« FOU D’AMOUR » – Ou « Comment s’en débarrasser ? »

Adressé au journal Le Monde
2015

Le film de Philippe Ramos, « Fou d’amour », pourra rester, 60 ans après le crime du Curé d’Uruffe – dont il s’inspire – comme la tentative désespérée sinon d’une absolution du criminel, du moins de la dissolution du crime dans les « petits arrangements » d’une comédie dramatique d’assez bon ton.

L’abbé Guy Desnoyers, ou plutôt son substitut nettoyé à grande eau dans les rivières d’un pays qui pourrait être le paradis sur terre, y subit le sort normal (à l’époque) d’un criminel à qui s’applique la loi comme à tout un chacun : il est proprement guillotiné et, puisque malgré tout il parle encore, le réalisateur se saisit aimablement de sa tête pour lui faire dire qu’il n’aura lui-même été, dans toute cette affaire, qu’une victime.

Encore que, grâce à ce subterfuge, la fameuse « monstruosité » de ce prêtre – dénoncé aujourd’hui encore par tel théologien de service (qui ne se prive pas pour y voir une réincarnation diabolique des tyrans totalitaires) – soit renvoyée au Moyen Âge, on aimerait savoir ce que ce malheureux prêtre aura eu à subir pour en arriver là : assassiner sa maîtresse après lui avoir donné l’absolution, et baptiser l’enfant qu’il lui arrache du ventre avant de le poignarder.

Que ces faits – à la satisfaction générale – soient en partie escamotés à la fin de l’aventure quasi donjuanesque de ce joli curé bien reçu au château de sa paroisse, voilà en tous cas ce qui les ramène à des accidents de parcours. En les sanctionnant une bonne fois1, on pourra les faire passer par pertes et profits. On dira que l’Abbé a été victime de ses succès, un peu comme ces escrocs de bonne famille à qui on donnerait le Bon Dieu sans confession, jusqu’au moment où ils sont aspirés par le vide. Une bien triste histoire, après qu’on a souri et même ri de ces péchés somme toute « mignons » qui font de la sexualité comme d’une table bien servie le simple reflet du cadre naturel où ils se présentent. Faut-il ajouter que la luxure s’y pare même de la grâce, quand la maîtresse, idéalement aveugle, y incarne à elle seule la lumière des horizons transparents.

Mais la vérité – la difficile vérité de ce drame digne d’une antiquité toujours présente au cœur de l’homme – échappe à ce récit d’un « fait divers » qui aplatit la tragédie, comme le fait aussi bien de la rusticité des corps et des collines du vrai pays d’Uruffe un esthétisme sans faille. Que le goût du sacré et celui de la mort se rencontrent dans un érotisme dont Georges Bataille a montré le noyau d’angoisse, cela ne saurait trouver sa place dans un monde où le « passage à l’acte » n’est que l’effet d’un vice aussi dépourvu de sens qu’une bêtise.

Et voilà comment en 2015, alors que de pédophilies sans panache à des barbaries aussi spectaculaires que celles de nos Croisades, le Mal revient, on continue dans les salons, comme sur le Titanic, de faire jouer les violons de la sympathie et de la désapprobation mêlées. La réalité rugueuse d’un garçon de la campagne projeté – avec le savoir qu’on lui a laborieusement infusé – dans le village ouvrier dépourvu de grâce d’une Lorraine assez peu paradisiaque, n’a guère plus de poids que celle d’un gamin de banlieue qui tourne mal. Quand à l’Eglise à laquelle est ligoté ce prêtre qu’on renvoie paternellement à Dieu comme au Deus ex machina de sa psychologie forcément accessoire, on ne l’interroge pas plus qu’on ne le fait véritablement aujourd’hui de l’Ecole, fabricante avérée d’échec social et moral. Il était donc écrit que ces réalités accessibles seraient passées par la trappe, comme si elles risquaient de nous faire sortir de notre rêve.

« Fou d’amour » ne dit donc ni la folie – en ce qu’elle a de tragiquement ordinaire chez l’homme écartelé entre ses désirs – ni même l’amour, quand la sexualité dévergondée s’y efforce d’en faire sauter les verrous, comme si l’amour aussi nous menaçait.

Faut-il croire que Philippe Ramos, dans un souci d’apaisement, nous a fait revisiter Uruffe en touristes, le monde, ce « paradis perdu », ayant encore quelques beaux jours devant lui ? Mais l’homme, l’abbé Guy Desnoyers, n’est pas le reste pittoresque d’un monument un peu usé. Il est toujours vivant, comme l’a justement pressenti Philippe Ramos : il nous parle, il nous interroge. En tous cas, merci de nous l’avoir rappelé.

Jean-Pierre BIGEAULT
poète et psychanalyste


1 Plus radicalement que dans la réalité, puisque Guy Desnoyers fut, non pas guillotiné, mais condamné aux travaux forcés.