer ce cri : « la vraie vie est ailleurs ». Sans le dire aussi ouvertement, que fait le vieil Homère ! Dans son poème ne crée t-il pas, au-delà des aventures guerrières dont il fait le récit, un monde tout aussi « autre » que l’est celui auquel nous aspirons, quand nous voyons aujourd’hui ce que nous voyons. Lorsque le visage d’une jeune fille comme Nausicca s’éclaire d’un sourire devant l’irruption d’Ulysse, l’éternel soldat, comment ne pas sentir que ce sourire vient d’ailleurs, de cet ailleurs que Rilke retrouve dans la sculpture grecque, lorsqu’il évoque dans sa Deuxième élégie « l’amour et l’adieu légèrement posés sur les épaules comme s’ils étaient d’une autre matière que chez nous. » La matière même de la poésie transcende les mots qui la constituent.

Ainsi, comme le dit Philippe Jaccottet, qu’il faille plus écouter que chercher à savoir, sinon à comprendre, reste la condition d’accès à une poésie qui, dans sa lenteur presque rituelle, opère déjà cette espèce de transmutation du divin en humain dont notre culture chrétienne et post chrétienne s’est nourrie. Aussi bien n’écoutons-nous pas les ultimes paroles de celui qui s’en va, comme si la route qu’il suivait selon le rite secret d’un retour, nous importait davantage que le pays traversé, puisque les mots eux-mêmes rendus à leur musique nous disent ce qui ne peut plus se dire.

Ainsi, par un effet particulier de délivrance, la Poésie restitue la parole à cette source dont le tarissement pourtant reste si proche. Le mot du poème est suspendu entre la vie et la mort. « Oh ! les pierres précieuses s’enfouissant et les fleurs ouvertes », dit Rimbaud au tout début des Illuminations. Le langage de la Poésie n’est-il pas comme l’écrivait Pierre Reverdy5 :

« sur l’écran glacé d’un horizon qui boude
ce fin profil de fil de fer amer
si délicatement délavé
par l’eau qui coule
larmes de rosée
les gouttes de soleil
les embruns de la mer »

ou encore, selon Yves Bonnefoy6 :

« Ce papier mince, et par endroit si mince que dissipé, déchiré, parce que c’est la même matière-limite qu’autrefois on appelait l’âme »

Comme mon ami et moi dans notre ultime échange, la poésie nous aide à franchir la frontière qui entre les mots et les choses, comme entre nous, prend cette forme nouvelle de « fil de fer amer » ou de « papier déchiré ». La poésie nous unit en même temps qu’elle nous aide à nous séparer : c’était comme si, naissant, nous devions perdre ce que nous avions appris pour gagner cette connaissance nouvelle d’un monde qui n’a jamais été, qui devient. Quelque nostalgique qu’elle soit, la poésie, fût-elle élégiaque comme sans doute le meilleur d’Apollinaire, regarde vers ce que ce poète appelle « l’autre bord »

« Et notre amour aussi se mêlait à la mort
au loin près d’un feu chantent des bohémiens
un train passait les yeux ouverts sur l’autre bord
nous regardions longtemps les villes riveraines ».7

A quoi fait écho René Char (dans « Les temps épars ») lorsqu’il dit :

« Faire un poème c’est prendre possession d’un au-delà nuptial qui se trouve bien dans cette vie, très rattaché à elle, et cependant à proximité des urnes de la mort ».

Ainsi ce que Rilke appelle « l’ouvert » est le monde que voient ceux qui ne séparent pas la vie de la mort. La poésie ouvre le tissu du langage. Par ces trous, le langage nouveau laisse passer ce que Rilke appelle « le pur, l’insurveillé » et aussi « le regard vers l’avenir ». Car les mots libres, les mots défaits de la signification partielle où ils nous tiennent enfermés avec eux, créent le sens élargi de tout le possible

« Elle est retrouvée
Quoi ? L’éternité », dit Rimbaud.

Ainsi pouvons-nous dire d’un poème qu’il n’est à tout instant que le dernier souffle de quelqu’un : les mots qui le forment atteignent à l’épuisement d’un élan presque démesuré par lequel et dans lequel il plonge comme ce fameux plongeur de Paestum que nous identifions à une courbe qui traverse l’espace et le temps. La poésie s’écarte du langage installé par un effort particulier d’affranchissement : il n’est pas jusqu’à la période oratoire d’un Bossuet en plein classicisme, sous la surveillance étroite d’un ordre qui associe l’Eglise et la Cour du Roi au culte de la clarté, sinon de l’évidence, qui n’échappe d’une certaine façon à son objet en le projetant dans « l’autre monde » d’une construction musicale où l’infini de Pascal vibre comme un corps.

Ecoutons plutôt -le lancement de la fameuse oraison funèbre pour Henriette- Marie de France, reine de Grande Bretagne :

« Celui qui règne dans les cieux et de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté et l’indépendance, est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois et de leur donner, quand il lui plait, de grandes et de terribles leçons ».

C’est ici le rythme qui ouvre la langue à l’immensité d’une réalité qui invite l’homme au dessaisissement de ses maigres pouvoirs. Les mots ne subissent aucun effet de déplacement : ils disent bien ce qu’ils disent, mais ils se plient à la loi d’une harmonie supérieure.

Rimbaud fait-il autre chose ?

« J’ai embrassé l’aube d’été. Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombre ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit…/…En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps… »

L’inanimé reprend vie dans un murmure. Entre le Dieu de Bossuet et l’Aube de Rimbaud, c’est l’immensité de l’autre monde qu’il faut sentir, son corps prenant corps dans le souffle de celui qui le dit, jusqu’à sa retombée.

Le poème, fût-il en prose, fût-il enfermé dans les limites d’une culture, d’un moment culturel, introduit à une forme de totalité à la fois ouverte et contenante : une intimité retrouvée avec le monde.

Certes « l’œuvre pure, comme le dit Mallarmé8, implique la disparition élocutoire du poète qui cède l’initiative aux mots » ce que confirme à sa façon René Char « Eclair et rose en nous dans leur fugacité, pour nous accomplir, s’ajoutent »9. L’accomplissement passe par la liberté rendue au mot dont Octavio Paz10dit de son côté :

(il) se lève
il marche
sur un fil tendu
entre le silence et le cri
sur le fil
du dire rigoureux.

Le poète écoute ce que lui dicte le mot, qui n’est presque plus un mot sur « l’âme blanche de la page » – précise Paz – mais le revenant d’un autre monde.

Comment ne pas penser à Victor Hugo et à son expérience spirite de Jersey, lorsqu’il interroge sa fille morte Léopoldine. Peut-être pouvons-nous créditer la poésie d’un pouvoir de « recouvrance », comme on disait autrefois, tel que celui qu’on accorde dans la plupart des cultures, à la contemplation mystique. La poésie a cette vertu de la prière qui lui fait nous rendre présent ce qui nous manque et que notre mémoire ne suffit pas à ranimer dans notre corps. Les énumérations des comptines n’ont-elles pas déjà ce pouvoir quelque peu magique de relancer en nous, dans une continuité rassurante, le sang d’une vie qui nous donne à craindre que, comme le fil des Moires ou des Parques, elle ne soit coupée. « Orléans, Beaugency, Notre Dame de Cléry, Vendôme, Vendôme » en disent beaucoup plus que la géographie ou même l’histoire qui s’y trouvent évoquées. Le courant de la vie dans sa répétition reprend forme et cependant c’est la scansion des mots qui en crée la dynamique musicale, car ce qui s’en va doit aussi être traversé, ainsi qu’il revient à la langue de le faire et singulièrement à la poésie.

« Sous le pont Mirabeau coule la Seine, faut-il qu’il m’en souvienne » retourne la fuite du temps dans un sentiment de permanence qui, comme le pont, parvient à l’enjamber : « les jours s’en vont, je demeure ». La disparition de ceux qui nous sont chers occupe notre pensée dans une pénombre de souvenirs que n’éclaire parfois qu’une image, remontée de ce fond commun (fait de détails) avec l’enfance et que nous retrouvons, comme Gérard de Nerval dans :

« Un air très vieux, languissant et funèbre
qui pour moi seul a des charmes secrets »11

C’est sur le temps dont nous aimons secrètement l’effusion que la poésie nous permet de jeter un pont, nous aussi, entre ce monde et l’autre monde, entre notre parole silencieuse et le silence parlant de ceux que nous n’avons qu’en partie perdus. Or ce pouvoir nous est donné. Nous nous murmurons des chansons sans paroles qui en disent plus que tous les discours. L’enfant qui ne voit plus sa mère la réinvente ainsi avec les moyens du bord. C’est un poète – non pas seulement un rêveur mais l’acteur d’une restitution vivante – on pourrait dire une résurrection – qui défie le monde des fantômes : que serions-nous devenus, si nous n’avions appris depuis longtemps à faire de tant d’absences, non seulement autour de nous mais en nous, ces présences qui nous font vivre. La poésie rend justice d’une absence que ne comble pas le langage et elle en fait ce que nous avons vu : d’une béance – le monde dans lequel nous tombons jusqu’à la mort – une ouverture, cette « libre sortie » de Rilke que nous cherchons toujours.

Elle est retrouvée !
Quoi ? L’éternité
C’est la mer mêlée
au soleil.12

Le secret de ces vers nous reste sans doute en partie inaccessible. « De joie, dit Rimbaud, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible ». D’emblée le poème brouille les pistes. Que faire d’une éternité qui ne serait que cela : l’exaltation de l’eau et de la lumière dans une mer consubstantiellement unie au soleil comme Dieu et le Verbe. Et pourtant c’est de la retrouver avant de la reconnaître que nous en éprouvons en nous l’étendue : En si peu de mots nous sommes enlevés. Mais où ? Nous nous souvenons assurément d’avoir été pris par ces ensoleillements marins qui nous semblaient revenir de si loin qu’ils nous portaient au-delà du temps et du corps étroits, ou de cet esprit ratiocineur, dans lesquels nous nous sentons enfermés.

« Là tu te dégages
et voles selon. »

comme dit plus loin Rimbaud. Nous redisons ces vers graves, naïfs et -puisque le dit l’auteur- « bouffons », comme on marche la nuit en répétant le nom des étoiles, comme si nous les retrouvions. Sommes-nous vraiment de ce monde ou de l’autre ? Et si je dis « l’autre », ou si je dis comme notre poète : «  je est un autre », en sais-je davantage sur moi ou sur l’autre que sur la terre et le ciel ? « Science et patience », s’amuse encore Rimbaud vers la fin du poème sur le ton de Montaigne : « je sais que je ne sais pas grand-chose » – alors l’éternité ! Pourquoi pas la poésie de notre mort, les morts perdus et retrouvés d’une langue qui a peut-être été la nôtre, ou le sera ?

La force qui s’attache à son jaillissement condamne la poésie à cette fragilité qui renvoie la pensée à un murmure de source, à ce balbutiement de nouveau né qui pourrait être aussi bien celui du mourant. Car l’idée d’où vient le poème se dessine d’abord en creux dans le corps du poète. Elle prend la forme d’une perception qui ne prétend pas comprendre le monde, ni même le prendre dans sa réalité convenue. C’est un son ou une vue détaché d’un ensemble inconnu, peut-être perdu et qui s’impose en étranger, et dont pourtant quelque signe, émanant de si loin, n’est pas sans évoquer la communauté d’une appartenance. Ainsi, le visiteur, si souvent dans les cultures traditionnelles, est-il reçu comme le messager d’une intimité peut-être un moment égarée et qui, de là-bas où on l’avait laissée, revient. Quelle trace d’un au-delà re-présenté dans sa familiarité vient ici visiter le poète ?

Hölederlin, de s’être perdu sur le chemin du divin, nous revient ainsi un moment parmi les hommes :

Arrive, feu !
Nous sommes avides
D’assister au jour
Et, l’épreuve aussitôt
A travers nos genoux accomplie,
Se devine le vacarme dans la forêt…
Nul, sans ailes, n’a le pouvoir
De saisir ce qui est proche
De plain-pied
Et passer à l’autre bord.13

Mais n’est-il pas jusqu’au théâtre classique – tel celui de Racine – dont le rideau narratif s’entrouvre pour laisser passer le chant d’une poésie – quelques fois appelée pure – qui aura pu être la visite improbable et pourtant depuis longtemps attendue de ce que le psychanalyste Masud Khan appelle « le soi caché ». Ainsi dans Andromaque, lorsque Racine dit :

« Dans l’Orient désert quel devint mon ennui » la musique donne à l’espace cette configuration d’un ailleurs qui rompt avec le fil de l’histoire, et de son récit, et c’est une suspension comme dans toute mort. On pense à un théâtre de l’intime. Loin du « moi haïssable » que notre auteur janséniste partage avec Pascal. Loin des discours académiques. On aperçoit le grand Racine dans l’exil sans doute impossible de sa vie la plus secrète. Il faudra Rimbaud pour pousser la réalité de l’exil poétique jusqu’à l’emprisonnement dans son désert d’Abyssinie, là où les mots ne seront plus que des pierres et des armes. Cette coïncidence peut nous éclairer ; la poésie confronte l’homme à une vérité dont les mots de la langue si bien apprise tendent à le séparer. Une musique de la perte inscrite dans l’orient de la naissance comme dans l’occident de la mort résonne sous la peau du poème : le corps et l’âme se rejoignent sous le moi, dans cette profondeur des mots errants, visiteurs de l’aube ou du soir qui esquissent la forme sans forme d’un au-delà, ou d’un en-deçà qui ne parle pas mais peut-être au loin, si loin, chante.

Mais qu’est-ce qui se cache derrière la poésie sinon ce que nous découvrons la nuit en regardant le ciel ou, dans cette présence-absence de l’autre, alors qu’il est là et qu’il s’en va ? Comment en effet ne pas penser à ce que, devant l’ami sur son chemin de mort et bientôt immobilisé dans une figure difficilement adoucie du néant, je ressens dans mon propre corps ? Comme la mer qui se retire, penser mon ami découvre une étendue si proche du désert qu’il me semble qu’elle n’est faite que de souvenirs, comme d’autant de mirages auxquels s’accrocher.
Pourtant ce qu’a été cet ami me revient d’une autre manière que si je n’avais fait que l’enregistrer sur la surface étale d’une absence. Il m’apparaît non pas comme l’étoile ou la galaxie suspendue au-dessus de moi, ou le beau texte d’un livre dont ma bibliothèque s’illustrerait. Il m’apparaît à l’intérieur d’un espace qui me contient, plus proche du livre que j’écrirais, que j’écris, et qui n’existe encore en moi que dans le mouvement qui le fait. Cette commune appartenance qui nous associait au monde nous associe toujours à ce qui, au-delà de chacun, se constituait comme une intériorité beaucoup plus grande que celle de nos deux moi. Au-delà même du « soi caché » de chacun, c’est bel et bien où la poésie nous emmenait que nous nous retrouvions, non pas seulement dans l’objet de notre rêverie mais dans l’acte même de rêver qui fait partie tout aussi bien du corps et de l’esprit, et qui n’est pas qu’une pensée, comme l’a montré Bachelard, mais une volonté et un geste. La poésie transforme celui qui l’écrit et celui qui la lit, ou l’entend, par le fait même qu’elle l’emmène dans cet ailleurs qui est toujours la place de l’autre, quelque lien qui nous unisse à lui. C’est une illusion, comme le montre Montaigne, de s’appartenir entièrement. L’amitié fonde la présence de soi à soi sur une expérience qui, comme celle de Saint-Augustin dans sa relation à Dieu, fait de l’invisible altérité le moteur d’une participation au monde. La poésie nous recentre dans le monde en y convoquant le plus intime de notre intimité, ce voyage paradoxal avec l’autre. Comme l’amitié, elle va chercher l’autre jusqu’au fond de nous. Elle sollicite ce qui échappe à notre conscience et ce qui se dissimule si bizarrement dans ce que Christian David dans son dernier article appelait « l’étrangèreté » de notre corps. Car c’est aussi notre exil ordinaire de nous sentir hors de chez nous, lorsque, par une mise à distance délibérée, nous réduisons le monde qui nous entoure à un « environnement », alors qu’il est aussi notre peau et peut-être même davantage.

