Grand Inquisiteur

Enfin le Grand Inquisiteur est arrivé ! Il s’appelle Mr. STOP COVID (on trouvera son vrai nom dans le Magazine du Monde du 23 mai et aussi quelques éléments biographiques).

Ce technocrate chrétien, socialiste aujourd’hui « libéral », semble bien un pur produit du Système, tel que nous le voyons à l’œuvre dans un pays à cet égard depuis longtemps « macronisé ». Rien que de très banal ! Mais enfin ce technocrate parle ! Il dit (toujours selon Le Monde) dans une Tribune publiée sur le site Médium : « chacun pourra refuser cette application1 pour des raisons philosophiques », mais cela reviendra « à accepter le risque de morts supplémentaires ». Le choix est donc clair : renoncer au respect de sa liberté (valeur démocratique par excellence) ou devenir potentiellement un assassin.

L’idée que les citoyens disposent encore d’un sens de la responsabilité étant évacuée par principe, on se demande pourquoi ces mêmes citoyens ont encore le droit de voter ! On appréciera par ailleurs le déplacement de l’ordre politique sur l’ordre moral.

Ainsi, la bonne vieille culpabilisation, nourrie de la peur, est-elle appelée à l’aide, quand on ne sait plus quoi faire, ou plutôt, tout aussi bien, quand on y trouve avantage en matière de pouvoir. Un plan d’urgence pour une éducation citoyenne dès l’école n’étant pas au programme, on voit à quelles vieilles recettes – dignes de Vichy – nous ramène la technocratie et sa culture a-morale des résultats.

Qu’on se le dise une fois pour toutes : l’homme est mauvais par définition (sauf lorsqu’il gagne beaucoup d’argent puisqu’il fait tourner la Machine) et il faut encore une fois le « sauver » – autrement dit, le « surveiller et punir », fût-ce en recourant à une police des mœurs.

A bon entendeur, salut !

Jean-Pierre Bigeault,
Le 23 mai 2020

1 Il s’agit, rappelons-le, d’une enquête sur la vie privée – en l’occurrence relationnelle – et fondée sur une atténuation voire violation du Secret médical.

Une guerre peut en cacher une autre

Une « drôle de guerre » – pas moins de six fois déclarée1 par le Président Macron – sévit dans notre beau pays. C’est qu’un envahisseur, venu de loin, la justifie. L’ennemi est rusé, incontrôlable, et il tue. Quelle violence inouïe dans un monde à qui l’on promet tous les matins « le risque zéro », et, bientôt, la mort de la mort !

Que l’épidémie de ce fameux coronavirus soit moins meurtrière que beaucoup d’autres importe peu. Elle appelle une réponse institutionnelle digne de ce nom (plus digne assurément que l’impréparation qui l’a précédée !) et une mobilisation collective, sans armes, mais ferme sur les principes (distance règlementaire, lavage des mains, etc…)

Et en effet, face à l’ennemi, au trouble qu’il génère chez les responsables de l’Etat, aux incertitudes voire aux contradictions des experts, à la trouille d’une société biberonnée au confort et plus généralement à la sécurité, les mesures benoîtement coercitives, la suspicion voire les dénonciations d’usage, un climat digne de l’Occupation (et donc de la Défaite2) reprennent effectivement du service. Sur les marges, il est vrai, une authentique « résistance » (aussi mal vue qu’à l’époque par une certaine France asservie) s’exprime par un humour sous lequel se cache plus d’une fois une vraie colère.

C’est donc la « guerre » et l’on se bat comme l’on peut. Cela occupe un peuple déprimé voire agressif dont la violence inquiète et justifie le pouvoir. Car, à qui profite le crime ?

Voici donc qu’un Président de la République en perte de vitesse dans l’opinion s’est trouvé confronté, non seulement à l’exaspération des extrêmes mais à celle du « peuple d’en bas », voire du milieu, sans compter la méfiance des autres. Il sait que l’agressivité de toute une classe de communicants ordinaires banalise la haine. Il est donc appelé par une sorte de grâce divine à jouer, non seulement les sauveurs (rôle bien difficile, on le sait, depuis Pétain), mais le chef de guerre tant attendu puisque … le pays en effet est en guerre…en guerre – osons le mot ! – avec lui-même.

Ce Président comprend donc que la France est dans le malheur, et une bonne grande partie de son peuple le suit – fût-ce à contre cœur – sur le chemin d’une guerre qui, encore une fois, consiste … à descendre dans les abris.

Ainsi donc, voilà qu’un ancien socialiste de droite entreprend, sur le mode gaullien, de reconstruire la France (à ses yeux depuis longtemps en quasi ruine) et qui, pour l’occasion, s’identifie enfin à « son » peuple dont il partage l’angoisse. Le Roi-fantôme a cédé la place au général en tenue de combat.

Sans doute convient-il d’ajouter ici que ce schéma, fondé sur des évidences, ne rend pas compte d’une réalité à bien des égards plus complexe et plus instructive. Le recours à la guerre – fût-elle relativement symbolique – répond de façon plus obscure à un désir qui dépasse en effet l’opportunisme politique le plus facile à imaginer.

Car il y a fort à parier que la société dont nous parlons – la nôtre – désire en effet la guerre dont elle a peur. Elle est, comme celui qui, traversant un pont, est aspiré par le vide. Son angoisse le précipite précisément dans le gouffre qui l’attire, comme si ce gouffre était la solution radicale à son problème. Cette réalité imaginaire recouvre de son voile la tentation du suicide. A l’heure où le Monde se fait peur et où notre peuple s’applique déjà à se déchirer lui-même, il est tout à fait possible de penser que la Guerre – acceptée dès aujourd’hui sous l’aspect d’une dramatisation médicalo-politique – réalise par avance le voeu inconscient d’une société malade.

Dans une telle perspective, on pourra penser que le Président aura lui-même intégré, par-delà ses propres calculs, le désir inconscient d’un peuple qui lui échappe : ne l’aide-t-il pas à satisfaire son aspiration auto punitive au désastre annoncé ?

Mais qui dira donc, après la Guerre, si le Roi n’est pas toujours aussi nu ? Car la morgue de l’énarque et celle du protecteur attitré de la technocratie remonteront à la surface des nouvelles assemblées populaires. Et la Guerre, sortie des décors de son théâtre, reprendra, comme après les mauvais Traités. A moins que …

A moins que les vieux partis politiques (et les syndicats) se refassent une santé et produisent des responsables enfin dignes des enjeux d’une République fidèle à ses valeurs : Liberté, Egalité, Fraternité !

Jean-Pierre Bigeault,
Le 12 mai 2020

1 Cf. le premier discours du Président Macron sur le coronavirus.

2 Défaite à laquelle le Président Macron n’oppose pas par hasard la bataille de chars du 17 mai 1940 conduite par le Colonel De Gaulle. La Résistance au virus vaut donc cette comparaison ! Vive la France victorieuse…juste avant la débâcle !

De la déshumanisation en cours

Un gouvernement qui, sous prétexte de protéger les citoyens, développe la peur d’une épidémie est, qu’il se l’avoue ou non, pré totalitaire. Il caresse le peuple dans le sens du poil. Il répond à une demande infantile qu’il consacre et qu’il entretient. Il prépare à toutes les défaites, oubliant d’ailleurs que la dernière guerre à la française a fait ses tristes preuves, lorsqu’une partie de l’armée et en particulier ses officiers, empruntaient la route de l’exode aux côtés du peuple. L’ayant vécu en direct, auprès d’un ancien combattant de 14-18, qui n’en croyait pas ses yeux, je sais que le courage n’est pas une donnée immédiate, mais un acquis qui ne s’improvise pas.

Aussi bien l’objectif médical de sauver les vies à tout prix, y compris au prix de l’honneur, voire de la simple nécessité sociale du partage des risques, a atteint les sommets du mépris de la personne et de la communauté familiale, lorsqu’une technocratie (héritée de Vichy et de plus en plus galopante) a posé les règles du confinement dans les Ehpad. Pour évacuer les responsabilités, on a livré à la solitude, c’est-à-dire au dénuement affectif et au dégoût de vivre, des vieillards et, bien évidemment des familles interdites d’apporter l’aide incommensurable de leur présence et renvoyées à la culpabilité de ceux qui abandonnent les leurs. On a ouvert le champ des dépressions, couvert l’irresponsabilité organisée des institutions et de l’Etat, livré les vieux à la psychiatrisation de leur souffrance, c’est-à-dire à la destruction de leur identité.

Un eugénisme inavouable et qui déporte les victimes à l’intérieur de leur angoisse se dessine en filigrane d’une organisation inhumaine sur laquelle on invite à fermer les yeux, puisque les statistiques permettent d’enregistrer de « bons résultats » dans la gestion de l’épidémie.

Un gouvernement qui en arrive à ces extrémités bafoue les valeurs dont il laisse croire qu’il se réclame, au profit d’un « fonctionnement » tout aussi dangereux pour l’économie que pour la morale. Gageons que Paul Ricoeur en frémit dans sa tombe !

On ne dira par ailleurs jamais assez que le déplacement des décisions du monde politique sur le monde médical – dit scientifique – consacre l’incapacité philosophique d’un gouvernement responsable de la défense des valeurs républicaines. Ce défaussement est une trahison et un triste aveu d’impuissance.

Jean-Pierre Bigeault,
Le 6 mai 2020

Une école pour la République

L’accès à l’Instruction publique a joué un rôle historiquement essentiel dans l’émancipation sociale. Les « fameux hussards de la République » auront été jusqu’à la dernière guerre les acteurs déterminés et déterminants de cette opération. Dénoncée aujourd’hui et pratiquement non traitée, « l’inégalité des chances » reste un problème. Elle contribue toutefois à masquer une réalité beaucoup plus large. De façon plus générale en effet, on peut dire que la « réussite scolaire » elle-même ne permet pas à tous les citoyens de la République d’être les vrais partenaires d’une démocratie dont les valeurs déclarées sont « la liberté, l’égalité et la fraternité ».

