Les tableaux de l’été que nous gardions en réserve de nos coeurs sont sortis un beau jour avec les enfants. Ils s’étaient cachés à notre insu (c’est ce que nous disions) dans la grande maison où il y avait tant de choses entreposées que la lumière n’y entrait pas.
Ce fut alors un village entier qui se découvrait avec ses maisons, ses jardins et ses oiseaux. L’eau de la rivière y avait ouvert une voie pour la parole, c’est-à-dire le passage musical par où les hommes pourraient faire descendre les pensées qui, dans les chambres, auraient fini par s’étouffer. Les fleurs et les fruits s’y rencontraient, un peu au dessus de l’eau, dans les feuillages de son miroitement mangé par le soleil, et à la hauteur des toits enfantins où vont jouer les maisons, quand elles en ont assez de se regarder, plantées devant les passages de la lumière, comme des messieurs et des dames d’autrefois.
Ce monde-là, suspendu au dessus de notre mémoire, se balançait sur un fil ténu, pas plus gros qu’un chant d’oiseau, et il résistait à la mélancolie des gros nuages, comme il en arrive qui nous pénètrent, si nous rentrons trop vite à l’intérieur de notre passé ! Mais les années, retravaillées par l’eau crue des moulins ou par les mains érodées des laveuses, n’avaient-elles pas ravivé leurs couleurs dans la profondeur retrouvée des images que blanchit le temps qui passe ? aLavées de neuf, transportées dans les arbres et accrochées aux plis du ciel que le vent avait pailleté de pluie, n’avaient-elles pas enflammé la fleur grande ouverte au fond des choses ?
Car l’été vient prendre aussi les choses, là où leur poids de simples choses les retient de s’aventurer jusqu’au désir humain. Il les aspire de tout le souffle dont il s’est gonflé en chevauchant les forêts d’eau. Il les pousse à traverser leur propre matière et à s’élever jusqu’au regard d’où, comme des dieux invisibles, elles sont capables de se modeler sur l’esprit, cette forme qui les tire du sommeil et, une fois réveillées, qui les fait accéder à la noble fluidité des signes. Les tableaux de l’été ainsi vus de tant d’yeux, le monde ancien qui s’était durci d’un hiver à l’autre s’est mis à s’écouler aussi doucement que le lait du jour, quand il affleure à la limite de l’eau et de l’air, devant la bouche d’un visage encore pris dans la nuit. La peau de ce visage, comme celle d’un fruit, avait développé, bien au-delà de sa chair, des bondissements qui avaient fait sauter les arbres, les clochers, les proclamations, les hymnes, sur des plages qui volaient. Car chaque chose, entrée dans le visage, y avait soulevé des sables, le désert de l’attente humaine y ayant enfoui ses puits pleins d’oiseaux.
Ainsi le moindre vase, veilleur précieux d’une table insulairement sommeilleuse, ou quelque silencieux fauteuil inféodé à l’ombre de ses assises, en savent-ils toujours plus long sur les recours de l’amour que le sentiment insistant de la perte, quand ce qui est perdu l’est depuis si longtemps que les choses – comme le corps – de ce temps-là où elles pleuraient déjà l’effacement ardent de la chute, n’étaient que des météores.
Mais la lumière dont elles sont aujourd’hui nourries est une aube sans cesse reprise à la nuit. Nous sommes de cette aube-là. Notre été, par la transparence de sa pierre, nous fait voir la vie touffue des feux d’étoiles, lorsqu’ils s’interpellent et se répondent dans notre sang.
Autour de nous, le village, d’une folie à l’autre – tout aussi secrète – faisait tourner son manège de collines à cheval et de vallons volants. Il y avait entre nos chemins d’intimité furtive et la grande roue de campagne cascadante, des accointances qui nous rendaient le jour plus familier dans son amoncellement de bagues et de bracelets aux reflets d’eau. Une femme dont le pinceau est un enfant les avait poussées jusqu’au soleil.
Jean-Pierre Bigeault – septembre 2010