Mon Jeune homme participait de cette campagne où je vivais comme, non pas tant dans la camaraderie du voisinage, que dans cette extension du corps à un village et à la terre où se tissent des liens pour ainsi dire organiques. Or n’est-ce pas, jusque dans la mort d’un ami, la réalité retrouvée d’une forme de communauté physique, matière humaine émergeant des pensées et même des sentiments, comme si la chair, telle une terre, tremblait dans ses fondations ? Quelle voix remontant de ces profondeurs me parle, et de qui, et de quoi, alors même que la terre s’ouvre, alors même que le corps se disloque si loin, et pourtant si près, alors même que le Jeune homme, tombé de sa montagne de feu sous les balles d’une armée libératrice, annonce et prophétise à sa façon le mélange des mondes ?

Oui la poésie nous ouvre à ce monde qui pour être « nôtre », n’en est pas moins aussi l’autre monde, ce visiteur inattendu, ce prophète venu d’ailleurs, cette voix d’outre-tombe qu’interrogeait Victor Hugo et que Rilke attendait au château de Muzot, quand l’ange de l’invisible lui dicta ses Elégies.

Mais ces grands noms de la poésie ne doivent pas nous faire oublier que l’acte poétique est un acte aussi simple et pourtant riche en complexité qu’un dessin d’enfant. Dans un atelier d’écriture que j’animais il y a quelques décades, des adolescents exclus de l’école écrivaient des poèmes qui m’étonnaient tout autant qu’eux. Portés sans même le savoir par le désir d’aller au-delà de la langue, et à coup sûr de la situation fermée où ils croupissaient, ces « mauvais élèves » accédaient à un autre monde que celui dans lequel, tout en y errant, ils se sentaient emprisonnés. Ne sommes nous pas tous, un jour ou l’autre, les mauvais élèves d’une vie qui ressemble à « l’Orient désert » de Racine ? Comme dans la dépression, nous nous laissons porter vers la mort, sans vouloir lui laisser prendre en nous la place qui lui revient, qui est celle de l’étranger, notre « soi caché ». Comme les morts viennent un jour éclore en nous, il faut bien pourtant que notre propre mort nous habite, la même où, dans l’amour, nous touchons à cette frontière du pays qui nous rappelle à la fois le nôtre et lui tourne le dos. Des passages que l’effraction amoureuse ouvre ainsi, telle chez les mystiques la percée de l’extase, nous sont donnés par la poésie. Il est probable que cela vient de son origine physique. Le poème a pris sa forme d’une perception qui ne prétend pas comprendre le monde, ni même le prendre dans sa réalité convenue d’objet offert à la connaissance et qui, une fois remis à sa place, servirait au poète de repère sinon de guide ? C’est un son, une vue, la sensation d’un toucher qui, détaché de l’ensemble où il aurait pu ou dû se situer, s’impose en intrus, alors même qu’un signe, venu de si loin, n’est pas sans évoquer quelque origine retrouvée et cependant aussi difficile à délimiter que le souvenir dans un roman de Modiano. Notre corps en sait plus long sur nous que nos longues études. Il prend l’espace et le temps dans leur corporéité partagée, puisqu’il en est fait. N’a-t-il pas déjà vécu dans un corps qui n’était pas le sien et qui pourtant le produisait dans une gestation où, comme dans le fameux poème de Baudelaire intitulé « Correspondances »

« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ».

Notre connaissance du monde et de soi dans le monde s’est-elle nourrie des lointains symboles qui éclairèrent la nuit de notre vie d’avant la vie ? C’est sans doute le fil d’Ariane que dévide dans son labyrinthe, notre vie même, relancée de si loin par les images sonores et visuelles, que la poésie retrouve sous et entre les mots, comme entre les pierres le ruisseau d’une eau déterminée à suivre son cours.

Ainsi donc, si la poésie prend tout son sens dans le dernier échange que nous pouvons avoir avec celui qui s’en va, comme on dit, dans l’autre monde, c’est qu’elle y opère selon sa nature. N’est-elle pas en effet cette sourcière – et sorcière à sa façon – qui, pour avoir fracturé la couche apparente du langage, s’applique à en retrouver la dynamique originelle, retrouvant par là-même ce que, pour grandir, nous avons dû sacrifier de notre plaisir, quand il nous fallut sortir de ce bain où les mots n’étaient encore que musique. Et par sa capacité à nous offrir un tel retour, ne pourrait-on penser que cette poésie nous facilite le nouveau passage auquel nous contraint non seulement la mort dans sa radicalité mais la vie, sans cesse appelée à son propre dépassement dans la rencontre de l’autre, ne fût-il que l’ombre encore projetée de soi-même sur l’écran du monde.

Car nous ne cessons guère, y compris dans notre désir de nous approprier les choses, ou les mots si souvent devenus des choses, de tenter cette « sortie » qu’il se peut que nous jalousions aux animaux, aux amants, et peut-être même à nos morts dont l’expérience nous effraie autant qu’elle nous fascine : nous voudrions que notre moi et le monde, ce monde dont il nous a fallu nous détacher pour nous sentir plus libres et plus forts, se retrouvent au bout du compte, et c’est ainsi que nous tentons d’en faire la conquête, de le coloniser, y compris tout justement par le langage qui en fait une projection de notre pensée. Mais nous savons bien que même la connaissance objective de notre corps, son appropriation raisonnée, ne nous le rend pas assez proche, loin s’en faut, pour que notre esprit s’y reconnaisse comme tout à fait chez lui. Nous sommes jetés hors de ce paradis comme de ce ciel étoilé dont la physique ne nous permet pas – malgré ce qu’elle nous en apprend – de nous sentir les enfants plus ou moins prodigues.

Or c’est bien à la poésie qu’il revient de nous faire sortir, comme les anciens juifs de la terre de Pharaon, du rude pays de l’exil. Sortir pour rentrer au pays du « soi caché » qui est fait de la même matière que le monde et qui inexorablement y retourne. La poésie nous fait faire ce travail que l’amour dans sa folie et la mort dans son désordre nous imposent. C’est par la nuit d’une parole délivrée que nous retrouvons la lumière sans nom, telle qu’elle vibre en nous, ne fût-ce que par le lent passage où nos morts s’en vont et nous reviennent. Chaque fois notre souffle de vie nous emmène où il veut et nous le suivons. De même nous suivons des airs, des mots devenus comme chez Homère des oiseaux, et la parole parle presque sans nous, petits et grands poètes que nous sommes.

Le vieil homme et le jeune homme autour desquels j’ai fait voler mes oiseaux se sont envolés autour de moi, autour de vous, mais, comme les mots qui n’arrivent à l’intérieur de la parole que pour l’enlever au-dessus de la langue, ils nous prennent sur leurs ailes et nous font nous perdre au loin sur les cimes du silence aux sombres arêtes.

L’un de ces mots tout justement me revient, qui me montre la chair retrouvée dans l’ombre, comme si c’était de l’esprit revenu de son éclat au grain terreux de l’origine. Quel champ de blé chante au plus bas, à la racine de la racine, sous l’eau brouillée de l’enfance, là où commence le mot « pain » qui dit « le pain » ?

Je reprends le mot au temps de la guerre, lorsque le pain était rare comme le sont les amis. Nous le mangions avec respect. Nous l’avions connu fort et abondant. Il n’était plus qu’une ombre grise. Si je redis son nom, ce qui me revient n’est presque plus un mot mais la matière foisonnante, et à la fois pauvre dans sa nudité, qu’on attribuerait plutôt à quelqu’un.

C’est que nous devons passer par dessus le mot « pain » pour aller chercher les soleils du blé coupé, battu et écrasé, dont, sous la croûte fermée, s’avance doucement la pâte aussi lente et durable que l’air, quand nos mains devant nous lui donnent fièrement sa forme.

Nos morts sont notre pain.

La poésie, par les temps difficiles où il manque, redonne au pain sa présence presque divine.

Il y a pour nous au-delà des mots un autre monde : l’air que nous modelons toujours plus loin devant nous, jusqu’aux amis qui se font rares, les morts mêmes, et c’est avec tous ceux-là que nous marchons sous le ciel étoilé et dans la nuit de nos poèmes.


1Histoire de la nuit.
2Les matinaux.
3In L’art et la lyre.
4In Une figue de paroles et pourquoi.
5En 1959 dans Sable mouvant.
6Rue Traversière 1978 «  à propos de Miklos Bokor ».
7Le Guetteur mélancolique.
8In Variations sur un sujet.
9In La bibliothèque est en feu.
10Jours ouvrables.
11Les petits châteaux de Bohême.
12Une saison en enfer Alchimie du verbe en Délires II.
13Poèmes traduits par André Du Bouchet, Paris, Mercure de France, 1963.

J.-P. Bigeault, juin 2015

« FOU D’AMOUR » – Ou « Comment s’en débarrasser ? »

Adressé au journal Le Monde
2015

Le film de Philippe Ramos, « Fou d’amour », pourra rester, 60 ans après le crime du Curé d’Uruffe – dont il s’inspire – comme la tentative désespérée sinon d’une absolution du criminel, du moins de la dissolution du crime dans les « petits arrangements » d’une comédie dramatique d’assez bon ton.

L’abbé Guy Desnoyers, ou plutôt son substitut nettoyé à grande eau dans les rivières d’un pays qui pourrait être le paradis sur terre, y subit le sort normal (à l’époque) d’un criminel à qui s’applique la loi comme à tout un chacun : il est proprement guillotiné et, puisque malgré tout il parle encore, le réalisateur se saisit aimablement de sa tête pour lui faire dire qu’il n’aura lui-même été, dans toute cette affaire, qu’une victime.

Encore que, grâce à ce subterfuge, la fameuse « monstruosité » de ce prêtre – dénoncé aujourd’hui encore par tel théologien de service (qui ne se prive pas pour y voir une réincarnation diabolique des tyrans totalitaires) – soit renvoyée au Moyen Âge, on aimerait savoir ce que ce malheureux prêtre aura eu à subir pour en arriver là : assassiner sa maîtresse après lui avoir donné l’absolution, et baptiser l’enfant qu’il lui arrache du ventre avant de le poignarder.

Que ces faits – à la satisfaction générale – soient en partie escamotés à la fin de l’aventure quasi donjuanesque de ce joli curé bien reçu au château de sa paroisse, voilà en tous cas ce qui les ramène à des accidents de parcours. En les sanctionnant une bonne fois1, on pourra les faire passer par pertes et profits. On dira que l’Abbé a été victime de ses succès, un peu comme ces escrocs de bonne famille à qui on donnerait le Bon Dieu sans confession, jusqu’au moment où ils sont aspirés par le vide. Une bien triste histoire, après qu’on a souri et même ri de ces péchés somme toute « mignons » qui font de la sexualité comme d’une table bien servie le simple reflet du cadre naturel où ils se présentent. Faut-il ajouter que la luxure s’y pare même de la grâce, quand la maîtresse, idéalement aveugle, y incarne à elle seule la lumière des horizons transparents.

Mais la vérité – la difficile vérité de ce drame digne d’une antiquité toujours présente au cœur de l’homme – échappe à ce récit d’un « fait divers » qui aplatit la tragédie, comme le fait aussi bien de la rusticité des corps et des collines du vrai pays d’Uruffe un esthétisme sans faille. Que le goût du sacré et celui de la mort se rencontrent dans un érotisme dont Georges Bataille a montré le noyau d’angoisse, cela ne saurait trouver sa place dans un monde où le « passage à l’acte » n’est que l’effet d’un vice aussi dépourvu de sens qu’une bêtise.

Et voilà comment en 2015, alors que de pédophilies sans panache à des barbaries aussi spectaculaires que celles de nos Croisades, le Mal revient, on continue dans les salons, comme sur le Titanic, de faire jouer les violons de la sympathie et de la désapprobation mêlées. La réalité rugueuse d’un garçon de la campagne projeté – avec le savoir qu’on lui a laborieusement infusé – dans le village ouvrier dépourvu de grâce d’une Lorraine assez peu paradisiaque, n’a guère plus de poids que celle d’un gamin de banlieue qui tourne mal. Quand à l’Eglise à laquelle est ligoté ce prêtre qu’on renvoie paternellement à Dieu comme au Deus ex machina de sa psychologie forcément accessoire, on ne l’interroge pas plus qu’on ne le fait véritablement aujourd’hui de l’Ecole, fabricante avérée d’échec social et moral. Il était donc écrit que ces réalités accessibles seraient passées par la trappe, comme si elles risquaient de nous faire sortir de notre rêve.

« Fou d’amour » ne dit donc ni la folie – en ce qu’elle a de tragiquement ordinaire chez l’homme écartelé entre ses désirs – ni même l’amour, quand la sexualité dévergondée s’y efforce d’en faire sauter les verrous, comme si l’amour aussi nous menaçait.

Faut-il croire que Philippe Ramos, dans un souci d’apaisement, nous a fait revisiter Uruffe en touristes, le monde, ce « paradis perdu », ayant encore quelques beaux jours devant lui ? Mais l’homme, l’abbé Guy Desnoyers, n’est pas le reste pittoresque d’un monument un peu usé. Il est toujours vivant, comme l’a justement pressenti Philippe Ramos : il nous parle, il nous interroge. En tous cas, merci de nous l’avoir rappelé.

Jean-Pierre BIGEAULT
poète et psychanalyste


1 Plus radicalement que dans la réalité, puisque Guy Desnoyers fut, non pas guillotiné, mais condamné aux travaux forcés.

COMME UNE AILE

Ecran large d’un paysage atténué1

Nous marchons. Nous prenons l’œuvre à la marche au cœur de la nuit, sa blancheur, notre fidélité cosmique et c’est le jour :

« Ces pas de l’unique à l’aube
ciel qu’étire »2

Avons-nous jamais su le mot dans sa matière ? Fût-ce dire : « notre corps », et se lancer au fond du monde – et nous, en ce mélange de terre et de pensée au frémissement de l’eau, et buvant la lumière dans son triomphe.