Le système scolaire, tel qu’il est conçu, ne sert en réalité qu’à dégager une « élite » et cette élite qui tend à devenir « un Etat dans l’Etat » se désolidarise de facto de ceux sur lesquels, à un titre ou un autre, elle exerce un pouvoir. Alors que sont régulièrement dénoncés à ce titre, bon nombre de personnalités politiques, de hauts fonctionnaires et de technocrates, le doute s’étend sur des responsables du Secteur privé, voire sur les intellectuels eux-mêmes, quand leur jugement péremptoire semble défier la réalité modeste de ceux qui la subissent de plein fouet. Le peuple, y compris lorsque cette élite en prend ostensiblement la défense, se sent dépossédé de sa vérité. Il soupçonne même ses défenseurs de tirer parti de la situation au profit d’un arrivisme qui ne dit pas son nom. Le soupçon gagne une population hétérogène et c’est ainsi qu’un mouvement parfois difficile à définir tel que celui des « gilets jaunes » trouve un écho favorable bien au-delà de ses terres d’origine.

En vérité, la question de « l’inégalité des chances » semble bien toucher, à un titre ou à un autre des citoyens qui, à bien des égards, non seulement n’ont pas confiance dans leurs élites, mais se méfient les uns des autres, voire s’attaquent entre eux au nom de leurs différences et des rapports de force qui en résultent. La question même des élites rebondit ainsi au niveau même de ceux qui, à des titres divers, s’en estiment aussi bien les victimes. Dans un monde où règne la concurrence, le citoyen se définit par ce qui l’oppose à tel ou tel autre, voire à tel groupe d’intérêts convergents, et non par ce qu’il partage dans la communauté élargie de son peuple.

Cet échec de la République – et de la Citoyenneté qui en est le moteur – représente un danger collectif qui justifie à lui seul une véritable révolution. Vis-à-vis même des dangers venus « de l’extérieur » et contre lesquels nous nous prémunissons par le développement d’une armée, il est aujourd’hui urgent de prendre en compte notre propre péril intérieur et d’arrêter les moyens d’y faire face.

On devrait d’ailleurs aujourd’hui encore revenir sur le passé pour éclairer notre lanterne à cet égard. Comment en effet, ne pas s’étonner qu’un évènement comme la Défaite de la France lors de la Deuxième guerre mondiale n’ait pas débouché à postériori sur une prise de conscience de notre véritable rapport à la citoyenneté ?1 La désorganisation matérielle si souvent mise en avant pour expliquer la débâcle ne sera pourtant pas tombée du ciel. Nos moyens intellectuels et techniques n’ont jamais manqué. Le courage s’est perdu dans les divisions internes et la lucidité dans les discours. Les élites de l’époque se sont disqualifiées et le peuple trahi s’est déprimé. Il faut avoir vécu l’Exode – ou en avoir lu et relu les récits – pour prendre la mesure du mal sournois qui rongeait la France, quand la folie allemande éclatait.

Nos déficits en matière de citoyenneté demeurent au bilan de notre République. Ils enveloppent de leur « grand corps malade » la pitoyable et symptomatique « inégalité des chances ».

Il faut donc le dire et le redire : la seule arme dont nous disposons pour soigner cette maladie n’est pas seulement aujourd’hui l’instruction, c’est l’éducation. Si l’Ecole de la République est appelée à former de futurs bons travailleurs, ce n’est pas pour servir un système qui oppose entre eux les citoyens de notre pays. Nous avons besoin de nouveaux « Hussards de la République », non seulement pour enseigner les matières scolaires mais pour former des citoyens. Cela ne relève pas d’un simple cours d’éducation civique ! Cela doit être vécu à l’école, au collège et au lycée, dans des expériences concrètes et continues sous la forme précisément d’un vécu « partagé ». La classe elle-même doit être repensée, non seulement comme le lieu d’apprentissage qu’elle doit rester, mais comme le banc d’essai d’une vie citoyenne : liberté, égalité, fraternité ! L’autorité même du maître reste liée comme toujours à la perception collective de son engagement. L’éducateur enseignant est au service d’une cause qui contient et dépasse la réussite scolaire. Il est d’ailleurs possible – contrairement à ce qu’on se plaît à faire croire – et nous en avons fait l’expérience2, que les apprentissages profitent eux-mêmes de ce contexte éducatif, pour peu qu’il soit le résultat d’un projet collectivement construit. L’intelligence et l’intérêt – on le sait depuis longtemps – se développent dans un lieu qui les soutient. La dynamique psycho sociale des groupes utilisée à bon escient, et l’attention avertie de celui ou celle qui y introduit et développe le savoir, font un tout. Détachée de la famille, plus libre affectivement que cette structure intimiste, la classe – possiblement soutenue aujourd’hui par l’apport des technologies – doit être d’abord le lieu d’une véritable socialisation. Elle ne peut jouer sur la compétition qu’à partir d’une expérience où les individualités auto centrées sont sollicitées à l’écoute et à l’échange.3

Une telle révolution est possible. Elle ne se fera pas à partir des seuls « conseillers d’éducation ». Elle présuppose que la sélection des enseignants réponde à un projet élargi, capable d’ailleurs de motiver des personnalités plus ouvertes et désireuses de s’engager véritablement au service de la République. Faut-il ajouter – pour rassurer ceux qui doutent – que de nombreuses expériences pédagogiques (y compris dans le cadre de l’Education nationale) pourraient permettre d’élaborer un tel projet.

Jean-Pierre Bigeault,
Le 15 avril 2020

1 Il faut toutefois rappeler que des plans de réforme de l’Education nationale furent proposés après la Libération pour redonner à l’Ecole son sens politique, mais ils ne furent pas retenus.

2 Cf. notre ouvrage : Une poétique pour l’éducation, Paris, l’Harmattan, 2009.

3 Il va de soi que la règle du partage ne peut que s’appliquer aux maîtres eux-mêmes dans le cadre d’une véritable « équipe pédagogique » animée en conséquence.

Et si on réinventait…

Et si on réinventait cette société…

en commençant par le début …

Pour ne parler que d’eux, Monsieur Macron comme Monsieur Hollande, ont fait de belles études. Que les meilleurs élèves parviennent aux plus hautes responsabilités, cela coule de source dans une culture qui conçoit l’intelligence à partir des « résultats » qu’elle obtient, c’est-à-dire à l’aune de ce qu’il est convenu d’appeler une « réussite ». Il reste que l’intelligence dont il est ici question n’est pas celle qui prévaut dans ce qu’on pourrait appeler pour chacun « l’art de vivre ». Une culture de la vie centrée sur l’épanouissement de la personne dans son rapport tant avec elle-même qu’avec les autres, fait appel à une intelligence dont le modèle échappe à la standardisation de la pensée et à son corollaire, la prétendue répudiation des sentiments qui s’y trouve associée. En vérité, cette prétention à une forme d’intelligence déjà insuffisante par elle-même n’est qu’un leurre. Les passions s’en font un masque plus ou moins élégant, comme chez Monsieur Mitterrand. La volonté de puissance y tient sa place, sans parler du narcissisme. La démocratie voudrait oublier ces réalités qui pourtant la minent. Elle cède au mirage infantile d’un chef qui, par l’élection, échapperait vertueusement à l’impact de ses désirs personnels sur le projet politique. Une telle naïveté pourrait surprendre. Mais n’est-ce pas toujours le modèle du « premier de classe » qui refait surface, l’école restant, par-delà la famille, la référence d’une culture prétendument égalitaire et objective ? Le chef serait donc celui qui sait, plutôt que celui qui sent. N’y-a-t-il pas des artistes pour sentir ? La tête d’un côté, la sensibilité de l’autre. Et, pour ce qui est de l’amitié ou simplement de la camaraderie … ne mélangeons pas tout ! Cela ne relève-t-il pas de ce qui, par définition, doit échapper à l’école : les relations de personne à personne ?

Que, dans son effort de laïcité, l’école républicaine se soit méfiée de la morale, qu’elle ait fait le pari de la connaissance et du progrès pour tous en laissant le reste à la famille, procède bel et bien d’une conception tronquée de l’homme en tant que personne entre les personnes.

Entre cette conception et celle dont « l’économisme » se trouve être actuellement la manifestation la plus coûteuse (non seulement pour la planète mais pour l’homme), il y a un lien que les élites d’aujourd’hui voient cyniquement ou ne veulent pas voir.

Il est donc grand temps de se réveiller ! Si le système économique et social doit être remis à plat et céder la place à une réinvention nécessairement complexe, on devra d’abord se mettre d’accord sur une refonte de l’éducation. Le seul espoir que nous ayons est en effet d’ouvrir l’homme à lui-même et aux autres, tout en s’ouvrant au savoir.1 Les tristes querelles sur le pédagogisme n’ont fait que marquer, à droite comme à gauche, l’incapacité de repenser le modèle de base d’une école qui, du début jusqu’à la fin, a cessé de croire dans le seul vrai progrès qui compte, celui de l’homme et des hommes dans leurs liens personnels et sociaux.

Les « violences » qui n’ont pas attendu le virus pour éclater dans notre société doivent être entendues comme des signaux d’alerte. Faudrait-il véritablement en appeler à une « guerre » – comme l’a fait le Président Macron – pour tenter d’unir en nous et entre nous, ce qui est séparé ? Les réformes à la hâte et sans autre perspective qu’immédiate ne suffiront pas. L’Etat et la nation sont à réinventer ! Tâche ardue s’il en est, et qui ne saurait s’improviser. D’autant que nous ne pouvons nous couper du monde, ni même de l’Europe. On ne saurait imaginer une révolution plus rapide que le temps qu’il faut pour y intéresser les esprits et les bonnes volontés. Ce travail peut demander une génération. Encore doit-il commencer par une « révolution éducative » digne de ce nom ! De nouveaux hussards de la république sont à recruter : une jeunesse d’espérance qui découvre déjà à quel marché de dupes on la convie depuis trop longtemps.

