Nausicaa Beach 1 et 2

Les chemins de la mer comme ceux de la vie sont des passages et c'est au prix d'une traversée interminable qu'Ulysse parvient à les trouver. Chez Nausicaa « la princesse aux bras très blancs », le marin, lavé à grande eau par les laveuses du château, se met à raconter l'immensité de son désir, mer qui l'aura roulé dans sa houle jusqu'à y perdre son nom. L'amour après la guerre passe par la voie initiatique d'un retour. Une jeune fille rêve après cela.

Editions L'Harmattan - 2016

Par les flots dont Ulysse à la fin se lasse, l'homme n'est-il pas finalement son écueil volant par-dessus les nids d'oiseaux et les cris blancs de la mer ? L'enfance revient avec la peur de mourir entre deux eaux sans revoir l'horizon des pas sur la frontière, la beauté naturelle de « l'autre » errant parmi les ombres. Ulysse rentre chez soi après un long voyage. Et s'il était « quelqu'un » au bout du compte et du poème ?

Editions L'harmattan - 2016

DU BON USAGE DES HÉROS - à l'occasion de la publication de Nausicaa Beach I et II

  • Nausicaa beach – qui est donc le prétexte au propos que je vais tenir – n’est pas un titre très sérieux mais c’est que la rencontre entre Ulysse et cette « princesse à la plage » appelée Nausicaa a tout de même – comme on dirait aujourd’hui – un côté sexy ! Et d’autre part, puisque en 1969 j’ai publié Ulysse et la Verte Queen et en 2009 Le cheval de Troie n’aura pas lieu, on pourra penser que je suis un récidiviste.

    En tous cas c’est aussi – vous l’avez compris – que j’ai de la suite dans les idées. J’ai rencontré Ulysse lorsque j’avais 15 ans, alors que j’étais en classe de seconde et que, sous la férule en forme de trident d’un brillant helléniste, j’apprenais le grec. Mais l’affaire ne s’est pas arrêtée là. Pour des raisons sur lesquelles je reviendrai, je me suis pris pour Ulysse ; j’ai même demandé à mon meilleur camarade de classe, futur grand Prix de Rome, de me graver un ex libris à ce nom. Et, à vrai dire – c’est aussi le moment de vous en faire la confidence – j’aimais le grec, la langue, et j’avais comme Ulysse un grand voyage dans la tête et qui serait – lâchons le mot ! – cette sorte « d’école buissonnière » il est vrai mouvementée à quoi me faisait penser le grand retour de ce fameux et pourtant relatif vainqueur de Troie. Et aussi bien, autant vous le dire dans la foulée, ce que j’appréciais chez Ulysse, c’était la lenteur (10 ans) et l’ambiguïté de son retour, si tant est même que ce retour ne fût pas plutôt un aller, comme on pourrait dire d’un souvenir qui se met à nous devancer, à nous ouvrir la route. Mais surtout, sans me l’avouer tout à fait, je trouvais qu’il y avait chez Ulysse de la graine de mauvais élève. Je rêvais tout à fait secrètement d’être un mauvais élève, et je m’expliquerai là-dessus quand il sera temps. Pour l’heure, l’idée principale que je veux vous exposer, c’est que nous avons tous besoin d’Ulysse pour être nous-mêmes, prendre le temps de « nous faire » en zigzaguant sur une mer pas toujours transparente, en finir avec la gloire de la lumière et les victoires fracassantes, traîner même dans les rues et les courants d’eau trouble s’il le faut, et, une fois rentré chez soi, reprendre la vie à son début comme un mort entièrement fleuri d’humanité et qui revit dans ses arbres.

    Quel programme me direz-vous ! Pourrait-on dire encore qu’il soit homérique ? Car il me faut bien lâcher le mot : cet Ulysse, dans sa nudité de naufragé battu par les vagues et enrobé de sel lorsqu’il apparaît à Nausicaa sur cette plage parfaitement rustique de Phéacie, n’est-il pas ce qu’on appelle un « anti-héros » ?

    Nous y sommes. Voilà notre sujet ! Par ces temps difficiles – ces guerres de Troie sans trop de Belle Hélène pour nous en faire avaler la pilule – avons-nous besoin de nouveaux Achille ou de ces drôles d’Ulysse plus malins que grandioses qui nous ressemblent trop, alors que nous rêvons malgré nous pour nous sauver … de demi-dieux ?

    Pour répondre à cette question difficile, je dois d’abord revenir, si vous le permettez, sur ma modeste expérience de lycéen d’après-guerre.

    Après que le Débarquement de Normandie eût précipité mon adolescence dans le miroir grossissant des incertitudes, je me vis comme un fantôme qui courait après son corps. Et il arriva cette chose à dire vrai plutôt prévisible, que, poussé par les vents qui soufflaient depuis longtemps dans le sens de la réparation spirituelle, je me lançai à la recherche de mon âme et je me mis – tout en m’associant au déblai des vraies ruines – à vouloir sauver le monde dans sa profondeur. Catholique et marxiste, je m’activai, à la surprise générale, y compris la mienne. Un idéalisme m’emportait, teinté pourtant – je dois le dire – d’une sorte de pragmatisme élémentaire assimilable à cette débrouillardise obligée que développe la vie à la campagne.

    Or cet idéalisme, comme je l’ai dit, était un vent qui soufflait de loin. Après les années de cette pénitence vichyssoise que nous avait valu la défaite, notre victoire morale, quelque peu tirée par les cheveux, se rattrapait aux branches d’un rêve que l’Eglise – comme d’ailleurs bien d’autres institutions – s’appliquait à rafraîchir, comme on dit des vieilles peintures. C’était donc un dynamisme volé à la culpabilité et qui punissait encore, mais en douceur. Aussi bien, la Libération devait-elle donner corps, si l’on peut dire, à ce fantasme de grandeur retrouvée, y compris à travers ses héros, exhumés de ce qu’on devait appeler « l’armée des ombres », et c’est en effet que la grande ombre qui avait couvert la France en appelait à la lumière.

    J’ai donc vécu la guerre, moi aussi, et ses suites, comme une sorte d’appel interminable à la vertu post militaire des anges réparateurs. Comme on disait à l’époque : je m’engageais.

    Et pourtant …

    Et pourtant, j’avais beau être porté comme je le suis toujours, par la dynamique que nous inspire le culte des valeurs, j’avais un doute. Ne devais-je pas à mon origine quelque peu paysanne d’avoir bu, avec le lait d’une espérance toujours fraîche, le sirop doux-amer de la méfiance ? Comment traiter du bien et du mal sinon avec la prudence astucieuse du maquignon normand ? L’idée qu’il me revenait de sauver le monde était trop grande pour moi. Je ne serais pas le héros d’une cause qu’on m’offrait sur un plateau pour me grandir. Je ne voulais pas grandir à ce prix-là, et, s’il fallait payer, combien ? La réalité se discute pied à pied, et c’est comme un marché autour d’une bête vivante : tout cela dépend ! Mais l’Idéal ne dépend pas, il est au-dessus comme le ciel, et il vole de ses grandes ailes, et je l’aurais suivi au bout du monde. Je tournais donc en rond. La route obstinément droite qu’on me traçait n’était sur la carte d’un rêve que le chemin d’un homme déjà arrivé, autant le dire, un homme mort. Je suffoquais. Plutôt errer, mais suivre sa propre route, voire battre la campagne et saisir l’occasion qui fait le larron. Et il est vrai que mon adolescence cherchait au cœur de son exaltation le passage étroit d’une « bonne mesure », comme quand, après avoir tenté l’impossible, on s’accorde à la fin pour faire avec le possible : par exemple sauver ce qu’on peut de soi-même, tout en sauvant du monde cette part qui nous tient le plus à cœur même si elle n’est qu’un mouchoir de poche, appelons-la Ithaque.

    C’est alors que je me suis tourné vers Ulysse !

    Il se tenait debout – pour ainsi dire – sur le seuil de ma dualité. J’avais donc un frère, un grand frère. Ce marin campagnard, constructeur de bateaux et de chevaux en trompe l’œil, la main, le corps toujours prêts à l’acte qui prend ensemble la réalité des hommes et celle des dieux à l’affût, voilà l’homme qu’il me fallait. Il avait l’habileté du manœuvrier se glissant entre les vagues et les forces divines, sans compter les sorcières et les monstres. C’était la compétence ouvrière de l’esprit ramenée aux justes proportions de l’homme. Un « homme sans qualité » innocenté de la chute qu’on lui avait mise sur le dos. Mais je ne savais pas tout cela. Je le sentais comme « un homme qui se réveille à l’aube devant un petit port mauve et qui aurait voulu n’avoir jamais appris à lire et à écrire », ainsi que le dit le poète grec contemporain Odysseus Elytis dans son petit livre L’espace de l’Egée. C’était ce voyage que j’enviais à Ulysse par-dessus tout. Comme lui, après Troie, après cette cure d’héroïsme qui l’avait, comme tant de survivants, séparé, rejeté si l’on peut dire, sur une île déserte, j’étais bel et bien décidé à me réunir avec moi et avec les miens, avec tout ce qui fait un homme quand son identité se cherche. Ainsi, coûte que coûte, je devais accomplir ce retour dont certes la gloire avait ses limites, mais qui serait chanté, sinon par Homère, du moins par mes propres soins, si modestement poétiques qu’ils fussent. C’est en effet qu’on ne chante à l’intérieur de soi sa propre histoire que pour lui offrir les chances d’un plus long parcours. On rêve d’être Ulysse entrant lentement dans la mort au rythme d’un retour, si tortueux qu’il soit, qui reste un hymne à la vie. Je n’étais pas Achille et mon ardeur d’adolescent devait se plier à la complexité des enjeux qui l’attendaient au tournant : être soi et être pour soi et pour les autres n’est pas une mince affaire ! Comme Ulysse, je devais pratiquer ce que Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant ont appelé, dans leur livre célèbre Les ruses de l’intelligence, la Métis des Grecs. Ne savons-nous pas en effet que, comme nous l’enseigne Ulysse, si nous voulons servir et faire servir notre vie difficile en naviguant au mieux entre ses contradictions et nos conflits les plus intimes, la vérité, comme notre vie elle-même, doit être revisitée et, à chaque fois qu’il le faut, réinventée, c’est-à-dire reconstruite. Métis, la déesse qui change de forme comme de chemise inspire à Ulysse ses meilleurs coups, ceux, comme on dit qui permettent de « s’en sortir ». Ainsi, ce que l’écrivain italien Cesare Pavese appelle Le métier de vivre est-il plutôt un art qui passe par les artifices, les subterfuges, les masques, les symboles, les mensonges qui sont aussi des fictions, et j’en passe…Autant le dire, par ces temps de revendications identitaires tragi comiques, nous sommes faits de pièces et de morceaux, et encore les éléments les plus vivants qui nous constituent sont-ils surtout les produits de ce que nous nous racontons à nous-mêmes, et des légendes collectives dans lesquelles nous nous inscrivons.

    Qu’Ulysse ainsi, par son art et ses ruses, ait inventé cette image de soi sans cesse remise sur le métier, c’est-à-dire irréductible à un passé – si glorieux soit-il – et vivante comme le désir obstiné d’être, nous invite à concevoir l’identité non pas comme un acquis ni même davantage le point supposé fixe d’une destination, mais le parcours qui y conduit. Notre héros anti héroïque n’est pas une statue mais le mouvement du bras qui, s’en tenant à la glaise, en ébauche la forme. Comme l’intelligence de la Métis, telle qu’on peut la suivre à travers les ondoiements de la pensée et les tâtonnements de l’action, l’identité consiste dans un va-et-vient entre ce qu’on en sait et ce qu’on en veut. Quel adolescent, errant sur les flots de sa jeunesse montante, n’entrevoit-il pas cette terre nouvelle flottant au loin ? Un tel mouvement – disons-le en passant – ne saurait être réduit à l’occurrence d’une « crise » posée comme exceptionnelle. Comme l’artisan, comme le navigateur, comme le poète, nous nous avançons dans un monde fluctuant en nous prêtant aux turbulences d’une réalité qui, comme la vie elle-même, en partie nous échappe. N’est-elle pas toujours un jeu avec le désir, et donc l’écoulement et la perte ? Notre identité nous est parfois si étrange – en particulier sous la menace d’une réalité trop forte – que nous risquons de la projeter hors de nous sur une figure idéalisée, et c’est ainsi que, adolescents indécrottables et sous l’effet de ce que Nietzsche appelle « une prostration romantique », nous nous tournons vers les héros sinon les dieux. L’illusion des formes sûres – y compris des savoirs dogmatiques – et celle des héros réparateurs ne soigne pourtant nos angoisses qu’en les nourrissant en secret. C’est que notre pensée – y compris de nous-même – n’est, elle aussi, qu’un long voyage.

    Je voudrais compléter ce point de vue en me référant à un autre « voyage du retour » qui est celui de la cure psychanalytique. Comme il se trouve que c’est aussi ma pratique, je crois devoir rappeler que le psychanalyste – comme d’ailleurs son patient – est plus proche d’Ulysse « l’homme aux mille tours » (selon l’expression d’Homère) que du guerrier Achille. L’acte psychanalytique en effet, de quelque côté qu’on l’envisage, n’est pas un acte héroïque au sens où il déboucherait sur un basculement du destin et son couronnement glorieux. C’est bien plutôt une errance par mer incertaine et au gré de la protection ou de la colère des dieux que s’opère ce retour à Ithaque qu’est, pour le patient, la ré appropriation de ce qu’on pourrait appeler comme le psychanalyste anglo-indien Mazud Kahn, un « soi caché ».Dans cette course interminable, les deux compagnons de route ont certes des places différentes, mais leur tactique, si largement dépendante qu’elle soit, des forces qui la soutiennent et la contrarient, emprunte largement à la Métis ulysséenne. C’est l’art de la ruse qui permet de piéger l’inconscient, et même au-delà, on peut dire que la fiction voire le délire y sont aussi bien appelés à l’aide, reprenant d’ailleurs à cet égard, le fonctionnement qui a largement fait ses preuves au niveau de la mémoire. Car les mensonges mêmes de nos histoires en forme de mythes ne sont-ils pas les auxiliaires obligés de notre délivrance ? Notre vérité doit être construite, reconstruite, après que, s’étant dressée devant nous sous la fausse apparence des victoires ou des défaites dûment officialisées, elle nous a si souvent barré la route, nous enfermant dans des figures qui n’étaient pas vraiment les nôtres. Que la fameuse identité de l’anti-héros ne soit ni le roc du soldat triomphant, ni l’abîme dépressif du guerrier vaincu, est une découverte qui s’élabore douloureusement dans le laboratoire que constitue le voyage psychanalytique. Car Ulysse n’accomplit pas seulement son voyage, il est lui-même le voyage. Il faut perdre Troie, fût-elle gagnée, « Ô saisons, Ô châteaux », et prendre la mer « au sourire innombrable » et revenir pour aller, comme si le temps lui-même n’était qu’un leurre.

    Il reste donc incontestable qu’Ulysse est un maître difficile. Il manque de sérieux à sa façon. Il souffre sans se complaire au malheur et même il joue avec les sales coups du sort pour s’en sortir par une galipette comme un enfant roublard. Et sous ces faux airs de saltimbanque marin, s’il conduit pour finir son navire à bon port, c’est que sa volonté reste intacte, comme d’ailleurs celle d’Athéna, sa protectrice, accessoirement déesse de la raison. Raison mais folie du poète, du psychanalyste, de l’homme assez entreprenant pour remuer son ciel, sa terre, comment ne pas penser malgré tout au brave soldat Achille, ce risque-tout à la noblesse rare qui préfère « la belle mort » à la longue mer, à une vie de compromis avec le vent et les vagues. Ce jeune homme aussi est en nous. Nous le tenons à distance mais il réclame sa part. Cette part de foi et d’espérance qui, tout autant que l’intelligence, inspire l’obstination du voyageur, tant il est vrai que sans elles, « le dur désir de durer » dont parle le poète Paul Eluard, ne serait qu’une forme de persévération obsessionnelle.

    C’est pourquoi, dans la suite de cette évocation de la guerre qui nous a permis de resituer dans sa fonction l’appel aux héros, je voudrais revenir brièvement sur l’héroïsme d’un soldat qui fut aussi un poète. Charles Péguy, l’homme des Cahiers de la Quinzaine et du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, est tombé sur le front de la Marne en 1914, dans l’élan sacrificiel de sa foi et aussi, il faut le dire, la colère désespérée du militant socialiste qu’il avait toujours été. Il aspirait depuis longtemps à cette mort dont il avait écrit, dans Clio, évoquant précisément le guerrier Achille, « combien il est beau le détachement du fruit prématuré… l’arrachement de celui qui ne remplit pas le destin de sa vie ».

    Ainsi ce héros, dont les propres ennemis politiques firent un saint 30 ans après sa mort pour servir la cause de ce qu’on devait appeler le « réarmement moral », aura-t’il été emporté, selon son ami le plus fidèle, Romain Rolland, par « le fanatisme de la vérité », cette passion démesurée qui avait justifié tous ses combats et dont la version banalisée et ensauvagée s’appelle aujourd’hui la « radicalisation ».

    Charles Péguy n’était pourtant ni un fou, ni malgré sa droiture un peu rustique, un naïf ! Il avait écrit en 1910 :

    « Que le chef de guerre ayant fini sa tâche
    Avec ses bons soldats retourne à la maison
    Et tous les ans laboure et fasse la moisson. »

    Ulysse n’est pas loin !

    Il faut donc croire que le héros témoigne d’une division cachée, une division qu’il veut dépasser dans l’unité retrouvée de l’acte ultime. Sous cet aspect le héros qu’incarne Péguy semble bien répondre à un vœu d’accomplissement qui serait, à sa manière et à la fois, un retour aux sources. Le raccourci suicidaire de ce retour donnerait la mesure du conflit qui condamne le héros à précipiter le mouvement comme s’il craignait de se perdre en route, de trahir ceux qui lui ont inspiré, sinon la forme, du moins le fond de ce qui, chez lui, est d’abord sans doute un cri déchirant.

    Quand Péguy tombe au champ d’honneur, la terre qu’il retrouve fait écho au labeur ouvrier qu’il a chanté, qu’il a lui-même à sa façon d’intellectuel combattant enduré, et sa gloire qu’il aura voulue modeste n’est pas celle d’un dieu mais plutôt celle d’un travailleur qui n’en finit pas d’aller au bout de sa tâche, comme une sorte d’Ulysse, il est vrai bientôt lassé de ses atermoiements.

    Alors, que conclure ?

    Peut-être qu’entre Achille et Ulysse, notre humanité ballotée est-elle condamnée selon les moments à faire un choix !

    Peut-être avons-nous besoin de héros pour que l’affrontement ultime entre un homme et la mort donne son plein sens à une vie qui s’ennuie de se perdre. Et il se pourrait ainsi que la vie s’attribue des victoires qui la confortent dans son rêve. Mais, sous leurs habits de gloire, nos boucs émissaires de luxe – et la guerre qui les fabrique en masse pour une consommation plus courante – nous renvoie à ces jeux cruels dont nos enfants se font croire qu’ils sont des chefs, comme ceux qui font semblant de les gouverner. Ô puissance des fantômes ! Il est vrai que le soldat Ulysse, avec son long voyage plus ingénieux qu’héroïque, ridiculise à la longue tous les pouvoirs, et, s’il rentre à la maison « plein d’usage et raison » comme disait Du Bellay, dieu que les dimanches y risquent d’être longs ! Pourtant, il y a dans les familles retrouvées, voire recomposées, de bons moments. Et il arrive à la pensée des petites choses que les grandes s’y refassent une santé, loin des succès garantis, et je pense à ces gens qu’on dit « braves » parce qu’on pense qu’ils ne le sont pas, et qu’on méprise un peu vite en ce monde où les stars ont en effet la dureté minérale des étoiles et… un certain goût de mort.

    Enfin, comme je vous l’ai déjà dit, je n’ai pas écrit Nausicaa pour en venir à ce discours un peu grave qui est sans doute une manière de mauvais élève cherchant à se faire pardonner sa légèreté de poète. J’ai simplement voulu évoquer ce héros de la démobilisation progressive et ses acrobaties d’homme relavé à grande eau par Nausicaa et sa petite bande, puisqu’il fut le soutien de ma propre désidéalisation d’après-guerre. Faut-il encore ajouter que

    la découverte de la langue grecque, sa musique, et tous ces dieux vadrouillant entre la terre et le ciel comme des étoiles protéiformes, m’ont permis à la fois de prendre l’air – l’air du Mont Hymette avant la pollution – et paradoxalement déjà de revenir chez moi, dans mon pays du bocage normand, dans une intimité agreste et subtile qui me donne à penser que ce retour se poursuit et qu’il ressemble à un avenir que j’aurais oublié. Tout cela, je vous l’accorde, est un peu fou, et comme je n’ai plus rien à ajouter, ni d’ailleurs à perdre, laissez-moi vous dire ce mot de notre facteur, le 6 juin 1944 au matin, alors que les Alliés commençaient à se faire entendre dans le fracas des combats côtiers :

    « Oïlle eu zondit tout c’que c’est quo faut quo fasse » énonça-t’il gravement.

    C’était un mot long et clapotant sur la vague. Ulysse avait parlé : notre destin était dans les mains de ces dieux qui avaient organisé le Débarquement. Ils avaient dit aux hommes ce qu’il y avait à faire, Oïlle eu zondit tout c’que c’est quo faut quo fasse. Notre facteur, dont mon père me dit aussitôt que la langue chantait comme le grec ancien qu’il avait un peu appris, n’était pas un héros mais véritablement un messager dont la parole, d’abord indéchiffrable, transportait avec elle l’assurance poétique dont nous avions besoin. Ce qui compte chez Ulysse et Nausicaa et les autres, c’est Homère ; c’est le chant qui reste d’une vie après qu’elle a passé, et on pourrait dire que ce qui, notre vie durant, survit déjà, c’est ce qui s’en élève, préfigurant « l’après », comme si déjà il lui fallait la mort pour qu’on entende sa musique.

    Jean-Pierre BIGEAULT
    4 décembre 2016

Le jeune homme et la guerre

La guerre vient dans l'homme lui arracher son souffle. Mais la voix demeure. Tel est le coeur d une expérience que traversent la vie et la mort, quand le témoin reprend l'histoire de ce jeune paysan tombé sous la mitraille, en juillet 1944, sur une route normande. Après 100 poèmes donnés au vent Jean-Pierre Bigeault nous offre ici un remarquable témoignage poétique.

Editions L'Harmattan - 2015

UNE VÉRITÉ PAUVRE - poème

Une vérité pauvre est entrée dans la pierre
le front dur
quelle fleur d’avant toute chair
le temps fut à la peine
il y avait de l’homme
dans les volcans
le feu creusait
c’était un commencement
les espaces n’en finissaient pas de crier
quelqu’un a dit
rien ne peut se prévaloir
de porter la lumière
la vérité est une ombre.

Le corps de l’homme fut ainsi trouvé
c’était un matin
quelqu’un arrive
le temps de voir trouée la pierre
quelle tendresse à jamais démentie
l’enfant blessé
chaque fois le monde allait droit devant lui
portant sa nuit
une vérité pauvre est entrée dans l’homme.

Nous regardons l’intérieur de la tête
après cet éclatement
la pierre bleue rougeoyante
de ce petit soleille matin où cela s’est fait
quelle naissance
le monde allait droit devant lui.

Il n’y a rien à dire de la mort
une fois qu’elle s’est montrée
le temps est revenu à sa source
nous marchons dans l’absence
une vérité pauvre
les mains de ce malheur
sont vides
on dirait de la pierre
on dirait de l’homme.