Voyager dans l’œuvre si tôt ! Juste avant le lever de l’homme. Peindre, écrire au bord du désir de faire le tableau et son poème, comme si nous devions rêver ce qui fut : le coup d’envoi – cette intime clarté – dans son esquisse éperdue.

*

Quand l’espace nous revient au visage, quand il neige sur un pré qui s’enfonce dans la mer et que, au fond de la maison obscure le silence – comme un enfant oublié – se parle à lui-même, c’est un cri.

Je ne crois pas que l’art soit étranger à ceux qui le craignent. « Tout ange est terrible » dit le poète Rainer Maria Rilke.

« Ange dépecé / Éclisse / Détachée d’une foudre intacte »3 répond Françoise Jones.

Si je m’approche du monde, quand cette immensité de la maison vide se jette sur mes yeux et que je commence à voir, au milieu des vagues, le refuge d’une ombre, je pourrais danser entre l’eau et le ciel

« Habitacle d’un ciel d’image » 4
« trame que déploie
Ce pré
qu’un ocre pâle soulève »
5

Mais quel silence ! Il faut bien que les formes de cet espace s’ordonnent « à distance due »6, « histoire foulée à contre-jour »7 « comme une chute »8.

Et quand bien même nous marchons hardiment dans l’épaisseur avec les pierres et les « feuilles foulées d’une forêt close »9, ce monde nous parle :

« Convoi rauque de maisons qui furent demeures »

« Bute à l’abîme »10

Qu’il nous faille retrouver en nous le moment de nous en remettre à l’obscur et à sa neige pour suivre le fil qui relie notre vie à l’absence, là où l’abandon ne se comble que d’une attente, ne le savions-nous pas ? Mer ou désert, l’espace et le temps se font et se défont avec la moindre des étoiles. Œuvre de l’incessant effort et du repos, le secret de cette marche conjugue en nous l’effroi et l’espérance, et nous allons mystiques si l’on veut, le nez dans les pierres enfouies et rudes au vent qui les lance.

« Verdures au vide appendues
cris
noués
Transports d’ailes saisies »11

*

Si nous savions regarder le monde et l’homme comme ils sont, dans la rugosité de leur tendresse, si nous savions retrouver les coutures rustiques et fines de leurs assemblages, sans doute -irions-nous au bout de la nuit ?

C’est pourquoi nous devons longer « l’ourlet » de la « falaise », appui et marge du « jeu » de la vie jusqu’à « l’arrêt du fleuve, hors tout »12. Structure d’un espace qui traverse le temps, comme fait le souffle de saccade en étalement, mer et plaine, et montagne où se tiennent les secrets : la parole est écrite derrière ses propres signes. Cette vérité du monde est notre visage, « sable et poix »13 sous les plis de la neige. Et pour lentement surgir, encore plus lourds, de ces amas d’or et de sang dont nous brûlons, et pour doucement renaître de nos enfouissements, quel dessein rendre à la matière ?

Ce chemin ardu que nous avions pris sans le savoir, depuis que les mots nous avaient trahis, nous demandait aussi de le perdre aux « lises »14 – « tels confins instables »15 selon cette cruelle nécessité qui porte le poème « trame »16 de l’ombre.

Se taire enfin devant la mer !

Et comme, au-delà de soi, ce large reconquis sur le lointain – quand le corps se voue à d’autres vagues – ouvre l’espace, quelqu’un sera passé, sa force nous étonne, et c’est pourtant « sous l’herbe lente : Ton souffle »17

*

Nous sommes devant l’œuvre en plein jour. De nos yeux jusqu’à l’horizon, l’invisible commande le roulement des formes. C’est à l’intérieur du trait ou de la tache que se tient le mot retrouvé. Qui l’aura sourdement prononcé ? Quel naufragé lève sa paupière en feu ? Nous l’appelons monde. Nous l’appelons corps d’une âme errante, et pourtant l’esprit de l’espace sait où il va. La route est tracée sur notre front. Voyageur, suis ta route !

C’est ainsi que l’œuvre devient nôtre. Ce que nous avions appris de la mer, de la campagne mais aussi de la ville fut toujours plus que la construction de leurs formes qui ne font que traverser la lumière et la nuit, comme si nous les portions. La réalité nous habite. Inutile de rêver, puisque la pensée pèse sur sa balance le lourd passage des oiseaux migrateurs, quand les savoirs fuient l’hiver et tracent dans l’air les monuments de leurs voyages. L’art de vivre ici se détache avec les images et gagne le pays, « Transport d’ailes saisies »18. Travail. Ce qui travaille fait vie. Par ce mouvement d’antique violence le mot à mot sera repris et, de cri en cri, il rejoint la rude espérance.

*

Rumeur de l’être. Quelqu’un parle. Entre les fragments et les masses partis à l’aventure, quel soi demeure à l’horizon ou sur la pierre moussue ? Se taire mais dire l’ailleurs d’ici, le fragile passage et sa force, sans en faire un discours, en le serrant de près :

« Ouvrir l’oeil et puis le clore
sous la profusion du sang lever la veine forte
laisser sourdre l’infiltré
et, demi-tour, que par torsion
il réintègre ce qui, blanc de la page, est nuit de l’être
 »19

Quand le bruit et la fureur du monde se plaisent à se fondre dans le ruissellement linéaire des principes – voire leur géométrie bouffie – la main prend le pli de l’objet dans sa nudité d’anachorète, et le ciel se découvre. C’en est fini du mensonge : l’homme n’est ni un dieu ni cette poussière de cendre d’un feu perdu, il marche dans les étoiles. Il s’adresse à elles comme à des sœurs. Mais nul spectacle. Nulle célébration familiale, ni d’ailleurs militaire. Les déserts sont ce qu’ils sont, imprenables, sobrement attachés aux sporadiques et intermittentes vérités, ancrés dans le temps oscillant de leurs sables, et debout. Comme le regard. Comme la nuit des yeux, quand la solitude se met à peupler le cœur de ses ombres chères.

Il faut bien que l’œuvre chante un amour sans nom. Que le non nommé soit le vrai de ce qui, de forme en forme, nous unit à une essence, fût-ce un parfum. La fleur gravée dans un rocher n’est sans doute plus qu’un souvenir. Trace d’une aube au bout de la presqu’île. Au cap, quand Françoise Jones s’envole, les oiseaux de mer l’emportent et nous, droits devant tant d’espace pour une femme qui peint « Comme une aile / La joue du vent ».20

Jean-Pierre Bigeault
Janvier 2018


1 JONES (F.), in Feuilles foulées d’une forêt close, 2014.
2 JONES (F.), in Vert pourtant d’une nuit dormante, 2006.
3 JONES (F.), in Détachée d’une foudre intacte, 2009.
4 JONES (F.), in Feuilles foulées d’une forêt close, 2014.
5 JONES (F.), in Transports d’ailes saisies, 2003.
6 JONES (F.), in Feuilles foulées d’une forêt close, 2014.
7 JONES (F.), Tertres, 2001.
8 Idem.
9 JONES (F.), in Feuilles foulées d’une forêt close, 2014.
10 Idem.
11 JONES (F.), in Transports d’ailes saisies, 2003.
12 JONES (F.), Tertres, 2001.
13 JONES (F.), Tant se perdirent, in Le  Nouveau Commerce, 1996.
14 JONES (F.), Tertres, 2001.
15 JONES (F.), in Transports d’ailes saisies, 2003.
16 Idem.
17 JONES (F.), Tertres, 2001.
18 JONES (F.), in Transports d’ailes saisies, 2003.
19 JONES (F.), L’incontournable, in Ellébore 4, 1980.
20 JONES (F.), in Feuilles foulées d’une forêt close, 2014.

Annie Meunier – Pastels

 

Les tableaux de l’été que nous gardions en réserve de nos coeurs sont sortis un beau jour avec les enfants. Ils s’étaient cachés à notre insu (c’est ce que nous disions) dans la grande maison où il y avait tant de choses entreposées que la lumière n’y entrait pas.

Ce fut alors un village entier qui se découvrait avec ses maisons, ses jardins et ses oiseaux. L’eau de la rivière y avait ouvert une voie pour la parole, c’est-à-dire le passage musical par où les hommes pourraient faire descendre les pensées qui, dans les chambres, auraient fini par s’étouffer. Les fleurs et les fruits s’y rencontraient, un peu au dessus de l’eau, dans les feuillages de son miroitement mangé par le soleil, et à la hauteur des toits enfantins où vont jouer les maisons, quand elles en ont assez de se regarder, plantées devant les passages de la lumière, comme des messieurs et des dames d’autrefois.

Ce monde-là, suspendu au dessus de notre mémoire, se balançait sur un fil ténu, pas plus gros qu’un chant d’oiseau, et il résistait à la mélancolie des gros nuages, comme il en arrive qui nous pénètrent, si nous rentrons trop vite à l’intérieur de notre passé ! Mais les années, retravaillées par l’eau crue des moulins ou par les mains érodées des laveuses, n’avaient-elles pas ravivé leurs couleurs dans la profondeur retrouvée des images que blanchit le temps qui passe ? aLavées de neuf, transportées dans les arbres et accrochées aux plis du ciel que le vent avait pailleté de pluie, n’avaient-elles pas enflammé la fleur grande ouverte au fond des choses ?

Car l’été vient prendre aussi les choses, là où leur poids de simples choses les retient de s’aventurer jusqu’au désir humain. Il les aspire de tout le souffle dont il s’est gonflé en chevauchant les forêts d’eau. Il les pousse à traverser leur propre matière et à s’élever jusqu’au regard d’où, comme des dieux invisibles, elles sont capables de se modeler sur l’esprit, cette forme qui les tire du sommeil et, une fois réveillées, qui les fait accéder à la noble fluidité des signes. Les tableaux de l’été ainsi vus de tant d’yeux, le monde ancien qui s’était durci d’un hiver à l’autre s’est mis à s’écouler aussi doucement que le lait du jour, quand il affleure à la limite de l’eau et de l’air, devant la bouche d’un visage encore pris dans la nuit. La peau de ce visage, comme celle d’un fruit, avait développé, bien au-delà de sa chair, des bondissements qui avaient fait sauter les arbres, les clochers, les proclamations, les hymnes, sur des plages qui volaient. Car chaque chose, entrée dans le visage, y avait soulevé des sables, le désert de l’attente humaine y ayant enfoui ses puits pleins d’oiseaux.

Ainsi le moindre vase, veilleur précieux d’une table insulairement sommeilleuse, ou quelque silencieux fauteuil inféodé à l’ombre de ses assises, en savent-ils toujours plus long sur les recours de l’amour que le sentiment insistant de la perte, quand ce qui est perdu l’est depuis si longtemps que les choses – comme le corps – de ce temps-là où elles pleuraient déjà l’effacement ardent de la chute, n’étaient que des météores.

Mais la lumière dont elles sont aujourd’hui nourries est une aube sans cesse reprise à la nuit. Nous sommes de cette aube-là. Notre été, par la transparence de sa pierre, nous fait voir la vie touffue des feux d’étoiles, lorsqu’ils s’interpellent et se répondent dans notre sang.

Autour de nous, le village, d’une folie à l’autre – tout aussi secrète – faisait tourner son manège de collines à cheval et de vallons volants. Il y avait entre nos chemins d’intimité furtive et la grande roue de campagne cascadante, des accointances qui nous rendaient le jour plus familier dans son amoncellement de bagues et de bracelets aux reflets d’eau. Une femme dont le pinceau est un enfant les avait poussées jusqu’au soleil.

Jean-Pierre Bigeault – septembre 2010


 Pour aller plus loin, lire l’article de Karine Ringot :  « Annie Meunier, une montmartroise haute en couleur », sur le site montmartre-addict.com

GUERRE, MÉMOIRE … ET IMMÉMORABLE

I

Il est évidemment difficile de parler de la Guerre et de la Mémoire sans d’abord évoquer la situation présente.

La sidération qu’exercent sur nous les horreurs de la guerre – cette peur dont Bernanos disait dans « Les grands cimetières sous la lune », qu’elle est « un délire furieux » – ne nous prédispose pas à prendre le temps d’un regard à la fois distancé et, disons-le, créatif, tel que celui que nous offre la mémoire, quand elle sert au mieux les exigences souvent contradictoires de notre adaptation à la vie.

Nos esprits sont menacés par les images que nous tend – entre autres – le piège de l’information.

Or – pour y aller directement – je pense qu’il nous appartient d’en soumettre le flux à un traitement qu’on peut assimiler, comme j’essaierai de le montrer, au travail du poète, travail qui est aussi – je le dis également comme je le pense – le travail de chacun d’entre nous.

Ce propos peut surprendre et même choquer ; pourtant, j’ai choisi de vous exposer que la mémoire, comme la poésie, peut nous offrir un chemin détourné qui nous permette, dans le temps, de nous rapprocher d’une pensée de l’immémorable et même de l’impensable.

Ce chemin est celui que suit le poète et, dans mon livre, je l’appelle la Voix, cette voix humaine qui, dans l’homonymie de notre langue, désigne aussi le passage d’un monde à l’autre. C’est un tel chemin qu’ont emprunté tant de poètes depuis la nuit des temps ! Durant la dernière guerre, il a même si souvent rouvert l’espace confiné de la peur et du « délire furieux », qu’il est aujourd’hui permis de penser que l’affrontement du présent peut, comme celui du passé, bénéficier d’une approche décalée, une approche qui nous évite de nous laisser ligoter par ce que nous appelons « la réalité des faits ».

C’est donc aussi vis-à-vis de la pression des évènements que nous vivons, que je vous invite à ce décalage intempestif, ou, comme dirait Nietzsche « inactuel ». Mais n’est-ce pas le privilège de l’âge – je parle en tous cas du mien – que de pouvoir par avance se situer à contre temps d’une réalité trop prenante et qui, déjà, par l’étranglement qu’elle nous impose, nous empêche de respirer ?

Merci de me suivre sur ce chemin qui est aussi celui de notre souffle !