D’ores et déjà l’expérience même du confinement permet de ré-évaluer l’importance décisive du lien social dans le traitement d’un malheur collectif. Comme la guerre en effet – et toutes proportions gardées – la situation mobilise le cœur là où manquent toujours les armes. La solitude morale, voire bien sûr physique, reste le confinement le plus mortifère. Les vrais héros ne sont-ils pas ceux du partage ? On mesure le chemin qu’il reste à parcourir dans une société que trahissent les nantis et, largement au-delà, la masse déprimée et agressive des repliés sur soi. On réalise à quel point la fausse « communication », substitut technologico-obsessionnel de la « rencontre », détruit le vrai lien social au profit des cancans haineux dont le village traditionnel fut longtemps le fief. Il est toujours plus facile d’exclure que d’associer, et de dénoncer que d’inventer. Le Mal, comme le virus, touche tout le monde. La destructivité humaine, sous sa forme quotidienne, vaut bien la guerre. Le remède à cette maladie passe d’abord par la prise de conscience des égoïsmes les plus répandus et de l’encouragement que leur apporte notre culture elle-même. Le vrai travail est donc immense et, pour l’essentiel, il se fera sans bruit. Il demande en effet le courage silencieux, la colère retournée en enthousiasme du combattant social, lequel, comme le travailleur du même nom, se bat sans jouer les vedettes.

Contre la Chute, il y eut en leur temps les Résistants. Il y eut aussi les poètes. Rendre aux mots leur force, leur liberté. Le jeu homérique des images et de la musique avec la réalité des faits, des idées et des sentiments, doit reprendre sa place dans une culture parcellaire et trop souvent désertique. Les hommes valent mieux que les discours fabriqués de ceux qu’ils dénoncent et réclament à la fois : leurs sauveurs !

L’eau vive de la Parole est une source en chacun, l’Ecole doit en être la terre commune.

Jean-Pierre Bigeault,
Le 2 avril 2020

1 Espoir qui, après la guerre, se trouva bel et bien déçu, tant on redouta qu’un changement de paradigme ébranle le système.

Guerre

Guerre

J’ai 14 ans sous les bombardements de l’aviation américaine et bientôt l’artillerie alliée déployée sur nos campagnes (nous sommes en Normandie et c’est le « Débarquement » ; l’omniprésence de la mort s’impose. Il faut « se faire une raison » – raison d’adolescent par temps de guerre !

Comme passer de l’ordre au désordre – en tout cas civil – quand le ¨Pouvoir est aux armes, aux armées, et que la protection de l’Etat n’est qu’un souvenir, d’ailleurs ambigu ? Quelles consignes, quels abris désignés, voire, comme au bon vieux temps, quelles contraventions pour – par exemple – les paysans qui se hasardent sur des routes avec des carioles chargées de foin1 ? On est dans le brouillard, ou plutôt la fumée inhérente à la guerre. Il revient à chacun de se débrouiller, seul ou à plusieurs, avec ce qu’on appelle les « moyens du bord ». Ainsi donc : penser, rire, prier, s’appliquer au fatalisme et bien sûr « s’occuper » – le travail, quel que soit sa forme, restant le premier remède. Dormir aussi !

J’apprends donc de mon père (qui a fait ladite Grande guerre de 14-18) que l’abandon d’une « position », comme on dit chez les militaires, peut s’imposer. Ce qui compte dans une stratégie, c’est la souplesse ! La rigidité d’une manœuvre, comme d’ailleurs d’une conduite morale, n’est souvent que l’effet de notre peur. Dormir donc, après la fatigue, démarche primitive du civilisé qui s’en remet à la vieille Nature ! Le corps rappelle à l’âme que le sommeil et le rêve (sans oublier le temps diurne de la rêverie) sont aussi nécessaires que le pain quotidien (d’ailleurs rare à l’époque !)

Voilà ce que dit mon philosophe de père : se couler dans la nuit comme dans la terre (y compris, quand il le faut, celle de la tranchée au fond du jardin), comme dans le ventre de la mère, et se réveiller, drapeau, lance héroïque en main ou, simple fleur ou flûte de musicien ambulant.

Mais l’ancien soldat a bien d’autres idées : m’emmener avec lui en vélo – malgré et justement à cause de la guerre – dans une petite ville des environs, pour y trouver le matériel (deux roues de bicyclette) dont nous aurons besoin, si nous sommes évacués de force. C’est une expédition hasardeuse, mais la vie est ainsi faite. La mort n’est pas au bout, mais au milieu de la vie comme le noyau d’un fruit. Le chant de l’âme s’élève au-dessus de la perte.2

Une autre aventure m’a appris ce qu’il peut en être d’une peur partagée.

La confrontation directe des armées se rapproche. Il faut se dégager de l’espace concerné, celui où pleuvent d’abord les obus. Les canons se cherchent et se rencontrent à cet endroit ; c’est celui où nous sommes. La peur devient terreur, nasse dans laquelle tournent en rond des gens qui, comme nous, ne savent plus où trouver refuge. Ce sont des voisins qui connaissent bien mon père et apprécient sa sagesse et son histoire. Ils l’interrogent. L’autorité, en telle circonstance, ne peut se fonder que sur la confiance. Et en effet, mon père prend la tête de l’évacuation. Mais il ne fait – m’expliquera-t-il – que tirer le bénéfice d’une communauté qui s’est peu à peu formée sous l’Occupation. N’a-t-elle pas développé certains échanges, le plus souvent pratico-pratiques, et même verbaux, selon cette économie de mots qui, à la campagne, laisse encore la place à un sentiment de partage ? Nous partons sous les tirs d’obus à travers champs, les shrapnels cisaillant les branches d’arbres. Nous gagnons des fermes perdues au milieu des collines…

A 14 ans, j’ai donc un peu appris ce que l’Ecole (de l’époque) évoquait devant nous comme un idéal. Les grands mots de « citoyenneté » et de « solidarité » n’étaient guère prononcés. Le Pouvoir revient aux hommes que la relation directe avec la mort rend quelquefois plus avisés sinon meilleurs, et unis par-delà différences et divergences, y compris celle du sexe, de l’âge et de la culture. Moment de grâce au milieu du malheur – et du bonheur espéré de la Libération. Parer au danger, seul et aussi ensemble, sans en exclure l’occasion qu’il donne de grandir un peu, fut notre chance. Je lui dois sans doute de m’être engagé très tôt dans la cause de l’éducation, en particulier celle des adolescents en difficulté de l’après-guerre. Car la Paix contient des guerres qui ne disent pas leur nom.

Puissions-nous faire de « l’épidémie » autre chose qu’un accident de parcours !

Amen !

Jean-Pierre Bigeault,
Le 22 mars 2020

1 La question étant à l’époque : ne charrient-ils pas sur ordre du matériel de guerre allemand ?
2 J’ai raconté cette histoire dans mon livre, Le jeune homme et la guerre, Paris, L’Harmattan, 2015.

Du « confinement »

L’ironie dont joue aujourd’hui un certain virus – surgi, dit-on, de quelque animal servi à la table chinoise – devrait bien ramener à la réalité ceux qui la cuisinent pour nous la faire avaler comme une potion magique !

Car la vie et la mort ont un lien selon la loi de Nature.

Un virus – à défaut d’être prophète et de pratiquer l’emphase métaphysique – vient donc de crier cette vérité sur les toits, et même dessous. N’a-t-on pas vite oublié que les ormes et plus récemment les buis ont été les victimes désignées d’un diable de service ?

Et si le vrai Démon de l’Homme était cette culture infantile de la toute-puissance dans laquelle l’enferment les marchands de machins et de machines promis à son bonheur ? Alchimie du grand commerce appliqué à la transformation du plomb de la vie en or plutôt coûteux ! N’arrive-t-il pas que notre immunité même, soumise au jeu de l’angoisse et de ses réputés remèdes nous livre aux assauts de forces aussi insaisissables que des fantômes ?

Fantomatique en effet, tel virus échappé de l’enfer, l’air imbécile, s’en prend au paradis intelligent dont nous avons fait notre demeure : technologie béate, figures de l’homme sans visage et bientôt sans corps !

Sans parler de l’Etat, ce pouvoir dit démocratique dont la vocation tutélaire s’étend sous cette forme de totalité organisationnelle dont la figure salvatrice n’en paraît pas moins menaçante que d’autant plus nécessaire.

Ambiguïté d’une situation qui, dans le jardin de notre monde, présente à la fois son fruit et le vers qui s’y loge.

**

Que l’Etat, dans sa bienveillance, nous condamne au confinement selon la loi d’une guerre bien ordonnée pourra servir au philosophe. C’est supposer, bien sûr, qu’il échappe à l’infantilisation que crée l’autorité, quand elle émane d’un « système », déshumanisé qu’on le veuille ou non. Au prétexte d’épargner des vies humaines, faut-il en effet délivrer de leur libre-arbitre et de leur responsabilité, des citoyens qu’on s’applique à faire voter selon l’idéal démocratique ? On peut légitimement en douter ! Ne serait-il pas plus urgent – bravant les exigences d’un pragmatisme à courte vue – de remettre l’éducation dite « civique » au cœur de la vieille école ? En finir avec l’idée que l’acquisition des savoirs se suffit à elle-même et qu’elle développe la responsabilité de l’individu et sa capacité de vivre en société. Et, à défaut, puisque tel est le cas, ne faudrait-il pas plutôt renvoyer chacun à la réalité individuelle et collective que l’épidémie l’oblige à affronter ?

Qui peut croire en effet que les mesures de coercition suffiront à endiguer les errements comportementaux de ceux qui ne veulent pas savoir et qui d’ailleurs ont souvent bien des raisons de se sentit « hors la loi » ? En tous cas, l’assujettissement des citoyens en tant que tel, le protectionnisme qui prétend le justifier, sont eux-mêmes les virus d’un organisme politique devenant consciemment ou inconsciemment totalitaire. Et qu’importe à vrai dire ce qu’il y met de calcul ! La culture du « salut par l’Etat » – à laquelle succombe, y compris pour de bonnes raisons, un peuple qui se sent abandonné – constitue un danger, non seulement pour la démocratie mais pour la personne humaine. Que par ailleurs ce protectionnisme vienne s’inscrire dans une démarche technocratique habituellement centrée sur l’économie ne fait qu’y ajouter la perversion d’un marchandage qui ne dit pas son nom : votre survie contre la liberté !