La vérité pauvre s’est avancée
l’enfant à la blessure déjà trop grande
pierre déjà trouée
est-il un homme qui sache où est
ce qui est
quel arbre planté dans l’être
la petite vérité tremblante
feuillage du sang
y-a-t-il quelqu’un sous la fontaine
sous le cœur blanc de l’homme
sous toi.

Nous voudrions dire toi à l’homme qui tue
mais le mot se referme sur le malheur
chaque fois dans sa cruauté
l’enfant
nous ne savons plus si l’homme
au front dur
peut être aimé
nous ne savons plus si la pierre
soutient la vérité tendre
quelle vie suspendue
souffle
le pauvre petit vent
le roi est nu.

C’est un jour creusé dans le jour
il y a ce trou
nous marchons dans ce trou de lumière noire
où personne et rien se rencontrent
front contre front
chaque fois dans sa cruauté l’homme
une vérité sans yeux
le corps troué
l’enfant a failli naître
le saviez-vous
il allait sans savoir où
le pauvre petit vent de vérité.

Une vérité pauvre nous a fait hommes
nous a fait lever la tête
nous a poussés dans le désert d’étoiles
il neigeait
c’était Dieu qui tombait doucement
sur la plaie de notre front
quand la pierre
flamba
quelle misère pour un jour comme les autres
pour vivre
le temps était au beau
mais la beauté ne suffit pas
il y a eu ce froid autour de l’os
je suis cette matière du monde.

Mais l’enfant prend le visage adouci
d’une pensée
après la peur
il vient à la bouche de l’homme
qui dit l’incertitude chantonnante
le respect des espérances
le goût de l’herbe
la parole éperdue de l’étranger
nous ne voulons pas de la haine.

Une vérité pauvre est arrivée du fond du désastre
une fleur
les hommes voudraient fleurir
après cette pluie de sang
nous les saluons dans le souvenir
le jardin de ces corps
la terre se tait
mais ce qui crie au loin crie dans la nuit des pierres
la folie se durcit au fond de la chair
il y a un monde qui se perd
notre mort
nul ne peut se prévaloir
de porter la lumière

la vérité est une ombre.

Jean-Pierre Bigeault

GUERRE, MÉMOIRE ... ET IMMÉMORABLE

  • I

    Il est évidemment difficile de parler de la Guerre et de la Mémoire sans d’abord évoquer la situation présente.

    La sidération qu’exercent sur nous les horreurs de la guerre – cette peur dont Bernanos disait dans « Les grands cimetières sous la lune », qu’elle est « un délire furieux » – ne nous prédispose pas à prendre le temps d’un regard à la fois distancé et, disons-le, créatif, tel que celui que nous offre la mémoire, quand elle sert au mieux les exigences souvent contradictoires de notre adaptation à la vie.

    Nos esprits sont menacés par les images que nous tend – entre autres – le piège de l’information.

    Or – pour y aller directement – je pense qu’il nous appartient d’en soumettre le flux à un traitement qu’on peut assimiler, comme j’essaierai de le montrer, au travail du poète, travail qui est aussi – je le dis également comme je le pense – le travail de chacun d’entre nous.

    Ce propos peut surprendre et même choquer ; pourtant, j’ai choisi de vous exposer que la mémoire, comme la poésie, peut nous offrir un chemin détourné qui nous permette, dans le temps, de nous rapprocher d’une pensée de l’immémorable et même de l’impensable.

    Ce chemin est celui que suit le poète et, dans mon livre, je l’appelle la Voix, cette voix humaine qui, dans l’homonymie de notre langue, désigne aussi le passage d’un monde à l’autre. C’est un tel chemin qu’ont emprunté tant de poètes depuis la nuit des temps ! Durant la dernière guerre, il a même si souvent rouvert l’espace confiné de la peur et du « délire furieux », qu’il est aujourd’hui permis de penser que l’affrontement du présent peut, comme celui du passé, bénéficier d’une approche décalée, une approche qui nous évite de nous laisser ligoter par ce que nous appelons « la réalité des faits ».

    C’est donc aussi vis-à-vis de la pression des évènements que nous vivons, que je vous invite à ce décalage intempestif, ou, comme dirait Nietzsche « inactuel ». Mais n’est-ce pas le privilège de l’âge – je parle en tous cas du mien – que de pouvoir par avance se situer à contre temps d’une réalité trop prenante et qui, déjà, par l’étranglement qu’elle nous impose, nous empêche de respirer ?

    Merci de me suivre sur ce chemin qui est aussi celui de notre souffle !

    Je dois d’abord vous dire que j’ai écrit Le jeune homme et la guerre pour répondre à une sorte de nécessité devenue pressante, alors même qu’elle était imprévue. Mais je dois ajouter tout aussitôt que cette écriture – pourtant relativement concentrée – m’a demandé un temps assez long : la nécessité dont je parle avait besoin de cheminer en moi et même autour de moi comme une personne que j’aurais invitée à partager mon voyage et qui n’aurait accepté mon invitation qu’à la condition d’y jouer un rôle discret mais décisif. L’idée et les petites étapes de ce texte m’ont donc suivi en 2013 jusqu’en Italie sous la pluie bien connue qui donne au Lac Majeur l’air d’un bateau aussi sombre que les montagnes qui l’entourent. Sans doute peut-on penser que la musique, à laquelle je cédais peu à peu en faisant timidement avancer mes mots, trouvait dans ce paysage l’écho qui répondait à sa mélancolie. Ou bien c’était l’inverse. Ou bien c’était les deux à la fois. Mais la tristesse que je portais en moi n’appartenait tout à fait ni à une époque, ni à un pays. Elle se mélangeait tout aussi bien à un sentiment qui ressemblait à la luminosité des éclaircies qui, entre les ombres des nuages, donnaient aux eaux du Lac l’aspect d’un matin inattendu, un espoir mystérieusement venu d’ailleurs. Il me fallait comprendre que mon invité, si attristé et attristant qu’il fût, portait en lui cette lumière glissée entre les plis obscurs du malheur ; et c’était comme si le mort et la mort dont je voulais parler appartenaient aussi à l’été où Le jeune homme et la guerre s’étaient eux-mêmes rencontrés. Quel soleil pouvait ainsi – après tant d’années – éclairer d’un jour nouveau cette obscure tragédie dont il ne restait, sur le bord d’une petite route campagnarde, qu’un monument dégradé et d’ailleurs délaissé ? Si c’était le soleil de la mémoire, n’avançait-il pas masqué au-dessus de l’Histoire ? Un souvenir de guerre devait-il passer par la lente érosion de ses images pour retrouver, au cœur de l’évènement, ce qui traverse l’évènement et qui fait, longtemps après, que l’humain dans l’inhumain ressurgit ? Ce souvenir en forme de clair-obscur serait-il pour finir le miroir le plus éclairant, après que la mémoire, comme le monument dédié au Jeune homme, se serait disloquée et disséminée, rejoignant le fait lui-même, trop lourd et juste posé au bord de rien, une échauffourée sur le sentier de la guerre ?

    Telles sont les premières questions que ce retour, à la fois inopiné et irrésistible d’un moment important de ma vie, me posait. Elles arrivaient selon certes un cheminement personnel, mais il me faut aussi penser que la nécessité intime qui me les inspirait, se conjuguait avec une autre, plus objective pourrait-on dire, plus collective, et qui s’inscrit de plus en plus nettement dans notre actualité : je veux parler de la guerre, qui, certes, n’a jamais cessé de par le monde depuis celle que nous n’avons tout de même pas oser appeler « la dernière », et qui, par-delà la banalisation des images, réapparaît aujourd’hui dans sa réalité tragiquement concrète.

    Alors qu’en témoignent de plus en plus nombreux ces réfugiés qui ont le visage de ceux que nous avons vus il y a plus de 70 ans et qui étaient nos compatriotes chassés par les massacres, les massacres eux-mêmes nous reviennent, imprévisibles et pourtant attendus ; et avec eux cette peur insidieuse qui nourrit déjà le repli et la haine quand le courage et la solidarité ne l’emportent pas sur les démons rameutés !

    Je dois donc penser que les prémisses de cette situation auront pu me pousser à solliciter ma mémoire comme si, l’interrogeant, je pouvais en espérer quelque réponse, ainsi qu’il arrive parfois spontanément, lorsque le présent nous revient du passé sous la forme incertaine d’un sentiment de « déjà vu ». Par delà l’information si pléthorique et indigente qui nous inonde aujourd’hui, il me fallait descendre dans le Mal attaché à la guerre, comme dans un puits, désuet mais toujours là. Il me fallait aller jusqu’à la petite nappe circulaire qui brille au fond et, l’ayant pourtant si longtemps perdue de vue, m’apercevoir que je pouvais la reconnaître. Ne devais-je pas parler de toute guerre, comme si, au fond de son absurdité, quelque sens caché pouvait lui être donné, tel que l’homme, non seulement agressé mais bafoué, s’y retrouve ? Et faire que sa dénonciation pourtant ne nous emporte pas avec elle dans le rejet, quand, au contraire, nous accolant aux victimes, il nous revient de suivre leur trace en nous pour nous lancer et nous relancer sur la voie de l’humanité, si souvent déjà piétinée dans la fausse paix de nos chaumières. Peut-être enfin, comme l’ont fait tant de poètes depuis Homère au moins, ne nous reste-t-il qu’à chanter ce qui devra subsister de l’homme sur ses propres ruines !

    Il me fallait donc, au titre de cette nécessité objective, non seulement éclairer le présent par le passé, mais le passé lui-même par ce qui, dans notre aujourd’hui, se situe du côté de ce que le politologue Pierre Hassner (dans son dernier livre « La revanche des passions »*) appelle « le brouillage des repères ».

    Car ce « brouillage des repères », ne l’avais-je pas connu, lorsqu’à la fin de la guerre les attaques monstrueuses qui avaient directement visé l’humanité de l’homme nous furent révélées ?

    La parole des femmes déportées à Ravensbrück et qui, alors que j’étais en classe de seconde, étaient venues témoigner de l’enfer, n’avait-elle pas donné à l’horreur plus immédiate et, si l’on peut dire, plus naïve, que j’avais connue, l’allure d’un cauchemar prémonitoire réalisé ? De sorte qu’après les « camps de la mort », mon pauvre Jeune homme déchiqueté sous mes yeux, devenait déjà, dans mon souvenir encore brûlant, la porte ouverte sur un abîme. Et faut-il y rajouter la solution radicale et faussement propre qui devait faire – « pour en finir » comme on a dit – de Hiroshima et de Nagasaki, des tombeaux où enfermer la vie à jamais ?

    Quelle mémoire saurait donc s’emparer de l’extrême sous l’aspect particulier de cette rupture des lignes et des repères, tout en nous permettant de ne pas sombrer dans l’abîme où se perdent nos images et nos idées ? Ou, pour le dire autrement, quelle mémoire nous aiderait à nous approcher de l’informe tel que l’oubli lui-même – où rôde l’angoisse – nous le désigne en creux ?

    Je n’avais pas tout à fait conscience, au moment de l’écriture, que ces questions me taraudaient. Mais, après coup, et avant de vous dire ce que j’attends d’une certaine mémoire revisitée, quand cela est possible, par la poésie, il m’a semblé que nous devions nous rattacher au présent, l’évocation du passé n’étant qu’une manière de nous l’approprier « en connaissance de cause ».

    Je donne donc ici la parole à Marie-Christine, pour que – par un premier détour du chemin que nous allons suivre – elle vous dise un extrait du poème que j’ai écrit après les attentats de janvier, et qui a été publié par Philippe Tancelin dans le collectif des Poètes des cinq continents intitulé Effraction **.

    _

    Une vérité pauvre

    Une vérité pauvre est entrée dans la pierre
    le front dur
    quelle fleur d’avant toute chair
    le temps fut à la peine
    il y avait de l’homme
    dans les volcans
    le feu creusait
    c’était un commencement
    les espaces n’en finissaient pas de crier
    quelqu’un a dit
    rien ne peut se prévaloir
    de porter la lumière
    la vérité est une ombre.

    Le corps de l’homme fut ainsi trouvé
    c’était un matin
    quelqu’un arrive
    le temps de voir trouée la pierre
    quelle tendresse à jamais démentie
    l’enfant blessé
    chaque fois le monde allait droit devant lui
    portant sa nuit
    une vérité pauvre est entrée dans l’homme.

    Nous regardons l’intérieur de la tête
    après cet éclatement
    la pierre bleue rougeoyante
    de ce petit soleil
    le matin où cela s’est fait
    quelle naissance
    le monde allait droit devant lui.

    Il n’y a rien à dire de la mort
    une fois qu’elle s’est montrée
    le temps est revenu à sa source
    nous marchons dans l’absence
    une vérité pauvre
    les mains de ce malheur
    sont vides
    on dirait de la pierre
    on dirait de l’homme.

    La vérité pauvre s’est avancée
    l’enfant à la blessure déjà trop grande
    pierre déjà trouée
    est-il un homme qui sache où est
    ce qui est
    quel arbre planté dans l’être
    la petite vérité tremblante
    feuillage du sang
    y-a-t-il quelqu’un sous la fontaine
    sous le cœur blanc de l’homme
    sous toi.

    Nous voudrions dire toi à l’homme qui tue
    mais le mot se referme sur le malheur
    chaque fois dans sa cruauté
    l’enfant
    nous ne savons plus si l’homme
    au front dur
    peut être aimé
    nous ne savons plus si la pierre
    soutient la vérité tendre
    quelle vie suspendue
    souffle
    le pauvre petit vent
    le roi est nu.

    C’est un jour creusé dans le jour
    il y a ce trou
    nous marchons dans ce trou de lumière noire
    où personne et rien se rencontrent
    front contre front
    chaque fois dans sa cruauté l’homme
    une vérité sans yeux
    le corps troué
    l’enfant a failli naître
    le saviez-vous
    il allait sans savoir où
    le pauvre petit vent de vérité.

    Une vérité pauvre nous a fait hommes
    nous a fait lever la tête
    nous a poussés dans le désert d’étoiles
    il neigeait
    c’était Dieu qui tombait doucement
    sur la plaie de notre front
    quand la pierre
    flamba
    quelle misère pour un jour comme les autres
    pour vivre
    le temps était au beau
    mais la beauté ne suffit pas
    il y a eu ce froid autour de l’os
    je suis cette matière du monde.

    Mais l’enfant prend le visage adouci
    d’une pensée
    après la peur
    il vient à la bouche de l’homme
    qui dit l’incertitude chantonnante
    le respect des espérances
    le goût de l’herbe
    la parole éperdue de l’étranger
    nous ne voulons pas de la haine.

    Une vérité pauvre est arrivée du fond du désastre
    une fleur
    les hommes voudraient fleurir
    après cette pluie de sang
    nous les saluons dans le souvenir
    le jardin de ces corps
    la terre se tait
    mais ce qui crie au loin crie dans la nuit des pierres
    la folie se durcit au fond de la chair
    il y a un monde qui se perd
    notre mort
    nul ne peut se prévaloir
    de porter la lumière
    la vérité est une ombre.

    _

    II

    J’en viens donc à parler d’une mémoire qui ne sera pas celle dont j’avais hérité moi-même – comme vous tous – à l’époque où, comme et avec le Jeune homme, j’ai rencontré la guerre.

    C’était d’une part, cette mémoire pour ainsi dire officielle, rattachée à l’histoire, cette mémoire scolarisée et institutionnalisée dans laquelle se perdent les émotions. C’était aussi, comme pour vous sans doute, quelques rescapés de la  « dernière » qui franchissaient la ligne abstraite de l’Histoire, pour tenter de se faire entendre, ou bien qui se taisaient, prisonniers de la légende qui les projetait trop loin ou trop haut. La guerre d’ « avant » se cachait sous le marbre des tombeaux, et les décorations au lustre enfantin. Quant à moi je n’avais pas ce dont nous disposons aujourd’hui : la guerre « en vrai » sur des écrans, avec la couleur du sang et le bruit des armes, comme si nous y étions. Avons-nous encore besoin de la mémoire, je vous le demande, quand cette hyper réalité nous est offerte sur des plateaux qui font en effet de notre perception, l’étendue plate d’une surface quelque peu aride qui pourrait être tout aussi bien celle d’un désert ? Car, d’une mémoire plus ou moins bétonnée par la raison à cette connaissance directe de son objet débordant : la guerre, qu’apprenons-nous de l’Homme, de son malheur, de son espoir, de cette cause impossible pour laquelle il se bat contre des ombres ?

    Disons-le d’un mot : l’accumulation des faits et des images nous empêche de penser et la pensée elle-même, plus tournée vers l’explication que vers le partage du vécu, nous coupe d’une réalité qui nous semble étrangère, alors qu’elle fait partie de notre vie. C’est qu’en effet la violence – la vieille hubris des anciens grecs – nous est connue. Nous l’avons rencontrée un jour ou l’autre. Notre mémoire s’en est saisie, puis elle s’en est écartée. Et s’il en reste quelque chose qui, du fond de l’oubli et par-delà, nous parle et nous apprend, c’est au prix d’un travail bien différent de celui qu’on appelle aujourd’hui un peu vite « travail du deuil », et qui, plus proche à cet égard du cheminement que permet une cure psychanalytique, s’ordonne chez l’homme, depuis au moins le Grotte de Lascaux, selon les lois obscures qui commandent le vaste champ de l’expression.

    Dans une époque comme la nôtre, tournée vers l’efficacité plus ou moins immédiate, la démarche que je veux évoquer ici s’inscrit dans la durée et, d’une certaine façon, la contemplation. Mais loin de condamner l’action, elle la prépare, si cela est nécessaire, car l’homme ne peut lutter contre ses propres monstres en se contentant de les visualiser hors de lui-même. Il lui faut les rencontrer en lui

    où ils rôdent depuis le commencement du monde, dit-on, et en tous cas depuis l’enfance ; et pourtant cette cohabitation cachée ne lui parle qu’à mots couverts et le peu qu’il en entend semble lui échapper comme d’ailleurs, épreuve après épreuve, sa propre vie rendue chaque jour au matin retrouvé de sa fraîcheur. Mais l’eau qui dort n’est innocente que par défaut ; l’arrachement de la source et l’obscurcissement des eaux mêlées par le courant se tiennent à l’abri de la surface, comme à celui de la conscience, la peur de la souffrance et la souffrance elle-même, sans parler des désirs sombres qui s’y mélangent. De ce point de vue, la mémoire qui m’a servi à écrire, 70 ans après les faits, Le jeune homme et la guerre, n’est pas tant une mémoire apaisée qu’une mémoire, qui, comme Montaigne, sait surtout qu’elle ne sait pas, et qui, de ce non savoir, tire pourtant ce que Sophocle appelait une « timide espérance ».

    Entre le non-savoir et la timide espérance, ainsi va le poète au devant de ce qu’il écrit. Ainsi allais-je au devant de ce Lac Majeur aux apparitions ambigües. Entre l’ombre et les lueurs d’un jour encore indécis, pouvais-je, comme l’enfant perdu dans la forêt, retrouver ce chemin de l’informe à la forme que les mots d’une chanson fredonnée tracent dans la nuit ? S’il s’agit bien, en particulier dans la guerre, d’une sorte d’absence projetée sur soi par une armée de fantômes, que faire, sinon leur parler – comme d’ailleurs tout aussi bien aux souvenirs que nous en gardons – dans une langue dont les mots eux-mêmes seraient des ombres, qui, de l’intérieur, doucement s’éclairent ?

    J’en viens donc à l’évocation de ce parcours.

    La scène de guerre que je rapporte dans Le jeune homme et la guerre remonte à l’année 1944 et se situe en Normandie peu après le Débarquement des Alliés, alors que j’ai 14 ans. L’événement – en lui-même banal – ne m’a véritablement rejoint dans sa violence que 6 ans après la guerre, alors qu’une paralysie d’origine psychosomatique m’immobilisait temporairement au niveau d’un bras, laissant derrière elle et pour plusieurs années crises d’angoisse et insomnies. Ces stigmates une fois disparus, l’affaire – si je puis dire – s’est trouvée classée et les suites positives du traumatisme se sont clairement manifestées dans une orientation professionnelle qui m’a conduit à m’occuper de la souffrance psychique des autres. La psychanalyse – qui n’a pas d’abord joué un rôle direct dans ma guérison – est devenue, après la psychopédagogie, la pratique réparatrice de ma vie, sans que pour autant la blessure qui l’avait autrefois si profondément marquée ait trouvé le lieu d’un souvenir suffisant, tel que celui que je lui offre aujourd’hui dans Le jeune homme et la guerre.

    Il faut ainsi penser que le chemin de la mémoire s’est fait au-delà même de la résolution du symptôme qui témoignait du traumatisme, et que ce parcours avait sa nécessité. Sans doute n’est-il pas inutile d’en marquer les dernières étapes.

    Après diverses publications liées à mon métier ou à ces moments d’école buissonnière qu’offre la poésie, il a fallu en 2008 que je revienne, toutes affaires cessantes, sur le fameux crime qui avait retenu mon attention dans les années 56 et qui continuait de me hanter parce qu’il avait été commis par un prêtre. Je veux parler du « Double crime de l’abbé Desnoyer, curé d’Uruffe ». L’horreur de cette histoire – que j’ai alors racontée dans un livre qui s’efforce, par la poésie, d’en approcher la dimension cachée – trouvait en moi un écho particulier. Ce n’est pas le lieu d’y revenir. Mais le double meurtre, surtout celui de l’enfant, arraché au ventre de sa mère par la main qui en même temps le bénit, retrouvait en moi une place qu’il y occupait depuis toujours, comme une sorte de mythe originaire.

    A quelque temps de là, dans une journée d’études consacrée à « l’Intime », s’est imposée tout à coup la scène de guerre sur laquelle je reviens aujourd’hui. Alors en effet que, pour développer mon idée de l’intimité, j’essaie de cerner ce qui restait de moi sous le mitraillage et le bombardement que j’essuyais en ce temps-là, il me semble retrouver ce « brouillage des repères » dont nous parlons aujourd’hui. Il se peut que le « Je est un autre » de Rimbaud prenne ici tout son sens. N’étais-je pas alors comme une presqu’île plus ou moins arrachée à sa base, et qui, l’emportant ailleurs, au large, devenait au loin, ou redevenait peut-être, l’îlot perdu que j’avais été ou que je suis ?

    C’est bien en tout cas à la suite de cette évocation que je me suis mis à écrire  Le jeune homme et la guerre. Il se situe donc en juillet 1944, alors que les troupes alliées soutiennent leur Débarquement difficile par des actions aériennes sur tout l’arrière-pays. Je m’y trouve parmi quelques hommes qui transportent du foin sur une petite route de campagne où progressent un peu plus loin quelques chars allemands. Un jeune homme est là que je ne connais pas ou si peu. Alors que plusieurs avions à double fuselage (les fameux ligthning) nous attaquent, il tombe devant moi et pour ainsi dire en moi, comme s’il s’y écroulait pour longtemps, je peux le dire aujourd’hui, quand la mesure de ce temps, après tant d’années, est enfin devenue possible. Elle renvoie à ce qui ce jour là nous dépassait tous, non seulement le jeune homme et moi, mais son père et le mien, et tous ces gens errants entre les balles et les bombes et bientôt les obus. Il m’arrive aujourd’hui enfin de pouvoir donner à cette présence, qui traverse la mort et ma vie déjà longue, le nom que son développement, à partir de ce jour-là, me permet à présent de lui donner : la Voix.

    La Voix occupe ainsi dans le poème la place qui revient au Jeune homme par le double courant de sa vie et de sa mort, l’un et l’autre se rejoignant dans mon souvenir, ainsi qu’il arrive lorsque la pensée d’un être perdu nous le restitue dans cette étrange totalité d’une présence retrouvée. Ne dirait-on pas que le temps qui fut le sien forme aujourd’hui devant nous et autour de nous le cercle lumineux ou sonore d’une sorte d’aura qui remplit d’une bien étrange continuité le vide laissé par la discontinuité de son passage ?

