Ecran large d’un paysage atténué1
Nous marchons. Nous prenons l’œuvre à la marche au cœur de la nuit, sa blancheur, notre fidélité cosmique et c’est le jour :
« Ces pas de l’unique à l’aube
ciel qu’étire »2
Avons-nous jamais su le mot dans sa matière ? Fût-ce dire : « notre corps », et se lancer au fond du monde – et nous, en ce mélange de terre et de pensée au frémissement de l’eau, et buvant la lumière dans son triomphe.
Voyager dans l’œuvre si tôt ! Juste avant le lever de l’homme. Peindre, écrire au bord du désir de faire le tableau et son poème, comme si nous devions rêver ce qui fut : le coup d’envoi – cette intime clarté – dans son esquisse éperdue.
*
Quand l’espace nous revient au visage, quand il neige sur un pré qui s’enfonce dans la mer et que, au fond de la maison obscure le silence – comme un enfant oublié – se parle à lui-même, c’est un cri.
Je ne crois pas que l’art soit étranger à ceux qui le craignent. « Tout ange est terrible » dit le poète Rainer Maria Rilke.
« Ange dépecé / Éclisse / Détachée d’une foudre intacte »3 répond Françoise Jones.
Si je m’approche du monde, quand cette immensité de la maison vide se jette sur mes yeux et que je commence à voir, au milieu des vagues, le refuge d’une ombre, je pourrais danser entre l’eau et le ciel
« Habitacle d’un ciel d’image » 4
« trame que déploie
Ce pré
qu’un ocre pâle soulève » 5
Mais quel silence ! Il faut bien que les formes de cet espace s’ordonnent « à distance due »6, « histoire foulée à contre-jour »7 « comme une chute »8.
Et quand bien même nous marchons hardiment dans l’épaisseur avec les pierres et les « feuilles foulées d’une forêt close »9, ce monde nous parle :
« Convoi rauque de maisons qui furent demeures »
« Bute à l’abîme »10
Qu’il nous faille retrouver en nous le moment de nous en remettre à l’obscur et à sa neige pour suivre le fil qui relie notre vie à l’absence, là où l’abandon ne se comble que d’une attente, ne le savions-nous pas ? Mer ou désert, l’espace et le temps se font et se défont avec la moindre des étoiles. Œuvre de l’incessant effort et du repos, le secret de cette marche conjugue en nous l’effroi et l’espérance, et nous allons mystiques si l’on veut, le nez dans les pierres enfouies et rudes au vent qui les lance.
« Verdures au vide appendues
cris
noués
Transports d’ailes saisies »11
*
Si nous savions regarder le monde et l’homme comme ils sont, dans la rugosité de leur tendresse, si nous savions retrouver les coutures rustiques et fines de leurs assemblages, sans doute -irions-nous au bout de la nuit ?
C’est pourquoi nous devons longer « l’ourlet » de la « falaise », appui et marge du « jeu » de la vie jusqu’à « l’arrêt du fleuve, hors tout »12. Structure d’un espace qui traverse le temps, comme fait le souffle de saccade en étalement, mer et plaine, et montagne où se tiennent les secrets : la parole est écrite derrière ses propres signes. Cette vérité du monde est notre visage, « sable et poix »13 sous les plis de la neige. Et pour lentement surgir, encore plus lourds, de ces amas d’or et de sang dont nous brûlons, et pour doucement renaître de nos enfouissements, quel dessein rendre à la matière ?
Ce chemin ardu que nous avions pris sans le savoir, depuis que les mots nous avaient trahis, nous demandait aussi de le perdre aux « lises »14 – « tels confins instables »15 selon cette cruelle nécessité qui porte le poème « trame »16 de l’ombre.
Se taire enfin devant la mer !
Et comme, au-delà de soi, ce large reconquis sur le lointain – quand le corps se voue à d’autres vagues – ouvre l’espace, quelqu’un sera passé, sa force nous étonne, et c’est pourtant « sous l’herbe lente : Ton souffle »17
*
Nous sommes devant l’œuvre en plein jour. De nos yeux jusqu’à l’horizon, l’invisible commande le roulement des formes. C’est à l’intérieur du trait ou de la tache que se tient le mot retrouvé. Qui l’aura sourdement prononcé ? Quel naufragé lève sa paupière en feu ? Nous l’appelons monde. Nous l’appelons corps d’une âme errante, et pourtant l’esprit de l’espace sait où il va. La route est tracée sur notre front. Voyageur, suis ta route !