Je dois d’abord vous dire que j’ai écrit Le jeune homme et la guerre pour répondre à une sorte de nécessité devenue pressante, alors même qu’elle était imprévue. Mais je dois ajouter tout aussitôt que cette écriture – pourtant relativement concentrée – m’a demandé un temps assez long : la nécessité dont je parle avait besoin de cheminer en moi et même autour de moi comme une personne que j’aurais invitée à partager mon voyage et qui n’aurait accepté mon invitation qu’à la condition d’y jouer un rôle discret mais décisif. L’idée et les petites étapes de ce texte m’ont donc suivi en 2013 jusqu’en Italie sous la pluie bien connue qui donne au Lac Majeur l’air d’un bateau aussi sombre que les montagnes qui l’entourent. Sans doute peut-on penser que la musique, à laquelle je cédais peu à peu en faisant timidement avancer mes mots, trouvait dans ce paysage l’écho qui répondait à sa mélancolie. Ou bien c’était l’inverse. Ou bien c’était les deux à la fois. Mais la tristesse que je portais en moi n’appartenait tout à fait ni à une époque, ni à un pays. Elle se mélangeait tout aussi bien à un sentiment qui ressemblait à la luminosité des éclaircies qui, entre les ombres des nuages, donnaient aux eaux du Lac l’aspect d’un matin inattendu, un espoir mystérieusement venu d’ailleurs. Il me fallait comprendre que mon invité, si attristé et attristant qu’il fût, portait en lui cette lumière glissée entre les plis obscurs du malheur ; et c’était comme si le mort et la mort dont je voulais parler appartenaient aussi à l’été où Le jeune homme et la guerre s’étaient eux-mêmes rencontrés. Quel soleil pouvait ainsi – après tant d’années – éclairer d’un jour nouveau cette obscure tragédie dont il ne restait, sur le bord d’une petite route campagnarde, qu’un monument dégradé et d’ailleurs délaissé ? Si c’était le soleil de la mémoire, n’avançait-il pas masqué au-dessus de l’Histoire ? Un souvenir de guerre devait-il passer par la lente érosion de ses images pour retrouver, au cœur de l’évènement, ce qui traverse l’évènement et qui fait, longtemps après, que l’humain dans l’inhumain ressurgit ? Ce souvenir en forme de clair-obscur serait-il pour finir le miroir le plus éclairant, après que la mémoire, comme le monument dédié au Jeune homme, se serait disloquée et disséminée, rejoignant le fait lui-même, trop lourd et juste posé au bord de rien, une échauffourée sur le sentier de la guerre ?

Telles sont les premières questions que ce retour, à la fois inopiné et irrésistible d’un moment important de ma vie, me posait. Elles arrivaient selon certes un cheminement personnel, mais il me faut aussi penser que la nécessité intime qui me les inspirait, se conjuguait avec une autre, plus objective pourrait-on dire, plus collective, et qui s’inscrit de plus en plus nettement dans notre actualité : je veux parler de la guerre, qui, certes, n’a jamais cessé de par le monde depuis celle que nous n’avons tout de même pas oser appeler « la dernière », et qui, par-delà la banalisation des images, réapparaît aujourd’hui dans sa réalité tragiquement concrète.

Alors qu’en témoignent de plus en plus nombreux ces réfugiés qui ont le visage de ceux que nous avons vus il y a plus de 70 ans et qui étaient nos compatriotes chassés par les massacres, les massacres eux-mêmes nous reviennent, imprévisibles et pourtant attendus ; et avec eux cette peur insidieuse qui nourrit déjà le repli et la haine quand le courage et la solidarité ne l’emportent pas sur les démons rameutés !

Je dois donc penser que les prémisses de cette situation auront pu me pousser à solliciter ma mémoire comme si, l’interrogeant, je pouvais en espérer quelque réponse, ainsi qu’il arrive parfois spontanément, lorsque le présent nous revient du passé sous la forme incertaine d’un sentiment de « déjà vu ». Par delà l’information si pléthorique et indigente qui nous inonde aujourd’hui, il me fallait descendre dans le Mal attaché à la guerre, comme dans un puits, désuet mais toujours là. Il me fallait aller jusqu’à la petite nappe circulaire qui brille au fond et, l’ayant pourtant si longtemps perdue de vue, m’apercevoir que je pouvais la reconnaître. Ne devais-je pas parler de toute guerre, comme si, au fond de son absurdité, quelque sens caché pouvait lui être donné, tel que l’homme, non seulement agressé mais bafoué, s’y retrouve ? Et faire que sa dénonciation pourtant ne nous emporte pas avec elle dans le rejet, quand, au contraire, nous accolant aux victimes, il nous revient de suivre leur trace en nous pour nous lancer et nous relancer sur la voie de l’humanité, si souvent déjà piétinée dans la fausse paix de nos chaumières. Peut-être enfin, comme l’ont fait tant de poètes depuis Homère au moins, ne nous reste-t-il qu’à chanter ce qui devra subsister de l’homme sur ses propres ruines !

Il me fallait donc, au titre de cette nécessité objective, non seulement éclairer le présent par le passé, mais le passé lui-même par ce qui, dans notre aujourd’hui, se situe du côté de ce que le politologue Pierre Hassner (dans son dernier livre « La revanche des passions »*) appelle « le brouillage des repères ».

Car ce « brouillage des repères », ne l’avais-je pas connu, lorsqu’à la fin de la guerre les attaques monstrueuses qui avaient directement visé l’humanité de l’homme nous furent révélées ?

La parole des femmes déportées à Ravensbrück et qui, alors que j’étais en classe de seconde, étaient venues témoigner de l’enfer, n’avait-elle pas donné à l’horreur plus immédiate et, si l’on peut dire, plus naïve, que j’avais connue, l’allure d’un cauchemar prémonitoire réalisé ? De sorte qu’après les « camps de la mort », mon pauvre Jeune homme déchiqueté sous mes yeux, devenait déjà, dans mon souvenir encore brûlant, la porte ouverte sur un abîme. Et faut-il y rajouter la solution radicale et faussement propre qui devait faire – « pour en finir » comme on a dit – de Hiroshima et de Nagasaki, des tombeaux où enfermer la vie à jamais ?

Quelle mémoire saurait donc s’emparer de l’extrême sous l’aspect particulier de cette rupture des lignes et des repères, tout en nous permettant de ne pas sombrer dans l’abîme où se perdent nos images et nos idées ? Ou, pour le dire autrement, quelle mémoire nous aiderait à nous approcher de l’informe tel que l’oubli lui-même – où rôde l’angoisse – nous le désigne en creux ?

Je n’avais pas tout à fait conscience, au moment de l’écriture, que ces questions me taraudaient. Mais, après coup, et avant de vous dire ce que j’attends d’une certaine mémoire revisitée, quand cela est possible, par la poésie, il m’a semblé que nous devions nous rattacher au présent, l’évocation du passé n’étant qu’une manière de nous l’approprier « en connaissance de cause ».

Je donne donc ici la parole à Marie-Christine, pour que – par un premier détour du chemin que nous allons suivre – elle vous dise un extrait du poème que j’ai écrit après les attentats de janvier, et qui a été publié par Philippe Tancelin dans le collectif des Poètes des cinq continents intitulé Effraction **.

_

Une vérité pauvre

Une vérité pauvre est entrée dans la pierre
le front dur
quelle fleur d’avant toute chair
le temps fut à la peine
il y avait de l’homme
dans les volcans
le feu creusait
c’était un commencement
les espaces n’en finissaient pas de crier
quelqu’un a dit
rien ne peut se prévaloir
de porter la lumière
la vérité est une ombre.

Le corps de l’homme fut ainsi trouvé
c’était un matin
quelqu’un arrive
le temps de voir trouée la pierre
quelle tendresse à jamais démentie
l’enfant blessé
chaque fois le monde allait droit devant lui
portant sa nuit
une vérité pauvre est entrée dans l’homme.

Nous regardons l’intérieur de la tête
après cet éclatement
la pierre bleue rougeoyante
de ce petit soleil
le matin où cela s’est fait
quelle naissance
le monde allait droit devant lui.

Il n’y a rien à dire de la mort
une fois qu’elle s’est montrée
le temps est revenu à sa source
nous marchons dans l’absence
une vérité pauvre
les mains de ce malheur
sont vides
on dirait de la pierre
on dirait de l’homme.

La vérité pauvre s’est avancée
l’enfant à la blessure déjà trop grande
pierre déjà trouée
est-il un homme qui sache où est
ce qui est
quel arbre planté dans l’être
la petite vérité tremblante
feuillage du sang
y-a-t-il quelqu’un sous la fontaine
sous le cœur blanc de l’homme
sous toi.

Nous voudrions dire toi à l’homme qui tue
mais le mot se referme sur le malheur
chaque fois dans sa cruauté
l’enfant
nous ne savons plus si l’homme
au front dur
peut être aimé
nous ne savons plus si la pierre
soutient la vérité tendre
quelle vie suspendue
souffle
le pauvre petit vent
le roi est nu.

C’est un jour creusé dans le jour
il y a ce trou
nous marchons dans ce trou de lumière noire
où personne et rien se rencontrent
front contre front
chaque fois dans sa cruauté l’homme
une vérité sans yeux
le corps troué
l’enfant a failli naître
le saviez-vous
il allait sans savoir où
le pauvre petit vent de vérité.

Une vérité pauvre nous a fait hommes
nous a fait lever la tête
nous a poussés dans le désert d’étoiles
il neigeait
c’était Dieu qui tombait doucement
sur la plaie de notre front
quand la pierre
flamba
quelle misère pour un jour comme les autres
pour vivre
le temps était au beau
mais la beauté ne suffit pas
il y a eu ce froid autour de l’os
je suis cette matière du monde.

Mais l’enfant prend le visage adouci
d’une pensée
après la peur
il vient à la bouche de l’homme
qui dit l’incertitude chantonnante
le respect des espérances
le goût de l’herbe
la parole éperdue de l’étranger
nous ne voulons pas de la haine.

Une vérité pauvre est arrivée du fond du désastre
une fleur
les hommes voudraient fleurir
après cette pluie de sang
nous les saluons dans le souvenir
le jardin de ces corps
la terre se tait
mais ce qui crie au loin crie dans la nuit des pierres
la folie se durcit au fond de la chair
il y a un monde qui se perd
notre mort
nul ne peut se prévaloir
de porter la lumière
la vérité est une ombre.

_

II

J’en viens donc à parler d’une mémoire qui ne sera pas celle dont j’avais hérité moi-même – comme vous tous – à l’époque où, comme et avec le Jeune homme, j’ai rencontré la guerre.

C’était d’une part, cette mémoire pour ainsi dire officielle, rattachée à l’histoire, cette mémoire scolarisée et institutionnalisée dans laquelle se perdent les émotions. C’était aussi, comme pour vous sans doute, quelques rescapés de la  « dernière » qui franchissaient la ligne abstraite de l’Histoire, pour tenter de se faire entendre, ou bien qui se taisaient, prisonniers de la légende qui les projetait trop loin ou trop haut. La guerre d’ « avant » se cachait sous le marbre des tombeaux, et les décorations au lustre enfantin. Quant à moi je n’avais pas ce dont nous disposons aujourd’hui : la guerre « en vrai » sur des écrans, avec la couleur du sang et le bruit des armes, comme si nous y étions. Avons-nous encore besoin de la mémoire, je vous le demande, quand cette hyper réalité nous est offerte sur des plateaux qui font en effet de notre perception, l’étendue plate d’une surface quelque peu aride qui pourrait être tout aussi bien celle d’un désert ? Car, d’une mémoire plus ou moins bétonnée par la raison à cette connaissance directe de son objet débordant : la guerre, qu’apprenons-nous de l’Homme, de son malheur, de son espoir, de cette cause impossible pour laquelle il se bat contre des ombres ?

Disons-le d’un mot : l’accumulation des faits et des images nous empêche de penser et la pensée elle-même, plus tournée vers l’explication que vers le partage du vécu, nous coupe d’une réalité qui nous semble étrangère, alors qu’elle fait partie de notre vie. C’est qu’en effet la violence – la vieille hubris des anciens grecs – nous est connue. Nous l’avons rencontrée un jour ou l’autre. Notre mémoire s’en est saisie, puis elle s’en est écartée. Et s’il en reste quelque chose qui, du fond de l’oubli et par-delà, nous parle et nous apprend, c’est au prix d’un travail bien différent de celui qu’on appelle aujourd’hui un peu vite « travail du deuil », et qui, plus proche à cet égard du cheminement que permet une cure psychanalytique, s’ordonne chez l’homme, depuis au moins le Grotte de Lascaux, selon les lois obscures qui commandent le vaste champ de l’expression.

Dans une époque comme la nôtre, tournée vers l’efficacité plus ou moins immédiate, la démarche que je veux évoquer ici s’inscrit dans la durée et, d’une certaine façon, la contemplation. Mais loin de condamner l’action, elle la prépare, si cela est nécessaire, car l’homme ne peut lutter contre ses propres monstres en se contentant de les visualiser hors de lui-même. Il lui faut les rencontrer en lui

où ils rôdent depuis le commencement du monde, dit-on, et en tous cas depuis l’enfance ; et pourtant cette cohabitation cachée ne lui parle qu’à mots couverts et le peu qu’il en entend semble lui échapper comme d’ailleurs, épreuve après épreuve, sa propre vie rendue chaque jour au matin retrouvé de sa fraîcheur. Mais l’eau qui dort n’est innocente que par défaut ; l’arrachement de la source et l’obscurcissement des eaux mêlées par le courant se tiennent à l’abri de la surface, comme à celui de la conscience, la peur de la souffrance et la souffrance elle-même, sans parler des désirs sombres qui s’y mélangent. De ce point de vue, la mémoire qui m’a servi à écrire, 70 ans après les faits, Le jeune homme et la guerre, n’est pas tant une mémoire apaisée qu’une mémoire, qui, comme Montaigne, sait surtout qu’elle ne sait pas, et qui, de ce non savoir, tire pourtant ce que Sophocle appelait une « timide espérance ».

Entre le non-savoir et la timide espérance, ainsi va le poète au devant de ce qu’il écrit. Ainsi allais-je au devant de ce Lac Majeur aux apparitions ambigües. Entre l’ombre et les lueurs d’un jour encore indécis, pouvais-je, comme l’enfant perdu dans la forêt, retrouver ce chemin de l’informe à la forme que les mots d’une chanson fredonnée tracent dans la nuit ? S’il s’agit bien, en particulier dans la guerre, d’une sorte d’absence projetée sur soi par une armée de fantômes, que faire, sinon leur parler – comme d’ailleurs tout aussi bien aux souvenirs que nous en gardons – dans une langue dont les mots eux-mêmes seraient des ombres, qui, de l’intérieur, doucement s’éclairent ?

J’en viens donc à l’évocation de ce parcours.

La scène de guerre que je rapporte dans Le jeune homme et la guerre remonte à l’année 1944 et se situe en Normandie peu après le Débarquement des Alliés, alors que j’ai 14 ans. L’événement – en lui-même banal – ne m’a véritablement rejoint dans sa violence que 6 ans après la guerre, alors qu’une paralysie d’origine psychosomatique m’immobilisait temporairement au niveau d’un bras, laissant derrière elle et pour plusieurs années crises d’angoisse et insomnies. Ces stigmates une fois disparus, l’affaire – si je puis dire – s’est trouvée classée et les suites positives du traumatisme se sont clairement manifestées dans une orientation professionnelle qui m’a conduit à m’occuper de la souffrance psychique des autres. La psychanalyse – qui n’a pas d’abord joué un rôle direct dans ma guérison – est devenue, après la psychopédagogie, la pratique réparatrice de ma vie, sans que pour autant la blessure qui l’avait autrefois si profondément marquée ait trouvé le lieu d’un souvenir suffisant, tel que celui que je lui offre aujourd’hui dans Le jeune homme et la guerre.