    Ainsi donc cette Voix que j’entends depuis ce jour lointain et qui se confond aujourd’hui avec la mienne ne fait sans doute que dire la présence mémorielle de ce que j’appelle pourtant l’« immémorable ». Dans la mesure où la réalité dont il s’agit n’apparaît qu’au-delà de la représentation que je peux m’en faire – là où les émotions se cachent encore dans les cryptes de ma vie – n’est-ce pas à une vibration, à une inflexion de la matière ainsi transcendée par le souffle qu’il revient d’en restituer l’écho ? Mais vous avez compris que j’en appelle à la Poésie.

    Mon Jeune homme et la guerre  – en tant que texte littéraire – n’arrive ainsi qu’en suivant ce même chemin de nécessité qui me paraît être celui de la mémoire. Il s’agit en effet comme d’en finir avec la conservation d’un secret et, tout en même temps, d’en préserver le caractère nécessairement incommunicable. Or il y a là un paradoxe, qui sans doute peut rendre compte du temps qu’il m’a fallu pour atteindre ce but : restituer une vérité de l’événement dans son rapport complexe avec l’intériorité de ceux qui le vivent et de ceux – dont vous êtes – qui par la suite vont le connaître à leur tour.

    Mais ce paradoxe ne concerne-t-il pas toute mémoire, dès lors qu’elle a pour objet une expérience difficile ? Ne lui faut-il pas en effet tout à la fois en lever le secret et en transmettre l’opacité ? Car l’image qu’elle laisse en nous est inséparable du voile qui la recouvre. Ce voile fait partie de sa réalité la plus parlante qui est pourtant son indicible.

    C’est aussi le cas – faut-il le rappeler ? – d’un traumatisme comme celui que laisse derrière lui le viol. La guérison – si tant est que le mot puisse convenir – y provient moins à proprement parler d’une extraction du mal que de sa lente assimilation. Car, qu’on le veuille ou non, il faut bien faire sien ce qui, venu d’ailleurs et sous la figure violente de l’étranger (y compris dans l’ambigüité de l’inceste), entame et désorganise sa propre intimité. La mémoire du traumatisme ne peut donc que se construire dans le temps et selon ce double mouvement qui permet d’exprimer le mal sans pour autant l’exclure. Car le mal est entré en soi et il en fait partie. C’est ce à quoi s’applique d’une certaine façon la mémoire en n’éclairant le drame qu’à travers le voile qui n’en est pas seulement la mise à distance, mais la marque de son reflet dans le miroir filtrant de la conscience. Et l’on sait à quel point ce travail difficile peut amener la victime, sinon à pardonner à son agresseur, du moins à s’accuser elle-même de sa propre passivité, alors qu’il s’agit pour elle en effet d’intégrer le drame non seulement comme un moment de son histoire mais comme « le soi d’après » qui ne sera plus jamais « celui d’avant ». Qu’une forme d’accueil – longtemps inacceptable et indicible – doive ainsi pourtant s’opérer s’impose peu à peu à la mémoire ainsi que, dans un autre champ du malheur, certains déportés survivants ont pu en témoigner. Il reste qu’un tel accueil ne peut que s’appuyer sur la capacité de la mémoire à se détacher de l’étroite représentation de son objet au profit de l’expérience infiniment plus large du sujet. Si bien que la mémoire n’est évidemment plus ici celle de l’historien.

    C’est une mémoire qui ne peut que s’éloigner du fait qu’elle rapporte pour mieux en transmettre la réalité débordante. Il lui faut, pour tout montrer, cacher d’une certaine façon une partie de ce qu’elle montre. Car au-delà de l’acte traumatique et de son agent, il y a le lien d’étrangeté étrangement familière qui lie la victime à l’être hybride qui vient à l’habiter, le ramenant à cette hésitation lointaine de l’enfant entre soi et l’autre. Il s’opère là quelque chose qu’on peut même rapprocher de ce dont parle Montaigne à propos de l’amitié : un mélange dont les composants nous échappent. La mémoire de tels mélanges ne peut que s’exprimer à travers des photos voilées. S’agissant ainsi de la guerre que j’ai vécue et de la mort de ce jeune homme si près de la mienne, n’ai-je pas longtemps voulu en garder secrètement la trace, comme si c’était une blessure de guerre non seulement irréparable, mais si précieuse qu’elle serait bien capable de me sauver ?

    J’avais donc de bonnes raisons pour me paralyser à l’âge de 20 ans et, bien au-delà, jusque dans une partie de mon écriture. Et ne fallait-il pas aussi que tout ce temps donne à ma mémoire la liberté de se voiler, non pas tant par l’effet éventuel de son usure que par la volonté de mon œil résolument plus proche de celui d’un peintre impressionniste que de celui d’un observateur obstinément objectif ?

    Je tenais aussi à aborder cette question de l’immémorable dans la mémoire du traumatisme pour resituer le fameux « devoir de mémoire » au-delà des monuments et des cérémonies qu’à juste titre il inspire. Au-delà même de ces réparations psychiques, sollicitées à grand bruit et dans la hâte, dans le cadre de ce qu’on appelle « les cellules de crise ». La mémoire, comme l’a montré, Paul Ricœur, ne saurait se passer de l’oubli. Mais quel oubli ? Il me semble que, si nous avons un culte à rendre à l’immémorable, c’est d’apprendre à nous retrouver dans notre propre absence à nous-mêmes et au monde, et nous y tenir un instant au moins, comme devant « un autre monde ». Sortir de la mémoire ordonnée, par la rêverie dont parlait si bien Bachelard. Se laisser absorber comme devant la tombe d’un être cher, sachant que cette voix qui parle en soi comme en chacun ne nous appartient pas entièrement. Qui dirait que dans l’amour même il n’en est pas ainsi ? Dans le souvenir de l’amour il y a aussi un immémorable et il concerne sans doute ce qui est passé en nous pour toujours de l’étranger – ou de l’étrangèreté qui qualifie aussi l’être aimé. Il est difficile de comparer « la chose » à laquelle est associé le traumatisme et la présence désirée de celui ou de celle que nous aimons, mais c’est pourtant à rapprocher les contraires que nous pouvons comprendre non seulement ce qu’il est convenu d’appeler « les crimes passionnels » mais l’inévitable ambiguïté de cette opération digne de l’alchimie qui consiste à laisser se développer en soi à la fois l’espace libéré – et donc plus ou moins vide – d’un accueil, et cette matière ajoutée, venue le combler, aux dépens sinon de notre identité, du moins de ce que nous pensions être notre unité de vieil enfant. La mort nous paraît sans doute plus étrangère que l’amour en raison de son irréversibilité. Mais l’immémorable de l’amour – ce qui, au-delà de l’Histoire, s’est ajouté à nous- comme peut-être aussi bien dans la grossesse d’une femme et pour longtemps l’enfant à naître – cela dans notre vie la plus intime est irréversible aussi.

    L’irréversible et l’immémorable vont ensemble. Il n’y a sans doute que la musique et la poésie pour s’en occuper sérieusement. Ceux qui s’aiment et ceux qui pleurent la perte d’un être aimé le savent bien : loin des discours qui structurent une mémoire plus ou moins associée à la raison historique, le mystère de la vie avec sa mort est célébré dans des évocations et des invocations passagères mais insistantes qui sont celles des prières volées à une foi chancelante. Il vaut peut-être mieux que la foi ne s’arroge pas plus que la mémoire un pouvoir de résurrection. Des souvenirs en forme de nuages traversent le ciel et ce sont des visages dont le dessin s’estompe, non sans qu’à l’intérieur de nous leurs formes changeantes soient aussi des forces qui nous aident.

    J’en suis arrivé à ces formes improbables parce qu’elles viennent s’inscrire aujourd’hui dans un contexte où la réalité de l’informe s’est largement imposée. Que la mélancolie de l’homme postmoderne soit liée, comme l’a suggéré Christian David dans son dernier livre : «  Le mélancolique sans mélancolie » (Ed. de l’Olivier) à des expériences « inaccessibles à la stricte représentation », n’est-ce pas ce dont témoigne à sa façon l’Art Contemporain ? Or l’émergence de l’informe qui trouve aussi bien sa place dans la Science, aujourd’hui poussée hors de ses limites jusqu’aux fameux « trous noirs », n’est-elle pas tout autant liée à la Guerre et aux abîmes nouveaux qui s’y révèlent ?

    Au-delà en effet du drame, somme toute classique, qui m’a inspiré Le jeune homme et la guerre, au-delà même des gouffres qu’ont ouvert en nous les « camps de la mort », et, sous l’aspect d’une fausse solution ponctuelle sinon « finale », LA bombe atomique, l’ordinaire du terrorisme nous introduit aujourd’hui dans une dérégulation de la violence qui, devenue indéfinie et diffuse, ne fait que renforcer notre fuyante représentation du monde et de son histoire.

    Car ces violences, qui toutes, à des degrés divers, produisent le « brouillage des repères », s’attaquent non seulement au corps de l’Homme, mais à la forme spirituelle de son visage – je parle ici de l’image que prend son identité – réduit à l’état quantitatif de chose parmi les choses. L’informe est projeté sur l’Homme, dans l’Homme, et la mémoire de cet informe échappe intrinsèquement à l’Histoire. Elle ne relève plus tant de la restitution des faits que de la lente assimilation, trouble et toujours inachevée, du viol qu’a subi notre Humanité. Marguerite Duras et Alain Resnais l’ont bien compris, lorsqu’ils ont écrit et réalisé « Hiroshima mon amour ».

    Nous sommes loin de la Normandie où la guerre conventionnelle – comme on dit – se contentait de tuer dans une sauvagerie pour ainsi dire « conforme ». La mort de l’individu ou d’une population désignée ne suffit plus. Ce qui est désormais visé se situe en-deçà même de l’homme, la où sa culture et sa nature se confondent dans le principe même du phénomène vivant. Nous avons changé, non seulement d’échelle, mais de niveau. Et pourtant, ce Jeune homme qui est devenu « mon » Jeune homme, c’est-à dire en moi cette voix presque sans corps dont la poésie n’est que l’écho, n’est-ce pas tout aussi bien ce qui, dans le souvenir, ne se laisse apercevoir qu’au bout du bout des formes, comme à l’horizon introuvable de notre univers ?

    Il nous faut donc apprendre à vivre avec la peur de l’informe, et, sans doute nous en saisir au-delà même de notre capacité à nous le représenter. C’est bien là où il nous revient de rendre à la mémoire cette part d’ « immémorable » qui est la véritable part de notre humanité dans son histoire ; nous familiariser avec l’étrangeté de ce qui, au fond même de l’oubli, n’est pas «  le néant vaste et noir », mais une autre lumière, qui ne brille, comme l’amour, que du désir informe d’une longue attente.

    Dans le silence brouillé de cet informe, entre les mots et les souvenirs, et selon ces « créations » que secrètent dans la diversité de leurs langages nos multiples intimités, c’est, au sens le plus large du mot, la Poésie qui nous conduit au seuil et parfois au cœur de l’ « immémorable ». C’est elle – cette Poésie explicite mais aussi implicite dont vous avez compris qu’elle désigne un champ d’expression presqu’illimité – qui nous aide à retrouver ce qu’on pourrait appeler – comme on le fait pour un homme ou pour un arbre – « l’âme de la mémoire ».

    Et si je devais ajouter un mot, pour relier ma réflexion aux évènements que nous venons de vivre, je dirais que notre force de résistance morale sera sans doute à la mesure de notre capacité à rester libres vis-à-vis des images qui nous assaillent, à les prolonger au-delà de la réalité qu’elles représentent, au-delà même de ce qui nous semble nous représenter à nous-mêmes comme des formes fermées, alors que la mort en signe à tout instant la nécessaire ouverture, et je pense, disant cela, au poète Rainer Maria Rilke, lorsqu’il écrit dans la première de ses Elégies :

    « Jette hors de tes bras le vide vers l’espace que nous respirons ; les oiseaux peut-être sentent l’air plus vaste d’un vol plus intime ».

    Telle est la modeste ambition de ce Jeune homme et la guerre, dont je remercie Sophie-Aude Picon et Philippe Tancelin, d’avoir accepté de nous lire quelques pages, et, en attendant, c’est vous tous aussi que je remercie, non seulement pour votre présence, mais pour votre patience et votre bienveillante attention.

    Jean-Pierre Bigeault
    Psychanalyste, poète…
    6/12/15

    * HASSNER Pierre, La revanche des passions – Métamorphoses de la violence et crise du politique, Paris, Fayard, octobre 2015.

    ** Sous la direction de Philippe Tancelin et Bela Velten, Effraction 1 – Fragments, lambeaux, Paris, L’Harmattan, Collectif de poètes des cinq continents, 2015.

LE JEUNE HOMME ET LA GUERRE – ARTICLE DE PHILIPPE TANCELIN

  • En lecture du livre de Jean-Pierre Bigeault

    « Le Jeune homme et la guerre »

    Puisque m’est ici donnée l’occasion de prononcer quelques mots à propos du livre de Jean-Pierre Bigeault, ce sera d’une part pour dire ma très vive sensibilité aux si belles pages qu’il a pu écrire, et d’autre part le remercier d’avoir choisi la collection « Témoignages poétiques » pour cette publication.

    En effet comme vous pourrez le constater à l’écoute des fragments qui vont être lus, ce texte témoigne de ce que peut être une écriture poétique au service de la mémoire et comment une telle écriture rend à l’écart, à la distance entre les faits historiques, cette part de vision que la plupart des récits occultent dans leur transmission sélective.

    Ainsi à partir d’une histoire d’homme nous voyons et entendons l’histoire d’une saison, l’histoire d’une voix et d’un arbre comme autant de fragments d’une mémoire future d’où l’Être surgit plus brûlant que tous les feux, plus haut que les lumières éclatantes d’un sens déterminant de l’histoire.

    C’est d’abord un enfant confronté à la guerre des autres, la guerre des grands qui jouent dans la cour des horreurs. C’est une conversation de la mémoire et du souvenir, cette relation qu’ils entretiennent entre une connaissance antérieure et le toujours présent à l’esprit.

    Ainsi peut-on réfléchir à partir du texte de Jean-Pierre sur le fait que ce n’est pas tant la mémoire, cette connaissance antérieure de l’explosion du corps d’un jeune homme sous les bombes qui frappe l’histoire humaine dans ses abîmes, mais ce qui depuis cette explosion surgit comme Être pour le témoin enfant Jean-Pierre Bigeault.

    Dans ce corps éclaté, émietté éparpillé par l’explosion, simultanément à sa fragmentation, s’informe et s’instruit la verticalité de l’être étouffé, con-tendu par l’uniforme du soldat.

    C’est une verticalité éclatante, lumineuse au sens propre et figuré qui transmet à l’enfant-témoin son message, non pas de paix mais de lutte contre la guerre.

    Cette lutte s’énonce poétiquement à travers la rêverie pour une enfance et un arbre : l’enfance… source puissante de tous les étonnements aussi bien devant le terrorisant que devant le félicitant… l’arbre debout entre les branches duquel l’enfance se réfugie et abrite sa verticalité naissante.

    Entre l’enfance et l’arbre, monte une voix, la voix des disparus de toujours, une voix qui, elle, paraît sans cesse. C’est la voix de la présence, cette voix qu’on entend quand rien ne parle, qui ne connaît pas l’oubli, voix poétique de l’être en devenir sans fin dans le silence, depuis les terminaisons de la parole.

    Cette voix est déstabilisante, elle s’écrit contre les codes des devoirs de mémoire, contre l’arrestation de la langue par la police de cette composition qu’on nous impose de l’histoire en durées continues qui recouvrent la chair sensible du fragment lorsqu’il est investi par le témoin.

    C’est la voix de Jean-Pierre Bigeault dans ses résonances entre hier et aujourd’hui, en cette période que nous traversons, période déclarée « de guerre » non pour conjurer la guerre mais hélas la convier au banquet des armes.

    La mémoire nous fait bien entendre que « l’histoire ne se répète pas » comme écrivait un certain, mais bégaye et c’est dans ce bégaiement que se prononce et s’écrit le sens d’une histoire autre, histoire intervallaire, l’histoire de cet intervalle entre une enfance et son arbre.

    Philippe Tancelin
    prononcé à l’occasion de la signature conférence de J.-P. Bigeault
    le 6/12/2015

100 poèmes donnés au vent

Editions L'Harmattan - 2014

EN REGARDANT LA MER

En regardant la mer

**

Loin devant et peut-être déjà derrière
Ce qui est encore soi te fait signe
Un seul visage de sable et d’eau
Te porte jusqu’à la mer.

Un seul visage à marée basse
Et ce ciel sur le grand lit
De sable et d’eau
En appelle à la nuit des vagues.

Autrefois déjà l’enfant tiré par le soleil
S’en allait ébloui dans le déferlement
Du temps aux flammes d’écume
Et la nuit l’attirait aussi.

Un seul visage lui parlait au cœur de l’eau
Et ainsi la vie te dit encore cette retombée
De la courbe où l’amour même se défait
De son poids pour n’être plus que souvenir.

Trace que tes amis dessinent
Sur le grand visage de sable et d’eau
Pour les guider loin d’ici
Jusqu’au lieu vibrant de la paix.

Loin devant et peut-être derrière
Ce qui est encore toi nous fait signe
Est-ce toi est-ce nous qu’un seul visage
De sable et d’eau porte jusqu’à la mer.

Il y avait ainsi après l’ascension de ce soi
Qui à la fin n’était plus que lumière
Au sommet de la vague
Un repos.

Loin devant et peut-être déjà derrière
Ce qui faisait signe
S’étendait sous la forme d’un grand visage
Devant la mer
Et attendant son retour se creusait
Dans son sable
Pour que l’eau s’y endorme
Dans sa nuit d’eau
Et sa montagne d’étoiles.

 

**

 

J.-P. Bigeault, Août 2013

CENT POÈMES + UN et quelques mots encore pour Christian David

  • J’ai souhaité dire quelques mots autour des poèmes qui vont vous être lus à présent par Sophie-Aude et sont à la fois cent et cent + un, le dernier ayant un statut particulier, puisqu’il échappe à l’ensemble des autres.

    Je les ai écrits pour notre ami Christian David qui s’est lui-même échappé de notre monde le 2 octobre 2013. Je les lui ai envoyés alors que sa maladie avait pris le tour irréversible qu’il connaissait. Le 101ème, confié à sa compagne Bernadette pour lui être lu avant sa mort, lui a été redit par mon épouse au cimetière de Saint-Cloud, le jour ensoleillé de ses obsèques.

    Christian David, philosophe, médecin, psychanalyste, peintre et poète, était un homme des Lumières et un homme lumineux. Mais il aimait la discrétion de l’ombre. Il s’échappait par des trous qu’on voit dans la lumière, si on la regarde de l’intérieur. Sachant que ce qui nous échappe dans la vie n’est qu’un avant-goût de ce qui nous échappe dans la mort, il souriait de ceux qui ont pour ambition de s’emparer du monde, y compris du monde de la vie psychique dont il pensait, comme Freud, que nos grands écrivains l’avaient approché avec plus de finesse que bien des spécialistes. A ces vains conquérants il préférait les poètes.

    La poésie cherche son chemin entre la force qu’offrent les mots et leur fragilité d’êtres de passage, de funambules bel et bien confrontés au vide au-dessus duquel ils avancent et tout autant reculent. La poésie ressemble beaucoup à l’homme. Elle lui montre son destin, non pas seulement dans le livre qu’elle ouvre à son intention, mais directement en lui, dans son corps et son âme mêlés et même entièrement pris dans la nature et la culture, terre, mer et ciel, et coeur compris. Les tâtonnements savants du psychosomaticien qu’aura été Christian David rejoignent à cet égard ceux du poète. Aussi bien la poésie n’est-elle pas un grenier où les enfants se retrouvent avec tout ce que les parents y ont renvoyé comme dans un cimetière suspendu et où, reformant une totalité de cette dissémination constellante, ils se refont un corps à la mesure de l’histoire ? Mes pauvres cent poèmes ne pouvaient refaire le corps de mon ami, mais ils l’aideraient peut-être à se retirer dans ce grenier d’enfance où le corps et l’esprit se rejoignent pour se construire ensemble une échappée -une échappée qui prenne le relais musical de l’histoire bientôt refermée.

    C’est aussi bien le sens de ce rajout du 101ème poème qu’il faut voir tout autant comme un retrait et qui symbolise le détachement de l’un par rapport au multiple, mais sait-on jamais ce qu’il en est de l’appartenance vis à vis du décrochage, ce que, pour parler d’un homme banni de sa patrie -ou de sa communauté comme Spinoza- on appelle « l’exil » ? Prépare-t-on l’exilé à l’exil, et se prépare-t-on soi-même à perdre un ami en chantant par avance ce qui déjà se dessine et que Christian David lui-même dans un de ses textes appelle « l’informe » ? Et peut-on chanter cela, cela précisément qu’à ne pouvoir nous le représenter nous ressentons jusque dans notre corps non pas seulement comme le silence mais le vide, le rien qu’aucune poussière ne matérialise sur quelque lune que ce soit et à laquelle nous pourrions nous raccrocher ? C’est pourtant ce que nous faisions – du temps où il était encore en vie- de nous chanter ces passages de la forme à l’informe et ces retours encore possibles de l’informe à la forme dont la poésie entre nous reprenait à sa façon les va et vient entre l’inconscient et le conscient qui étaient le lot commun de nos pratiques. Les limites de nos expériences et leur franchissement parfois hasardeux nous étaient d’ailleurs à cet égard aussi nécessaires que ceux de l’art vécu au quotidien par les pauvres humains qui s’y mesurent. Car quelle créativité -fut-ce précisément celle de la psychanalyse- peut s’affranchir du risque de la vie et du côtoiement avec la mort qu’il implique jusque dans la constitution du désir ? Dans quel au-delà l’objet perdu de l’art peut-il ainsi être retrouvé ? Spinoziste, Christian David s’en tenait aux ressources de la nature et de la matière dont à ses yeux la complexité suffisait pour que notre modestie d’aventuriers en humanité nous dispense de nous prendre, comme cela se voit, pour de nouveaux prêtres. L’homme, rien que l’homme, et le psychanalyste logé à la même enseigne hors des consécrations illusoires, conduisait sa vie. A l’heure d’accomplir son destin, Christian David a choisi la mort, dès lors que sa nécessité s’imposait. Stoïque assurément, cette position relevait aussi d’une esthétique au sens noble de l’accomplissement du geste, tel que Rilke peut l’évoquer pour sa retenue, dans sa Deuxième Elégie centrée sur les amants. Ainsi le mourir comme l’aimer peut-il relever d’une sorte d’accueil qui associe le désir et la soumission dans un effleurement de l’altérité alors absolue de l’autre en son étrangeté, ou comme le dit Christian David dans son dernier article « le corps (est un) étranger » son « étrangereté ».

    Mais cette volonté, cette dernière volonté comme on dit, résonne si intensément encore dans le silence où notre amitié s’est jetée à la façon d’un fleuve dans la mer, qu’il me faut ici l’évoquer pour ce qu’elle donne de force aux éléments qui la composent.

    C’est le dernier jour où nous nous voyons et je me tiens devant lui pour le quitter. Il se redresse sur son lit et, me tendant la main, me dit avec la douce fermeté du roi sans royaume qui pourtant règne sur cette partie encore émergée de lui : « Adieu »… et son regard vient au-devant du mien et l’emporte, au-delà de cet îlot de terre que nous partageons pour un instant, m’associant au grand cercle marin qui n’a jamais cessé il est vrai de nous entourer, la mort dans son intrication avec la vie nous étant familière depuis longtemps.