C’est ainsi que l’œuvre devient nôtre. Ce que nous avions appris de la mer, de la campagne mais aussi de la ville fut toujours plus que la construction de leurs formes qui ne font que traverser la lumière et la nuit, comme si nous les portions. La réalité nous habite. Inutile de rêver, puisque la pensée pèse sur sa balance le lourd passage des oiseaux migrateurs, quand les savoirs fuient l’hiver et tracent dans l’air les monuments de leurs voyages. L’art de vivre ici se détache avec les images et gagne le pays, « Transport d’ailes saisies »18. Travail. Ce qui travaille fait vie. Par ce mouvement d’antique violence le mot à mot sera repris et, de cri en cri, il rejoint la rude espérance.
*
Rumeur de l’être. Quelqu’un parle. Entre les fragments et les masses partis à l’aventure, quel soi demeure à l’horizon ou sur la pierre moussue ? Se taire mais dire l’ailleurs d’ici, le fragile passage et sa force, sans en faire un discours, en le serrant de près :
« Ouvrir l’oeil et puis le clore
sous la profusion du sang lever la veine forte
laisser sourdre l’infiltré
et, demi-tour, que par torsion
il réintègre ce qui, blanc de la page, est nuit de l’être… »19
Quand le bruit et la fureur du monde se plaisent à se fondre dans le ruissellement linéaire des principes – voire leur géométrie bouffie – la main prend le pli de l’objet dans sa nudité d’anachorète, et le ciel se découvre. C’en est fini du mensonge : l’homme n’est ni un dieu ni cette poussière de cendre d’un feu perdu, il marche dans les étoiles. Il s’adresse à elles comme à des sœurs. Mais nul spectacle. Nulle célébration familiale, ni d’ailleurs militaire. Les déserts sont ce qu’ils sont, imprenables, sobrement attachés aux sporadiques et intermittentes vérités, ancrés dans le temps oscillant de leurs sables, et debout. Comme le regard. Comme la nuit des yeux, quand la solitude se met à peupler le cœur de ses ombres chères.
Il faut bien que l’œuvre chante un amour sans nom. Que le non nommé soit le vrai de ce qui, de forme en forme, nous unit à une essence, fût-ce un parfum. La fleur gravée dans un rocher n’est sans doute plus qu’un souvenir. Trace d’une aube au bout de la presqu’île. Au cap, quand Françoise Jones s’envole, les oiseaux de mer l’emportent et nous, droits devant tant d’espace pour une femme qui peint « Comme une aile / La joue du vent ».20
Jean-Pierre Bigeault
Janvier 2018
1 JONES (F.), in Feuilles foulées d’une forêt close, 2014.
2 JONES (F.), in Vert pourtant d’une nuit dormante, 2006.
3 JONES (F.), in Détachée d’une foudre intacte, 2009.
4 JONES (F.), in Feuilles foulées d’une forêt close, 2014.
5 JONES (F.), in Transports d’ailes saisies, 2003.
6 JONES (F.), in Feuilles foulées d’une forêt close, 2014.
7 JONES (F.), Tertres, 2001.
8 Idem.
9 JONES (F.), in Feuilles foulées d’une forêt close, 2014.
10 Idem.
11 JONES (F.), in Transports d’ailes saisies, 2003.
12 JONES (F.), Tertres, 2001.
13 JONES (F.), Tant se perdirent, in Le Nouveau Commerce, 1996.
14 JONES (F.), Tertres, 2001.
15 JONES (F.), in Transports d’ailes saisies, 2003.
16 Idem.
17 JONES (F.), Tertres, 2001.
18 JONES (F.), in Transports d’ailes saisies, 2003.
19 JONES (F.), L’incontournable, in Ellébore 4, 1980.
20 JONES (F.), in Feuilles foulées d’une forêt close, 2014.