Mais le « confinement », s’il renvoie chacun à chacun, peut aussi bien nourrir le sentiment d’une perte que dissimule à sa façon la vie sociale dite normale. Qu’en effet la pensée de « l’autre » – comme celle du pain quand il manque à l’occasion d’une guerre – vienne chercher sa place dans la solitude obligée pourrait être le bénéfice d’une situation à laquelle s’attacherait le mérite d’échapper non seulement au virus, mais au bruit qu’on en fait et qui paralyse la pensée. Comme l’isoloir réservé au vote, le confinement citoyen, hors des simulacres du bonheur consommable et des slogans de la foule, pourrait alors redonner le goût de la liberté à celles et ceux qui se la font dérober sous les meilleurs prétextes.

Mais sans doute le remède peut il être pire que le mal. « L’exode » et les réflexes défensifs du repli sur soi – dès lors qu’en effet s’efface la vraie vie sociale – peuvent n’être qu’une fuite en avant. Le « retour » – comme on l’a vu lors de la dernière guerre, peut se solder par une demande accrue de protection. L’angoisse des peuples profite à de prétendus sauveurs.

Une pensée conjointe de la solitude et du lien social exige la capacité d’accéder à un « lieu psychique » qui abrite le sentiment de liberté. La vie post moderne et ses prisons dogmatiques n’en facilitent pas l’existence. L’idée d’une intégration librement choisie – soutenue par une minorité active de jeunes et de moins jeunes – en favorise ici et là l’émergence. La remise en cause des « élites » et de l’Etat, sans parler de l’Eglise, dans un pays qui les a longtemps idéalisés, révèle un besoin profond, sans doute irréductible au modèle connu des révoltes qui en ont déjà été historiquement l’expression.

Il serait en tous cas hasardeux pour nos gouvernants d’espérer noyer ce poisson en dramatisant une épidémie opportune et qui en cache beaucoup d’autres ! Pour que le peuple soit rendu au Peuple, chacun doit l’être à soi par sa propre démarche d’ouverture au monde.

Jean-Pierre Bigeault,
Le 17 mars 2020

NB – Paris vide et « sous contrôle » dégage un triste parfum d’«Occupation », pour ceux qui, comme moi, ont vécu les tristes suites de la Débâcle en 1940…

D’une angoisse

D’une angoisse …

…qui n’est pas la peur

Nous avons peur et nous sommes angoissés. D’un côté un ennemi invisible mais « nommé », contre lequel une « guerre » (c’est le mot officiel) doit être déclenchée ; de l’autre, une situation confuse de menace mélangée d’un vague espoir, l’idée d’un changement radical se dessinant au milieu des ruines attendues.

L’exploitation politique du danger réel – le Pouvoir se dérobant devant l’Angoisse – semble une évidence. Les guerres, on le sait, sont supposées faire taire les dissensions internes au nom de « l’union sacrée ». Illusion certes coûteuse. L’adhésion à l’ordre de la guerre est une obligation morale. On fusille les dissidents. Les héros sont consacrés, oriflammes souvent pathétiques ! Derrière ces opérations et au fond des consciences, voire des inconscients, l’angoisse se terre. Elle constitue un socle sablonneux qui défie l’idée de construction. C’est un amas de souvenirs et de sentiments qui se dérobent tout en pesant leur poids. En attendant – la Victoire et la Paix – il faut « tenir », se tenir, serrer les poings, les dents, se serrer les coudes et la ceinture, serrer les rangs ! L’angoisse, malaise qu’on assimile à un étranglement, se retourne en cette « prise en main » de soi-même, contrôle quasi musculaire d’une vie qui, laissée à elle-même, se déroberait sans doute.1

Les guerres remettent un peu d’ordre dans la boutique !

Là ou le Terrorisme n’aura provoqué qu’une « union sacrée » émotionnelle plus ou moins passagère, un virus, chez nous, ferait-il l’affaire ?

Dans la mesure où l’angoisse déborde les peurs identifiables – s’articulant elle-même avec ces « crises » de tous ordres et qui mettent en cause les « systèmes établis » – on peut douter que la victoire relative sur un ennemi identifié suffise à calmer les esprits. La « montée de la violence » contre les inégalités (gilets jaunes) dit un trouble profond dans lequel les trois-quarts d’un peuple se sont plus ou moins reconnus. L’éclatement du tissu social d’un côté, et de l’autre, l’incertitude commune sur les évolutions en cours, le caractère menaçant de ces évolutions, l’absence de référence, un véritable progrès humain, le culte du profit aux dépends non seulement de la Justice mais de la Vie, la médiocrité d’une élite technocratique et d’une classe politique coupées du vécu réel sont les éléments constitutifs les plus clairs de cette angoisse.

Que les « représentants » du peuple ne soient pas à la hauteur n’est certes pas une nouveauté et il n’est pas dit que le procès qu’on fait à leur moralité ne vise pas surtout leur absence de génie. Ce qui, du génie de De Gaulle aura survécu à l’œuvre même – bien évidemment contrastée – appartient à sa personnalité, sans doute plus qu’à ses idées. L’autorité nécessaire d’un chef repose sur son authenticité. Nos gouvernants, quelque doués qu’éventuellement ils soient, en manquent cruellement.

Mais ces déficits ne suffisent pas en tant que tels à expliquer l’angoisse. Ils ouvrent devant eux le gouffre que représente l’avenir : l’avenir de la Planète, l’avenir de la France, l’avenir de chacun. Le Monde fait en effet plus que peur : « Rome n’est plus dans Rome ». La nécessité d’un changement de perspective (en particulier de Développement) s’impose et nul doute qu’il exigera de toutes façons des sacrifices. Vers quel monde, vers quelle société, vers quelle vie personnelle pouvons-nous aller, et comment ? Le vertige de la « révolution » quels que soient sa forme et son contenu, s’impose à l’esprit de beaucoup, sinon de tous. Nul n’en voit se construire une élaboration si peu que ce soit rassurante : un projet. « Du bruit et de la fureur » ou des utopies, mais comment donner corps au « monde nouveau » ?

L’angoisse ne nourrit de cette incertitude. Elle ré édite, selon Freud, l’expérience traumatique de la naissance. Comment passer d’une enveloppe connue à cet espace physique et cette culture également inconnus d’après toute naissance ?

Notre liberté de l’imaginer – produit pour une part de notre expérience démocratique – nous met à l’épreuve. Comment avoir les moyens de cette liberté ? S’il est un paradoxe, c’est qu’en effet « l’espoir » lui-même nourrit l’angoisse. Plutôt donc qu’éliminer ce fardeau ambigu (et Dieu sait que la Consommation nous offre les moyens de le faire), il nous faut l’apprivoiser en lui donnant forme. C’est ce que tente de faire le psychanalyste et poète qui signe ce propos. Un chemin dans le soi et le partage avec d’autres nous sont aussi nécessaires que le jeu avec le monde et ses objets – tel le langage – qui sont aussi notre tissu vivant.

Jean-Pierre Bigeault,
Le 8 mars 2020

1 On voit bien sûr ici le rôle anxiolytique des dictatures ou assimilés.

Présentation de « Chemin de l’arbre-dieu » Jean-Pierre BIGEAULT – EFPP, Paris, le 29 février 2020

Présentation de « Chemin de l’arbre-dieu »

Jean-Pierre BIGEAULT - EFPP, Paris, le 29 février 2020

J’aime à dire que …

Jean-Pierre écrit comme…. Il respire ! En musicien des mots il passe son temps à orchestrer sa « petite musique intérieure » et, si nous pouvons l’entendre, elle nous emmène à la croisée des chemins où nos destinées se rencontrent : celles de l’universel et de l’intime, du singulier et du pluriel. Selon un temps contracté qui rassemble le passé, le présent et même l’avenir.

Marie-Christine

PREAMBULE - Jean-Pierre BIGEAULT

Bonjour,

Et merci à tous pour votre amicale présence. Il est vrai qu’avoir 90 ans produit son effet ! La naissance s’éloigne et, assez étrangement, quelque chose de l’inconnu originaire se rapproche. Autrement dit, la notion même de temporalité se transforme. Ce n’est plus tant la succession des faits – ce qu’on appelle « l’histoire » - qui compte. Un moment se détache qu’on pourrait dire « initiatique ».

Sous ce rapport, la poésie est à l’unisson de ce temps « hors d’âge ». Elle est un début dans la vie toujours recommencée.

Avant même de vous apporter quelque lumière sur l’origine et le dessein de mon Chemin de l’arbre-dieu, je remercie Bruno Gaurier pour son éloge si généreux, ainsi que tous ceux qui, autour de Marie-Christine David-Bigeault ont apporté leur aide à ce moment, dont je souhaite qu’il contribue au rayonnement de l’EFPP.

Enfin, je tiens à remercier tout particulièrement Philippe Tancelin, mon éditeur et lui-même poète, qui a bien voulu, une fois encore, prêter sa voix experte à la lecture de quelques textes, sans oublier Marie-Christine, qui lui fera écho, à la mesure de ce moment qui est, comme vous l’avez compris, un moment de partage.

PRESENTATION par Bruno GAURIER - Président de l'EFPP

Très cher Jean-Pierre,

Il me revient, en tant que Président de l’association EFPP, de vous accueillir ici. Bien grand honneur pour moi. Car si je remets les choses à l’endroit, c’est plutôt vous qui devriez m’accueillir, en ce nouveau local de notre chère école. Si je suis en effet arrivé au Conseil d’administration il y a près de quinze années, vous n’y êtes pas tout à fait pour rien. Eh oui, c’était en 2005. Nous vous devons de fait, cher Jean-Pierre, une étape cruciale – que vous avez conduite avec Marie-Christine David –, celle de la constitution d’un nouveau Conseil d’administration, ce qui relevait d’une gageure et d’une urgence : où chacune, chacun qui viendrait rejoindre le projet, puisse, au profit des étudiants et de leurs formateurs, offrir le meilleur de lui-même ou d’elle-même, de sa disponibilité et en toute discrétion mais surtout dans un égal et constant soutien chaque fois que nécessaire et surtout désiré.