    Cet adieu appelait une réponse qu’il me semblait que mes poèmes n’avaient pu apporter et c’est alors que j’ai écrit le 101ème en rêvant d’un autre chant qui sans aucun doute ne me satisferait pas davantage. Car nous voudrions un monument digne de celui que nous perdons. Un monument qui aurait la consistance symbolique de son implantation dans « un autre monde », mais un monde assez semblable au nôtre pour qu’on puisse y bâtir une maison. Donner forme à l’informe ! Mais soudain la dialectique implicite à toute création – pour qui sortir de la forme, la subvertir est une loi vitale – me revenait à l’esprit. Et surtout je pensais à la réalité de Christian David.

    Pouvait-on l’enfermer dans son œuvre, comme le ferait la notice nécrologique qui lui serait consacrée ? L’autorité de sa pensée méritait-elle qu’on lui donne le pas sur la complicité qu’il avait avec les chats, sur son amour de la musique, sur l’amour tout court qui avait été son objet d’étude et certainement bien davantage ? En amitié la fidélité de cet ami avait pour socle l’indépendance qui est une solitude choisie. L’exil volontaire peut être une réponse à la menace d’emprisonnement. Un psychanalyste digne de ce nom peut-il se laisser prendre au piège du consentement à la violence du pouvoir, fut-ce le sien ? Plutôt se retirer à cette distance de soi, sur ce sommet si peu que ce soit détaché de la chaîne d’où le paysage qui se découvre se confond avec les nuages, « les merveilleux nuages » dont parle Baudelaire.

    Qu’on soit un peu pris de vertige à ces hauteurs, qu’on se tâte pour tenter de savoir si on ne fait pas soi-même partie de ces nuages, faut-il s’en étonner ? La mort de notre ami nous livre à une incertitude telle que celle qui nous pénètre la nuit, si un bruit nous réveille dans une maison que nous ne connaissons pas. Nous ne croyons pas aux fantômes mais comment ne pas penser à cette « ombre qui marche » dont parle Shakespeare. Pourtant l’ombre est une partie de la lumière. L’exilé renvoie la question des racines à celle du soleil qui brille pour tout le monde. Qu’est-ce qu’une vie ? Qu’est-ce que la vie ? Chanter, dit l’ombre chère, et en effet si la matérialité de la parole n’empêche pas les mots de voler depuis au moins Homère, c’est aussi que la légèreté doit être rendue à l’être, c’est aussi que le silence doit passer dans la musique comme entre le patient et son analyste.

    Aussi bien, après que la séance est retombée, n’est-ce pas la main de Christian David que nous voyons dessiner sur le papier les lignes croisées de l’ombre et de la lumière, telles qu’elles poursuivent en lui leur parcours chromatique. Car c’est qu’il s’agit de ce qu’on appelle en musique une fantaisie, composition qui associe la liberté et la rigueur. Mais voilà bien sans doute de quoi secouer les colonnes du temple, quand la théorie rigidifiée se substitue, comme il arrive, à l’atelier de création. L’attention du psychanalyste n’est pas seulement flottante, elle est celle d’un homme qui ne renonce pas à ce qu’il sent. Car nous savons que nos patients nous demandent d’être nous-mêmes au delà parfois de ce que, malgré notre expérience, nous en connaissons. C’est le métier qui le veut, plus proche à certains égards de celui du trapéziste dont le filet rassurant risque toujours de ramener l’art à sa technique au mépris de l’enjeu qui la dépasse. « Plutôt que de dire de moi : Christian David, psychanalyste, dites plutôt »-me confiait l’intéressé – « a pratiqué la psychanalyse » car, ai-je compris, la pratique n’est pas un statut ni même une fonction mais une action quelque peu aventureuse, telle celle d’Ulysse œuvrant avec la mer et le ciel sans oublier les dieux et les passions. Pour rendre la vie à la vie, Vincent Van Gogh ne devait-il pas se jeter dans les blés, bravant dieu sait quel soleil, et il était le jaune jusqu’à la nuit. Christian tournait autour de la Sainte-Victoire comme si la psyché débarrassée de sa forme conventionnelle allait devoir retrouver dans une vision de sa complexité la structuration d’un tableau de Cézanne. Mais c’était à la musique de Schumann qu’il revenait. Car l’artiste a une dette vis à vis du monde. Et le monde lui doit ce qu’il devient. Et dans une amitié entre deux hommes ce qui revient à chacun n’est sans doute que la part de l’autre en soi, comme entre le musicien et l’interprète, quand les identités se rejoignent sans pour autant se confondre.

    Mes cent poèmes donnés au vent appartiennent donc à un air en mouvement qui était celui qu’à la fois nous respirions et nous chantions, et nous n’en tirions que la gloire de nous entendre comme ceux qui écoutent la mer dans les coquillages. Peut-être étions-nous des coquillages tout aussi bien. Mais le vent soufflait et il souffle encore, et si vous l’entendez à votre tour, sachez qu’il vient de là-bas où nous allons, comme ce qu’on appelle l’esprit, cette forme sans forme d’une vie qui nous échappe ; rattrapez-la et laissez-la s’enfuir à nouveau. Cette fuite de la fugue après la toccata ne dit pas que la dureté de l’exil, elle offre la chance du retour, mais le retour n’étant pas toujours la répétition du souvenir, elle annonce, elle prophétise, il y a de l’avenir dans la perte, du rire jusque dans les larmes et bien sûr si quelqu’un le sait ici, c’est Bernadette la compagne de Christian, l’amie depuis plus longtemps encore, dont la peine n’a pas éteint le goût de peindre et d’être avec nous dans la continuité de ce vent qui nous inspire et dans lequel je vois le sourire de celui à qui cette soirée, ce poème Temps bleu fil noir illustré par Bernadette et mon modeste ouvrage sont dédiés.

    L’ami Christian David s’était depuis longtemps retiré dans un pays plus accueillant que celui qui se reconnaît dans les organisations où la pensée s’installe comme l’argent dans les coffres. C’était une île où soufflait le vent, et où les idées, comme les couleurs et les sons, suivent les chemins des côtes escarpées au risque de tomber à l’eau, et même parfois s’envolent, afin de se poser plus loin sur une pierre qui se tient debout au milieu des vagues. Il dessinait, il peignait, il écrivait comme, quand on écoute la rumeur marine et les cris qui la traversent, on voit ce qui se cache dans l’épaisseur du bruit qui encombre la connaissance, et le silence revient de loin. La psychanalyse si malmenée par ceux qui la jalousent, y compris parfois ses gardiens zélés, fut aimée par Christian David pour ce qu’elle exigeait de présence à l’intime, dans ce que l’intime a de si vaste en lui qu’il ne s’ouvre qu’au vent du large.

    C’est ce que j’ai reçu de lui et que j’ai tenté de lui rendre en écrivant ces 100 + 1 poèmes et encore avec ces mots que je vous remercie d’avoir accueillis pour rendre grâce à sa mémoire.

    _

    Jean-Pierre BIGEAULT a écrit ce texte en août 2014, en pensant déjà à l’hommage qu’il voulait rendre encore et déjà
    à son Ami,
    ce 30 novembre 2014.
    J.-P. BIGEAULT

Notre jardin

 

 

 

 

Paris, Éditions Athanor, 2011

PRÉSENTATION DE "NOTRE JARDIN" - le 2 décembre 2011 à l'EFPP

  • Notre jardin

    Il s’est trouvé que le développement de ma réflexion sur la vie humaine et le soin qu’elle réclame m’a fait revenir au temps lointain où, jeune et moins jeune adolescent, je devais accompagner mon père dans la culture d’un jardin qui, pendant la guerre et l’après-guerre, assurait notre nourriture. C’était un travail dont j’ai pris conscience qu’il n’avait pas seulement nourri mon corps et le corps de ma famille mais le coeur et l’esprit confrontés à la terre et à ses productions, comme ils l’étaient déjà, à l’époque, aux sentiments et aux idées qui forment en nous et au-delà de nous un tissu continu et discontinu dont la matière mérite bien, elle aussi, de faire l’objet d’un jardinage.

    A regarder ce que tout cela était devenu dans ma propre histoire, il m’est apparu que les fruits dont la récolte se poursuit aussi longtemps que dure la vie, n’avaient muri – et ne murissent encore pour certains – que de l’amour qu’y avaient porté les mains mais aussi e refard et l’écoute des jardiniers qui, avec moi, s’étaient employés non seulement à les connaître mais à les reconnaître. Car il ne suffit pas de connaître les gens et les choses en les nommant et les comptant comme pour un inventaire, faut-il encore les associer à ce que nous sommes. Dans un jardin, le jardinier n’administre pas la terre, il la laisse entrer dans sa vie d’homme et en même temps il la rencontre dans son intimité presque charnelle.

    Ainsi ai-je compris que ces liens qui, comme les plus beaux de nos projets, sont les graines de notre vie ne la font pousser que si nous les traitons avec la même profonde affection que s’ils appartenaient à notre corps, que s’ils en étaient les cellules. La matière dont nous sommes faits n’est-elle pas en elle-même ce vaste ensemble qui réunit des atomes et entre les atomes le filet des lumières qui font vivre la nuit comme le jardin la terre.

    Et voilà ! Dans un monde dont le matérialisme ne respecte pas plus la matière qu’il ne respecte l’homme dans leur poésie – qui est un jardin et une planète à elle seule – je me suis dit qu’il fallait que les mots – qui sont aussi des mottes de terre compactes et vite égrenées – viennent s’ajouter à celles du vrai jardin comme les baisers des amoureux aux bonjours du soleil et aux murmures vespéraux de la lune.

    Le petit livre ainsi intitulé « Notre jardin » contient un plus grand poème qui a donné son nom au recueil. Ce poème a pour centre le jardin qui entoure le musée Rodin à Paris. Mais ce qui s’y passe entre un homme et une femme qui commencent à s’aimer montre que la sculpture de l’amour est un mouvement qui emporte les corps dans un espace qui les dépasse, alors qu’ils gardent précieusement en eux le secret de leur source déjà plus grande que tout ce qu’ils en ont fait et en feront.

    Les poèmes qui précèdent ce plus long texte célèbrent la gloire de l’enfant qui joue à inventer le monde, ce jardin dans lequel il poussera, souvent un peu en marge de la famille et de l’école et presque en concurrence avec Dieu, tant sans en avoir l’air il prend la vie au sérieux dans son foisonnement de fête.

    Ainsi le petit garçon, qui n’a d’abord fait que traverser le monde à la vitesse de ses jouets, en pénètre t’il peu à peu la multiple géographie. Passant d’une peu de papier à l’enveloppe herbue des prairies, il voit bien que l’amour est un paysage qui ne craint ni le désert ni l’exil, car le jardinier qu’il devient n’est plus jamais seul : il chante avec la terre et d’un visage à l’autre avec la pensée caillouteuse et tendre de ce grand corps étoilé.

    Les derniers poèmes pourraient être la conclusion.

    De ces formes entremêlées que jardinent les mots se détache un visage qui est une figure où la matière devient sa propre fleur. Ainsi l’espace dont nous avons parcouru, enfant, la géométrie palpable s’est-il converti en théorème, en même temps que l’amour qui vient de la nuit se construisait en espérance de bien avant le soleil. C’est la proposition qui inspire la toute fin de mon petit livre : Tout a commencé bien avant le commencement !

    Et n’est-ce pas dans cette perspective que les photographies que Bruno Gaurier a fait entrer dans le texte de ces poèmes, sont venues à la rencontre de ce qu’ils cachent, non pas en le dévoilant mais en en renvoyant le mystère visible à son silence. Notre matière – serions nous sourds et aveugles ! – chante en nous comme un regard. Entre le photographe qui écoute ce regard et l’enfant qui en dessine la musique, il y a un pacte. Nous ne parlons que de ce qui a précédé les mots et les images comme si nous parlions de l’amour repris à ses débuts, quand il n’est encore qu’un murmure.

    Ainsi, plutôt que de nous placer dans un monde qui ne serait pas né ou dans l’au-delà d’un monde déjà mort, ces jardiniers-là que nous sommes – qui cultivons la terre humaine – nous reconnaissons dans l’enfance dont le poète Rainer Maria Rilke disait en son temps déjà :

    « Moins protégée que les bêtes en hiver,
    Elle est sans défense
    Comme si elle était elle-même ce qui menace,
    Comme un incendie, un géant, un poison,
    Comme ce qui, la nuit, rôde dans la maison suspecte
    Pourtant bien verrouillée. »

    Notre jardin, qu’il soit celui du poète ou de l’éducateur, ou de l’enfant lui-même – est fait de cette terre-là si vite dénoncée et répudiée comme la vie elle-même, alors qu’elle n’est qu’aux antipodes de l’exploitation si souvent haineuse qu’on en fait, que le symbole de ce que le même Rainer Maria Rilke appelait :

    « la fructifiante enfance »

    Jean-Pierre Bigeault
    2 décembre 2011 à l’EFPP

Une poétique pour l’éducation – De la psychopédagogie à l’art d’éduquer

L'éducation est-elle une science ou un art ? Les deux, répond l'auteur ! Pour l'éducateur comme pour le psychanalyste, la théorie et la pratique se constituent en couple dans la réciprocité de leurs apports. Ce libre traité d'éducréation s'adresse à des praticiens : éducateurs et pédagogues en situation d'apprendre à apprendre mais aussi à être. Et à tous ceux qui tentent de théoriser l'éducation, il apporte le témoignage d'un acteur, historien et commentateur d'une aventure partagée en équipe.

 

Editions L'harmattan - 2010

POÉTIQUE POUR L'ÉDUCATION - Conférence J-P. BIGEAULT - Novembre 2013

  • Pour avoir écrit en 1978 un livre intitulé « l’illusion psychanalytique en éducation », je me suis trouvé pendant plusieurs années invité à participer au colloque officiel de l’Education nationale sur l’échec scolaire ! Or, comme vous le savez, ni ce colloque, ni bien sûr ma modeste participation n’auront permis d’apporter des réponses concrètes à ce problème, récurrent depuis la dernière guerre, soit donc plus de 70 ans !

    Au jour d’aujourd’hui je pense que j’aurais dû refuser d’intervenir dans ce colloque en tant que psychanalyste. C’est au nom de la Poésie que j’aurais dû le faire, car si la Psychanalyse ne peut servir directement la cause de l’éducation, la Poésie quant à elle – selon moi – en est capable.

    C’est d’ailleurs pourquoi en 2009, dans un livre intitulé précisément « Une poétique pour l’éducation » – De la psychopédagogie à l’art d’éduquer », j’ai rapporté l’histoire d’une institution que j’avais créée en 1956 pour aider des adolescents en rupture avec le système scolaire. Cette expérience qui s’est développée sur une vingtaine d’années m’a conduit à penser que l’éducation au sens large du mot et la pédagogie en particulier ne trouvent leur véritable force que si elles s’inventent dans ce qu’on pourrait appeler une « création commune ». Cette « création commune », je l’ai baptisée « Poétique », parce que je pense que la poésie procède d’une source vivante et d’un partage singulier avec le monde. J’entends par là que si la poésie provient d’une personne – ou, comme on dit, d’un sujet – ce qu’elle fait du langage en le forçant dans ses retranchements conventionnels est un objet qui déborde les mots, comme un paysage les éléments et la personne elle-même qui le composent. Il n’est pas jusqu’à la poésie la plus classique qui n’en témoigne à sa façon. Lorsque Racine dit :

    « Le ciel n’est pas plus pur que le fond de mon cœur », l’idée qui s élargit avec l’image s’ouvre à tous par-delà l’implication personnelle du poète et cependant nous entendons sa voix à nulle autre pareille.

    Avant d’exposer ce que j’appelle « Poétique de l’éducation » je veux dire encore que l’histoire présente me convainc de l’intérêt d’en parler.

    Au moment en effet où l’Education nationale affiche son intention de réduire l’échec scolaire en réduisant le nombre d’élèves par classe, je crois qu’il faut dire que cette mesure quantitative en appelle en tout cas une autre – celle-là qualitative – et qui porte sue la pédagogie elle-même. J’ajoute que sur un plan plus largement éducatif la question tout aussi actuelle de l’autorité ne pourra être elle-même magiquement traitée par le retour à un modèle qui n’a sans doute jamais existé que dans l’imagination de quelques pères rédempteurs.

    Et je veux dire en terminant cette introduction qu’une « poétique de l’éducation » capable de répondre aux exigences que pose le traitement de l’échec scolaire, permettrait aussi bien de réduire l’échec en amont – par-delà les pédocentrismes et autres pédagogismes souvent plus idéologiques que pragmatiques – si elle intervenait de façon plus large sur les actions de transmission des savoirs, et donc en priorité dans le cadre de l’école mais aussi dans celui de la famille.

    **

    Je dois d’abord vous raconter comment la poésie a fait irruption dans ma toute première expérience pédagogique. Jeune professeur de lettres, je me trouvais en 6ème et en 5ème devant quelques élèves que l’expression française rebutait. Poursuivant alors de nouvelles études – en psychologie – je rencontrai le livre du psychanalyste suisse Charles Baudouin et j’y appris que les vieux mythes de la tradition gréco-romaine parlaient aux enfants mieux que tous les discours. Je me mis donc à inventer des sujets de narration qui reprenaient, peu ou prou, en les modernisant, des structures mythiques qui, si je puis dire, avaient fait leurs preuves. Conformément à mon attente, mes mauvais élèves se prirent au jeu. Et je compris bientôt que si l’inconscient de mes élèves y trouvait son compte, le statut poétique de ces mythes, plus ou moins délivrés de la réalité immédiate, les enchantait. Du reste les mêmes mauvais élèves pouvaient aimer Apollinaire et Max Jacob. De là je compris que nous devions donner aux textes, qu’ils fussent à lire ou à écrire, la capacité de s’offrir à un intérêt qui dépassait l’école. Les tissus dont ils étaient faits (car n’est-ce pas le sens du mot « texte » ?) devaient pouvoir se prêter à des opérations de découpage et d’enveloppement, telles que mes élèves, en s’attachant à leur matière, puissent aussi bien s’en rendre maîtres, que les suivre où ils les conduisaient, prenant des formes imprévues et presqu’inexplicablement familières.

    Cette expérience m’en inspira une autre, alors que j’enseignais le latin en classe de seconde. La fameuse phrase dite « périodique » de Cicéron effrayait certains de mes jeunes latinistes. On s’appliqua, avant même de la comprendre, à la déclamer. Et une fois traduite, on poussa la plaisanterie irrespectueuse jusqu’à faire passer la pensée du maître-orateur par les fourches caudines d’une malheureuse histoire racontée dans un bistro. Catilina, l’escroc public rendu à sa banalité de filou, nous ne trahissions pas plus la majesté du discours cicéronien que Bossuet les cadavres des rois lorsqu’il rappelle que « le cœur de l’homme est creux et plein d’ordures ». Qu’un texte fût-il salué comme un modèle de notre classicisme – pût aussi descendre de sa hauteur pour remonter tel un tapage trop humain au sommet de sa construction musicale, n’était-ce pas le signe que nous renvoie la poésie elle-même lorsqu’elle fait tout avec si peu, voire lorsqu’elle brise les mots pour les rendre à la grâce qu’ils ont perdue ?

    Par ces exemples vous voyez que ce que j’appelle « poétique » – pour désigner une pratique pédagogique – rejoint ce que fait le poète, lorsqu’il joue jusqu’à la désinvolture avec le discours convenu du monde, voire avec son amie intime : la langue. Car le langage, cet outil humain si merveilleux, n’est-il pas très vite une prison ? C’est aussi ce que pensent de l’école ces adolescents, voire ces enfants, qui s’y sentent enfermés derrière les barreaux d’un discours qui n’est pas le leur, ni même plus largement celui du monde dans lequel ils vivent. Telle est donc l’urgence poétique de la pédagogie : redonner la vie aux mots et aux choses dont ces mots semblent de pauvres masques. J’y reviendrai un peu plus loin.

    En attendant, je reviens à cette poétique dont j’ai parlé plus haut et qui s’est élargie à cette institution rapidement évoquée. Après ce que je viens de dire de l’école, la question se pose : comment faire d’une institution autre chose qu’une institution instituée ? Comment faire que ceux pour qui elle est faite la produisent et qu’ainsi – pour faire le lien avec ce que je disais tout à l’heure – elle ne parle pas pour eux, à leur place ?

    Il s’agissait d’un internat : cinquante adolescents et pré-adolescents venus de collèges et lycées et fichant le bazar, ou suicidaires, ou errants. Une douzaine d’adultes venus de tous les horizons, recrutés selon la richesse de leurs parcours humains (de guerre et d’après-guerre) et diplômés de quelque chose, mais surtout prêts à tout. Ce fut un poème épique ! Je veux dire par là que tout pouvait arriver et arriva – jusqu’à un incendie que je raconte dans un prochain livre et qui fut allumé par un élève en détresse. Mais aussi – sans doute plus créatif mais guère moins difficile – la réalisation d’un film où les généreux adultes que nous étions durent jouer le rôle de kapos dans un camp de concentration. Car c’est ainsi que nos élèves nous voyaient et voyaient en nous ceux dont ils avaient peur.

    Au jour le jour la poétique se réalisait à la fois dans la pédagogie et dans l’éducation par la place de la parole. Qu’il s’agisse de la classe, de la chambre, de la salle à manger, du parc, ces espaces pouvaient être parlés et leur fonctionnement ainsi revisité, échapper à la pesanteur des modèles, à leur dissémination autant qu’à la fausse unité de leur assemblage apparent (lecture : « les grottes »)

    Travail d’élucidation dans le respect des zones d’ombre, travail de remise en cause et d’accueil : on est là pour vivre avec ce qui est là et on le réinvente. Cela repose sur l’équipe des adultes et sa dynamique certainement originale en ce sens qu’elle ne procède par d’un savoir déclaré. Notre institution « psychopédagogique » peut toujours porter le nom d’une science qui reste à inventer, les psychopédagogues que nous sommes sont d’abord des personnes qui cherchent à faire de l’éducation à partir de ce qu’elles vivent. « Pour vivre ici » comme dit le poète Paul Eluard. En tant que professeurs et tout à la fois éducateurs (car nous partageons les soirées et les nuits auprès de nos élèves), nous nous occupons de tout. Ce que pourtant chacun sait de son expérience est confronté chaque jour à une réalité non sue.

    Sous ce rapport j’appelle « poétique de l’éducation » ce qui ressortit pour les maîtres eux-mêmes à une forme d’apprentissage, ce qui ne signifie pas davantage que nous nous situions au même niveau que celui de nos élèves. Car c’est à nous que revient l’autorité de ceux qui, en dernier ressort, assurent la souple solidité du cadre.

    Mais plutôt que de développer cet exemple, je dois vous dire que, mutatis mutandis, j’ai retrouvé une poétique institutionnelle de ce genre dans un cadre somme toute plus rigide que celui d’une école. Il s’agit d’un hôpital de jour pour adolescents créer et dirigé par mon ami le Docteur Raymond Cahn. En tant que responsable moi-même de la structure associative qui soutenait cette institution, j’y ai vu une équipe développer sur 20 ans une prise en charge à la fois thérapeutique et éducative (et même scolaire) qui aura elle-même été fondée sur la créativité collective.

    Par ces exemples – et je pense aussi à des expériences qui, dans le cadre de l’Education nationale elle-même, ont ici et là fait leurs preuves – j’ai voulu souligner que l’éducation – fût-elle scolaire passe par la réalité des personnes comme non seulement son canal mais son levier. Le creuset de l’alchimiste éducatif ne permet la transmission des savoirs que selon l’implication des acteurs dans un mélange actif où les matières humaines se rencontrent et se conjuguent entre elles. Qu’on utilise tant qu’on voudra les ordinateurs pour faciliter certains apprentissages, ce qui relève à proprement parler de l’éducation n’y trouvera pas son compte. Les poètes – et j’en ai vu parmi les adolescents que j’évoquais tout à l’heure – vont à la langue comme à une source, et la question de l’irrigation ne se pose qu’après. Le professeur – et je revois et je ré entends ceux qui m’ont le plus apporté – nous prend sur son dos d’homme et il mélange ainsi dans son corps et sa posture, ce qu’il sait avec ce qu’il est, et avec nous, comme si c’était pour lui aussi la source où il nous conduit.