Il faut ainsi penser que le chemin de la mémoire s’est fait au-delà même de la résolution du symptôme qui témoignait du traumatisme, et que ce parcours avait sa nécessité. Sans doute n’est-il pas inutile d’en marquer les dernières étapes.

Après diverses publications liées à mon métier ou à ces moments d’école buissonnière qu’offre la poésie, il a fallu en 2008 que je revienne, toutes affaires cessantes, sur le fameux crime qui avait retenu mon attention dans les années 56 et qui continuait de me hanter parce qu’il avait été commis par un prêtre. Je veux parler du « Double crime de l’abbé Desnoyer, curé d’Uruffe ». L’horreur de cette histoire – que j’ai alors racontée dans un livre qui s’efforce, par la poésie, d’en approcher la dimension cachée – trouvait en moi un écho particulier. Ce n’est pas le lieu d’y revenir. Mais le double meurtre, surtout celui de l’enfant, arraché au ventre de sa mère par la main qui en même temps le bénit, retrouvait en moi une place qu’il y occupait depuis toujours, comme une sorte de mythe originaire.

A quelque temps de là, dans une journée d’études consacrée à « l’Intime », s’est imposée tout à coup la scène de guerre sur laquelle je reviens aujourd’hui. Alors en effet que, pour développer mon idée de l’intimité, j’essaie de cerner ce qui restait de moi sous le mitraillage et le bombardement que j’essuyais en ce temps-là, il me semble retrouver ce « brouillage des repères » dont nous parlons aujourd’hui. Il se peut que le « Je est un autre » de Rimbaud prenne ici tout son sens. N’étais-je pas alors comme une presqu’île plus ou moins arrachée à sa base, et qui, l’emportant ailleurs, au large, devenait au loin, ou redevenait peut-être, l’îlot perdu que j’avais été ou que je suis ?

C’est bien en tout cas à la suite de cette évocation que je me suis mis à écrire  Le jeune homme et la guerre. Il se situe donc en juillet 1944, alors que les troupes alliées soutiennent leur Débarquement difficile par des actions aériennes sur tout l’arrière-pays. Je m’y trouve parmi quelques hommes qui transportent du foin sur une petite route de campagne où progressent un peu plus loin quelques chars allemands. Un jeune homme est là que je ne connais pas ou si peu. Alors que plusieurs avions à double fuselage (les fameux ligthning) nous attaquent, il tombe devant moi et pour ainsi dire en moi, comme s’il s’y écroulait pour longtemps, je peux le dire aujourd’hui, quand la mesure de ce temps, après tant d’années, est enfin devenue possible. Elle renvoie à ce qui ce jour là nous dépassait tous, non seulement le jeune homme et moi, mais son père et le mien, et tous ces gens errants entre les balles et les bombes et bientôt les obus. Il m’arrive aujourd’hui enfin de pouvoir donner à cette présence, qui traverse la mort et ma vie déjà longue, le nom que son développement, à partir de ce jour-là, me permet à présent de lui donner : la Voix.

La Voix occupe ainsi dans le poème la place qui revient au Jeune homme par le double courant de sa vie et de sa mort, l’un et l’autre se rejoignant dans mon souvenir, ainsi qu’il arrive lorsque la pensée d’un être perdu nous le restitue dans cette étrange totalité d’une présence retrouvée. Ne dirait-on pas que le temps qui fut le sien forme aujourd’hui devant nous et autour de nous le cercle lumineux ou sonore d’une sorte d’aura qui remplit d’une bien étrange continuité le vide laissé par la discontinuité de son passage ?

Ainsi donc cette Voix que j’entends depuis ce jour lointain et qui se confond aujourd’hui avec la mienne ne fait sans doute que dire la présence mémorielle de ce que j’appelle pourtant l’« immémorable ». Dans la mesure où la réalité dont il s’agit n’apparaît qu’au-delà de la représentation que je peux m’en faire – là où les émotions se cachent encore dans les cryptes de ma vie – n’est-ce pas à une vibration, à une inflexion de la matière ainsi transcendée par le souffle qu’il revient d’en restituer l’écho ? Mais vous avez compris que j’en appelle à la Poésie.

Mon Jeune homme et la guerre  – en tant que texte littéraire – n’arrive ainsi qu’en suivant ce même chemin de nécessité qui me paraît être celui de la mémoire. Il s’agit en effet comme d’en finir avec la conservation d’un secret et, tout en même temps, d’en préserver le caractère nécessairement incommunicable. Or il y a là un paradoxe, qui sans doute peut rendre compte du temps qu’il m’a fallu pour atteindre ce but : restituer une vérité de l’événement dans son rapport complexe avec l’intériorité de ceux qui le vivent et de ceux – dont vous êtes – qui par la suite vont le connaître à leur tour.

Mais ce paradoxe ne concerne-t-il pas toute mémoire, dès lors qu’elle a pour objet une expérience difficile ? Ne lui faut-il pas en effet tout à la fois en lever le secret et en transmettre l’opacité ? Car l’image qu’elle laisse en nous est inséparable du voile qui la recouvre. Ce voile fait partie de sa réalité la plus parlante qui est pourtant son indicible.

C’est aussi le cas – faut-il le rappeler ? – d’un traumatisme comme celui que laisse derrière lui le viol. La guérison – si tant est que le mot puisse convenir – y provient moins à proprement parler d’une extraction du mal que de sa lente assimilation. Car, qu’on le veuille ou non, il faut bien faire sien ce qui, venu d’ailleurs et sous la figure violente de l’étranger (y compris dans l’ambigüité de l’inceste), entame et désorganise sa propre intimité. La mémoire du traumatisme ne peut donc que se construire dans le temps et selon ce double mouvement qui permet d’exprimer le mal sans pour autant l’exclure. Car le mal est entré en soi et il en fait partie. C’est ce à quoi s’applique d’une certaine façon la mémoire en n’éclairant le drame qu’à travers le voile qui n’en est pas seulement la mise à distance, mais la marque de son reflet dans le miroir filtrant de la conscience. Et l’on sait à quel point ce travail difficile peut amener la victime, sinon à pardonner à son agresseur, du moins à s’accuser elle-même de sa propre passivité, alors qu’il s’agit pour elle en effet d’intégrer le drame non seulement comme un moment de son histoire mais comme « le soi d’après » qui ne sera plus jamais « celui d’avant ». Qu’une forme d’accueil – longtemps inacceptable et indicible – doive ainsi pourtant s’opérer s’impose peu à peu à la mémoire ainsi que, dans un autre champ du malheur, certains déportés survivants ont pu en témoigner. Il reste qu’un tel accueil ne peut que s’appuyer sur la capacité de la mémoire à se détacher de l’étroite représentation de son objet au profit de l’expérience infiniment plus large du sujet. Si bien que la mémoire n’est évidemment plus ici celle de l’historien.

C’est une mémoire qui ne peut que s’éloigner du fait qu’elle rapporte pour mieux en transmettre la réalité débordante. Il lui faut, pour tout montrer, cacher d’une certaine façon une partie de ce qu’elle montre. Car au-delà de l’acte traumatique et de son agent, il y a le lien d’étrangeté étrangement familière qui lie la victime à l’être hybride qui vient à l’habiter, le ramenant à cette hésitation lointaine de l’enfant entre soi et l’autre. Il s’opère là quelque chose qu’on peut même rapprocher de ce dont parle Montaigne à propos de l’amitié : un mélange dont les composants nous échappent. La mémoire de tels mélanges ne peut que s’exprimer à travers des photos voilées. S’agissant ainsi de la guerre que j’ai vécue et de la mort de ce jeune homme si près de la mienne, n’ai-je pas longtemps voulu en garder secrètement la trace, comme si c’était une blessure de guerre non seulement irréparable, mais si précieuse qu’elle serait bien capable de me sauver ?

J’avais donc de bonnes raisons pour me paralyser à l’âge de 20 ans et, bien au-delà, jusque dans une partie de mon écriture. Et ne fallait-il pas aussi que tout ce temps donne à ma mémoire la liberté de se voiler, non pas tant par l’effet éventuel de son usure que par la volonté de mon œil résolument plus proche de celui d’un peintre impressionniste que de celui d’un observateur obstinément objectif ?

Je tenais aussi à aborder cette question de l’immémorable dans la mémoire du traumatisme pour resituer le fameux « devoir de mémoire » au-delà des monuments et des cérémonies qu’à juste titre il inspire. Au-delà même de ces réparations psychiques, sollicitées à grand bruit et dans la hâte, dans le cadre de ce qu’on appelle « les cellules de crise ». La mémoire, comme l’a montré, Paul Ricœur, ne saurait se passer de l’oubli. Mais quel oubli ? Il me semble que, si nous avons un culte à rendre à l’immémorable, c’est d’apprendre à nous retrouver dans notre propre absence à nous-mêmes et au monde, et nous y tenir un instant au moins, comme devant « un autre monde ». Sortir de la mémoire ordonnée, par la rêverie dont parlait si bien Bachelard. Se laisser absorber comme devant la tombe d’un être cher, sachant que cette voix qui parle en soi comme en chacun ne nous appartient pas entièrement. Qui dirait que dans l’amour même il n’en est pas ainsi ? Dans le souvenir de l’amour il y a aussi un immémorable et il concerne sans doute ce qui est passé en nous pour toujours de l’étranger – ou de l’étrangèreté qui qualifie aussi l’être aimé. Il est difficile de comparer « la chose » à laquelle est associé le traumatisme et la présence désirée de celui ou de celle que nous aimons, mais c’est pourtant à rapprocher les contraires que nous pouvons comprendre non seulement ce qu’il est convenu d’appeler « les crimes passionnels » mais l’inévitable ambiguïté de cette opération digne de l’alchimie qui consiste à laisser se développer en soi à la fois l’espace libéré – et donc plus ou moins vide – d’un accueil, et cette matière ajoutée, venue le combler, aux dépens sinon de notre identité, du moins de ce que nous pensions être notre unité de vieil enfant. La mort nous paraît sans doute plus étrangère que l’amour en raison de son irréversibilité. Mais l’immémorable de l’amour – ce qui, au-delà de l’Histoire, s’est ajouté à nous- comme peut-être aussi bien dans la grossesse d’une femme et pour longtemps l’enfant à naître – cela dans notre vie la plus intime est irréversible aussi.

L’irréversible et l’immémorable vont ensemble. Il n’y a sans doute que la musique et la poésie pour s’en occuper sérieusement. Ceux qui s’aiment et ceux qui pleurent la perte d’un être aimé le savent bien : loin des discours qui structurent une mémoire plus ou moins associée à la raison historique, le mystère de la vie avec sa mort est célébré dans des évocations et des invocations passagères mais insistantes qui sont celles des prières volées à une foi chancelante. Il vaut peut-être mieux que la foi ne s’arroge pas plus que la mémoire un pouvoir de résurrection. Des souvenirs en forme de nuages traversent le ciel et ce sont des visages dont le dessin s’estompe, non sans qu’à l’intérieur de nous leurs formes changeantes soient aussi des forces qui nous aident.

J’en suis arrivé à ces formes improbables parce qu’elles viennent s’inscrire aujourd’hui dans un contexte où la réalité de l’informe s’est largement imposée. Que la mélancolie de l’homme postmoderne soit liée, comme l’a suggéré Christian David dans son dernier livre : «  Le mélancolique sans mélancolie » (Ed. de l’Olivier) à des expériences « inaccessibles à la stricte représentation », n’est-ce pas ce dont témoigne à sa façon l’Art Contemporain ? Or l’émergence de l’informe qui trouve aussi bien sa place dans la Science, aujourd’hui poussée hors de ses limites jusqu’aux fameux « trous noirs », n’est-elle pas tout autant liée à la Guerre et aux abîmes nouveaux qui s’y révèlent ?

Au-delà en effet du drame, somme toute classique, qui m’a inspiré Le jeune homme et la guerre, au-delà même des gouffres qu’ont ouvert en nous les « camps de la mort », et, sous l’aspect d’une fausse solution ponctuelle sinon « finale », LA bombe atomique, l’ordinaire du terrorisme nous introduit aujourd’hui dans une dérégulation de la violence qui, devenue indéfinie et diffuse, ne fait que renforcer notre fuyante représentation du monde et de son histoire.

Car ces violences, qui toutes, à des degrés divers, produisent le « brouillage des repères », s’attaquent non seulement au corps de l’Homme, mais à la forme spirituelle de son visage – je parle ici de l’image que prend son identité – réduit à l’état quantitatif de chose parmi les choses. L’informe est projeté sur l’Homme, dans l’Homme, et la mémoire de cet informe échappe intrinsèquement à l’Histoire. Elle ne relève plus tant de la restitution des faits que de la lente assimilation, trouble et toujours inachevée, du viol qu’a subi notre Humanité. Marguerite Duras et Alain Resnais l’ont bien compris, lorsqu’ils ont écrit et réalisé « Hiroshima mon amour ».

Nous sommes loin de la Normandie où la guerre conventionnelle – comme on dit – se contentait de tuer dans une sauvagerie pour ainsi dire « conforme ». La mort de l’individu ou d’une population désignée ne suffit plus. Ce qui est désormais visé se situe en-deçà même de l’homme, la où sa culture et sa nature se confondent dans le principe même du phénomène vivant. Nous avons changé, non seulement d’échelle, mais de niveau. Et pourtant, ce Jeune homme qui est devenu « mon » Jeune homme, c’est-à dire en moi cette voix presque sans corps dont la poésie n’est que l’écho, n’est-ce pas tout aussi bien ce qui, dans le souvenir, ne se laisse apercevoir qu’au bout du bout des formes, comme à l’horizon introuvable de notre univers ?

Il nous faut donc apprendre à vivre avec la peur de l’informe, et, sans doute nous en saisir au-delà même de notre capacité à nous le représenter. C’est bien là où il nous revient de rendre à la mémoire cette part d’ « immémorable » qui est la véritable part de notre humanité dans son histoire ; nous familiariser avec l’étrangeté de ce qui, au fond même de l’oubli, n’est pas «  le néant vaste et noir », mais une autre lumière, qui ne brille, comme l’amour, que du désir informe d’une longue attente.

Dans le silence brouillé de cet informe, entre les mots et les souvenirs, et selon ces « créations » que secrètent dans la diversité de leurs langages nos multiples intimités, c’est, au sens le plus large du mot, la Poésie qui nous conduit au seuil et parfois au cœur de l’ « immémorable ». C’est elle – cette Poésie explicite mais aussi implicite dont vous avez compris qu’elle désigne un champ d’expression presqu’illimité – qui nous aide à retrouver ce qu’on pourrait appeler – comme on le fait pour un homme ou pour un arbre – « l’âme de la mémoire ».