L’école où nous nous trouvons aujourd’hui est le fruit d’une longue réflexion, d’une philosophie entièrement bâtie en notre temps et pas au prisme du rétroviseur, mûrie au fil des enseignements, au fil des réflexions collectives, au fil également d’un véritable travail en profondeur ; c’est bien vous notamment qui, en 2003, avec Jacky Beillerot, ami et collègue de l’Université de Nanterre, avez accompagné Marie-Christine dans la volonté qu’elle avait de constituer un Conseil scientifique, la nécessité s’imposant pour elle de mettre en place une démarche de réflexion qui permette d’ajuster le projet pédagogique aux divers aspects actualisés du champ social. Ainsi est né le Conseil scientifique d’orientation de l’EFPP. Peut-être faudra-t-il, l’heure venue, nous atteler à une renaissance. Car en ce moment même s’inventent chaque jour, grâce à une formidable équipe pédagogique animée par Marie-Christine David, de nouvelles méthodes, de nouvelles approches, de nouvelles visions. Le monde manque de vision en ce moment. Or à mon sens, et au vôtre je le sais, il est urgent qu’enfin nous puissions porter notre regard loin au-delà de la ligne d’horizon. Pas seulement pour savoir où nous allons, mais pour inventer ce que nous voulons pour ce temps en termes de relations entre les êtres, entre semblables, entre chercheurs et étudiants, et avec cette jeunesse partout recherchant ses repères…

Ne l’avez-vous pas fait au Centre de réadaptation psychothérapeutique pendant bien des années, ne l’avez-vous pas déjà lancé, dès votre plus jeune âge, et pendant une vingtaine d’années en permanence réinventé à Maison Rouge / Les Mathurins ? Cet Institut psychopédagogique d’avant-garde, pour adolescents en difficulté…

Ne le faites-vous pas chaque jour, à toute heure, en tant que psychanalyste, en cette disponibilité très spéciale de tout instant, où chaque minute compte pour écouter, pour entendre et pour comprendre, pour amener à réapprendre à trouver au plus profond de soi de quoi vivre avec soi-même et avec les autres ?

Mais voilà. Il y a aussi chez vous le philosophe, le poète, le croisement entre les deux ; cette fonction de passeur non seulement de mots mais de raisons de vivre et de raisons de s’attacher et de libérer. Je ne vais pas dresser la liste de toutes vos publications, de toute votre poésie. Je la lis et je la bois avec bonheur non pas comme un trou mais à lentes gorgées et petites lampées, pour en goûter le suc et surtout l’inspiration. On trouvera d’ailleurs vos livres juste là, sur la table non loin de nous. Je baigne avec bonheur dans vos Cent poèmes donnés au vent par exemple, et je ne parlerai pas, je m’en voudrais, de celui dont il va être question juste à présent, motivant notre réunion de cet après-midi. Je me contenterai de témoigner que ce livre est toujours avec moi, comme un compagnon de route, prenant place au Parnasse et dans le même sac à dos ou dans les poches saturées de mon imperméable, où me parlent, me titillent et m’inspirent et m’aident à respirer mes chers poètes Gerard Manley Hopkins, Rabindranath Tagore, Marie Noël ou Giacomo Leopardi.

J’en terminerai justement avec ces quelques vers venant de vous, que je ne résiste pas au plaisir de dire.

Les jours après les jours moutons montant
sur l’ombre pentue du berger
je serai le dernier pré avant la neige
et mon visage d’herbe au soleil.
Cette vie-là aux pattes encore un peu laineuses
s’élèvera jusqu’à la lune bordant l’hiver
ayant ce goût de la douceur extrême
que le berger porte dans son regard.
Et pour me caresser l’épaule entre les vagues
ce berger que je reconnaîtrai pour l’avoir déjà vu
tant d’années se dissoudre dans la montagne
s’ajustera à la touffe éclatée de mon souffle.

Merci Jean-Pierre de nous inviter à présent, je veux dire dans ce présent où nous nous débattons, à venir vous rencontrer. Vous nous dites parfois, ou certains disent que vous avez un âge certain. Moi je préfère dire que vous avez un certain âge. C’est mieux ainsi, et plus conforme à la réalité. Car l’âge qui nous porte n’est pas nécessairement celui que nous portons. Et quant à vous, l’âge que vous avez est celui de votre vision. Alors là, c’est ainsi, nous n’en sommes encore peut-être qu’au début du voyage. Merci à vous de nous offrir le monde jeune mais aussi le monde longuement mûri et celui-là parce que celui-ci. Nous naissons vieux parfois, et nous n’avons pas trop d’une vie pour conquérir notre jeunesse. Ces mots ne sont pas de moi, mais je tente jour après jour, et plus encore jour après nuit, et parfois dans de si longues nuits, de les faire miens.

Merci Jean-Pierre, merci. Plaisir, écoute, et bonheur d’être ensemble, autour de vous.

Bruno Gaurier, Président de l’EFPP
Paris, 29 février 2020

QUEL DIEU CACHÉ ?

A propos du « Chemin de l’arbre-dieu »

Quel dieu caché ?

Que la question de Dieu soit une affaire trop sérieuse pour la confier à des théologiens me semble une idée tout aussi pertinente que celle qui visait les militaires à l’époque où l’on s’interrogeait sur la meilleure façon de mener la guerre.

Telle fut certainement mon idée, lorsqu’enfant et jeune adolescent, je dus me poser la question, et y répondre comme je le fais d’ailleurs encore aujourd’hui. J’ai donc écrit « le chemin de l’arbre-dieu » pour rendre compte de ce que je crois devoir appeler ma foi, c’est-à-dire au sens propre du mot, ma « confiance ». L’objet de cette foi-confiance n’est pas à proprement parler une idée, ni simplement une image, mais un mélange de sensation, sentiment et pensée, comme il s’en trouve non seulement dans l’amour et l’amitié mais dans la vie vécue, au sens le plus simple de cette expression. Or, sous ce rapport, je crois pouvoir dire qu’une question comme celle de l’existence ou de la non-existence de Dieu ne se pose pas, en tout cas dans les termes que généralement on lui réserve. Dans mon idée en effet, le divin se présente comme une dimension naturelle de l’être en tant que présence-absence, ou si l’on veut, lumière-nuit. Qu’on pense à ce que nous percevons de la réalité d’une personne, si familière soit-elle ! Ne se déploie-t-elle pas pour ainsi dire au-delà d’elle-même dans un espace, arrière-corps pourrait-on dire comme arrière-pensée, dont la face cachée nous échappe ? Quel corps en effet – fût-ce celui d’un arbre – ne nous offre-t-il pas, sous sa forme et comme en filigrane de sa peau, l’efflorescence d’une vie pourtant irreprésentable par elle-même ? Vis-à-vis de ce que j’appelle la « présence-absence du monde », la question de Dieu porte sa réponse, comme une amphore le vin qui en préforme le creux.

N’est-ce pas d’ailleurs aussi bien ce que nous imaginons de nous-même, lorsque, nous penchant sur le fond de notre moi, nous découvrons l’étrangeté de l’intime ?

TEXTE n° 1 - Philippe

Je crois donc à une complexité de la Nature telle que du divin y soit à l’œuvre en cela que même la connaissance scientifique n’en épuise pas le sens. Car, comme le dit Baudelaire, « la nature est un temple ou de vivants piliers… ».

Cette conception s’est développée en moi à l’époque où – jeune adolescent – et si je puis dire, « déjà toujours enfant » - je trouvais l’enseignement du catéchisme catholique d’autant plus ennuyeux qu’il y recouvrait de son discours emprunté la vie d’un personnage en lui-même intéressant, c’est-à-dire à la fois hors du commun et finalement assez proche des gens que je connaissais. Je vivais alors à la campagne. C’était la guerre. Mes parents ne l’avaient pas attendue pour s’installer dans un village au milieu d’une terre que nous cultivions et où nous élevions des bêtes. Ce choix répondait chez eux à un désir singulier de retour au pays, je devrais sans doute dire de retour à l’intime. Rien à voir avec ce qui allait devenir sous l’Occupation le « retour à la terre » - tel que l’encouragerait le gouvernement de Vichy – « retour » dont ne manqueraient pas de sourire nos voisins paysans. Revenir à la pureté de la Nature – et pourquoi pas de la race ?... sentait sa purification nazie. Les paysans dont je parle ne pensaient pas à la terre comme à la Vierge de l’Eglise. Et l’idée de réparation morale que ladite Eglise défendait bruyamment – comme si le peuple des victimes était lui-même fauteur de guerre – leur était aussi étrangère que la « faute originelle ». La guerre était une tempête, un raz-de-marée, un tremblement de terre et, comme le dit Paul Valéry qu’ils ne lisaient pas, il fallait « tenter de vivre ». Quant à Dieu, s’il avait quelque chance d’exister vraiment, c’était sous une forme aussi imprévisible que ce Jésus de Nazareth, quelqu’un ou quelque chose qui arrive, qu’on attend sans l’attendre, et il ne saurait être question de le nommer. Ces paysans n’allaient à la messe que pour le principe. Leur église était dans les champs. Tout, ou à peu près tout, se faisant à la main, ils avaient le temps de suspendre un geste pour regarder filer un lapin ou un éclat lumineux sur la rivière, ou même rien, et, le soir autour d’un verre et devant le feu, le silence.