    Mais, pour terminer, je voudrais m’attarder un instant sur certaines des raisons qui me paraissent constituer en profondeur la difficulté que nous avons d’accéder à cette poétique de l’éducation. Ces raisons sont pourtant celles qui nous invitent à y recourir.

    Du côté de l’élève la curiosité de l’enfant n’est pas si homogène qu’on veut bien le dire. Elle est traversée par des peurs. La compulsion de répétition oppose une limite au goût de l’aventure. Les objets du savoir ont souvent l’air de fantômes, quand ils ne font pas penser à des vampires. Leur appréhension – au double sens de ce mot : s’approcher pour prendre et redouter – ne saurait toujours déboucher spontanément sur l’apprentissage. Il s’agit donc de dédramatiser la situation – et pour nous qui idéalisons le savoir, quelle découverte ! voilà qu’il nous faudrait revenir à cette attitude protectrice dont la dimension plus ou moins maternelle nous donne le sentiment de régresser. Et pourtant le jeu du poète n’est pas un enfantillage.

    Et du côté du maître en effet les choses ne sont pas aussi claires qu’on veut bien le dire. Que le maître soit confronté ou non à la dérobade ou au refus de l’élève, sa position vis-à-vis du savoir mérite d’être interrogée. Si on a longtemps suspecté les conditions d’apprentissage que certains patrons réservaient à leurs apprentis, on a eu un peu vite fait de penser que les maîtres d’école – pour ne parler que d’eux – étaient innocents en la matière. Pourtant la simple observation de milieux intellectuels montre bien que l’affaire est plus compliquée. Bien des thésards que j’ai suivis en psychothérapie m’ont apporté là-dessus des témoignages édifiants. Le savoir qui donne un pouvoir n’est pas plus neutre pour celui qui le possède que pour celui qui est censé l’acquérir. Or le pouvoir du maître s’ajoutant à celui – fantasmatique – de l’objet-fantôme dont je parlais tout à l’heure le blocage de l’élève a tôt fait de se renforcer. Et pourtant « l’autorité » du maître ne saurait être escamotée au profit d’une fausse égalité entre l’élève et lui. C’est alors que tout se joue, tout peut se jouer dans l’aventure du partage : le maître n’est pas un livre, il invente à mesure, il redécouvre ce qu’il a appris et cette dynamique lui vient aussi, s’il y prend garde, du groupe même de la classe et – je le redis avec force ! – de l’équipe éducative, pourvu qu’elle se vive comme telle.

    Ces dernières remarques laissent entrevoir en effet ce que peut être le cadre psychologique et psychosocial d’un acte éducatif et pédagogique. Qu’il s’agisse de l’élève ou du maître, le mouvement qui porte la transmission me semble devoir être celui d’une création commune. Je n’ai véritablement appris et je n’ai su enseigner la grammaire française que lorsque je l’ai redécouverte (quinze ans après l’avoir enregistrée) dans un livre intitulé « Grammaire psychologique » (Galichet) et quand donc, retrouvant pour moi-même cette fraîcheur de l’apprentissage, je me suis mis à mettre en scène avec mes élèves la danse des mots et ses figures. J’étais porté – il faut aussi le dire – par la fameuse école où tout cela nous arrivait.

    Pour dire cette créativité pédagogique et éducative j’ai employé le mot « poétique » parce que la poésie va chercher les choses derrière les choses en s’en donnant la liberté. Et aussi, parce que le poète – en dépit de l’image qu’on se plaît, voire qu’il se plaît, à en donner – n’est pas seul. En tant qu’aventurier et découvreur, il appartient à la communauté des chercheurs d’or, son or étant le désir des hommes pour la parole, celle dont Homère dit qu’elle est faite de « mots ailés ». Il arrive qu’un maître semble se détacher de ce corps vivant des poètes. Mais en réalité c’est un peuple silencieux qui vit avec lui. Son narcissisme se fond dans l’espoir d’un objet partagé – l’objet humanisé que le mauvais élève n’aperçoit encore que dans sa haine ou sa mélancolie hargneuse. Et le maître, si souvent déprimé lui aussi, le déteste et l’aime. Au fond, je pense que l’éducateur, fût-il enseignant, n’a choisi ce métier que parce qu’il a un compte à régler avec le savoir. Faire de la transmission son travail, c’est, en s’identifiant à tel ou tel savoir, le jeter hors de soi tel un ami-ennemi qu’on offrirait à un dieu inconnu. Il y a une violence contre soi-même dans cette volonté d’accroître l’autre d’une partie de sa propre richesse, comme sans doute dans ces actes de charité dont profite, qu’on le veuille ou non, un certain ordre du monde. Une ambivalence rôde dans les couloirs. Comment la déjouer sinon en délivrant les savoirs des jeux de pouvoir auxquels ils se prêtent, et en se rapprochant soi-même – avec l’élève – de ce plaisir d’aller ensemble vers des objets inconnus, étoiles perdues à retrouver. Et n’est-ce pas le chemin du poète ? Retourner les forces négatives – comme je l’ai évoqué – fût-ce en satisfaisant transitoirement leur capacité de destruction, car les savoirs ne procèdent-ils pas eux-mêmes, comme le disait Bachelard, d’une forme de violence, n’est-ce pas aussi ce que fait le poète ?

    Le poète, comme l’enfant, comme l’adolescent, se libère de ses propres jouets en retournant contre eux une partie de la colère que nourrit en lui sa dépendance, car savoir c’est aussi perdre le bénéfice de ce qui, dans le rêve, ressortit à l’innocence.

    En terminant je voudrais battre en brèche l’idée que l’éducation serait l’arme d’une guerre contre la barbarie qu’on appelle ignorance ou pure et simple violence. Les savoirs accumulés dans la culture européenne du XXème siècle ont montré leur capacité à soutenir des projets stupides et cruels. Les figures de l’autorité utile sont plus souvent discrètes que celles qu’on brandit au-dessus de la mêlée comme des statues au front divin. Revisitons plutôt nos propres histoires.

    L’éducation – celle qui nous a aidés à vivre la vie – y compris par les savoirs dont nous sommes les plus fiers – est une suite poétique souvent cachée dont nous savons que les pères et les mères plus ou moins symboliques qui nous l’ont donnée furent aussi nos frères et nos sœurs dans le partage, et sans que l’autorité s’y ordonnât selon celle des machines, nos nouveaux dieux.

    24 novembre 2017, Intervention in Collectif Effraction,

    Poètes des cinq continents, l’Harmattan, Jean-Pierre BIGEAULT

UNE POÉTIQUE POUR L'ÉDUCATION - Eugène ENRIQUEZ

  • J’espère qu’il n’est pas trop tard pour parler du livre fort stimulant que Jean-Pierre Bigeault a publié il y a deux ans. Je ne le crois pas, car les problèmes que pose le métier d’éduquer (un des « trois métiers impossibles » comme les a nommés Freud) nous taraudent depuis des siècles et vraisemblablement continueront à le faire longtemps. En outre, Bigeault fait état d’une expérience originale : la création d’un internat pour des jeunes en situation d’échec scolaire, de son fonctionnement, de ses avatars et de sa fin. Pour ce faire, il y met toute sa fougue bien connue, ses compétences, son attrait pour la poésie et pour l’acte d’éducation.

    Voici donc un ouvrage extrêmement vivant, plein de chemins de traverse, « de remords, de doutes, de contraintes » (Paul Valéry) où l’auteur se livre tout entier. Ce qui en fait son charme et en même temps son aspect un peu « ésotérique » car il est toujours difficile de comprendre et de bien interpréter la dynamique d’un auteur (et de l’institution qu’il livre à notre réflexion) quand celui-ci fait montre d’une volonté d’exhaustivité qui peut dérouter le lecteur. De plus, l’auteur ne recule ni devant une argumentation scientifique, ni devant un désir d’« enchanter » le lecteur en lui ouvrant les portes d’une expérience « poétique » de recherche-action étalée sur de nombreuses années, mélange de genres auquel les pédagogues ne nous ont guère habitués.

    Ceci étant, je n’ai pu m’empêcher de céder au charme de cet ouvrage. Certes, une raison personnelle m’y prédisposait. Non seulement je connais bien Bigeault, mais j’ai rencontré et apprécié plusieurs membres de l’équipe qu’il avait réunie au moment même où cette expérience se déroulait et j’avais été extrêmement intéressé (même si je la trouvais utopique et passablement risquée) par l’aventure que ce groupe était en train de vivre. Pourtant, j’estime que tout lecteur « naïf » peut faire son profit de ce livre. Il faudra seulement qu’il soit un peu plus attentif que moi et un peu moins bien disposé que je le suis spontanément.

    Je n’ai pu m’empêcher, durant la lecture de ce livre, de penser à Jorge Luis Borges et à Lewis Carroll. À Borges, tout d’abord parce que l’expérience relatée ressemble à un « jardin aux sentiers qui bifurquent » tellement il se passe d’événements contradictoires qui mettent continuellement l’institution créée (intitulée « La Maison rouge ») en situation périlleuse car elle risque toujours de suivre des voies sans issues bien qu’elle arrive toujours à se rétablir. Et puis aussi à cause d’une référence implicite : l’auteur écrit que « ce qui nous permet d’aller vers la montagne [il a comparé les cinquante adolescents que l’équipe prend en charge à une “montagne volcanique”], c’est que la montagne nous contient » ; ce qui ne peut que faire penser à la figure du « tigre », fréquemment évoqué par Borges, que nous craignons mais qui en même temps est nous-mêmes. (« Je suis le tigre », écrit Borges.) En définitive, ce qui manque d’exploser ou de nous tuer, c’est aussi les « tunnels » que nous creusons (p. 83-84). Enfin, parce que la tonalité générale de l’ouvrage, avec ses rebondissements, fait songer aux faux romans policiers qu’écrivait Borges en compagnie de son meilleur ami (et également grand romancier) Adolfo Bioy Casares.

    Lewis Carroll ensuite. Non Alice au pays des merveilles ni Au-delà du miroir, mais le poème débridé La chasse au Snark, qui a été tellement apprécié des surréalistes.

    En effet, comme l’écrit Raymond Cahn, qui a fait partie de l’équipe de Bigeault et qui préface le livre, ces « éducateurs » ont tenté « l’aventure d’embarquer dans leur bateau quelques dizaines de naufragés de l’enseignement secondaire ». Il ajoute que « le pari, sans modèle, ni recette, sans la moindre expérience d’une action de ce genre [je souligne], fut de partir de cette mise entre parenthèses de tout a priori et d’inventer leurs propres solutions face à tous les problèmes où ils se trouvaient confrontés » (p. 9). Dans La chasse au Snark (animal fabuleux), un capitaine (nommé « l’homme à la Cloche ») embarque avec lui pour chasser le Snark des gens sans la moindre compétence (ex. un bottier, un faiseur de bonnets et capuches, un avocat, un agent de change, etc.) qui apprécient sa sagesse jusqu’au moment où ils s’aperçoivent qu’il ne sait que bien faire une chose, « agiter sa cloche ». Certes, l’équipe de Bigeault est plus armée que cet équipage farfelu, mais elle n’a aucune expérience de ce genre et leur chasse (comment éduquer les élèves, comment développer leur capacité créatrice, comment mêler connaissance de l’inconscient et primauté de l’activité cognitive), bien que spirituelle, ne manque pas de faire penser à tout éducateur (à tout enseignant et formateur tel que je le suis) qu’elle ressemble étrangement à la découverte d’un Snark, c’est-à-dire d’un animal bizarre qui, en plus, peut devenir un « Boojum », autrement dit un être qui vous fait disparaître. Tout éducateur, tout enseignant a dû se poser non seulement un jour mais continuellement la question : mais qu’est-ce qu’éduquer ? Que poursuivons-nous ? Quel est le but, la finalité, la valeur de notre action ? Apportons-nous la connaissance, l’expérience, la sublimation ou « faisons-nous chier les mômes », comme disait Zazie ? Faisons-nous du bien en permettant aux élèves de développer leur créativité ou sommes-nous les messagers du mal ? Les élèves peuvent-ils évoluer, se transformer ou nous brisent-ils en nous renvoyant à nos peurs et à nos fantasmes ? En fin de compte, existe-t-il un art d’éduquer et un art d’apprendre ?

    Le voyage auquel nous convie Bigeault est plus assuré que celui inventé par Lewis Carroll mais nous voyons continuellement cette équipe devoir inventer le mouvement pour éduquer, comprendre les symptômes, faire un « travail d’équilibriste » (p. 81), devoir se confronter à des difficultés lourdes, se sentir en situation « d’errance sociale » (p. 103), essayer comme l’écrit René Char de « s’expatrier de son huis clos » (p. 258), tenter d’apparaître comme des « donneurs de liberté », d’apporter une « poétique de l’éducation qui soit une poétique du plaisir » (p. 244) pour tous. Chacun essaie d’être, comme Montaigne, « homme d’action, et tout autant, homme de lien, homme qui n’aura jamais séparé l’autorité de l’amitié ». Il recherche non seulement en lui mais en l’autre ce que l’auteur des Essais appelle « la maîtresse forme » (p. 296). Mais tout cela ne peut durer qu’un temps car « les exercices de haute voltige », le « travail sans filet » (p. 242) va se heurter à des impératifs administratifs et la fin sera amère. Cela n’empêche pas l’expérience d’avoir été passionnante. En terminant ce bref compte rendu, je me rends parfaitement compte que j’ai dit peu de choses du contenu de cet ouvrage, des réflexions fort pertinentes sur la psychopédagogie, sur les théories mises en œuvre et continuellement réévaluées dans la pratique, sur les rapports de la poésie et de l’éducation. C’est, tout simplement, parce que je désire que le lecteur lise ce texte tranquillement et non pas qu’il se contente du résumé que j’aurais pu lui apporter tout cuit.

    Il me faut néanmoins évoquer deux réserves importantes. a) Le livre aurait dû être plus court. En voulant dire le maximum, évoquer longuement la poésie de René Char, Bigeault a cédé au plaisir de l’écriture. Seulement, le lecteur moderne aime aller à l’essentiel et il peut être réservé devant un livre de trois cent cinquante pages. b) En mettant à la fin, en un « Album » de cinquante pages, les événements qui ont scandé la vie de l’institution, l’auteur a rendu moins vivant son livre. Pour ma part, chaque fois que l’un de ces événements était cité dans le corps du texte, je me suis reporté à l’album et cela m’a rendu la lecture plus agréable et moins aride.

    Ces deux réserves ne doivent pas empêcher le lecteur exigeant de lire avec plaisir un texte fort bien écrit et, vu que Bigeault s’est lui-même défini comme un trapéziste, je ne peux que lui dire : « Salut l’artiste ! »

    Eugène ENRIQUEZ – In Nouvelle revue de Psychosociologie – N°14 – Février 2012

Femmes de papier

En 2009, Michel Mathonnat, artiste graveur, présente à Jean Pierre Bigeault cinq gravures en manière de crayon, celui-ci écrira cinq textes qui deviendront « Femmes de Papier ».

Le cheval de Troie n’aura pas lieu

L'auteur, enseignant et psychanalyste, a développé l'idée que les chemins du savoir sont des chemins initiatiques. Défenseur du "mélange des genres", il associe sa démarche de "passeur" à celle de la poésie.
C'est ainsi qu'il s'aventure à montrer que les mensonges ulysséens de l'enfance, les stratagèmes de ses dieux cachés, disent une vérité dont aucune justice ni morale ne sauraient rendre compte.

Lucie Editions - 2009

D’Uruffe à La Hague – cahier

Ce cahier est au livre « Le double crime de l’abbé Desnoyers, curé d’Uruffe », ce qu’est la mer à la poussée d’une presqu’île presque hors de l’homme.

La cruauté déborde l’homme. Elle l’entoure de ses gouffres. Et cependant la paix vient aussi de l’immensité, si ténébreuse !

Les 18 feuillets de ce cahier alternent en vagues dessins et poèmes.

Le crime y est montré tel que, dans son implacable détermination et l’incertitude confuse de ses limites, l’insoutenable tache d’un massacre intime.

Les mots de la poésie sont appelés à faire le poème comme l’eau fait la pluie sur les corps déchiquetés de la haute falaise.

8 dessins - 1 gravure pour les exemplaires de tête - et 7 poèmes s’allient pour faire entrer la blessure d’Uruffe et sa Lorraine égarée dans la venteuse patrie de Barbey d’Aurevilly. Car la douleur n’a qu’un pays. La solitude humaine, faussement détournée de sa matière, revient au corps comme l’esprit trompé. De la terre à la mer, l’esprit délivré n’a de chemin que le chant. La Hague de tant d’oiseaux !

Le double crime de l’abbé Desnoyers, curé d’Uruffe

Editions L’Harmattan – 30 juin 2008

Le 3 décembre 1956 un homme de 35 ans, prêtre de son état, assassine sa jeune maîtresse après avoir tenté de lui donner l’absolution. Puis lui ayant ouvert le ventre, il la libère de son enfant de 8 mois qu’il baptise et poignarde. D’où vient, où va le crime dans la préméditation de sa logique inconsciente ? Car, pas plus que le diable, le monstre d’Uruffe ne tombe du ciel ni de l’enfer. Une  "sombre fraternité" nous unit à cet homme perdu dans sa nuit – notre nuit – et si un dieu l’attend, au détour du  "sexe et de l’effroi" , il est aussi l’un de nous.

À PROPOS DU DOUBLE CRIME DE L'ABBÉ DESNOYERS, CURÉ D'URUFFE

  • Voici trois questions que vous pourriez me poser et auxquelles je vais tenter de répondre brièvement :
    1/ Qu’est-ce qui m’a amené à écrire un livre sur le crime du curé d’Uruffe ?
    2/ Pourquoi ai-je choisi d’écrire un essai qui est aussi un poème ?
    3/ En quel sens peut-on tirer de ce drame une leçon pour l’éducation ?

    1/ Pourquoi ai-je écrit ce livre ?

    Concomitante au crime de 1956, l’idée de ce livre est liée à un certain nombre de faits et d’expériences qui ont marqué ma vie dans une époque elle-même marquée par la libération des mœurs et le développement des sciences dites humaines.

    a) Un premier point concerne directement le statut de la sexualité dans un moment où se pose non seulement déjà le problème de la sexualité des prêtres, mais, de façon plus large, la question de la place de l’érotisme dans la vie et en particulier, comme le développe Georges Bataille dans toute son œuvre (1926-1961, dont l’Erotisme en 1957), la place même de la mort dans l’érotisme (« notre activité sexuelle, dit Georges Bataille, achève de nous river à l’image angoissante de la mort »).Mouvement de pensée qu’il convient de rattacher au surréalisme et au développement de la psychanalyse et qui sort de la sphère intellectuelle pour entrer peu à peu dans le domaine public.

    b) Le deuxième point m’est plus personnel. Il concerne l’expérience d’un milieu éducatif particulièrement dynamique (méthodes actives) où – en tant que jeune professeur de lettres – j’ai vu des prêtres, confrontés au monde pulsionnel de l’adolescence et pour ainsi dire poussés dans leurs propres retranchements, associer la poursuite souvent sincère d’un idéal à des comportements plus ou moins pédophiliques où la violence avait sa place.

    c) Le troisième point, tout aussi lié à une expérience personnelle, vient compléter le premier en ce sens qu’il concerne l’institution spécialisée que j’ai moi-même créée avec quelques amis pour y accueillir des adolescents en difficulté. Encore que le passage à l’acte pédophilique n’y ait jamais eu sa place, j’y ai été tout de même amené à m’interroger sur la fragilité de ce que l’on pourrait appeler la sublimation éducative. J’y reviendrai à la fin de cet exposé.

    d) Enfin, s’agissant du curé d’Uruffe, la discordance entre la monstruosité du crime et, pour ainsi dire, la banalité de la structure psychologique du criminel me donnait à penser que l’homme n’était pas le monstre qu’essayaient d’en faire bon nombre de journalistes et l’opinion publique en général. À considérer le mélange de calcul et de naïveté qui constituait le comportement de Guy Desnoyers – ce prêtre à bien des égards apprécié du village où il brillait comme animateur (théâtre, sport) –, à considérer son obstination même à exercer son ministère jusque dans le crime, il me semblait que ces paradoxes avaient un autre sens que celui qu’on ne trouvait d’ailleurs pas dans la démence inexistante, voire dans la simple perversion. Ils exprimaient surtout la violence des conflits névrotiques qui habitaient un homme divisé entre la soumission à l’autorité et la rage d’une révolte dont la sexualité avait été le théâtre. J’en venais naturellement à penser que cet homme, emprisonné dès sa jeunesse, dans le désir qu’on avait eu pour lui de « devenir prêtre », n’avait eu de cesse de répondre à sa vocation par la fidélité à sa foi, tout en tentant de s’en échapper jusqu’à se faire payer cette échappée sexuelle par le crime qui devait le ramener en prison.
    Ce schéma m’était suggéré par la situation même des adolescents dont je m’occupais. Eux aussi étaient pris au piège d’une identité que la famille et l’école leur avaient offerte comme un cadeau, mais un cadeau empoisonné qu’ils vivaient – sans clairement le savoir – comme une forme d’aliénation. Leurs passages à l’acte – certes non criminels, mais déjà largement engagés sur la voie de la transgression – exprimaient ces conflits profonds dont souffre aujourd’hui encore toute une partie non négligeable de la jeunesse.
    À partir de cette expérience, je pensais que l’abbé Guy Desnoyers aurait bénéficié d’une éducation qui l’amène à se créer lui-même, plutôt qu’à se répéter dans une langue qui n’était pas la sienne.
    Mais je dois ajouter – pour revenir à ce que je disais au début de ce propos – que j’éprouvais un sentiment plus large encore, s’agissant de ce crime. Je le ressentais comme une tragédie qui mettait en scène non seulement l’inconscient d’un homme, mais celui d’une société d’après-guerre où les forces de vie et de mort s’affrontaient dans un combat mythique. La monstruosité du crime se nourrissait de cette globalité cachée. Comme devait le montrer Georges Bataille dans le livre qu’il consacra à la fin de sa vie (1959) à Gilles de Rais, « le crime appartient au monde où il est commis ».
    Nous sommes bien placés aujourd’hui pour savoir ce qu’il en est d’une jeunesse dont la délinquance est aussi le miroir d’une société dévoyée.

    e) Enfin, cette dimension mythique du crime résonnait d’autant plus en moi qu’elle réveillait les années sombres de la guerre que j’avais vécue adolescent. Certains aspects apparemment anecdotiques de cette expérience refaisaient surface dans mon appréhension du crime.
    J’avais en effet dix ans quand l’armée allemande victorieuse avait commencé à occuper la France. Je vivais avec mes parents dans une maison d’école qui avait été en grande partie réquisitionnée pour loger les officiers d’un régiment ennemi. Les images de ces soldats fringants dans leurs tenues parfaitement élégantes, volontairement courtois avec mes parents, comme dans le livre de Vercors intitulé Le silence de la mer – ainsi qu’ils étaient d’ailleurs sur ordre et au début de l’occupation avec la population en général – éventuellement délicats vis-à-vis d’un enfant, celui que j’étais, qui leur rappelait les leurs restés en Allemagne et parfois, ce qui ne gâte rien, cultivés (à la manière d’Ernst Junger, l’auteur des Falaises de marbre) – ces images me fascinaient. Elles me fascinaient (au sens positif et négatif du mot) parce qu’elles s’associaient dans mon esprit à celles qui collaient aussi à ces guerriers et qui concernaient leurs capacités à devenir, à redevenir les meurtriers, voire les assassins qu’ils avaient été ou qu’ils seraient. Le contraste entre tant d’élégance et la possible cruauté me donnait à penser que la Beauté comme la Gentillesse éventuellement sincère pouvaient soutenir la cause du Mal ; que peut-être même la vertu légitimait le crime.
    Une telle fascination, je dois le dire, rejoignait celle qu’à cet âge j’éprouvais à l’égard de mon père dont l’affection justifiait l’autorité jusqu’à me pousser à lui prêter la force menaçante d’une toute puissance.
    Officiers et père mélangés, il m’arrivait ainsi de me relever la nuit, terrorisé, pour m’assurer que ces hommes dont j’entendais les voix au-dessous de ma chambre ne se préparaient pas à me tuer.
    C’est donc sur ce fond si peu que ce soit traumatique que la question de la duplicité dite monstrueuse du curé d’Uruffe est venue s’inscrire. Elle rejoignait aussi bien la zone troublée de ma conscience où flottait cette ligne de partage entre le Bien et le Mal que les professeurs de morale familiaux et extra-familiaux m’avaient pourtant dessinée d’une main qui ne tremblait pas. La guerre étant ce qu’elle était, n’avais-je pas appris, avec la bénédiction de mon père, homme rigoureux s’il en était, à voler l’ennemi qui disposait de nourritures que nous n’avions pas. Je découvrais Montaigne et le relativisme de la morale dans le texte même de la vie. Je n’étais pas un monstre et pourtant le vol, quelque nécessaire qu’il fût, m’était aussi un plaisir.
    Par cette petite porte de la transgression quasi domestique, j’entrais dans le mystère de la rage heureuse et malheureuse telle que l’ordre de la guerre pouvait m’en laisser entrevoir la sombre érotique. Et c’est ainsi qu’au temps d’Uruffe, je trouvai dans le crime de l’abbé Desnoyers un écho de ces confusions où la frontière dont on veut croire qu’elle sépare absolument le sexe et la mort se dissout dans l’une de ces extases ambiguës toujours plus ou moins prêtes à associer le sacré et la barbarie.