Et si je devais ajouter un mot, pour relier ma réflexion aux évènements que nous venons de vivre, je dirais que notre force de résistance morale sera sans doute à la mesure de notre capacité à rester libres vis-à-vis des images qui nous assaillent, à les prolonger au-delà de la réalité qu’elles représentent, au-delà même de ce qui nous semble nous représenter à nous-mêmes comme des formes fermées, alors que la mort en signe à tout instant la nécessaire ouverture, et je pense, disant cela, au poète Rainer Maria Rilke, lorsqu’il écrit dans la première de ses Elégies :

« Jette hors de tes bras le vide vers l’espace que nous respirons ; les oiseaux peut-être sentent l’air plus vaste d’un vol plus intime ».

Telle est la modeste ambition de ce Jeune homme et la guerre, dont je remercie Sophie-Aude Picon et Philippe Tancelin, d’avoir accepté de nous lire quelques pages, et, en attendant, c’est vous tous aussi que je remercie, non seulement pour votre présence, mais pour votre patience et votre bienveillante attention.

Jean-Pierre Bigeault
Psychanalyste, poète…
6/12/15

* HASSNER Pierre, La revanche des passions – Métamorphoses de la violence et crise du politique, Paris, Fayard, octobre 2015.

** Sous la direction de Philippe Tancelin et Bela Velten, Effraction 1 – Fragments, lambeaux, Paris, L’Harmattan, Collectif de poètes des cinq continents, 2015.

DU BON USAGE DES HÉROS – à l’occasion de la publication de Nausicaa beach I et II

Nausicaa beach – qui est donc le prétexte au propos que je vais tenir – n’est pas un titre très sérieux mais c’est que la rencontre entre Ulysse et cette « princesse à la plage » appelée Nausicaa a tout de même – comme on dirait aujourd’hui – un côté sexy ! Et d’autre part, puisque en 1969 j’ai publié Ulysse et la Verte Queen et en 2009 Le cheval de Troie n’aura pas lieu, on pourra penser que je suis un récidiviste.

En tous cas c’est aussi – vous l’avez compris – que j’ai de la suite dans les idées. J’ai rencontré Ulysse lorsque j’avais 15 ans, alors que j’étais en classe de seconde et que, sous la férule en forme de trident d’un brillant helléniste, j’apprenais le grec. Mais l’affaire ne s’est pas arrêtée là. Pour des raisons sur lesquelles je reviendrai, je me suis pris pour Ulysse ; j’ai même demandé à mon meilleur camarade de classe, futur grand Prix de Rome, de me graver un ex libris à ce nom. Et, à vrai dire – c’est aussi le moment de vous en faire la confidence – j’aimais le grec, la langue, et j’avais comme Ulysse un grand voyage dans la tête et qui serait – lâchons le mot ! – cette sorte « d’école buissonnière » il est vrai mouvementée à quoi me faisait penser le grand retour de ce fameux et pourtant relatif vainqueur de Troie. Et aussi bien, autant vous le dire dans la foulée, ce que j’appréciais chez Ulysse, c’était la lenteur (10 ans) et l’ambiguïté de son retour, si tant est même que ce retour ne fût pas plutôt un aller, comme on pourrait dire d’un souvenir qui se met à nous devancer, à nous ouvrir la route. Mais surtout, sans me l’avouer tout à fait, je trouvais qu’il y avait chez Ulysse de la graine de mauvais élève. Je rêvais tout à fait secrètement d’être un mauvais élève, et je m’expliquerai là-dessus quand il sera temps. Pour l’heure, l’idée principale que je veux vous exposer, c’est que nous avons tous besoin d’Ulysse pour être nous-mêmes, prendre le temps de « nous faire » en zigzaguant sur une mer pas toujours transparente, en finir avec la gloire de la lumière et les victoires fracassantes, traîner même dans les rues et les courants d’eau trouble s’il le faut, et, une fois rentré chez soi, reprendre la vie à son début comme un mort entièrement fleuri d’humanité et qui revit dans ses arbres.

Quel programme me direz-vous ! Pourrait-on dire encore qu’il soit homérique ? Car il me faut bien lâcher le mot : cet Ulysse, dans sa nudité de naufragé battu par les vagues et enrobé de sel lorsqu’il apparaît à Nausicaa sur cette plage parfaitement rustique de Phéacie, n’est-il pas ce qu’on appelle un « anti-héros » ?

Nous y sommes. Voilà notre sujet ! Par ces temps difficiles – ces guerres de Troie sans trop de Belle Hélène pour nous en faire avaler la pilule – avons-nous besoin de nouveaux Achille ou de ces drôles d’Ulysse plus malins que grandioses qui nous ressemblent trop, alors que nous rêvons malgré nous pour nous sauver … de demi-dieux ?

Pour répondre à cette question difficile, je dois d’abord revenir, si vous le permettez, sur ma modeste expérience de lycéen d’après-guerre.

Après que le Débarquement de Normandie eût précipité mon adolescence dans le miroir grossissant des incertitudes, je me vis comme un fantôme qui courait après son corps. Et il arriva cette chose à dire vrai plutôt prévisible, que, poussé par les vents qui soufflaient depuis longtemps dans le sens de la réparation spirituelle, je me lançai à la recherche de mon âme et je me mis – tout en m’associant au déblai des vraies ruines – à vouloir sauver le monde dans sa profondeur. Catholique et marxiste, je m’activai, à la surprise générale, y compris la mienne. Un idéalisme m’emportait, teinté pourtant – je dois le dire – d’une sorte de pragmatisme élémentaire assimilable à cette débrouillardise obligée que développe la vie à la campagne.

Or cet idéalisme, comme je l’ai dit, était un vent qui soufflait de loin. Après les années de cette pénitence vichyssoise que nous avait valu la défaite, notre victoire morale, quelque peu tirée par les cheveux, se rattrapait aux branches d’un rêve que l’Eglise – comme d’ailleurs bien d’autres institutions – s’appliquait à rafraîchir, comme on dit des vieilles peintures. C’était donc un dynamisme volé à la culpabilité et qui punissait encore, mais en douceur. Aussi bien, la Libération devait-elle donner corps, si l’on peut dire, à ce fantasme de grandeur retrouvée, y compris à travers ses héros, exhumés de ce qu’on devait appeler « l’armée des ombres », et c’est en effet que la grande ombre qui avait couvert la France en appelait à la lumière.

J’ai donc vécu la guerre, moi aussi, et ses suites, comme une sorte d’appel interminable à la vertu post militaire des anges réparateurs. Comme on disait à l’époque : je m’engageais.

Et pourtant …

Et pourtant, j’avais beau être porté comme je le suis toujours, par la dynamique que nous inspire le culte des valeurs, j’avais un doute. Ne devais-je pas à mon origine quelque peu paysanne d’avoir bu, avec le lait d’une espérance toujours fraîche, le sirop doux-amer de la méfiance ? Comment traiter du bien et du mal sinon avec la prudence astucieuse du maquignon normand ? L’idée qu’il me revenait de sauver le monde était trop grande pour moi. Je ne serais pas le héros d’une cause qu’on m’offrait sur un plateau pour me grandir. Je ne voulais pas grandir à ce prix-là, et, s’il fallait payer, combien ? La réalité se discute pied à pied, et c’est comme un marché autour d’une bête vivante : tout cela dépend ! Mais l’Idéal ne dépend pas, il est au-dessus comme le ciel, et il vole de ses grandes ailes, et je l’aurais suivi au bout du monde. Je tournais donc en rond. La route obstinément droite qu’on me traçait n’était sur la carte d’un rêve que le chemin d’un homme déjà arrivé, autant le dire, un homme mort. Je suffoquais. Plutôt errer, mais suivre sa propre route, voire battre la campagne et saisir l’occasion qui fait le larron. Et il est vrai que mon adolescence cherchait au cœur de son exaltation le passage étroit d’une « bonne mesure », comme quand, après avoir tenté l’impossible, on s’accorde à la fin pour faire avec le possible : par exemple sauver ce qu’on peut de soi-même, tout en sauvant du monde cette part qui nous tient le plus à cœur même si elle n’est qu’un mouchoir de poche, appelons-la Ithaque.

C’est alors que je me suis tourné vers Ulysse !

Il se tenait debout – pour ainsi dire – sur le seuil de ma dualité. J’avais donc un frère, un grand frère. Ce marin campagnard, constructeur de bateaux et de chevaux en trompe l’œil, la main, le corps toujours prêts à l’acte qui prend ensemble la réalité des hommes et celle des dieux à l’affût, voilà l’homme qu’il me fallait. Il avait l’habileté du manœuvrier se glissant entre les vagues et les forces divines, sans compter les sorcières et les monstres. C’était la compétence ouvrière de l’esprit ramenée aux justes proportions de l’homme. Un « homme sans qualité » innocenté de la chute qu’on lui avait mise sur le dos. Mais je ne savais pas tout cela. Je le sentais comme « un homme qui se réveille à l’aube devant un petit port mauve et qui aurait voulu n’avoir jamais appris à lire et à écrire », ainsi que le dit le poète grec contemporain Odysseus Elytis dans son petit livre L’espace de l’Egée. C’était ce voyage que j’enviais à Ulysse par-dessus tout. Comme lui, après Troie, après cette cure d’héroïsme qui l’avait, comme tant de survivants, séparé, rejeté si l’on peut dire, sur une île déserte, j’étais bel et bien décidé à me réunir avec moi et avec les miens, avec tout ce qui fait un homme quand son identité se cherche. Ainsi, coûte que coûte, je devais accomplir ce retour dont certes la gloire avait ses limites, mais qui serait chanté, sinon par Homère, du moins par mes propres soins, si modestement poétiques qu’ils fussent. C’est en effet qu’on ne chante à l’intérieur de soi sa propre histoire que pour lui offrir les chances d’un plus long parcours. On rêve d’être Ulysse entrant lentement dans la mort au rythme d’un retour, si tortueux qu’il soit, qui reste un hymne à la vie. Je n’étais pas Achille et mon ardeur d’adolescent devait se plier à la complexité des enjeux qui l’attendaient au tournant : être soi et être pour soi et pour les autres n’est pas une mince affaire ! Comme Ulysse, je devais pratiquer ce que Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant ont appelé, dans leur livre célèbre Les ruses de l’intelligence, la Métis des Grecs. Ne savons-nous pas en effet que, comme nous l’enseigne Ulysse, si nous voulons servir et faire servir notre vie difficile en naviguant au mieux entre ses contradictions et nos conflits les plus intimes, la vérité, comme notre vie elle-même, doit être revisitée et, à chaque fois qu’il le faut, réinventée, c’est-à-dire reconstruite. Métis, la déesse qui change de forme comme de chemise inspire à Ulysse ses meilleurs coups, ceux, comme on dit qui permettent de « s’en sortir ». Ainsi, ce que l’écrivain italien Cesare Pavese appelle Le métier de vivre est-il plutôt un art qui passe par les artifices, les subterfuges, les masques, les symboles, les mensonges qui sont aussi des fictions, et j’en passe…Autant le dire, par ces temps de revendications identitaires tragi comiques, nous sommes faits de pièces et de morceaux, et encore les éléments les plus vivants qui nous constituent sont-ils surtout les produits de ce que nous nous racontons à nous-mêmes, et des légendes collectives dans lesquelles nous nous inscrivons.

Qu’Ulysse ainsi, par son art et ses ruses, ait inventé cette image de soi sans cesse remise sur le métier, c’est-à-dire irréductible à un passé – si glorieux soit-il – et vivante comme le désir obstiné d’être, nous invite à concevoir l’identité non pas comme un acquis ni même davantage le point supposé fixe d’une destination, mais le parcours qui y conduit. Notre héros anti héroïque n’est pas une statue mais le mouvement du bras qui, s’en tenant à la glaise, en ébauche la forme. Comme l’intelligence de la Métis, telle qu’on peut la suivre à travers les ondoiements de la pensée et les tâtonnements de l’action, l’identité consiste dans un va-et-vient entre ce qu’on en sait et ce qu’on en veut. Quel adolescent, errant sur les flots de sa jeunesse montante, n’entrevoit-il pas cette terre nouvelle flottant au loin ? Un tel mouvement – disons-le en passant – ne saurait être réduit à l’occurrence d’une « crise » posée comme exceptionnelle. Comme l’artisan, comme le navigateur, comme le poète, nous nous avançons dans un monde fluctuant en nous prêtant aux turbulences d’une réalité qui, comme la vie elle-même, en partie nous échappe. N’est-elle pas toujours un jeu avec le désir, et donc l’écoulement et la perte ? Notre identité nous est parfois si étrange – en particulier sous la menace d’une réalité trop forte – que nous risquons de la projeter hors de nous sur une figure idéalisée, et c’est ainsi que, adolescents indécrottables et sous l’effet de ce que Nietzsche appelle « une prostration romantique », nous nous tournons vers les héros sinon les dieux. L’illusion des formes sûres – y compris des savoirs dogmatiques – et celle des héros réparateurs ne soigne pourtant nos angoisses qu’en les nourrissant en secret. C’est que notre pensée – y compris de nous-même – n’est, elle aussi, qu’un long voyage.

Je voudrais compléter ce point de vue en me référant à un autre « voyage du retour » qui est celui de la cure psychanalytique. Comme il se trouve que c’est aussi ma pratique, je crois devoir rappeler que le psychanalyste – comme d’ailleurs son patient – est plus proche d’Ulysse « l’homme aux mille tours » (selon l’expression d’Homère) que du guerrier Achille. L’acte psychanalytique en effet, de quelque côté qu’on l’envisage, n’est pas un acte héroïque au sens où il déboucherait sur un basculement du destin et son couronnement glorieux. C’est bien plutôt une errance par mer incertaine et au gré de la protection ou de la colère des dieux que s’opère ce retour à Ithaque qu’est, pour le patient, la ré appropriation de ce qu’on pourrait appeler comme le psychanalyste anglo-indien Mazud Kahn, un « soi caché ».Dans cette course interminable, les deux compagnons de route ont certes des places différentes, mais leur tactique, si largement dépendante qu’elle soit, des forces qui la soutiennent et la contrarient, emprunte largement à la Métis ulysséenne. C’est l’art de la ruse qui permet de piéger l’inconscient, et même au-delà, on peut dire que la fiction voire le délire y sont aussi bien appelés à l’aide, reprenant d’ailleurs à cet égard, le fonctionnement qui a largement fait ses preuves au niveau de la mémoire. Car les mensonges mêmes de nos histoires en forme de mythes ne sont-ils pas les auxiliaires obligés de notre délivrance ? Notre vérité doit être construite, reconstruite, après que, s’étant dressée devant nous sous la fausse apparence des victoires ou des défaites dûment officialisées, elle nous a si souvent barré la route, nous enfermant dans des figures qui n’étaient pas vraiment les nôtres. Que la fameuse identité de l’anti-héros ne soit ni le roc du soldat triomphant, ni l’abîme dépressif du guerrier vaincu, est une découverte qui s’élabore douloureusement dans le laboratoire que constitue le voyage psychanalytique. Car Ulysse n’accomplit pas seulement son voyage, il est lui-même le voyage. Il faut perdre Troie, fût-elle gagnée, « Ô saisons, Ô châteaux », et prendre la mer « au sourire innombrable » et revenir pour aller, comme si le temps lui-même n’était qu’un leurre.