TEXTE n° 9 - Philippe

Le catéchisme où j’allais n’avait aucune chance sérieuse devant ce refus paysan de dire Dieu, l’indicible. Quant à se laisser embarquer dans une définition aussi fumeuse que « Dieu est un pur esprit », cela tenait d’un voyage à l’autre bout du monde, voyage hors de saison, et dont nous n’avions ni les moyens ni même l’envie. Ce qu’il y avait de bon à prendre dans le Jésus de notre curé, c’était plutôt le corps, le pain et le vin, réalités bel et bien prises à la terre et dont l’hostie de pain azyme n’offrait qu’une trop pâle figure. Par ces temps de rationnement alimentaire, il fallait que le divin reprenne ses couleurs primitives. Le blé, le raisin – chez nous les pommes à cidre – voire l’agneau abattu sans bruit, donnaient à la plus pauvre des tables domestiques l’allure d’un maître-autel. Nous rendions grâce à la terre et aux bras rustiques, et le curé du village parfois se joignait à nos agapes, mot grec qui me faisait rougir.

TEXTE n° 11 – Marie-Christine

Dans ce décor qui était en vérité tout un théâtre sur fond de guerre, je me suis mis à réinventer le dieu qu’on m’enseignait. C’est que d’abord – il faut le dire – ce catéchisme dont il s’agissait d’apprendre par cœur les questions et les réponses – véritable piège mécanique tendu à l’Esprit Saint – me semblait cautionner la nature quasi militaire de Dieu. Le sacrifice programmé de son Fils d’ailleurs préfigurait le nôtre. Or ce Fils tout justement attirait ma sympathie. Il était à contre-courant, inventait et faisait ce qu’il disait comme les meilleurs de chez nous. Je l’avais mieux connu à travers les images que nous projetaient, en marge du catéchisme, les bonnes sœurs du village : la Palestine, son Jourdain, son lac de Tibériade, son désert donnaient à cet homme le corps agrandi d’une terre livrée comme la nôtre à une armée occupante et à des traîtres. Et l’histoire de ce Fils, prêcheur-guérisseur, m’intriguait pour une raison très simple : tout avait été écrit, dit et répété à satiété sur ce qu’on avait appelé sa « vie publique » mais il y en avait une autre. N’est-ce pas ce qui arrive quand un homme a une deuxième vie plus célèbre que la première ? L’idée que le Fils de Dieu avait travaillé pendant sans doute une vingtaine d’années comme menuisier-charpentier me disait quelque chose qui me parlait vraiment. C’est que les travailleurs manuels et en particulier les artisans du village où nous vivions me semblaient – et d’ailleurs nous semblaient à tous – non seulement avoir une place essentielle par la nature même de leur activité, mais donner du sens à la vie. Ils étaient, au milieu d’un monde devenu fou, des figures de référence.

Et cela d’autant plus que mon propre père travaillait de ses mains dans notre ferme d’occasion et qu’il m’associait à ces tâches dont la valeur éducative lui avait paru justifier que j’entreprenne mes études secondaires à la maison et sous son autorité. Je dois mentionner ce point parce qu’il permet de comprendre ce qu’aura représenté pour moi cette articulation des matières intellectuelles et physiques. Elle m’apprenait que le corps et l’esprit font un tout dans la sphère naturelle à laquelle nous appartenons. A cette expérience vécue venait s’ajouter – tout aussi concrètement – celle de la guerre elle-même : les incessantes menaces qui s’y trouvaient associées, les privations de toutes sortes, l’exigence du repli sur des positions intimes, la nécessité d’asseoir les liens interpersonnels sur des convictions partagées – et donc la solitude aussi ! Ces éléments de réalité nous confrontaient tous – et moi le premier – à la question pratique de la foi et de l’espérance dans un monde qui les questionnait plus que jamais. A quel modeste dieu s’accrocher quand les pouvoirs civil et militaire, dont nous subissions le poids, déconsidéraient la toute-puissance d’un Dieu dont l’omnipotence « fascinait », au sens le plus attristant de ce mot, telle était donc la question. Le Fils, figure adoucie de ce Père, victime familière en ces temps de violence barbare, lui-même à tout le moins « réquisitionné » par l’institution qui en tirait son pouvoir, devenait à notre image le jouet d’une machination quasi politique qui faisait d’un inventeur de vie, un moraliste au service de l’ordre. De telles pensées, souvent tues, voire confuses, mais fortes au fond des esprits qui les portaient comme liées à une résistance de l’ombre, me traversaient et, sans bien les identifier, je tentais à ma façon de leur donner corps. Et c’est ainsi qu’une forme de conscience politique se constituait peu à peu en moi. Elle procédait de quelques évidences : sous le régime de cette Occupation par les troupes allemandes dont le « Gott mit uns » (inscrit sur le ceinturon des soldats) disait l’inspiration missionnaire, la « collaboration » (au sens précis de l’époque) des nouveaux et éternels amateurs de pouvoir (et d’argent), la collusion moralo-politique d’un nombre non négligeable de « belles âmes » propulsées par l’explosion du Mal (avec un M majuscule) et l’idée de « réparation », le recours d’un peuple déprimé à la figure de Pétain, grand-père médaillé, suffisamment lénifiant, pour faire office de « sauveur »… tous ces aspects de la Guerre, commentés par mes parents, me renvoyaient à la nécessité sinon d’agir comme le jeune homme que je n’étais pas encore, du moins de construire un espace commun entre le monde et moi, tel que ma vie y trouve sa place, irréductible déjà à celle que me donnaient mes parents. Ou, pour le dire autrement, vers quel dieu me tourner pour mener à bien cette opération de survie ?

Il est difficile de porter à la vie un enfant de dix ans, voire un pré-adolescent de douze en lui offrant pour horizon salvateur la crucifixion d’une chair innocente à laquelle on lui demande de s’identifier. Le travail du bois, et mes études, couplées tout aussi bien au travail de la terre, détournaient mes regards de la morbidité où me semblait se perdre l’espérance des victimes. J’apprenais que la vie, pour laborieuse qu’elle soit, pouvait ne pas se projeter dans une mort en forme de sacrifice. La mort, que la fréquentation des animaux – en particulier d’élevage – me rendait familière et naturellement pourvue de sens, pouvait se justifier par elle-même hors de nos ambitions les plus spirituelles. Bref ! Je m’attachais à chercher un dieu modeste, un Fils de l’homme à part entière, dans ceux dont la proximité concrète m’aidait à vivre. Et ils étaient nombreux mais, sans doute pour leur donner la force d’un représentant qui fût aussi silencieux que Dieu lui-même, je crus devoir les rassembler dans l’être à mes yeux le plus chargé de sens et qui était un arbre : le tilleul – dont j’ai souvent parlé et qui se tenait devant notre maison. Mon « chemin de l’arbre-dieu » raconte cette opération mystico-alchimique sur fond de paysannerie studieuse.

TEXTE n° 13 - Philippe

C’est donc un chemin creux et tortueux comme bien des chemins de mon pays. Ma culture chrétienne s’y mélange à un paganisme certainement renforcé par mon intégration à la campagne et ses campagnards. La figure marquante du Christ, en tant qu’artisan de la matière et de la parole, s’y marie avec celle de l’arbre, non sans rappeler, qu’attaché au bois, l’homme-dieu l’aura été du début jusqu’à la fin de sa vie. Cette alliance avec l’arbre répond sans guère de doute à mon désir de pacifier, si dramatique qu’il puisse être, notre rapport à la mort. Elle vise à délivrer la mort de cette fascination ajoutée qui en fait un châtiment, alors qu’elle s’inscrit dans une loi naturelle que je partage avec notre arbre, et les plantes et les animaux dont la vie fait partie de la nôtre. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si je passe encore aujourd’hui ma vie d’adulte à tenter de débarrasser de leur culpabilité souvent inconsciente des victimes ordinaires. Il est toujours trop facile d’envoyer à la mort – fut-ce préventivement – des hommes, des femmes et des enfants sous le prétexte, avoué ou non, de purifier le monde. La guerre de l’homme contre l’homme n’a même pas besoin d’armes pour y parvenir. Le Grand Dieu sacrificateur n’a-t-il pas plus d’une fois, été appelé à l’aide pour mener à bien cette entreprise d’auto-destruction ? Il est plus difficile de concevoir un petit dieu, qui, d’ouvrier devenu poète, se soit employé à ressusciter non seulement les morts mais les vivants. Et encore plus difficile de lui prêter cette alliance avec l’intimité de la matière qui fait de lui un guérisseur. Mon arbre aussi bien me soignait. J’aurais juré qu’ils étaient de la même espèce, mon dieu et lui. S’ils servaient la vie, cela me donnait à penser que le mot « incarnation » valait bien que je me projette dans le bois de l’Arbre. Chacun sa chair. Si celle du « Fils de l’homme » prenait la forme du pain et du vin, c’est qu’il y avait un passage entre des réalités que cherchaient à séparer ce que j’appelle aujourd’hui nos idéalités trompeuses.

TEXTE n° 17 – Marie-Christine

Mon « Chemin de l’arbre-dieu » est donc une tentative de rejoindre « ce qui est ». Il prend dans ma vie de personne très âgée, un sens redoublé. Mais notre temps me semble, aussi bien, le justifier. La Nature y prend en effet l’aspect d’un « environnement » dont le seul nom dit bien ce qu’il veut dire : un monde à la fois autour et séparé de l’Homme. Qui peut croire qu’une écologie – si nécessaire soit-elle – suffise à nous restituer le lien consubstantiel qui nous unit à la Nature, ce « nous » au sens le plus large ? Ce que pourtant nous apprend notre corps, ne devons-nous pas constater qu’une certaine conception de notre esprit nous pousse à l’oublier ? Le progrès de nos sciences et de nos technologies ne fait pas, comme on le répète, que plus d’une fois menacer notre santé. Il nous coupe de la Nature en tant que cette réalité partagée et il menace le lien physico-spirituel qui nous fait ce que nous sommes. Comme le disait récemment Alain Sapiot, professeur au Collège de France, l’Homme ne voit-il pas déjà son esprit s’identifier à son faux-frère le robot, comme le maître à son esclave ? Il reste en effet, que la Nature, non contente de nous faire, nous parle et que nous la parlons. Sa fonction symbolique – mise en évidence depuis des siècles par les poètes – n’est pas réductible à l’effet d’un « milieu ». Ainsi peut-on dire qu’aujourd’hui la menace d’une catastrophe écologique en cache une autre : le sens de notre vie, tel qu’au-delà d’une connaissance objective de notre corps, nous le trouvons dans le vécu de notre esprit incarné, est menacé. Car la Nature qui est un temple comme le dit Beaudelaire et après lui Raïner Maria Rilke et plus près de nous Philippe Jaccottet, et tant d’autres… cette Nature traverse et contient l’Homme dans cette si étrange intimité que j’appelle le divin.