    Mais à cette expérience de la guerre, il me faut en ajouter une autre qui fut plus directement éducative.
    Me trouvant pour mes études secondaires dans un lycée religieux, j’avais côtoyé des garçons engagés prématurément dans ce qu’on appelait alors la « vocation ». Ces engagements, venus obturer très tôt (c’est-à-dire trop tôt) – et on peut l’imaginer de façon quelque peu artificielle – la béance psychologique de l’adolescence, répondaient en même temps à une forme collective de culpabilité que la guerre – avec la défaite et l’occupation – avait provoquée. Le pouvoir politique de Vichy et la partie la plus visible de l’Église avaient ainsi appelé le peuple au rachat de ses fautes, invitant pour l’occasion au sacrifice une jeunesse dont les parents étaient censés avoir trahi directement ou indirectement « l’ordre moral ».
    Épargné moi-même à cet égard grâce à la culture de ma famille plus proche des hussards de la République que de cette pensée rédemptrice, je n’en voyais que mieux comment nombre de mes camarades se trouvaient alors enrôlés dans une machinerie psychologique et sociale où déjà leur sexualité et leur violence juvénile cédaient à une répression qui préparait de plus obscurs dérapages. Comme Guy Desnoyers, ils venaient pour la plupart d’une paysannerie à la fois violente et intimidée, et le séminaire qui les attendait ne ferait pas dans la dentelle psychologique pour les ficeler dans sa camisole doucereusement dogmatique.
    Telle était donc cette époque dont je vous ai déjà suggéré qu’elle préparait – en sous-main de la reconstruction à laquelle serait consacrée l’après-guerre – les tragédies et les comédies de sa destructivité peu à peu recouverte du manteau de Noé de ce que l’on appelle aujourd’hui les Trente Glorieuses.
    J’en ai fini avec le contexte qui se trouve être à l’origine de mon désir non seulement d’écrire sur le crime de Guy Desnoyers, mais de tenter de le comprendre aussi fraternellement qu’il m’était possible.

    2/ Qu’est-ce qui m’a amené à choisir la forme d’un poème pour écrire sur le curé d’Uruffe ?

    La réponse à cette question est pour ainsi dire contenue dans ce que je viens d’exposer. La réalité du mélange vivant qu’est un homme comme Guy Desnoyers n’est pas réductible à l’énoncé des éléments qui le composent. Aborder le criminel (ou le fou) comme l’objet d’une science – par ailleurs souvent incertaine – risque de nous faire passer à côté d’une vérité humaine qui est aussi la nôtre. Quelle que soit en effet la démesure du crime, nous ne pouvons le comprendre au seul moyen de notre langage présumé le plus contrôlé. La mesure même de notre discours rationnel nous trompe sur ce que nous mesurons, dès lors qu’il s’agit de ce que refuse notre conscience, c’est-à-dire la confusion de nos sentiments, l’intrication même des pulsions qui sous-tendent nos idéaux comme nos conduites les plus banales – qui n’ont pas besoin d’être sexuelles pour mélanger la volonté de pouvoir au charme discret de la servitude volontaire.

    Or ces mélanges qui sont bel et bien les nôtres, comme l’ont montré tous les grands moralistes, ne nous sont véritablement accessibles que grâce aux poètes qui, comme Sophocle, Shakespeare ou Racine, cherchent moins à expliquer l’homme qu’à l’impliquer dans la recherche de lui-même en lui tendant les miroirs grossissants de ceux qu’il appelle ses monstres et qui sont aussi ses fantasmes.

    Car la poésie, dans ses constructions délibérément associatives, cherche à recoudre les morceaux de ce que nous nous appliquons à découper en parcelles pour nous faire croire que nous le maîtrisons. Elle rend aux choses comme aux êtres vivants et donc aux personnes elles-mêmes ce qui les rapproche de notre corps, de notre esprit, de notre cœur, dans l’unité de notre propre multiplicité. Elle fait du « il » ou du « elle » – par lesquels nous désignons des objets – le « tu » de notre « je », le « nous » d’un partage qui rend à la connaissance sa capacité de nous aider à vivre.

    Mais la poésie a aussi – et je dirais particulièrement ici – cette fonction religieuse dont Kafka créditait la littérature lorsqu’il la chargeait de « relier » les éléments éclatés de ce qu’il appelait prophétiquement « une époque de mal ». Ce n’est donc pas sans arrière-pensées que je le cite, s’agissant de réunir les parties éparpillées d’un prêtre et de ses victimes. « L’art, dit en effet Kafka, est, comme la prière, une main tendue vers l’obscurité, une main qui veut saisir une part de grâce pour se muer en main qui donne » (Janouch, Conversations avec F. Kafka).
    Je dirais enfin que je devais ce poème à un criminel qui était aussi une victime, qui payait de son image exclusive de meurtrier et même d’assassin la ressemblance criminelle et victimaire qu’il avait avec beaucoup d’hommes souvent plus malins que lui et jusqu’à un certain point avec chacun d’entre nous. Je lui devais ce poème au nom d’une société – et bien sûr de ses institutions – qui ne lui avait pas donné, en l’éduquant, la chance que j’ai eue moi-même de pouvoir m’échapper de quelques prisons.

    3/ J’en arrive au troisième point de mon exposé : en quel sens peut-on tirer de ce drame une leçon pour l’éducation ?
    Je dois d’abord rappeler un aspect particulier de l’expérience éducative dans laquelle je me lançais à l’époque du crime d’Uruffe.
    Cette expérience, que j’ai rapportée dans Une poétique pour l’éducation, soulevait la grave question de la place de la destructivité dans l’éducation.
    D’un côté, en effet, nous avions à faire avec des adolescents qui se trouvaient exclus (oui ! déjà à l’époque) du système scolaire et qui, sans être des monstres, passaient en tous cas pour les marginaux imprévisibles d’une société qui entendait se reconstruire en bon ordre. Or, ces adolescents à la fois révoltés et inhibés s’attaquaient le plus souvent à eux-mêmes et s’attaquaient entre eux dans le prolongement des attaques dont ils se sentaient plus ou moins confusément avoir été victimes. Sous cet aspect, on peut dire que notre travail consistait à leur faire inventer des objets qui ne les attaquent pas a priori (que ces objets fussent des savoirs, des organisations ou des personnes) ; ou pour le dire autrement notre pédagogie visait à leur offrir des partenaires qui leur laissaient au besoin la liberté de les remettre en cause plutôt que d’en dénier la réalité. Ainsi, leur propre négativité, sollicitée dans l’attitude critique, devenait-elle cet instrument positif que les pouvoirs sans contre-pouvoirs (les pouvoirs dogmatiques qui ne sont rien d’autre que tyranniques) interdisent à ceux qui leur sont assujettis.
    On voit dans cette perspective la force de contre-exemple qui se dégageait de l’impasse où s’était perdu le curé d’Uruffe. Il s’agissait d’un homme que son éducation mécaniquement normative n’avait pas préparé le moins du monde à s’inventer lui-même. Prisonnier de son propre vide, il s’était raccroché au pouvoir sacerdotal jusqu’à s’y fabriquer une ombre d’homme, un spectre qui jouait au football et administrait les sacrements. Mais cette identité de compensation manquait de corps. Pour tenter de se rattraper, l’homme s’était drogué au sexe sur le mode adolescent d’une régression infantile marquée par la toute puissance. Quelque scandaleuse qu’elle fût, l’alliance entre sa débauche, son dévoiement criminel et l’exercice impérieux de son sacerdoce trahissait une commune origine : la misère psychique.
    La plupart des adolescents dont nous nous occupions ne souffraient pas d’autre chose. Ils n’avaient pas nécessairement manqué d’éducation au sens quantitatif du mot, mais l’éducation qu’ils avaient reçue n’avait été qu’un montage. Ils s’appliquaient à le démonter jusqu’à sacrifier leur force vitale à une destructivité qu’ils ne s’expliquaient pas. Il nous revenait de les aider à trouver un meilleur équilibre entre ces forces contraires.
    Ce fut un travail où leur désir d’en découdre avec les savoirs formels qu’on leur avait appliqués comme des potions médicinales devait être pris en compte dans une approche démystifiée et dédramatisée – c’est-à-dire le plus souvent ludique – des objets à connaître. Leur créativité ne pouvait être sollicitée qu’en passant par une certaine forme de désobéissance irrévérencieuse vis-à-vis des formes officielles des savoirs, voire des savoirs eux-mêmes. De plus, les aventures de la pensée – oserais-je dire de la libre pensée ? – n’étaient possibles que pour autant qu’elles étaient associées à ce qu’on pourrait appeler « l’aventure sociale » d’une institution dont les cadres, qu’ils fussent organisationnels ou relationnels, relevaient eux-mêmes d’une invention collective. C’était à ce prix que nous tentions de rendre à chacun non seulement sa dignité, mais son désir d’avancer, de grandir, à partir d’un partage fondé sur la rencontre, fût-elle conflictuelle. De sorte qu’on pourrait dire que ce grand réservoir d’agressivité constitué par une soixantaine d’adolescents rebelles fournissait l’énergie d’une organisation éducative toujours plus ou moins en procès, c’est-à-dire se développant elle-même comme un processus. Processus pédagogique et socio-politique qui, dans la ligne générale d’une pensée psychanalytique, se fixait comme objectif d’élaborer des rapports de force en les mettant à jour derrière des systèmes défensifs dont la négativité (qu’elle s’exprime sous la forme de l’inertie ou de l’agressivité déclarée) devait être au contraire considérée comme positivement révélatrice de conflits essentiels à la vie.

    En conclusion – et pour relier le crime d’Uruffe à notre réflexion sur l’éducation – je dirais qu’une éducation moralisante qui fonde son idéal positif sur le déni de la réalité des pulsions n’aboutit qu’à des sublimations qui ne sont que des châteaux de sable.
    Il revient, me semble-t-il, à l’éducation d’intégrer dans des démarches souvent acrobatiques, sinon scabreuses, les forces contraires qui opposent chez l’homme comme chez l’enfant et l’adolescent ce que Baudelaire, au prix de bien des souffrances, a tenté de réunir en lui – et en nous – par la création : aspiration à la vie et attirance pour la destruction, c’est-à-dire la mort.
    Par ces temps où un érotisme de la consommation s’associe des forces qui mettent à mal la planète et la personne humaine, le crime de l’abbé Desnoyers ne devrait pas nous être étranger. Qu’ils soient en effet sexuels ou non – et qu’ils concernent des choses, des idées ou des personnes, ces objets que nous mettons au compte de notre libération nous ligotent à des forces aliénantes qui ne sont pas les dernières à se parer des dépouilles de l’idéal. La tragédie d’Uruffe devrait nous être d’autant plus proche que la déconfiture de notre système de valeurs nous révèle les insuffisances d’une éducation plus vite enfermée dans ses principes et son formalisme qu’ouverte au nécessaire apprentissage de soi et du monde. Alors même que depuis cinquante ans la revendication subjective de l’individu et le déploiement social de la communication se développent, n’est-il pas urgent – comme le rappelait un récent colloque, celui de Bahrein sur l’Ecole – que l’éducation se réinvente au regard des nouveaux besoins qui concernent à la fois et de façon souvent contradictoire l’exigence d’autonomie des personnes et la nécessité de la compenser par l’ouverture de véritables liens sociaux. Il en va – pourrais-je dire dans le prolongement du drame de l’abbé Desnoyers – de la possibilité pour chacun de « se créer soi-même » sans pourtant se couper des autres, comme nous le faisons en les instrumentalisant au service de notre désir, quel que généreux qu’il soit.

    Si malsain que soit en effet à bien des égards le débat récent sur l’identité, n’est-il pas le symptôme d’un trouble qui dépasse le racisme ordinaire. Comme l’abbé Desnoyers, prisonnier de son rôle et incertain du désir de ce qu’il voudrait être, l’homme et la femme, l’adolescent et l’enfant d’aujourd’hui vont trop souvent d’un objet à l’autre dans l’avidité toujours frustrée d’un paradis déjà perdu, et par là même faudrait-il s’étonner qu’après avoir brûlé les voitures de l’autre, on s’acharne enfin directement sur l’autre pour lui ôter son visage qui est notre miroir ?
    Il est sans doute plus urgent que jamais de prendre en considération la négativité de cette violence tout à fait humaine pour orienter notre action éducative.

    Jean-Pierre Bigeault
    le 19 novembre 2011

URUFFE À CHERBOURG

  • Librairie RYST – Cherbourg  – 7 mars 2009 – J.-P. BIGEAULT

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    Introduction

    Je n’ai inventé ce message de l’au-delà que pour souligner cette évidence  : dans la mémoire le vivant et le mort ne sont pas loin l’un de l’autre. Cette évidence justifie les trois points suivants  :

    1) On peut aborder cette proximité de la vie et de la mort par l’humour. C’est ce que j’ai essayé de faire dans “Petit tas d’épitaphes

    2) Mais l’humour est une sorte de cache-sexe appliqué à la tragédie dans la mesure où la tragédie nous expose à la crudité, à la cruauté des pulsions et de la vie en général telles que nous les voyons à l’œuvre dans

    Le double crime de l’abbé Desnoyers, curé d’Uruffe”.

    Dans cet ouvrage j’ai tenté de descendre dans les enfers du psychisme humain en essayant de comprendre sinon de pardonner.

    3) Enfin, j’ai rebondi sur les dessins de Gwezenneg – venus après coup me ré assommer des coups de ce crime – en tentant d’y réintroduire

    Une autre parole qui se perde dans le chant
    Comme tous les naufrages humains
    Comme les déchirures charnelles de la Hague
    Comme notre terre travaillée aussi par la mort
    Afin que les unes comme les autres
    Se laissent enlever à l’horizon plus tendre de la mer

    Ce sont les “Cahiers”
    “d’Uruffe à la Hague”

    Uruffe

    C’est par le journal Le Monde en date du 6 décembre 1956 (3 jours après le crime) que j’ai appris le drame qui devait me hanter pendant plus de 50 ans.
    Je me vois encore dans mon bureau de jeune professeur au milieu de la douzaine d’adolescents, qu’avec ma compagne de l’époque, nous hébergions dans une vieille demeure Napoléon III de la région parisienne. Loin d’être indifférent aux réactions qui devaient être les miennes, ce contexte aura joué, tout au contraire, un rôle déterminant dans la tentative de compréhension – sinon d’explication – dont le drame que je vais évoquer allait devenir, pendant tant d’années, le si étrange objet.

    Il vous faut en effet savoir que mon intérêt pour l’éducation – qui devait s’appuyer sur de nouvelles études consacrées à la Psychologie – avait pour le moins deux origines  : la première venait de la guerre que j’avais vécue, adolescent, et qui m’avait révélé à quel horrible prix nous avions dû payer le “malaise dans la civilisation” dont avait parlé Sigmund Freud dès 1930. Découvrir à 15 ans que le fameux humanisme dans lequel j’avais été élevé débouchait sur Auschwitz, pour ne citer que ce nom-là, ouvrait un abîme dans lequel sombrait non seulement une culture, mais une éthique dont l’éducation s’était complu à gonfler les vessies en lanternes idéalistes.

    La seconde origine de mon intérêt pour l’éducation – qui ne faisait à vrai dire que renforcer la première – tenait au milieu clérical dans lequel j’avais évolué et dont je commençais à comprendre que l’appel à la vie dont résonnait l’époque n’y trouvait un écho qu’au prix d’un renforcement des ambiguïtés  : le refoulement y côtoyait le passage à l’acte (pédophilique) dans la difficile gestion du désir – ce désir devenu lui-même, après les contraintes de la guerre, le signe emblématique d’un monde nouveau.

    Aussi bien l’époque, où s’affirmait dans bien des engagements une élite chrétienne audacieuse sinon aventureuse, était elle aussi le cadre d’un processus de déchristianisation qui semblait faire bégayer l’histoire et les consciences. On y voyait ainsi des prêtres-ouvriers «  condamnés  » (en 1953) et des mouvements d’action catholique (JOC-JAC-JEC) renvoyés à leur spiritualité céder la place à des curés plus ou moins seuls et qui s’activaient comme ils pouvaient dans une réalité dont les repères n’étaient plus ce qu’ils avaient été. Décidément, qu’il s’agisse de leur monde intérieur ou du monde social, il y avait quelque chose d’ingouvernable au sein même d’un système de valeurs qui, comme le système colonial, n’obéissait plus à ce qu’Emmanuel Mounier avait appelé «  le désordre établi  ».

    Telle est donc la toile de fond devant laquelle je me trouvais au soir du 6 décembre 1956 lorsque j’ai lu dans Le Monde le récit suivant  :

    C’est mardi matin qu’on avait découvert…
                                                                     Et ce fut l’aveu.

    Les faits – puisque c’est ainsi qu’on en parle – dépassaient l’imagination en cela précisément qu’un curé, généralement estimé dans son village en dépit de son penchant connu pour la fréquentation des femmes – et en particulier des jeunes filles – ne trouvait pas sa place dans le catalogue de nos représentations criminologiques.

    Mais ce n’était encore rien auprès de ce que l’enquête et le procès en Assises, deux ans plus tard, devaient nous révéler. Car ce prêtre assassin, qui protestait de sa foi et de son attachement à la prêtrise, s’était dans le crime même, invraisemblablement comporté comme s’il était dans l’exercice de son sacerdoce  : il avait administré les sacrements à ses propres victimes, c’est-à-dire qu’il avait donné l’extrême onction à sa maîtresse et, l’ayant abattue, avait poignardé son enfant – leur enfant – après l’avoir fait naître, par une sorte de césarienne, du cadavre de sa mère.

    A quelle extrémité de la stupidité ou de la perversion sacrilège, nous trouvions-nous projetés, ou à tout le moins dans quelle forme caractérisée de psychopathologie  ?
    Cependant bien des témoignages démentaient ces hypothèses.
    Guy Desnoyers avait été un élève assez médiocre au long de ses études mais un jeune homme discrètement engagé – résistant à son heure – et après le séminaire un prêtre qui avait animé plusieurs paroisses dont, pour finir, celle d’Uruffe – non loin de Domrémy en Lorraine – avec un égal succès auprès des jeunes et des familles.

    Certes ce sympathique curé avait des amies. Ce bruit s’était répandu bien au-delà du village et jusqu’à l’Evêché de Nancy. Mais ce qui serait plus tard retenu contre lui comme le dérèglement d’un séducteur organisé n’affectait pas l’idée qu’on se faisait d’un homme qui contribuait généreusement à la vie d’une petite cité ouvrière où, sans lui, les jeunes se fussent adonnés à la boisson ou à d’autres excès. Mais enfin, que Desnoyers fût comme on dit, débrouillard n’en faisait pas le monstre que pourtant il allait devenir  !

    Cependant les experts eux-mêmes confirmèrent que l’abbé Desnoyers ne souffrait d’aucune maladie mentale même si, comme devait l’écrire en 1962, dans son livre “Trois crimes rituels”, Marcel Jouhandeau, “l’éclipse de la conscience à la faveur de laquelle les puissances occultes s’emparent de lui et le conduisent déjà hors de lui-même” s’était combinée en lui avec l’invraisemblable cohérence religieuse d’un homme de foi.

    Cette folie qui n’en était pas une me parla d’autant plus – je dois le redire ici – que j’avais vu jusqu’où la sexualité de plusieurs prêtres aux prises avec une affectivité plus confusionnelle que perverse (au sens psychanalytique du mot) pouvait les conduire alors même que leur idéal restait intact.

    De plus la fréquentation éducative des adolescents, la découverte que je venais de faire du destin conjugal de mes pulsions, la rencontre somme toute violente des mouvements de maturité et d’immaturité tels qu’ils apparaissent de façon déstabilisante dans ces moments du développement psycho affectif qu’on appelle “crises” lorsqu’il s’agit de l’adolescence, tout cet ensemble me conduisait à partager ce point de vue du grand journaliste de l’époque qu’était Bertrand Poirot-Delpech  :

    “il semble en réalité que, par nature et par un concours de circonstances, Desnoyers n’ait pas quitté l’enfance…le malheur a voulu que cet “enfant” livré à lui-même ait, à plus de trente ans, des désirs d’homme, une fonction qui inspirait la confiance, un révolver aussi…”

    Le Monde 26/27 01 1958
    Double crime, page 180

    Or c’est dans ces temps-là que j’eus l’occasion d’approcher la réalité d’une circonstance, à la fois bien différente et non moins étrange, voire, à certains égards, scandaleuse pour l’esprit, où se donnait à voir un autre mélange des pulsions de vie et des pulsions de mort qui associait la mise au monde et la destruction du vivant.

    Mes études de psychologie m’avaient amené à l’époque jusqu’à l’hôpital parisien de l’Hôtel-Dieu et tout particulièrement jusqu’au quartier spécifique où étaient détenues des femmes coupables d’infanticide sur leur propre enfant.
    Cette occurrence relança mon questionnement sur les états-limite qu’avait à sa façon évoqué Marcel Jouhandeau à propos de l’abbé Desnoyers. Ce qui ressortait en effet de l’étude dans laquelle je m’étais engagé avec une jeune psychiatre, était que bon nombre de ces mères, atteintes de ce qu’on appelle une psychose puerpérale, n’avaient tué leur enfant qu’à la faveur de cet état somme toute passager dont, comme le curé d’Uruffe, elles ne gardaient qu’un souvenir confus.
    Faut-il ajouter qu’elles étaient en mesure de reprendre ensuite une vie quasi normale  ?
    La question du “sens” de ce passage à l’acte – si étroites que fûssent les limites de son inscription dans l’espace et dans le temps – se posait d’autant plus que le délire n’était pas chez ces patientes – pas plus que chez Guy Desnoyers – le mode habituel de leur rapport à la réalité.