Il reste donc incontestable qu’Ulysse est un maître difficile. Il manque de sérieux à sa façon. Il souffre sans se complaire au malheur et même il joue avec les sales coups du sort pour s’en sortir par une galipette comme un enfant roublard. Et sous ces faux airs de saltimbanque marin, s’il conduit pour finir son navire à bon port, c’est que sa volonté reste intacte, comme d’ailleurs celle d’Athéna, sa protectrice, accessoirement déesse de la raison. Raison mais folie du poète, du psychanalyste, de l’homme assez entreprenant pour remuer son ciel, sa terre, comment ne pas penser malgré tout au brave soldat Achille, ce risque-tout à la noblesse rare qui préfère « la belle mort » à la longue mer, à une vie de compromis avec le vent et les vagues. Ce jeune homme aussi est en nous. Nous le tenons à distance mais il réclame sa part. Cette part de foi et d’espérance qui, tout autant que l’intelligence, inspire l’obstination du voyageur, tant il est vrai que sans elles, « le dur désir de durer » dont parle le poète Paul Eluard, ne serait qu’une forme de persévération obsessionnelle.

C’est pourquoi, dans la suite de cette évocation de la guerre qui nous a permis de resituer dans sa fonction l’appel aux héros, je voudrais revenir brièvement sur l’héroïsme d’un soldat qui fut aussi un poète. Charles Péguy, l’homme des Cahiers de la Quinzaine et du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, est tombé sur le front de la Marne en 1914, dans l’élan sacrificiel de sa foi et aussi, il faut le dire, la colère désespérée du militant socialiste qu’il avait toujours été. Il aspirait depuis longtemps à cette mort dont il avait écrit, dans Clio, évoquant précisément le guerrier Achille, « combien il est beau le détachement du fruit prématuré… l’arrachement de celui qui ne remplit pas le destin de sa vie ».

Ainsi ce héros, dont les propres ennemis politiques firent un saint 30 ans après sa mort pour servir la cause de ce qu’on devait appeler le « réarmement moral », aura-t’il été emporté, selon son ami le plus fidèle, Romain Rolland, par « le fanatisme de la vérité », cette passion démesurée qui avait justifié tous ses combats et dont la version banalisée et ensauvagée s’appelle aujourd’hui la « radicalisation ».

Charles Péguy n’était pourtant ni un fou, ni malgré sa droiture un peu rustique, un naïf ! Il avait écrit en 1910 :

« Que le chef de guerre ayant fini sa tâche
Avec ses bons soldats retourne à la maison
Et tous les ans laboure et fasse la moisson. »

Ulysse n’est pas loin !

Il faut donc croire que le héros témoigne d’une division cachée, une division qu’il veut dépasser dans l’unité retrouvée de l’acte ultime. Sous cet aspect le héros qu’incarne Péguy semble bien répondre à un vœu d’accomplissement qui serait, à sa manière et à la fois, un retour aux sources. Le raccourci suicidaire de ce retour donnerait la mesure du conflit qui condamne le héros à précipiter le mouvement comme s’il craignait de se perdre en route, de trahir ceux qui lui ont inspiré, sinon la forme, du moins le fond de ce qui, chez lui, est d’abord sans doute un cri déchirant.

Quand Péguy tombe au champ d’honneur, la terre qu’il retrouve fait écho au labeur ouvrier qu’il a chanté, qu’il a lui-même à sa façon d’intellectuel combattant enduré, et sa gloire qu’il aura voulue modeste n’est pas celle d’un dieu mais plutôt celle d’un travailleur qui n’en finit pas d’aller au bout de sa tâche, comme une sorte d’Ulysse, il est vrai bientôt lassé de ses atermoiements.

Alors, que conclure ?

Peut-être qu’entre Achille et Ulysse, notre humanité ballotée est-elle condamnée selon les moments à faire un choix !

Peut-être avons-nous besoin de héros pour que l’affrontement ultime entre un homme et la mort donne son plein sens à une vie qui s’ennuie de se perdre. Et il se pourrait ainsi que la vie s’attribue des victoires qui la confortent dans son rêve. Mais, sous leurs habits de gloire, nos boucs émissaires de luxe – et la guerre qui les fabrique en masse pour une consommation plus courante – nous renvoie à ces jeux cruels dont nos enfants se font croire qu’ils sont des chefs, comme ceux qui font semblant de les gouverner. Ô puissance des fantômes ! Il est vrai que le soldat Ulysse, avec son long voyage plus ingénieux qu’héroïque, ridiculise à la longue tous les pouvoirs, et, s’il rentre à la maison « plein d’usage et raison » comme disait Du Bellay, dieu que les dimanches y risquent d’être longs ! Pourtant, il y a dans les familles retrouvées, voire recomposées, de bons moments. Et il arrive à la pensée des petites choses que les grandes s’y refassent une santé, loin des succès garantis, et je pense à ces gens qu’on dit « braves » parce qu’on pense qu’ils ne le sont pas, et qu’on méprise un peu vite en ce monde où les stars ont en effet la dureté minérale des étoiles et… un certain goût de mort.

Enfin, comme je vous l’ai déjà dit, je n’ai pas écrit Nausicaa pour en venir à ce discours un peu grave qui est sans doute une manière de mauvais élève cherchant à se faire pardonner sa légèreté de poète. J’ai simplement voulu évoquer ce héros de la démobilisation progressive et ses acrobaties d’homme relavé à grande eau par Nausicaa et sa petite bande, puisqu’il fut le soutien de ma propre désidéalisation d’après-guerre. Faut-il encore ajouter que

la découverte de la langue grecque, sa musique, et tous ces dieux vadrouillant entre la terre et le ciel comme des étoiles protéiformes, m’ont permis à la fois de prendre l’air – l’air du Mont Hymette avant la pollution – et paradoxalement déjà de revenir chez moi, dans mon pays du bocage normand, dans une intimité agreste et subtile qui me donne à penser que ce retour se poursuit et qu’il ressemble à un avenir que j’aurais oublié. Tout cela, je vous l’accorde, est un peu fou, et comme je n’ai plus rien à ajouter, ni d’ailleurs à perdre, laissez-moi vous dire ce mot de notre facteur, le 6 juin 1944 au matin, alors que les Alliés commençaient à se faire entendre dans le fracas des combats côtiers :

« Oïlle eu zondit tout c’que c’est quo faut quo fasse » énonça-t’il gravement.

C’était un mot long et clapotant sur la vague. Ulysse avait parlé : notre destin était dans les mains de ces dieux qui avaient organisé le Débarquement. Ils avaient dit aux hommes ce qu’il y avait à faire, Oïlle eu zondit tout c’que c’est quo faut quo fasse. Notre facteur, dont mon père me dit aussitôt que la langue chantait comme le grec ancien qu’il avait un peu appris, n’était pas un héros mais véritablement un messager dont la parole, d’abord indéchiffrable, transportait avec elle l’assurance poétique dont nous avions besoin. Ce qui compte chez Ulysse et Nausicaa et les autres, c’est Homère ; c’est le chant qui reste d’une vie après qu’elle a passé, et on pourrait dire que ce qui, notre vie durant, survit déjà, c’est ce qui s’en élève, préfigurant « l’après », comme si déjà il lui fallait la mort pour qu’on entende sa musique.

Jean-Pierre BIGEAULT
4 décembre 2016

D’UNE VIOLENCE L’AUTRE OU PETITS « AUTOCARS CHERS »  ET GRANDES MANOEUVRES DANS LES CITÉS

Cet article réagit à une autre tribune publiée dans les Actualités sociales hebdomadaires du 30 juin dernier par Jean-Marie Petitclerc. L’auteur exposait notamment que « la question de la mobilité doit être au cœur de la problématique du renouvellement urbain », et qu’« après le choc des émeutes, il est donc urgent de refonder la politique de la ville. L’éducation à la mobilité et l’expérimentation de la mixité sociale me semblent devoir constituer aujourd’hui les axes prioritaires des réformes à entreprendre ». En terme de rétablissement de la mixité sociale, il suggérait : « plutôt que de concentrer les moyens sur les collèges en difficulté dans les quartiers sensibles, il faudrait les répartir entre les dits collèges de l’agglomération qui accueilleraient, chacun pour une part, les élèves domiciliés dans ses quartiers ».

La violence dite des jeunes suscite des prises de position, des slogans, voire des mesures qui, trop souvent, procèdent d’un mélange de bons sentiments et de gadgets dont le moins qu’on puisse dire est qu’il contribue davantage à évacuer la question qu’à véritablement y répondre.

Tel est le cas de la formule-miracle que propose à nos décideurs Jean-Marie Petitclerc, éducateur spécialisé [2]« pour gagner le combat contre la violence ».

Les textes auxquels nous allons nous référer sont, d’une part, l’article « Pour une autre politique de la ville » paru dans la revue Études de janvier 2006 (n° 4441) et d’autre part, la tribune libre intitulée : « l’éducation à l’épreuve de la politique de zonage et de l’immédiateté » parue dans les ASH du 30 juin 2006 (n° 2242).

Pour l’auteur « l’embrasement des cités », ou plus exactement des quartiers dits sensibles, a stigmatisé l’échec d’une politique de la ville qui non seulement n’a pas enrayé, mais, selon lui, renforcé le phénomène de « ghettoïsation » et, par là-même, la violence qui lui est liée.

C’est en effet, toujours d’après J.-M. Petitclerc, dans la mesure où le saupoudrage des moyens et donc la dissémination des institutions (notamment scolaires) aurait enkysté les populations dans la problématique psychosociale spécifique de leurs quartiers, que la mixité sociale n’a pu se réaliser.

Projetés dans le miroir où se fonde, à travers l’image collective de l’échec, une forme négative d’identité commune, les élèves, scolarisés dans ces quartiers, auraient ainsi été condamnés à reproduire les modèles que leur impose la violence structurelle de leur groupe d’appartenance.

Le piège de l’homogénéité sociale se refermant sur eux, le ghetto les a immobilisés dans un espace qui imprime à la temporalité de quelque projet que ce soit sa propre réduction et réduit d’autant le comportement à une simple réactivité.

Tels seraient donc les effets d’un zonage [3] qui aurait pour ainsi dire mécaniquement conduit à rien de moins qu’à « la faillite du système éducatif ».

Le problème ainsi posé dans sa simplicité topo-organisationnelle, l’évidente solution qui s’impose serait la suivante : fermer les collèges qui ne sont, dans ces zones, que des bombes toujours prêtes à exploser, et transporter les élèves vers des établissements « des centres villes » où une forme de mixité sociale surgirait enfin !

Tel est donc le schéma de la nouvelle « bonne nouvelle » éducative qui nous est ici annoncé !

Une sorte de triptyque nous y présente, dans sa partie centrale, le creuset où la matière sociale produit sa propre violence à partir des éléments violents qui la composent, tandis que les deux autres volets décrivent, d’un côté les violences parasitaires de l’environnement politico policier, et de l’autre la violence – mais cette fois conçue comme constructive – d’un programme réparateur qui ne vise à rien moins qu’à « favoriser la mise à distance du quartier ».

Entre les facteurs dits déclenchants d’une part (maladresse d’un ministre, de policiers, de juges…) qui potentialisent en quelque sorte l’agressivité des jeunes, entre les traitements de choc retenus d’autre part pour remodeler (par le dynamitage des barres et des institutions) les liens d’une population avec son espace physique et social (la maison et l’école), et enfin entre la violence des jeunes elle-même et ces violences voisines, les rapports de cause à effet se perdent dans le patchwork d’une pensée livrée au morcellement de son objet. Les faits s’enchaînent ainsi comme les choses dans un ordre dont les intentionnalités ne structureraient pas la cohérence. Tout au plus « le système » (le zonage) est-il supposé activer un phénomène dont la génération quasi spontanée ne semble concerner, sous le rapport de la vraie causalité, que les jeunes eux-mêmes, à la fois victimes pitoyables et acteurs néanmoins responsables d’une sorte de maladie par ailleurs « inexcusable » [4].

Ainsi donc, si la « rage » des jeunes incendiaires ne peut que redoubler quand, par une sorte d’inadvertance, le souffle indélicat des acteurs sociaux s’exerce sur leurs braises, c’est de leur propre impuissance culturelle à s’exprimer qu’elle provient [5].

Mais la pensée se perd dans les ambivalences de la raison généreuse. C’est là où le fantasme arrangeant vient à la rescousse : la fausse sortie d’un conflit sans issue se profile à l’horizon rétréci du drame sous la forme d’un « deus ex machina ». Il nous invite à laisser la complexité au seuil de la pensée nouvelle qui sera pragmatique, frappante, et bonne pour la bonne conscience.

Il s’agit en effet de concevoir enfin que les malheurs de la haine et de la peur que disent les violences ne sont que les ratés mécaniques d’une « territorialisation » mal ajustée et en particulier d’une mauvaise distribution des élèves entre leurs écoles. Ainsi, au siècle dernier, expliquait-on que la souffrance des ouvriers ne tenait dans les usines qu’à l’inadéquation des instruments du travail.

Et c’est ainsi qu’en partant des bons sentiments, le magicien sort de son chapeau le gadget salvateur : « refonder la politique de la ville » sur la mobilité de ses jeunes enfin « sortis de leurs quartiers » grâce à une « nouvelle politique des transports publics ».

Si la montagne du cœur enfin raisonnable [6] n’accouche ici que d’une souris au regard de la pensée qu’on attendait, sans doute faudra t-il se souvenir que l’esprit pratique est un rongeur qui a toutes ses dents.

Car l’idée sous-jacente ne mord pas n’importe où. Elle déchiquette l’évidence selon laquelle la violence dite des jeunes fait partie d’une violence sociale beaucoup plus large qui en contient le principe et en crée les conditions. Elle susurre qu’en tant qu’elle serait déterminée par un facteur quantitatif intrinsèque (telle que la pression d’une densité locale de jeunes plus ou moins assimilés à une « racaille » dont on ne prononce pas le nom), cette violence des jeunes ne serait liée qualitativement à aucune autre. Elle suggère que sa nature se confond avec celle du quartier et en particulier de ses caïds. Si bien que le mal doit être traité sur place comme le symptôme avec lequel il se confond et qui, à ce titre, mérite simplement d’être éradiqué. L’idée qu’une telle violence pourrait être elle-même l’un des symptômes d’une violence sociale en pleine extension [7]s’évanouit à l’horizon d’une pensée « politiquement correcte ».

Et ainsi donc le glissement progressif du discours – de l’humanisme mou à la logistique chirurgicale (puisqu’il s’agit, rappelons-le, de découper un morceau du corps social et le greffer sur un morceau voisin)- nous ramène t-il à une « politique de la ville » qui n’a jamais réellement remis en cause l’exclusion qu’elle déclare combattre [8].

Car le dézonage que Jean-Marie Petitclerc oppose au « zonage » de la politique qu’il dénonce, ne s’abrite à son tour derrière le décor de la mixité sociale que pour justifier l’exclusion par l’intégration : exclusion supposée réparatrice d’une partie de la cité, intégration de cette partie dans une autre supposée intégrée elle-même à une société supposée non violente !