TEXTE n° 24 - Philippe

Et le divin revient aujourd’hui par d’autres portes et qui sont aussi bien celles de l’enfer. Le sentiment grandissant des menaces qui pèsent sur le monde et sur l’Homme en particulier, la débandade des identités individuelles et collectives, la corruption visible des pouvoirs et donc la chute libre des « figures d’autorité » - voire bien d’autres aspects de nos dévoiements culturels sur fond de consommation maniaque – tout cela ensemble ne conduit-il pas à l’appel redoutable dont j’ai parlé plus haut ! l’appel à un Sauveur !

Il y a de ce côté-là aussi péril en la demeure. Le Dieu dangereux des substituts idéaux ou idoles revient en force : ce sont ces figures de chefs providentiels et autres grands sorciers, célébrités statufiées en héros, pôles énergétiques béatifiés de l’univers concurrentiel, idées-machines et machins de la communication. A cette violence socio-politico-culturelle, sans doute faut-il ajouter cette guerre qui ne dit pas son nom : l’attaque consumériste de la Nature. Ne s’inscrit-elle pas dans un mépris du vivant qui procède, chez les consommateurs eux-mêmes, d’un appel conscient et inconscient à la magie d’une destruction salvatrice, guerre divine selon la loi du plus fort ? cela se voit plus directement, et même naïvement, dans le traitement actuel de l’intimité humaine et en quelque sorte sa mise en coupe réglée : Que ne voit-on se chosifier le corps humain lui-même, machine à produire des exploits sportifs, à soigner comme on entretien un moteur, à sexualiser comme à shooter… Ne crie-t-il pas famine en tant que lieu de l’esprit, ce corps en-naturé jusqu’à l’âme, arbre et son feuillage, rivière et son eau, associations de la Nature qui sont aussi ses « œuvres » ou « créations » ?

Encore devrais-je ajouter ici – pour intégrer dans cette réflexion une simple référence à ma démarche professionnelle – ce qui fait de la réalité dite psychique un tout psycho-physique dont l’intimité même rejoint celle de la Nature. Je veux parler de ce que le grand-père de la médecine psychosomatique, psychanalyste de la première heure, Georg Groddeck appela, dans les années 1920, le « ça » ou, pour le dire dans ses propres termes : « le ça ou par quoi l’on est vécu ». Il s’agit là, derrière la construction du Moi auquel nous attachons notre identité, de ce « Soi caché », auteur inconscient de notre vie, y compris la plus créative. Groddeck y voyait lui-même le lieu de fabrication de « la maladie, l’art et le symbole »1. Cette réalité proche et lointaine fait partie de ce que j’appelle ici « le divin ». Vous dirais-je qu’ enfant – et du reste comme tous les enfants – je faisais de cette réalité impensable et déniée par beaucoup d’adultes mon pain quotidien ? Faut-il le dire avec le sourire ? Le psychanalyste et le poète sont un peu comme cette célébrité d’aujourd’hui : l’intestin, notre deuxième cerveau. Un médecin de bien avant la dernière guerre et qui n’avait pas lu Freud ni d’ailleurs Groddeck, disait : « L’intestin est un malin. Il écoute aux portes. »

Aux portes de quoi, je vous le demande !

TEXTE n° 55 - Philippe

Tel est donc ce chemin de l’arbre-dieu traversant la terre à laquelle j’appartenais et cette espèce d’îlot éducatif, ventre cette fois plus paternel où se préparait la « deuxième naissance » de mes 13 ans. Le chemin m’emmenait vers l’adolescence où il déboucha sur une vie sociale que l’accélération de la guerre eût tôt fait de rendre nécessaire. Les engagements, à cet âge-là, procèdent d’une intériorité qui échappe tant soit peu au narcissisme du miroir adolescent. L’arbre-dieu, sous ce rapport, et mon statut de jeune travailleur m’auront aidé à m’affranchir tant soit peu de moi. Ce moi qui se veut dieu lui-même en se projetant dans une éternité à sa mesure d’enfant tout puissant. Il me semble aujourd’hui qu’avec l’âge et ce qu’il me reste à faire avec la vie, le même besoin revient en force : Regarder la mer comme un arbre qui s’étend et s’élève – comme je le fais à Granville – et espérer dans son ombre et les jeux de la lumière entre ses feuilles, me fait repenser à ce beau livre de Steinbeck où l’arbre joue le rôle principal et qui s’intitule : To unknown God, « A un dieu inconnu » (1933). Qu’un écrivain aussi engagé pour la cause de l’homme ait eu ce désir – dont on a pu dire qu’il sentait son panthéisme – de retrouver dans la Nature les traces d’un divin authentiquement secourable, mérite d’être évoqué ici, en conclusion de cette modeste invitation à prendre le « chemin de l’arbre-dieu ».

TEXTE n° 58 page 104

1er paragraphe Philippe

2ème paragraphe Marie-Christine

3ème paragraphe Philippe

Présentation de « Chemin de l’arbre-dieu »
Jean-Pierre BIGEAULT
EFPP, Paris, le 29 février 2020

1 La maladie, l’art et le symbole, NRF, Ed. Gallimard, Paris, 1969.

L'enfant a connu le Dieu de son village et il l'a suivi sur ses routes comme s'il était dieu et même arbre, et même l'Arbre par excellence, et sans doute surtout - en le travaillant comme son père - le bois, comme s'il était sa propre chair. Un poète croit dans le monde, comme s'il était, par les mots, son corps transfiguré; et ce corps s'étend à perte de vue sur la solitude humaine. C'est ainsi, par les animaux, que le visage de la vie se découvre entre l'herbe et les feuillages où le dieu se cache avec l'enfant. Il est temps d'aimer la vie pour ce qu'elle donne de fraîcheur à la pensée.

Editions l'Harmattan - décembre 2019

Du « consentement »

« Le consentement »(1) est un récit autobiographique. Il rapporte – trois décennies après les faits – la relation de l’auteure, Vanessa Springora – alors adolescente – avec un homme connu (dont l’identité nous est d’ailleurs révélée par la référence à plusieurs de ses ouvrages).
Ce récit vient à son heure. Il rejoint la vague des dénonciations plus ou moins tardives qui agitent aujourd’hui notre société. Il n’en recentre pas moins le débat sur la question du « consentement », la victime de l’abuseur n’ayant que treize ans.
Une jeune fille de treize ans peut-elle en effet « consentir » – au sens plein de ce mot – à devenir l’objet sexuel, voire la partenaire d’un homme dont elle croit qu’il l’aime et qu’elle croit aimer ? Une telle question justifierait une réflexion sur l’adolescence en tant qu’étape particulière d’un processus de maturation dont la spécificité a fait l’objet de nombreux travaux. Il reste qu’un tel sujet – et ce n’est sans doute pas par hasard – n’intéresse guère le grand public. Ne dirait-on pas qu’il préfère continuer de s’étonner que l’enfant soit déjà un adolescent et que l’adolescent soit encore un enfant selon des variations qui ne permettent décidément pas d’établir des frontières tout à fait sûres entre ces deux âges de la vie. On conçoit que, dans ces conditions, la maturité psycho-sexuelle elle-même, évidemment distincte de la puberté, suscite bien des interrogations. Tant il est vrai qu’à défaut de s’en tenir à quelque âge légal, la question relève, qu’on le veuille ou non, d’une évaluation éducative adaptée à la situation.
Il reste en tout cas que le « consentement » dont parle Vanessa Springora va bien au-delà de ce questionnement, d’ailleurs d’autant plus difficile en ce qui la concerne qu’elle n’a plus, tant s’en faut, l’âge de son drame. Son récit nous conduit plutôt à nous interroger sur d’autres « consentements » que le sien : ceux en particulier, relatifs à un certain environnement socio-culturel et qui, passifs ou même actifs, ont non seulement toléré cet abus mais l’ont soutenu ? Il en va ainsi des parents qui ont « laissé faire », sans parler de l’Education nationale, comptable des absences scolaires mais incapable, dans sa « neutralité », d’en demander davantage. Encore peut-on penser que ces manquements obéissent eux-mêmes à la règle d’un consentement plus large et qui concerne une autre partie quelque peu voyante de la société d’alors. Un certain nombre d’intellectuels en effet, connus, voire très connus : philosophes, sociologues, psychanalystes, ne sont-ils pas acquis à la cause d’une « bonne pédophilie » supposée libératrice ?
Ces faits – déclarations et passages à l’acte – disparaissent d’abord dans le mélange à la fois confus et dogmatique de contestations tous azimuths(2). Puis ils entrent sans bruit dans un héritage qui, vilipendé ou érigé en triomphe plus ou moins guerrier, ne sert plus qu’à alimenter d’autres combats. Ils appellent sans doute aujourd’hui une réflexion plus éclairante que les dénonciations qu’ils justifient.