    J’en étais là de mes questionnements quand une rencontre inattendue me replaça quelques années plus tard devant l’énigme d’Uruffe.

    Un jeune psychologue – qui venait de faire dix ans de prison (où il avait d’ailleurs fait ses études) pour meurtre et avec lequel je devais lier d’ailleurs un lien d’amitié – me parla de Guy Desnoyers qu’il y avait connu. C’était, me dit-il, un homme sensible, affable mais retenu, qui s’occupait alors avec grand soin de la bibliothèque.

    J’appris un peu plus tard que le soigneux bibliothécaire avait envisagé d’épouser une visiteuse de prison qu’il voyait régulièrement. Le destin de l’homme Desnoyers, sans doute encore et toujours à la recherche d’un impossible, s’inscrivait peu à peu pour moi dans une crise qui le dépassait.

    Je rédigeai quelques articles à partir de l’infanticide et esquissai tout un livre auquel s’intéressera d’abord un grand éditeur. Mais après quelque temps, l’éditeur pensa que le sujet était trop scientifique.
    Puis les années passèrent  ! Je m’étais engagé dans une psychanalyse personnelle, j’avais développé mes activités éducatives en les spécialisant dans la direction du médico-social. Devenu psychanalyste moi-même, j’étais entré dans le monde singulier de la psyché et me tenais sur la frontière incertaine qui sépare et réunit le normal et le pathologique. Guy Desnoyers n’avait pas entièrement disparu. Un certain nombre de mes patients, candidats à la prêtrise, voire prêtres mariés, me renvoyaient à la tragédie d’Uruffe. Il m’arrivait de penser que si ce malheureux curé avait été soigné, non pas comme le fou qu’il n’était pas, mais comme l’enfant dont il n’arrivait pas à renaître, à grandir…, si l’évêque de Nancy, au lieu de le renvoyer à la prière, l’avait orienté vers un psychanalyste, tel qu’à l’époque Marc Oraison, médecin devenu prêtre à Bordeaux (il est vrai suspect aux yeux du Vatican), le crime d’Uruffe aurait pu se jouer comme une de ces tragédies du monde antique sur une scène où sa vérité dramatique se fût exprimée à moindre frais et au bénéfice de l’humain.

    J’en étais là de ma pensée lorsque survint, beaucoup plus près de nous, en l’an 2000 le livre de Jean-François Colosimo intitulé “Le jour de la colère de Dieu”. (J.-C. Lattès).
    L’auteur, théologien orthodoxe, éditeur et journaliste, y expliquait tout au contraire que le crime, dans sa transréalité démoniaque, trouvait sa terrible et métaphysique justification en ce qu’il servait la cause de Dieu.
    Ce livre, magnifiquement écrit, érudit quant à ses références théologiques, apocalyptique au sens propre du mot, c’est-à-dire révélateur du sens spirituel caché dans le destin charnel de l’homme pêcheur, me fit l’effet d’une vieille bombe à retardement, de celles qui éclatent, après la guerre, quand personne n’y pense plus  !

    En un mot j’avais trop de respect pour le spirituel pour le laisser confondre – comme c’est en effet devenu la mode – avec le psychologique en évacuant le dernier au présumé profit du premier. Je déniais à un auteur, si respectable qu’il soit, le droit de se poser en prophète au mépris de l’homme dont il instrumentalisait la vie, au bénéfice de sa vision, alors même que cette vie avait déjà été instrumentalisée… jusqu’au crime.

    Et c’est ainsi que j’ai entrepris de reprendre l’affaire d’Uruffe en la ramenant à l’homme.

    Je me suis enfermé à nouveau, mais cette fois comme dans la prison de son psychisme, avec l’abbé Desnoyers qui aurait pu être mon frère et qui l’est de toute façon en tant que l’un de ces “frères humains” dont parle François Villon. Cette “sombre fraternité” – c’est ainsi que j’ai désigné mon lien avec Desnoyers – n’a guidé mes pas que pour autant qu’il m’a été possible de m’identifier à lui. Ce faisant, je n’ai pas agi en témoin extérieur, en historien fort de ses documents. Je me suis placé devant ce pauvre homme comme devant un patient ordinaire, mais presqu’entièrement muet ou parlant une autre langue, come cela arrive. Je l’ai réinventé, comme l’archéologue auquel Freud se compare, à partir des quelques ruines qui étaient à ma disposition. A partir aussi de ces restes en moi, non seulement d’enfance, mais d’enfance blessée et idéalisée, celle-là qui constitue le socle de nos maturités fragiles.

    Cette méthode en partie fondée sur le rapprochement sinon le mélange des personnes (transfert – contre-transfert dit-on en psychanalyse) m’a conduit à mélanger également les genres.
    Mon essai est aussi un poème. Les tragiques grecs ne parlaient, ne faisaient parler l’inceste et le parricide, qu’en faisant passer leur réalité démesurée (à l’extrême limite du pacte humain) par l’ordonnance et la scansion du chant. La folle rationalité du crime – comme dans ses extrémités aussi celle de l’amour – ne se découvre pas dans les manuels de psychologie, et les biographies les plus parlantes sont des vies réinventées par des poètes.
    J’ai voulu ainsi sortir de la fascination qu’exerce sur nous le spectacle de la violence – et les refoulements au moyen desquels nous évitons de la penser – en l’apprivoisant par une familiarité progressive, telle précisément que le chant le permet dans l’écoulement de sa durée.

    J’ai été guidé dans mon travail par une conviction, elle-même née d’un constat assez banal, aussi vieux que la culture humaine  : comme la vie et la mort sont un tout, les pulsions créatrices de l’homme ne sont pas longtemps dissociables de ses pulsions destructrices. Elles sont mêmes tellement liées que l’amour – et en particulier ce qu’on appelle «  l’état amoureux  » – s’avèrent être un théâtre assez habituel pour la mise en scène de leur collusion. La sexualité humaine, faite de pièces et de morceaux, se prête à ce mélange assez banalement pervers, tout autant d’ailleurs que son refoulement, quand on voit par exemple ce qu’au nom de «  l’amour du prochain  » la Sainte Inquisition, conduite par l’Eglise jusqu’à l’aube des temps modernes, a su accomplir en matière de criminalité légale.

    Mais n’est-ce pas le moment de nous souvenir de ce que dit Freud à propos de certaines transformations de la pulsion sexuelle  : «  quelqu’horrible qu’en soit le résultat, on y retrouve une part d’activité psychique qui correspond à son idéalisation  ».

    Pour revenir à mon point de départ – c’est-à-dire aux leçons de la guerre – j’ai donc voulu dénoncer les méfaits d’un idéalisme non contrôlé, que cet idéalisme projette l’homme hors de sa condition en oubliant de quoi il est fait, ou que l’homme s’oublie en Dieu, comme si Dieu le dispensait d’être lui-même et de chercher à se connaître selon le vieux précepte de Socrate.
    Un crime comme celui du curé d’Uruffe nous éclaire sur la capacité de ce que Robert Musil appelle «  l’homme sans qualités  » à convertir sa dépression larvée en passage à l’acte, comme on déclenche une guerre, quand l’économie est en faillite.

    Car Guy Desnoyers ne courait après les femmes, comme après la suractivité dont il ne remplissait sa vie que pour combler ce vide abyssal en lui où il s’était perdu avec son idéal, comme l’enfant qui n’a pour image de lui-même que l’image obsessionnelle de son jouet à l’érotisme clos.

IN ILLO TEMPORE

  • Le discours que livre la Presse de l’époque associe le plein et le vide de ce crime «hors série» (L’Aurore) qui «dépasse l’entendement» (L’Est Républicain) et «choque la Raison même» (Libération).

    Car ce discours, non seulement colle au spectacle du crime et aux accidents des vies qui y conduisent, mais il épouse, pourrait-on dire, l’insaisissable réalité physique de ces corps détachés de leur chair la plus intime par l’effet d’une déchirure et d’un découpage qui semblent bien excéder la mesure d’un malheureux couteau.

    Il s’ensuit que, tout à la fois compact et émietté, le texte, appelé à couvrir le crime se répète à l’infini de sa dispersion avant de sombrer à son tour dans cette sorte de béance immatérielle qui brille comme le désert de la nuit fatale, cet astre blanc et noir qui l’aspire  : le sidérant non-sens.

    Poussière de la comète  !

    Au premier jour, les faits – rien que les faits – s’avancent, muets, alignant les mots d’un récit en perte d’auteur.

    […]«Uruffe, petit village de 392 habitants, situé sur la route départementale rejoignant Colombey-les-Belles à la route N 60, a été hier le théâtre du plus effroyable des crimes qui émaillent l’actualité judiciaire. Une jeune fille de la localité, Régine Fays, 19 ans, employée comme décoratrice aux Verreries de Vannes-le-Chatel, a été découverte dans la nuit de lundi à mardi, vers deux heures du matin, dans le coté droit du fossé de la route menant à Pagny-la-Blanche-Côte, sur le territoire de cette commune.
    Après avoir été tuée d’un coup de révolver, la malheureuse avait été éventrée et, circonstance horrible, elle allait être mère dans quelques jours, le cadavre de son nouveau-né gisait à coté d’elle. Le petit corps avait reçu un coup de couteau au cœur. Une croix de Saint-André était marquée sur son front et son visage était zébré de coups de couteau».[…]

    (Le Républicain Lorrain – 5/12/1956)

    Et dès le matin du deuxième jour, l’évènement tombe de son propre poids. Le village «  au ciel triste et bas  » dans lequel il s’enfonce sous la poussée de l’horreur résonne comme un théâtre antique du cri funeste de son curé  : «Je ne sais plus, je dois être un monstre».

    «Oui  ! si impensable que cela puisse être, au début de la matinée d’hier, l’abbé Guy Desnoyers, 37 ans, curé du petit village d’Uruffe, a soudain cédé. Son système de défense consistant à affirmer sans relâche que l’arme du crime retrouvée chez lui, lui avait été confiée, à l’issue de sa confession, par un mystérieux criminel, a craqué tout d’un coup. Il y avait des témoignages et des évidences, et des faits qui étaient trop implacables. Alors, il a dit  :
    “Oui, c’est moi. J’ai tué Régine Fays d’une balle dans la tête. Je l’ai éventrée. Et j’ai tué aussi notre enfant, qu’elle portait…”
    Et il s’est effondré, la tête cachée dans ses bras sur une petite table de bois blanc».
    […]  «Au dehors, il bruinait. Devant le presbytère aux volets mi-clos stationnaient les membres du Parquet, des policiers, des journalistes. Le chemin boueux était gardé à chaque extrémité par des gendarmes. Ils devaient contenir la foule grondante de colère de ce petit village de trois cents habitants, frappés de stupeur.
    C’est à midi, alors que la cloche de l’église sonnait l’heure, déchirant un silence pesant, que la porte du presbytère s’ouvrit à nouveau. L’abbé Desnoyers qui était arrivé en sanglotant, apparut cette fois, très calme. On le fit monter, accompagné d’un gendarme, dans sa propre voiture, une 4 Chevaux noire. Les policiers et les magistrats s’installèrent dans leurs automobiles. La sirène du fourgon cellulaire hurla. La reconstitution pouvait commencer.
    Au passage de ce prêtre, auquel beaucoup d’entre eux avaient, dans l’ombre du confessionnal, avoué leurs fautes et demandé le Pardon, les habitants lançaient des cris de mort… » […]

    (L’Aurore – 6/12/1956)

    Mais la démesure du drame ne déborde pas que le village «paisible et sans histoire». De la Presse qui pense à l’Eglise qui prie, Uruffe s’empare de la Conscience instituée et la taraude de toutes parts.

    L’évènement une fois circonscrit, il ne reste en effet au centre du crime qu’un abîme qui défie la Morale et les corps constitués. Leur fracture s’entend dans le silence.

    Mais les faits, têtus, reviennent à la surface de l’opinion publique dont l’écho frémit sobrement sous les bonnes plumes. Car la porte défoncée du Bien est sous bonne garde.

    Un rapport sans état d’âme, que traverse à égale distance – quoique en le surplombant de sa hauteur – l’Evêché de Nançy, occupe, à la page 9 du «Monde», une place à la fois discrète et significative  : le mépris de l’anecdote n’est plus de mise quand il y va de l’ordre moral !

    Faut-il ajouter qu’un surcroît de pudeur y enveloppe la sexualité du prêtre, pourtant si peu que ce soit centrale dans cette affaire ?

    […] «C’est mardi matin qu’on avait découvert dans un fossé, à 3km500 du village d’Uruffe, où elle habitait avec sa famille, le corps affreusement mutilé d’une jeune fille de 19 ans, Régine Fays, qu’on recherchait depuis la veille.
    Elle avait été tuée d’une balle de révolver dans la nuque puis éventrée, et l’enfant qu’elle allait mettre incessamment au monde avait été défiguré avec un acharnement abominable.
    Régine travaillait aux verreries de Vannes-le-Châtel, où son père est également employé. La famille comprenait cinq enfants. A 18h15, lundi, elle avait été vue à l’épicerie d’Uruffe, où elle fit quelques achats. De là, elle gagna la sortie du village, se dirigeant vers Vannes-le-Châtel. Elle ne reparut pas. Inquiète, la famille entreprit des recherches, car la jeune fille, qui avait dû avouer qu’elle allait être mère, mais se refusait énergiquement à dire le nom du père, se montrait fort affectée. Aussi pensa-t-on tout d’abord qu’elle avait attenté à ses jours. A ses parents et aux habitants du village vinrent bientôt se joindre pour les recherches, qui durèrent toute la nuit, les gendarmes de trois brigades.
    Le cadavre devait être découvert par le curé d’Uruffe, l’abbé Desnoyers, âgé de trente-sept ans. Le Parquet de Toul se rendit aussitôt sur les lieux et les inspecteurs de la brigade de Nancy, sous la direction du commissaire divisionnaire Pugnières, commencèrent leur enquête.
    L’autopsie confirma que la jeune femme avait été tuée d’une balle dans la nuque. Puis l’assassin avait pratiqué ensuite sur sa victime une sorte de «césarienne», s’acharnant alors sur le corps de l’enfant et lui portant un coup de son arme au visage puis dans la région du cœur.
    Régine avait été amenée en voiture à l’endroit même où elle avait été assassinée.
    L’abbé Desnoyers parut tout de suite le témoin n°1 de l’affaire, car il était un familier de la maison des Fays. Près du corps, une douille de 7.35 avait été trouvée. Or les policiers, au cours de leurs investigations découvraient au presbytère un révolver du même calibre. Toute la nuit l’interrogatoire devait se poursuivre, étayé par de nombreuses auditions de parents et d’amis de la victime. Ceux-ci confirmèrent les soupçons qui pesaient déjà sur le prêtre. Et ce fut l’aveu.
    Ce matin, à l’issue de la reconstitution du crime, l’abbé Desnoyers, en civil, effondré, est revenu pour quelques instants au presbytère. Le juge d’instruction ne lui a signifié jusqu’ici l’inculpation d’assassinat qu’en ce qui concerne Régine Fays. Le Parquet attend le rapport du médecin légiste pour décider de son action quand à la mort de l’enfant ».

    Un communiqué de l’évêché

    Nancy, 5 décembre – L’évêché de Nancy a fait parvenir à la presse le communiqué suivant  :
    «L’opinion publique aura été cruellement frappée par l’annonce du terrible drame qui vient de survenir dans une paroisse de notre diocèse. Un tel acte est incompréhensible par sa monstruosité même.
    Il appartient à la justice humaine de suivre son cours.
    Nous partageons tous la douleur de cette famille si affreusement éprouvée et, au plus profond de notre cœur, nous ressentons, en présence d’un forfait commis par l’un des nôtres, une déchirante humiliation.
    Devant des actes qui dépassent l’imagination humaine, les chrétiens, cependant, ne sont pas démunis. Il nous reste devant Dieu et devant les hommes le réconfort d’une prière confiante pour la victime et notre propre expiation pour le coupable.»

    (Le Monde – 6/12/1956)

    Cependant, la stupeur reprend Uruffe à sa colère. On prie. On subit l’ordre fatal d’un monde pris au piège de son histoire, de sa géographie, de sa sociologie. Si on associe dans une même figure (la sœur de l’abbé), la débilité d’une victime déjà désignée par sa folie au viol et à son prix de honte, c’est que les voies de la condition humaine sont étroites. On s’y enfonce dans «  le sombre dédale de l’esprit  » avec ses diableries campagnardes.

    Le chœur tragique des ouvriers et des ouvrières que «les autocars des verreries et des chemiseries emportent tous les jours au-delà des forêts» devrait revenir à de plus chastes sentiments, car la haine comme l’amour sent le sexe et déjà sa déchirure.

    […] «Vers 10h, les rues du village s’étaient soudain vidées. Uruffe se recueillait. Toute la population avait voulu témoigner à la famille éplorée la part qu’elle prenait à sa douleur, en participant à l’office funèbre de la jeune Régine Fays et de son enfant. Tout le village se pressait à l’église. Une émotion intense étreignait les cœurs les plus endurcis».
    […] «La voix de l’officiant, Mgr Frédéric, vicaire général, archidiacre de Toul, était voilée d’émotion. Grave, le chanoine Mansuy, vicaire capitulaire du diocèse, monta en chaire. Après s’être incliné devant la douleur des parents de Régine Fays, et s’adressant à eux, il déclara  :  «Vous ressentez le déchirement de ceux qui souffrent, vous avez dû deviner, vous aussi, de quel déchirement nous avons souffert, nous, prêtres… Nous ne sommes pas solidaires de ce crime… Si nous ne sommes pas coupables de ce crime, nous sommes solidaires cependant de l’humiliation qui atteint tout le corps sacerdotal, nous sommes marqués d’une tache profonde. C’est au nom de cette solidarité qui unit tous les confrères que, demain, nous demandons aux prêtres de célébrer une messe à l’intention des deux victimes.
    Comment réparer ce crime  ? Nous ne pouvons le faire qu’en priant le Ciel. Mais le coupable doit expier son forfait». […]

    (L’Est Républicain – 7/12/ 1956)

    Mais l’autopsie du crime – ce découpage qui prend la forme de celui que le Curé d’Uruffe a pratiqué jusqu’à épuiser l’âme du corps – se lit en miroir dans le prompt acharnement de la Presse à ordonner le désordre.

    C’est ainsi que la faute de l’Abbé Desnoyers, ouvrier de son propre châtiment, est censée procéder du simple retournement de la chair contre la chair par l’effet mécanique de l’interdit que sa prêtrise lui colle à la peau.

    «Le point de vue d’un psychiatre  : L’acte criminel le moins croyable de ces vingt dernières années.
    […] «Dans les sombres dédales de cet esprit, la psychiatrie découvre une sorte de fil conducteur – le mécanisme de la «punition»  : le meurtrier s’est puni de sa faute en punissant d’abord l’instrument de cette faute (la femme), puis le fruit de cette faute  (l’enfant) et s’est enfin livré. Ce drame ne dépasse pas l’entendement humain  : il est simplement EN DEHORS de l’entendement, dans la zone imprécise des refoulements et des défoulements des instincts qu’il y a plus d’un demi-siècle, Freud explora, sans découvrir, hélas  ! le moyen de prévenir les crimes abominables qui sont la conséquence de ces tempêtes inconscientes.»

    (L’Aurore – 6/12/1956)

    Le désir divisé de l’Abbé Desnoyers, curé d’Uruffe, hante les témoins stupéfiés de sa cohérence.

    Ce bric à brac ne ressemble à rien, et surtout pas à la foi chevillée au corps de ce pourfendeur de mère et d’enfant.

    Y a t’il donc un au-delà de la folie que la raison humaine ne saurait atteindre par la science ?

    Le Procès qui se prépare n’attend à peu près rien des spécialistes, de toutes façons venus trop tard, à supposé même qu’on eût eu besoin d’eux, si seulement on avait marié cet homme au lieu de le faire prêtre !

    «Au moment où la Cour d’Assises de Nancy se prépare à connaître de l’extraordinaire cas de l’abbé Desnoyers, curé d’Uruffe, petit village sans importance et qui semblait devoir être sans histoire, on apprend à trois semaines environ de l’ouverture des débats que des ecclésiastiques psychiatres se penchent sur le dossier et que l’un d’eux a pu pénétrer dans la prison et être admis à s’entretenir avec le détenu».
    […] «Mais que viennent faire en l’état actuel de l’affaire du curé d’Uruffe ces psychiatres à retardement. Nous eussions compris qu’ils interviennent quand il était temps encore, avant le crime, quand les péchés commis par l’abbé Desnoyers n’étaient que de chair. On ne saurait en effet se dissimuler que les troubles… sentimentaux du jeune abbé n’étaient point un mystère et surtout pas pour ses supérieurs hiérarchiques qui peut-être, auraient eu quelque raison d’intervenir… à temps.
    A quelle conclusion pourront être amenés ces psychiatres de l’Eglise qui examinent le cas de l’abbé Desnoyers, et qui en ont examiné bien d’autres certes, si ce n’est à la nécessité d’autoriser le mariage des prêtres, puisque c’est de là que vint le mal dans le cas qui occupera sous peu les instants des jurés de Nancy. Or, il n’en est rien puisqu’on prend soin de nous dire que le prêtre laïcisé doit respecter le vœu de célibat. A la lueur de cette explication, que de tempêtes sous des barrettes !»

    (Libération – 4-5/01/1958)

    Ou cet homme est le diable, ou il n’est «rien qu’un homme», ce «véritable faux prêtre» (L’Aurore), «Dom Juan en soutane», «Tartuffe» (Libération) qui cumule les rôles  :
    «L’honorable curé de campagne… le comédien né… mais la bête toute puissante» (ibidem).

    Entre l’impossible procès de l’inhumain et le démontage interminable des facettes que présente la vie humaine, trop humaine… de ce prêtre perdu, le discours de la Presse se répand jusqu’à la nausée.

    Comme le crime sans cesse reconstitué, les errements de l’Abbé Desnoyers sont repris à l’infini de leur litanie.