Mais si l’exclusion s’impose, n’est-ce pas que la pensée ne peut échapper au clivage qui continue de vouloir sauver la mauvaise part de l’humanité par la bonne, étant entendu que la violence ne traverse pas le corps social dans sa totalité !

La formule magique que nous propose Jean-Marie Petitclerc appelle par ailleurs les observations suivantes

1. Le ghetto des quartiers sensibles obéit à un processus de ségrégation territoriale qui touche largement (et sous l’effet d’une contrainte qui n’est pas qu’économique) une société française de « l’entre-soi » [9]. La clôture des beaux quartiers s’est constituée elle-même (et les phénomènes qu’elle génère) dans une logique de l’exclusion sociale [10] ;

Sur ce fond commun de ségrégation et de repli, les « quartiers sensibles » ne sont pas les derniers -du fait même de leur pluri ethnicité, des liens de leurs populations avec les pays d’origine – à développer des conduites d’ouverture sur des « ailleurs » ;

2. S’il est vrai qu’une contrainte interne s’exerce – au titre de la violence – à l’intérieur de chaque « communauté » (y compris donc dans les beaux quartiers où elle revêt d’autres formes), il n’en reste pas moins que la violence des quartiers sensibles s’élabore tout aussi bien sur le modèle d’un « rapport de force » institué, dont les bénéficiaires ne viennent pas tant des cages d’escaliers que des meilleures écoles [11] ;

3. L’école (bas de gamme !) dont l’impuissance [12] est décrétée par Jean-Marie Petitclerc n’a pas tout essayé en dépit des expériences positives qui ont été conduites en France et à l’étranger vis-à-vis précisément des problèmes de violence [13] ;

Ses objectifs et ses méthodes – prisonniers d’un modèle uniforme – ne sont, comme ils doivent l’être, remis en cause, sur la marge et contre l’avis des garants de l’ordre scolaire, que par des pédagogues formés à un peu plus que l’enseignement de leur discipline [14] ;

4. Déchirer le tissu social sous prétexte qu’il est enfermé dans « l’entre soi » mauvais de l’échec (le bon entre soi de la réussite n’étant pas remis en cause) peut-il être autrement ressenti que comme une violence supplémentaire ? L’identité (et l’identification qui la produit) se fonde sur la réalité d’un monde dont il ne suffit évidemment pas d’être extrait (par la force) pour se séparer et s’autonomiser.

Il arrive au contraire que la séparation restructure les liens dans l’idéalisation.

Mais s’il fallait achever de dénoncer les parti pris qui infiltrent le projet de remodelage social ici proposé, il suffira d’entrevoir dans la reconstruction historique suivante (supposée asseoir la formule miracle), le mépris discret d’une élite vis-à-vis des médiocres réalités de l’origine :

« Lorsque, dans notre pays, on a scolarisé les enfants des paysans, on ne les a pas rassemblés dans un collège en plein champ ! On a financé un système de bus permettant aux enfants de la campagne d’être scolarisés avec ceux des villes et de construire ensemble l’avenir du pays » [15].

Il importe peu à J.-M. Petitclerc que l’école rurale, où ils vinrent longtemps à pied, aient permis à nos bouseux (de grands-parents) d’apprendre quelque chose… Contre l’embourbement exotique des banlieues, il lui faut lever cette armée d’autocars mythiques (véritables taxis de la Marne de l’intégration) dont il serait urgent de croire qu’elle a déjà sauvé les jeunes culs-terreux d’autrefois de leur stupidité native !

Quand le discours dit une chose et son contraire, c’est que la pensée elle-même, prisonnière d’un double désir, entrevoit l’impasse où la conduit son ambiguïté.

La généreuse pensée de Jean-Marie Petitclerc tourne dans sa cage comme si son ombre la poursuivait : l’ombre du « retour au calme » et de la paix des chaumières, de la soumission à un pouvoir dont les abus doivent être condamnés et pardonnés pour qu’on en finisse avec le désordre, dans le respect des valeurs.

Car le suicide des pauvres est un crachat sur nos étendards !

Casser le ghetto des quartiers sans humilier personne, ni surtout exercer la moindre violence [16], le mot est dit.

Les autobus feront le reste !

Jean-Pierre Bigeault
in Journal du Droit des jeunes, n° 259, 2009


[1] Toute ressemblance ou homonymie ne sera pas retenue contre l’auteur !

[2] Et aussi polytechnicien, prêtre salésien, directeur d’association, chargé de mission auprès du Conseil général des Yvelines, membre du Comité d’évaluation et de suivi de l’Agence de rénovation urbaine.

[3] Terme emprunté au discours urbanistique et dont la connotation n’est évidemment pas neutre en tant qu’il véhicule une certaine représentation techno administrative du corps social.

[4] Ne dirait-on pas une sorte de « sida social », déjà dénoncé en son temps ?

[5] N’a-t-on pas longtemps voulu penser que les malades de l’amiante n’étaient victimes que de leur propre terrain cancérigène ?

[6] « On a tant dépensé d’argent pour rien » déplore en substance Jean-Marie Petitclerc !

[7] Cf. « Manière de voir », Le Monde diplomatique, 89, octobre-novembre 2006, « Banlieues, 30 ans d’histoire et de révoltes ».

[8] On sait comment les politiques ferment les yeux sur le non respect de la loi concernant l’urbanisme en matière de logement social.

[9] Cf. Éric Morin, Le ghetto français, enquête sur le séparatisme social, La République des idées, Le Seuil, Paris, 2004.

[10] Cf Daniel Cohen, Trois leçons sur la société post-industrielle, La République des idées, Le Seuil, Paris, 2006.

[11] L’arrogance de nos énarques et autres produits du système de « l’entre soi » ne vient pas des quartiers sensibles.

[12] On notera que cette impuissance procède, selon Petitclerc, de ce que l’école s’adresse à des « tribus » (organisation primitive qu’on n’ose pas dire sauvage) pour qui l’échec n’est qu’un signe d’appartenance comme un autre (tatouage).

[13] Benoît Galland, « Prévenir les violences à l’école », in « L’école six ans après le décret « mission » », Presses universitaires de Louvain, 2004 ; Eric Debarbieux, La lutte contre la violence à l’école…in « Améliorer l’École » opus cité.

[14] Cf. Gaëtane Chapelle et Denis Meuret, Améliorer l’école, Paris, PUF, 2006.

[15] JM Petitclerc, Tribune libre, op. cit.

[16] « Mieux vaut utiliser la voie de la persuasion» dit JM Petitclerc en conclusion de sa tribune libre.

LA PÉDOPHILIE DES PRÊTRES – L’arbre qui cache la forêt – J-P. Bigeault – Mars 2010

La pédophilie des prêtres suscite une indignation qui ne contribue pas nécessairement à en éclairer les causes, voire plus largement la signification. Les mesures dont on veut croire qu’elles endigueraient le phénomène (une meilleure évaluation des aptitudes à la prêtrise, la non obligation de célibat) pourraient bien clore un débat difficile avant même qu’il ne soit ouvert.1 Car enfin ce retour des célibataires en brebis galeuses a un arrière goût de XIXème siècle qui sent, qu’on le veuille ou non, la discrimination !

La pédophilie en effet ne résulte pas seulement dans la plupart des cas d’une simple perversion individuelle. Elle se développe souvent dans le cadre d’une famille, voire d’une famille « unie » au sens où elle fait bloc, y compris et surtout lorsqu’elle se sent attaquée par le monde extérieur. Il faut donc croire que la famille n’est pas davantage une garantie contre l’insatisfaction sexuelle que contre l’immaturité affective. La pédophilie y résulte spécifiquement d’une situation de confusion qui affecte généralement le couple lui-même, jusqu’à rendre plausible ou effective sa complicité objective dans le crime. La famille ferme d’autant plus les yeux que la violence des actes s’y dissout dans un bain de bons sentiments.

Ce fonctionnement familial d’une « pédophilie ordinaire » – que tendent à faire oublier les viols caractérisés – n’est sans doute pas évacué par hasard, lorsqu’on imagine que le mariage des prêtres – c’est-à-dire des mêmes qui, célibataires, seraient devenus pédophiles – ferait disparaître la pédophilie. On ne veut en effet pas voir que l’Eglise, comme la Famille, se trouve confrontée aux mêmes risques de confusions perverses auxquels elle ne sait opposer que la pratique, sinon la règle, du secret et, s’il le faut, de l’union sacrée contre ceux qui lui veulent du mal ! Le secret en effet, par lequel ces institutions s’appliquent à contenir le scandale, constitue l’une des pierres angulaires sur lesquelles se construit un espace privé qui se veut au-dessus des lois. Le modèle patriarcal y prévaut. Et dans le cas de l’Eglise, sa référence directe à Dieu en assoit l’autorité sur une Loi supérieure à toutes les autres.

Ainsi, au-delà d’une hypocrisie institutionnelle somme toute assez banale, on devrait s’alarmer davantage que l’Eglise, comme la Famille dite traditionnelle, protège d’autant plus naturellement ses pédophiles qu’elle contribue à les produire, en les plaçant, par délégation, dans une situation de toute puissance dont elle est elle-même la dépositaire. Identifié au Père, voire au Saint Père, voire encore à Dieu le Père, et soutenu par la Mère (alma mater), le prêtre est aspiré par l’abus de pouvoir comme l’ancien « pater familias », ou en tous cas son simulacre. Il y est porté par la poussée infantile de ce qui, dans sa sexualité y compris normale, participe d’un archaïsme où le narcissisme se pare de la séduction d’une force supposée supérieure.

Faut-il encore ajouter que le prêtre, en même temps qu’il lui faut être père, doit aussi rester un enfant ? Sa soumission, illuminée par son innocence sexuelle (démentie par les faits avérés d’auto-érotisme, d’hétéro et d’homosexualité) doit imprégner la force d’un idéal que son orientation spirituelle est censée délivrer de sa source trouble et tumultueuse. « Priez, mon fils », disait l’évêque de Nancy au tristement célèbre curé d’Uruffe !

C’est que l’Eglise, dans un singulier déni de réalité, pose que l’idéal du prêtre atteint la sublimation par le seul double effet de la volonté soutenue par la grâce. Elle s’obstine à méconnaître que les forces psychiques constitutives de l’Idéal appartiennent, dans l’histoire de chacun, à un fonds pulsionnel dont la gestion solitaire et approximative ne permet pas d’atteindre cette maturation sans laquelle le détenteur du moindre pouvoir (fût-il spirituel !) a tôt fait d’instrumentaliser l’autre. Certes, l’Eglise recommande le « discernement ». Elle va jusqu’à conseiller à certains de ses prêtres de consulter un psychanalyste, pourvu qu’il soit prêtre lui-même ou apparenté, comme si on ne lavait jamais aussi bien son linge sale qu’en famille ! Pourtant l’entre soi au nom de l’idéal partagé n’offre que peu de chances de servir la recherche d’une vérité autre ! Surtout lorsqu’on sait que plus l’idéal est élevé – et c’est bien le cas de l’idéal sacerdotal – plus le refoulement menace et, avec lui, sous la forme d’un renversement qu’on qualifiera de démoniaque, le passage à l’acte plus ou moins criminel.

Décidément, pour lutter contre la pédophilie de ses prêtres, l’Eglise devrait revoir non seulement ses positions en matière de sexualité et de vie affective, mais sa conception du pouvoir. Il lui faudrait réexaminer les représentations pour le moins ambigües qu’elle en donne et qu’elle légitime en les intégrant à une pédagogie du « c’est pour ton bien » qui a fait ses tristes preuves dans la gestion politique des hommes.

En un mot « la famille ecclésiale » devrait développer une autre forme d’autorité que celle qui condamne ses membres – y compris les plus sincères d’entre eux – à dissimuler leur vie, leur pensée, leurs liens affectifs et sexuels pour se reconnaître comme des hommes en marche vers eux-mêmes et vers les autres, et autrement qu’en jouant le rôle auquel on les a affectés.

La pédophilie des prêtres n’est que l’arbre qui cache la forêt. Une perversion larvée fissure l’édifice que les marbres et les dorures, comme les discours, ne cachent même plus !

Jean-Pierre BIGEAULT
Mars 2010


1 Cf. Lucrèce Luciani-Zidane, Le Monde , 15-03-2010

Les enfants (aussi) se tuent !

La science de l’enfant n’a pas fait avancer sa cause dans les proportions espérées. L’objectivation de ses troubles n’a eu d’égal que la banalisation de sa souffrance1. La dénonciation de ses privilèges n’a servi qu’à masquer les captations tyranniques (économiques et autres) dont il est devenu l’objet. L’école ne s’est pas réinventée : l’enfance est une terre ancienne et connue, l’éducation une forme d’agriculture un peu mécanisée et armée de pesticides mais résolument – mais sainement – tournée vers le rendement. L’enfant n’a pas à se plaindre. On lui consacre un gros budget !

Sur ce fond de médiocrité imaginative, le suicide de l’enfant fait tâche. S’il se met lui aussi à contester l’ordre vivant, le pacte fondamental, l’espoir dans l’avenir (le progrès), où va cette société déjà dépressive que ses médicaments (et le football à la télévision…) et sa fragmentation abandonnent à son errance et à sa violence.

L’enfant écoute aux portes. Il a l’oreille sur les trous de ce monde, comme Rimbaud sur tel soupirail d’un sous-sol qui est à la fois le non-dit et l’inconscient. L’enfant est un lieu de passage entre la peur et l’espérance : l’odeur du pain, de la vie, peut remonter du pétrin enfoui, l’acidité du levain et des moisissures, la fermentation de l’amour, le traversent. L’enfant est au carrefour des tentations de l’homme : il a tout autant envie de s’élancer que de tomber, de construire des idoles que de rentrer dans les cavernes des dynosaures ?

Mais l’enfant sait d’un savoir difficile qu’il est ainsi divisé : ombre et lumière, il est nuit et jour, il a un double, il est ce qu’il n’est déjà plus, l’ayant perdu, et qu’il reprend à la mort comme un fantôme, il fuit son petit cadavre de polichinelle et le rejoint par une porte dérobée pour le remettre en marche, s’il pouvait le sauver !

Comme au temps de Kafka, l’enfant doit sauver son père, sa mère, son frère, petit christ en nativité d’étable et scolarité d’apprenti transcendantal ; et il rêve de tuer quelqu’un comme Hérode. La toute puissance de son imagination et les perspectives qu’elle abrite lui bourrent la tête.

Il se jette contre un mur, il avale une ampoule, il s’endort dans l’eau au sourire de la mort. Qui n’a vu en soi l’enfant condamné ne comprend rien à l’automutilation, à la drogue et à l’ordinaire de l’échec scolaire qui ne sont qu’un lointain écho à la mort du nourrisson – ce mystère !


1 Derrière la maltraitance reconnue, combien d’enfants choyés sont encore humiliés et offensés !

J.-P. Bigeault
In les Cahiers de l’EFPP – N°16 – p.9 – Automne 2012