*

Sans leur demander davantage, il faut d’abord resituer le discours et les actes dans leur contexte. S’agissant précisément de la pédophilie et de son accueil, voir encouragement, par certains intellectuels, il convient de rappeler que l’opinion publique, emportée par un élan plus politique, n’en est éventuellement partie prenante que sur le mode imaginaire d’un dépassement des limites. Il n’en faut pas moins remettre nos pendules à l’heure de l’époque. La « libération des désirs » en constitue l’un des slogans directeurs. Il oppose une réponse pulsionnelle à un certain « ordre établi », ou plutôt d’ailleurs rétabli dans une après-guerre vouée à la « reconstruction ». Il n’en reste pas moins que cette position dite « révolutionnaire » correspond dans le même temps à la nécessité de revoir le bien fondé de certaines réalités reçues. C’est le cas pour la définition (légale) de la majorité sexuelle reconnue aux adolescents. Cette définition paraît en effet problématique vis à vis de l’image qu’on se fait alors de l’adolescence. Nous y reviendrons. La cause en tout cas n’est pas anecdotique. Elle rejoint celle, plus large, de la « décolonisation »(3), étant entendu que, rejoignant à cet égard celle de l’ordre social, la cause des enfants et des adolescents, alors désignés comme les victimes d’une éducation rétrograde, devient elle-même l’objet d’un débat. Le fameux « c’est pour ton bien » qui aura servi à légitimer bien des conquêtes territoriales n’est-il pas l’indicateur d’une perversion institutionnelle, qu’elle soit familiale ou scolaire, et qui ne fait que duper ceux qui en sont les présumés bénéficiaires.
Aussi bien, faut-il le dire, la famille et l’école ne sont pas sans poser la question, voire sans s’interroger elles-mêmes sur leurs propres principes. Structure nucléaire ou machine administrative, la première comme la seconde se trouvent en décalage par rapport à une société qui s’ouvre aux choses (la consommation) comme aux idées. Sans toujours le savoir, ces organisations, encore formellement traditionnelles, découvrent leur ambiguïté. Les sciences humaines en plein développement, la leur fait voir. Des références plus ou moins confuses à la psychanalyse ne manquent pas de faire savoir que le refoulement et la répression menacent les désirs, là où précisément ceux-ci se trouvent confrontés à la règle. On dit, ou à tout le moins on murmure, que l’amour des enfants a bon dos : un sadisme se glisse sous les bonnes intentions éducatives. La famille se cache derrière ses sourires. Quant à l’école et son encasernement, elle se dissimule en vain derrière la suppression des uniformes et la camaraderie des maîtres.
Il faut donc réinventer la famille et l’école. Les parents qui ne vont pas encore jusqu’à fumer des joints s’échinent à assimiler les vêtements et le langage de leurs enfants. L’école revoit ses programmes : il faut rapprocher du vrai monde celui, refermé sur lui-même, d’un classicisme non seulement démodé mais carcéral à sa façon bourgeoise. Il faut surtout répondre le plus directement possible à l’intelligence naturelle des élèves. Ce que les ennemis déclarés du (pseudo) nouveau système baptiseront plus tard du nom de « pédagogisme » se fraye un improbable chemin entre les falaises intangibles du cours magistral. Mais l’idée s’insinue dans l’air, dans les mots, les positions, la mauvaise conscience et l’espoir déjà condamné. Le monde des enseignants se divise, se morfond, ne sait pas trop où est sa place, ou s’y accroche comme à la planche pourrie d’un improbable salut.
Les parents, désarmés de leur côté, demandent à l’école de faire le travail. Quel travail ? Instruction, éducation ? On ne sait plus très bien.

*

Cette « révolution » dont le spectacle a souvent brouillé l’image a certainement permis, quoi qu’on en dise, de véritables progrès dans la vie de chacun et de tous. Mais elle a eu, sur l’éducation en particulier, un effet d’ouverture suffisamment ambigu pour que s’y engouffrent le meilleur comme le pire. Cet effet s’est articulé et s’articule encore aujourd’hui avec des idées qui dépassent le cadre des « événements de Mai 68 ». Il s’agit plutôt là d’une théorie qui ne dit pas son nom, alors même qu’elle a sa place dans l’inconscient, voire dans le projet de bien des éducateurs, parents comme intervenants extérieurs à la famille. Nous avons développé et analysé ce point dès 1978 dans « L’illusion psychanalytique en éducation »(4). Nous y montrions que la psychanalyse servait souvent, plus ou moins malgré elle – et au-delà des espaces qui s’y référaient explicitement – une conception particulière de l’enfance et de l’adolescence. Présente implicitement ou explicitement depuis longtemps dans des représentations qui ont fait en partie le succès de l’Ecole nouvelle(5), la théorie diffuse dont il est ici question achoppe si souvent sur la réalité pédagogique qu’elle cède au refoulement psychologique, voire se retourne contre elle-même. Elle s’en tient le plus souvent à maintenir de son mieux un assemblage de croyances qui font de l’enfant et de l’adolescent un principe d’espérance sinon d’innocence. Le vieux rêve rousseauiste (« L’homme naît bon… ») s’y retrouve. Les découvertes les plus récentes concernant les potentialités et la créativité de l’enfant font le reste. On peut d’ailleurs aussi bien penser que la théorie freudienne d’une sexualité infantile n’aura pu que confirmer la précocité d’une dynamique jusque-là déniée, voire contrecarrée par une éducation clairement répressive. Il s’ensuit donc que les pulsions de l’enfant, ainsi réhabilitées, son nouveau statut non seulement remet en cause sa fameuse ancienne « innocence », mais le range lui-même au milieu des adultes dont il est plus ou moins supposé partager les désirs. Le retour à la nature de l’ancien « petit ange » en fait donc un « bon-déjà-grand-sauvage » dont on salue la nouvelle fraîcheur en forme d’authenticité. L’immaturité s’efface ainsi derrière l’idée d’une continuité sexuelle qui régénère peu ou prou la foi dans l’homme et les promesses de l’aube.
Sans doute faut-il ajouter que les choses ne sont d’ailleurs pas si simples dans le vécu de la famille ou de l’école : la nouvelle proximité de l’éduqué complique ce qui reste de la relation éducative. Comment canaliser l’énergie libérée ? Des formes de violence, vieilles comme l’éducation, traduisent l’ambivalence du nouveau système. Les positions contradictoires d’une éducation qui laisse à l’enfant comme à l’adolescent la liberté de « se perdre » dans ses plaisirs difficiles débouchent sur un malaise. L’éducation dans ces conditions ne sait plus ni où elle est, ni où elle va. Certes elle ne cède pas la place à ce qu’on appela en son temps « l’anti-éducation » mais elle prend la fuite sous le couvert de ce qu’on dénommait autrefois l’instruction et qui revient en force dans une société qui n’a pour horizon que le progrès techno-économique.

*

A travers la théorie diffuse que nous venons d’évoquer, on voit bien où se situe, entre le rêve et la réalité, le partage sexuel dont se justifie une pédophilie qui se veut non violente. Qu’il se dise antirépressif et égalitaire n’empêche pourtant pas l’abus d’être un abus. La relation sexuelle s’y fonde sur un pouvoir dont bien des éléments peuvent donner à penser que la victime, fascinée, n’a d’autre moyen que de s’y soumettre. Il faudrait beaucoup d’amour, au sens le plus altruiste du mot, pour qu’une relation, supposée assez claire elle-même et éprouvée dans sa capacité d’ouverture, permette à « une sexualité qui se cherche » de s’apprendre et de s’épanouir. La comédie de l’amour pédophilique est une forme pseudo-éducative de l’esclavagisme. Que des prêtres – fussent-ils de ces laïques à l’intelligence dominatrice – jouent les sauveurs d’une société illuminée par l’éclat de leur désir, voilà l’escroquerie de nos pseudo-libérateurs. Voilà aussi le « consentement » de tous ceux qui, se projetant sur eux, se taisent. Nous n’avons contre ces dérives – et en particulier tant d’abandons éducatifs faussement bienveillants – que le recours à une éducation sans cesse réinventée(6). La question de l’autorité (son absence comme son excès déguisé ou non) peut être traitée en famille comme à l’école dans le respect des personnes. Faut-il encore, pour le permettre, que le fonctionnement de ces structures donne sa place à un véritable développement relationnel, et donc social. Les ratés de l’autorité sont les symptômes d’une dépersonnalisation de l’espace éducatif. La condamnation de la pédophilie, si nécessaire soit-elle, ne saurait suffire. La perversion des abuseurs fait trop vite oublier le consentement passif et actif d’une société qu’on dit « permissive » pour ne pas voir qu’elle reste, à l’égard de sa jeunesse, aussi agressive que celle qui, par le passé, envoyait ses grands adolescents au massacre de la guerre(7).
Ce qui s’est joué pour l’auteure du « Consentement » trouve son véritable sens dans cette « complicité culturelle » qui traverse les temps. On devrait se méfier de ceux et celles qui, d’une manière ou d’une autre, se prennent pour des oracles. Une pensée « dominante » porte bien son nom. Elle écrase jusqu’au bon sens de ceux qui, confrontés à des réalités de « rempailleurs de chaises »(8) prennent en compte sans bruit la complexité du monde. A l’heure où les réformes sont annoncées à grand bruit, l’éducation, qu’elle soit nationale ou non, serait plus avisée de développer avec le sens critique, le goût et le respect de l’autre sans lesquels les savoirs ne sont que « ruine de l’âme ».

Jean-Pierre Bigeault,
Février 2020


(1) « Le consentement », Vanessa Springora, Grasset, Paris, 2020.
(2) Faut-il rappeler qu’à l’époque, on toléra que soient offerts à des adolescents en difficulté, des mini-internats sur mesure dits « lieux de vie » plus ou moins adeptes d’une pédophilie réparatrice ?
(3) « Pour décoloniser l’enfant », Gérard Mendel, Petite bibliothèque Payot, 1971.
(4) « L’illusion psychanalytique en éducation », J.-P. Bigeault et Gilbert Terrier, PUF, Paris, 1978.
(5) « Philosophie de l’éducation nouvelle », M.-A. Bloch, PUF, Paris, 1968.
(6) Nous en avons rapporté l’expérience et les principes directeurs dans « Une poétique pour l’éducation », J.-P. Bigeault, l’Harmattan, Paris, 2009.
(7) Cf. Eugène Enriquez in « De la horde à l’Etat », Ed. Gallimard, Paris, 1983.
(8) Comme disait Péguy.