    […] «L’abbé Guy Desnoyers a 38 ans. C’est un homme d’assez grande taille, très mince avec un visage d’une extrême maigreur. Une maigreur où achève de se consumer le feu de milles tourments intérieurs.
    Il est né, au lendemain de l’autre guerre, dans une famille paysanne d’Happlemont, près de Vèzelise, un de ces villages de l’Est à l’horizon rétréci par de grasses collines fertiles.
    C’est l’influence de sa grand-mère maternelle qui éveille en lui une vocation religieuse. A 13 ans, il entre au petit séminaire de Nancy. Le service militaire (qu’il effectue au 159ème RIA), la guerre puis les chantiers de jeunesse interrompent ses études de théologie. A cette époque, si l’on en croit ses familiers, il connaît son premier tourment. Il se lie avec une jeune fille. Il est sur le point de renoncer à l’Eglise pour l’épouser. Mais la jeune fille apprend qu’il se destinait à être prêtre. Très pieuse elle-même, elle préfère rompre.
    Après cette déception, Guy Desnoyers quitte les chantiers de jeunesse et entre au grand séminaire.
    Mais ce n’est déjà plus, sans doute, une vocation sincère qui le fait rentrer dans le giron de l’Eglise. C’est beaucoup plus la recherche de l’oubli.
    Le 29 juin 1946, il est ordonné prêtre. Il est nommé vicaire de Blamont, puis de Rehon, près de Longwy. Apparemment c’est un bon prêtre, un de ces prêtres modernes qui ne dédaignent pas le franc-parler, qui n’ignorent rien des problèmes du siècle et qui, pour la gloire du patronage, savent à l’occasion relever la soutane et taper dans un ballon de football.
    Mais un démon, déjà, s’est emparé de lui. Il trahit une première foi ses vœux. Il séduit une jeune fille dont il célèbrera le mariage. Il devient aussi l’amant d’une veuve, âgée de 60 ans, dont il a, en grande pompe, conduit le défunt mari au cimetière.
    Il commet ces fautes avec une sorte de frénésie. Ce n’est même pas un dérèglement des sens : il ne cherche pas la volupté. Il semble qu’il commette le péché pour le péché, partout où il peut le rencontrer.
    En juillet 1950, il arrive à Uruffe. Va-t-il dans ce village rustique, où les châles noirs des femmes ne suscitent guère la tentation, retrouver son équilibre ? Non. Il a une liaison avec une de ses nouvelles paroissiennes, une jeune fille, presqu’une enfant.
    Appelons la X… Elle est maintenant mariée. Elle ne sera pas citée aux Assises. Elle a droit à l’oubli.
    L’abbé Desnoyers rencontre X… au cours d’une des séances de cinéma qu’il donne à la salle paroissiale.
    C’est un peu la répétition générale de la tragique aventure qu’il aura plus tard avec Régine Fays. Il emmène la jeune fille, avec d’autres filles et garçons de la paroisse, faire une excursion. Et X… est enceinte. Le curé exerce une grande influence sur les parents de la future maman. Il les convainc que le père est un homme étranger à la paroisse et qu’il vaut mieux, pour la réputation de la famille, que la mère accouche loin de là. Pour épargner à ses fidèles paroissiens d’inutiles déchirements, il est prêt à se charger de tout.
    En effet, un soir il part avec X… Il la conduit chez des amis à lui dans le Jura. La jeune femme y donne le jour à un enfant que, sur les conseils du prêtre, elle abandonne à l’Assistance Publique.
    Cependant, l’abbé Desnoyers a commis une erreur, une erreur qui aurait pu être salvatrice. Il a avoué à ses amis du Jura, chez qui l’enfant est né, qu’il en est le père. Ce sont des catholiques pratiquants. Atterrés, ils écrivent à l’évêque de Nancy. Celui-ci fait une discrète visite au curé d’Uruffe. L’abbé Desnoyers, à ce moment, peut encore tout sauver. Il a trahi son sacerdoce. Il a commis un péché mortel, mais pas un crime. Il pourrait tout avouer à l’évêque, réparer le préjudice causé à la mère et à l’enfant abandonné. Il préfère jouer une odieuse comédie. Il s’agenouille aux pieds du prélat, baise le bas de sa robe.

    – «J’ai raconté cela à mes amis, dit-il, pour qu’ils acceptent d’héberger la jeune maman. Ils ne l’auraient pas reçue si je ne leur avais dit être le père de l’enfant. Je préfère mourir si vous me soupçonnez».
    – Capable d’une telle duplicité, jusqu’où l’abbé Desnoyers n’allait-il pas aller ? Jusqu’au crime, au plus horrible des crimes. »[…]

    (Le Journal du Dimanche 19/01/1958)

    Mais fait-on le procès de l’évidence  ? Mais fait-on le procès de ce qui, sous l’évidence, se dérobe à la vue, voire à la pensée  ?

    Le procès sera bref et on suspecte déjà cette brièveté comme le huis clos total qu’on annonce et qu’on dément.

    «Contrairement aux rumeurs qui ont circulé voilà quelques semaines, les débats ne se dérouleront pas à huis clos, sauf peut être au moment de quelques dépositions. Les autorités ecclésiastiques elles-mêmes ont demandé que le procès se fasse en pleine lumière»…

    (Le Journal du Dimanche, 19/01/58)

    Mais quelle lumière pour éclairer quelle nuit  ? Au cœur du Procès en Assise la nuit demeure et cependant… tout est clair  :

    «La peur du scandale», la «lâcheté» de l’homme, son «égoïsme cynique», son «orgueil», son «absence de sentiment», la perversion en un mot, désigne Guy Desnoyers pour ce qu’il est  ; et dans le même temps le jugement glisse sur l’abominable et obscure clarté de son crime.

    […]«Il faudra attendre la tombée de la nuit pour discerner, maintenant que le jour ne dissimule plus le personnage qui est devant nous, ses lèvres minces, un peu cruelles. On ne saurait dire qu’il a peur. Il est mal à l’aise. Ces juges qui sont ses supérieurs l’inquiètent. Oui, ses supérieurs, car son état de prêtre lui a fait considérer le monde sous l’angle hiérarchique exclusivement.

    – Vous avez accepté la suggestion du prêtre qui vous avait fait faire votre première communion d’entrer dans les ordres  ?

    Guy Desnoyers, étreignant son crucifix  :

    – Ah  ! de grand cœur  !

    Il a bien dit ça. Nous avons constaté en étudiant cette affaire que l’abbé était un bon comédien. On ne suggérerait pas que le rôle qu’il tient aujourd’hui lui déplaise tout à fait. Ce médiocre a toujours aimé la vedette. Dominer était son plaisir et il y prenait ses plaisirs. Un médiocre dont le Président souligne les insuffisances intellectuelles pour préciser.

    – Quoi qu’il en soit, vous avez été ordonné prêtre.

    L’ami des familles
    Il aimait surtout les jeunes filles, les fillettes qu’il avait préparé à la première communion et dont, lorsqu’il les trouvait quelques années plus tard suffisamment épanouies, il faisait ses maîtresses.

    De l’unes des familles il sera chassé parce qu’il avait avec une gamine de 15 ans des gestes inconvenants.

    LE PRESIDENT. – Lubricité perverse  !

    Nous imaginons volontiers ce que peut représenter pour une petite fille le prêtre qui lui a fait faire sa première communion.
    Dans ses dérobades perpétuelles au cours des débats, il lui arrive d’hésiter. Plutôt que de nier il se contente d’admettre -d’un ton qui peut se traduire par  : «sous réserve» – que dans telle liaison avec telle enfant c’est lui qui a sans doute eu l’initiative.

    LE PRESIDENT. – C’est vous qui aviez suggéré à la jeune L… qui attendait un enfant de vous, de dire à ses parents qu’elle avait été violée le soir à la sortie du travail  ?

    L’ABBE (réticent et prenant la tangente). – Elle a cherché elle-même ce qu’elle avait à dire.

    C’est un lâche. D’instinct sa nature, sa complexion le veulent ainsi.
    Pourquoi n’avoir jamais confié son tourment à l’évêque. Pourquoi n’avoir pas changé d’existence  ?

    L’ABBE. – J’aurais voulu. Je ne peux pas expliquer  pourquoi je ne l’ai pas fait.

    LE PRESIDENT.– Et vous avez pu oublier votre sacerdoce  ?

    Etreinte nerveuse, désespérée du crucifix qui apparaît entre les doigts. Et c’est la tête levée orgueilleusement qu’il lance :
    – Je n’ai jamais renié le sacerdoce.

    Mais le crime, enfin, le crime  ?
    Mais le crime est la pièce maîtresse de ce procès, qui n’a, au vrai, pas d’autre motif. Régine. Le nom qui vient de heurter la conscience de l’abbé, lui fait baisser la tête.
    Régine qu’il assassina, Régine qu’il éventra.
    Comment les choses avaient-elle commencé entre elle et lui  ?

    LE PRESIDENT. – A l’issue d’une soirée chez les Fays, ou vous étiez reçu, Régine vous raccompagna jusqu’à la porte. La chose se fit au pied de l’escalier. Combien de fois cela se renouvela-t-il  ?
    Régine ne vous fit-elle pas observer que votre qualité de prêtre était incompatible avec ce genre de divertissement  ?

    Point de réponse.
    Et, ce fut l’annonce d’une maternité. Régine déclara à ses parents qu’elle était enceinte des oeuvres d’un jeune homme rencontré au bal à Rehon
    LE PRESIDENT. – C’est vous, Desnoyers, qui aviez suggéré cette explication à Régine  ?

    L’ABBE. – Elle m’avait dit que personne ne saurait jamais.

    Les parents avaient prié l’abbé d’intervenir auprès de cet hypothétique responsable en vue d’un mariage, mais Desnoyers avait rétorqué : «C’est impossible. Régine ne l’aime pas.»

    LE PRESIDENT. – Pourquoi simplement n’êtes-vous pas parti avec Régine ?

    L’abbé, effrayé à la pensée qu’on puisse le croire capable de se défroquer :
            – J’étais prêtre !

    « Je ne peux rien expliquer »

    Quand décida-t-il de tuer Régine ?
    En arrivant sur les lieux du crime ?

    L’ABBE (évasif). – «  A cet endroit précis je ne peux répondre que par la négative  ».

    On demeure confondu par cette recherche raffinée et constante du faux-fuyant quand toute l’évidence est là dans les premiers aveux, qu’au reste il ne renie pas.

    – Je suis sorti de la voiture. J’ai appelé trois fois  :  «  Régine, Régine, Régine.  » Je me sui rapproché… J’ai tiré. Je ne sais plus ce qui s’est passé. J’ai donné des explications qui, sans doute étaient exactes. Mais j’ai perdu la tête. Je ne peux rien expliquer.

    Et c’est l’évocation de l’éventration de la mère pour sortir l’enfant.
    LE PRESIDENT. – Vos vêtements sont souillés de sang. Vous voyez apparaître la tête de l’enfant. Vous avez dit  : «  Il avait les yeux ouverts et paraissait vivant  » Et vous vous acharnez à frapper au visage, au cou.

    L’ABBE. – D’après les marques, oui, j’ai dû faire cela. Je ne sais pas ce qui s’est passé en moi.

    On sait le reste, auquel l’abbé n’ajoute ni ne retranche rien.
    Quant au motif, qu’il expliquait dès les premiers jours par la peur du scandale, il n’ose l’énoncer aujourd’hui.

    L’ABBE. – Depuis quatorze mois que je suis en prison, j’ai réfléchi, j’ai beaucoup pensé. Je reconnais mes actes. Je ne songe pas à nier quoi que ce soit. Mais les causes elles-mêmes, je ne les connais pas. Cela me dépasse. Vous me parlez d’un état d’esprit que j’aurais eu à l’époque  ? Je ne peux plus être le même homme aujourd’hui.

    Des rapports psychiatriques qui le déclarent responsable, il dit :

    – Ce n’est pas à moi d’analyser. J’accepte les analyses, je ne les fais pas.

    Insaisissable, fuyant, disparaissant, reparaissant et refusant toute réaction simple, humaine, secret, fermé, son souci  : ne pas livrer ce qu’il n’y a pas lieu de livrer.
    Il y a de la lâcheté, certes, mais pas que de la lâcheté. Il y a la contrainte, la séquestration morale, le problème n’est pas tout à fait le sien.»[…]

    (Libération – 25-26/01/1958)

    Mais la «comédie» de Guy Desnoyers ne convaint que par la tragédie qu’elle impose à la vraie cohorte de ses victimes.

    La portée universelle de sa «faute» tient à ce qu’elle entache, au-delà des femmes et des prêtres, l’image même que se fait l’Homme sinon du Bien, fût-ce sous l’espèce de la Vérité, du moins de sa propre capacité à y prétendre.
    Car ce «fou» incroyablement lucide et précautionneux dans l’exécution de son crime, «humilie» par sa normalité même la raison humaine toute entière.

    Ainsi donc, alors que la culpabilité du criminel n’est plus à prouver, il semble qu’on recherche un coupable dans la nature du crime, dans sa logique éclatante en même temps qu’indéchiffrable.

    «L’horreur du double assassinat que va évoquer la cour d’Assises de Nancy, dépasse l’entendement. En répondant, vendredi prochain du meurtre d’une jeune fille qu’il avait séduite, et de l’enfant qu’elle allait mettre au monde, l’abbé Guy Desnoyers donnera aux jurés de Meurthe et Moselle et à l’opinion, un exemple de perversion et de déchéance peut-être sans précédent.
    Non seulement ce curé de village de 37 ans, reconnu conscient de ses actes, a cédé à des mobiles abominables mais tout son comportement avant et après son forfait, est marqué par une duplicité et un cynisme étonnants.
    Aux yeux de la loi, l’assassinat avec préméditation et l’infanticide qui lui sont reprochés peuvent valoir à l’accusé, la peine capitale. On saura dans la soirée de samedi quelle expiation lui sera demandée pour un geste que les chrétiens n’ont pas été les seuls à ressentir comme une humiliation».[…]

    (Le Monde – 22/1/58)

    L’humiliation de l’Homme ne saurait relever d’un procès qui, au-delà de l’Eglise, viserait pour ainsi dire Dieu lui-même.

    Ainsi déjà épinglé dans son inévitable flottement, le jugement qu’on attend souffre moins de l’ambiguïté de l’accusé que de l’étendue du désastre où conduit le mélange des genres impliqués dans son acte. Déjà battue sur son propre terrain, l’intelligence du crime cède la place au vœu de son expiation.

    L’Eglise revient en force sur ce programme.

    «Un instant de grande émotion nous a été donné ce soir dans l’église d’Uruffe, ce petit village de Lorraine dont le nom a été porté à la connaissance de tous par la faute de celui qui, demain matin comparaîtra, à Nancy, devant la Cour d’Assises.
    Quand la date de ce procès eut été fixée, l’évêque de Nancy et de Toul, Mgr Pirolley, ordonna que des services expiatoires soient célébrés dans chaque église de son diocèse. Samedi, en fin d’après-midi, c’est le prélat lui-même qui officiera dans la cathédrale nancéenne.
    Ce soir, une partie de la population d’Uruffe, a gagné l’église du village, à l’orée duquel une enfant fut tuée par Guy Desnoyers.
    Il y avait dans la nef et sur les bas-côtés, une cinquantaine de femmes, de filles et de fillettes recueillies, ferventes face au maître-autel, d’où bientôt le nouveau curé, l’abbé Hayotte, allait, précédé de six enfants de chœur en aube blanche, suivre le chemin de la Croix.
    Emmitouflées – le pays tout entier est blanchi par la neige – les fillettes chantaient les répons et les cantiques.
    A chacune des stations, après avoir récité une prière spéciale pour les prêtres, l’officiant invoquait la miséricorde de Dieu.
    – Ayez pitié Seigneur de ceux qui trébuchent sur le chemin où vous les appelez.
    – Secourez, Seigneur, ceux qui par leur lâcheté faillissent à leur devoir.
    Implorant la Vierge Marie, le prêtre pria  :
    – Reine du clergé, veillez sur les prêtres et aidez les à êtres dignes de leur dignité.
    Le Chemin de Croix prit fin. Il était plus de neuf heures. Le maître-autel fut plongé dans l’obscurité.
    Lentement, les fidèles quittèrent l’église et le petit bourg fut plongé dans le bleu dur de la nuit.»

    (Le Figaro – 24/01/1958)

    Du verdict qui tombe enfin, la vérité blessée se relève à peine.
    L’inexplicable évitement de la sanction suprême semble bien sauvegarder l’inclassable irrationalité de ce crime sur lequel «les travaux forcés» jettent le manteau de Noé d’on ne sait quelle inavouable compréhension.

    On soupçonne l’Eglise de n’avoir réclamé la lumière que pour mieux préserver la nuit. La nuit de la bonne et de la mauvaise conscience réunies, telle qu’en elle-même, ce procès, pour ainsi dire avorté, la consacre. Le crime appelle l’oubli du crime, crime à son tour de la «discrétion ecclésiastique et judiciaire».

    […] «Avant même de dire ce que fut la dernière audience, il est bon de saluer ici, avec toute l’ironie qu’il convient, le chef-d’œuvre que furent ces débats publics. Comme on a du hésiter avant de décider qu’un huis clos total ne ferait pas sur l’affaire la nuit totale  !
    Le procédé eût paru un peu vif. Alors on s’est arrêté à un moyen terme, qui a consisté à ne lever le voile qu’imparfaitement, en croyant ainsi donner le change à l’opinion.
    […] Le procureur général Borel avait demandé la peine de mort. Sur le mode de la plus classique tragédie pour tournée théâtrale de banlieue. Sans doute, il n’y croyait pas. Il n’y croyais pas même lorsqu’il décrivit dans un langage d’un réalisme évocateur les scènes de luxure et de meurtre. Même lorsqu’il nous montra l’abbé camouflant ses mensonges derrière d’apparentes vérités qu’on ne se donna même la peine de vérifier.
    […] Quand plus d’une heure après que la Cour se fût retirée pour délibérer, elle revint avec le verdict, Guy Desnoyers n’est plus qu’une sorte d’automate. Il ne voit rien. Il a son crucifix maintenant bien visible au bout des doigts. Il le regarde et ses lèvres remuent vite. Il prie, il supplie, il prie encore et il est exaucé. Les circonstances atténuantes sont accordées. Sa vie est épargnée  : les travaux forcés à perpétuité.
    […] La salle d’audience se vide dans un silence stupéfait. E finita la comedia. Le rideau tombe sur ce chef-d’œuvre de discrétion ecclésiastique et judiciaire.»

    (Libération – 27/01 1958)

    Mais où est donc la vérité de ce «prêtre malgré lui» (Le Monde) qui, comme il l’affirme, veut «demeurer prêtre et réparer en prêtre»? Où est la vérité de ce manipulateur avisé, lucide jusque dans son omnubilation et qui, pour l’un des esprits les plus pertinents du moment, reste «un enfant…livré à lui-même» ?

    […] « Il semble en réalité que, par nature  et par un concours de circonstances, Desnoyers n’ait pas quitté l’enfance. Il a gardé d’elle une un instinct sexuel qui se satisfait pour son propre compte et ne s’accompagne d’aucun échange affectif. Du jeune âge il a conservé une intelligence exclusivement concrète, «  activiste  », qui ne lui a pas permis de «  réinvestir  », à force de réflexion, dans une vie spirituelle intense et dans la générosité, les forces laissées libres par la solitude  ; autant qu’il les multipliât, les kermesses, les jeux et les voyages que la minuscule paroisse d’Uruffe lui donnait l’occasion d’organiser ne suffisaient pas à épuiser son besoin de dépense physique.
    Après ses premiers égarements, son comportement à l’égard de la hiérarchie catholique et de lui-même s’explique encore par son manque de maturité. Il a gardé de la piété et de la morale les notions qu’il en avait lorsqu’il fréquentait à treize ans le petit séminaire  : pour la première, un élan du cœur ou une brève émotion  ; pour la seconde, un règlement arbitraire arrêté par une autorité supérieure que l’on apprend machinalement et que l’on peut transgresser aussi longtemps qu’on ne se fait pas «  prendre  ». Ainsi a-t-il contracté l’habitude de ruser avec tout le monde et de fuir sa responsabilité.
    Lorsqu’il se trouve dans la situation redoutable, qui était la sienne à la veille du crime, il est comme un enfant, prêt à n’importe quoi pour se débarrasser de son sentiment de culpabilité, dût-il se montrer cruel. Il s’acharne sur sa victime de la même façon absurde que les enfants frappent le meuble contre lequel ils se sont cognés.
    A travers le nouveau-né, c’est sa faute qui risque de le trahir et de lui valoir une réprimande qu’il veut, à tout prix, tuer. Le malheur a voulu que cet «  enfant  » livré à lui-même, avec ses pensées inexistantes, ait à plus de trente ans, des désirs d’homme, une fonction qui inspirait la confiance, un révolver aussi…
    Loin d’excuser le moindre des gestes du curé d’Uruffe, ces comparaisons offrent une des explications possibles à un mystère, dont les juges, en raison même de leur certitude, n’avaient pas à chercher la clé  : comment Desnoyers est-il devenu criminel s’il n’était pas fou  ?  »

    (Le Monde 26/27/01/1958)

    On avait voté, dira t’on, «contre la peine de mort» (L’Aurore), et, tout à la fois, «parce que c’était un curé» (L’Humanité) car comment expliquer qu’un jury qui avait reconnu la préméditation du crime ait pu accorder à l’accusé le bénéfice des «circonstances atténuantes» ?

    […] «Des clameurs éclatèrent quand parut le fourgon. Elles l’accompagnèrent longtemps, tandis qu’il roulait lentement sur la neige glacée. A la prison Charles III, on avait déjà, à tout hasard, aménagé la cellule des condamnés à mort. Elle ne servira pas cette fois, et, en attendant son envoi dans une maison centrale, Guy Desnoyers a gagné son habituelle cellule où, cette nuit, il put enfin dormir, délivré de l’obsession de la guillotine.
    En effet, et c’est la question qu’on se pose aujourd’hui à Uruffe, à Nancy, en France, quelles circonstances atténuantes peut-on découvrir au crime de ce prêtre félon et parjure, qui fut poussé au crime non pas par la passion, non pas par la défaillance d’un instant, mais par toute une vie de débauche, de démission morale et pour éviter que le scandale lui fasse perdre sa situation sociale  ?  » […]

    (Le Journal du Dimanche – 26/01/1958)

    Sombre crime, et, pour toute lumière, sombre procès! La nuit du crime retombe sur Uruffe où passent, après que la Messe est dite, des visiteurs de l’ombre. Curiosité malsaine, indéracinable rancune, désespoir de l’intelligence…

    […] «A Uruffe, les commentaires allaient bon train dans la grande salle de l’unique café du village qui est tenu par l’oncle de Régine Fays, la victime. Mais très vite cette indignation s’apaise.
    Mme Fays elle-même, la mère de la victime, déclarait qu’elle ne voulait plus parler de ce procès et de ce verdict, qui ont encore accru sa douleur.
    Dès la porte du petit cimetière, tout au bout du village, les traces de pas dans la neige convergent toutes vers la tombe de Régine Fays, surchargée de perles et de fleurs artificielles. Tant d’amis étaient venus pour s’y recueillir, tant de curieux pour voir…
    Tout autour du village, un cirque de collines enneigées couronnées de boqueteaux aux arbres décharnés et noirs sur tant de blancheur, composaient un paysage de désespoir. Quand sonna la grand’messe, une centaine de fidèles à peine se hâtèrent par les rues verglacées jusqu’à l’église trop grande, dont les bancs ne sont jamais pleins. La glace avait figé l’eau dans les bénitiers. Un froid intense régnait dans la nef. Les jeunes filles de la chorale (dont Régine fut naguère la compagne) grelottaient en chantant les réponses tandis que leur haleine faisait comme un brouillard autour de leur tête.
    Un enfant de chœur aux cheveux blonds soigneusement calamistrés s’avança pour lire l’épître du jour, dont le texte coïncidait étrangement avec les circonstances. Saint Paul écrivait aux Romains:
    «Ne rendez à personne le mal pour le mal… Ne vous faites pas justice vous-même… Laissez agir la colère divine…»
    En terminant son prône, l’abbé Hayotte, qui a recueilli la lourde succession du condamné de samedi ; a dit :
    «La justice humaine a parlé… Que Dieu accorde à notre paroisse, non pas d’oublier ses épreuves, mais d’y puiser les enseignements qu’elles comportent ». […]  »

    (France Soir – 28/01/1958)

    Le souvenir omniprésent rase les murs. Les amateurs de décryptage se déguisent en touristes. Le mystère s’est empoussiéré. Même l’église avec sa Jeanne d’Arc s’est repliée sur son ennui. Un écrivain s’empare de l’affaire. Mais l’Eglise a d’autres chats à fouetter. Les psychiatres et autres psychanalystes aussi. Les années se bousculent autour du fameux passage de la décade qui ébranle le principe d’autorité et annonce la suppression de la peine de mort.

    Encore dix ans – et voilà 22 que Guy Desnoyers purge sa peine – et le bruit court puis la nouvelle éclate qu’il est désormais «en mesure de reprendre une vie d’homme libre» (le Directeur des Affaires criminelles et des Grâces).
    […] «Le calme, en apparence, n’a plus quitté Uruffe. Qui pourrait croire que la rue déserte et blanche de l’église, qui fait ressembler le village à un bourg du Languedoc, avait été barrée par les gendarmes  ? Que la foule avait vu Guy Desnoyers bouleversé, descendre les marches du presbytère et s’éloigner entre deux inspecteurs  ? A quelques dizaines de mètres du terrain de football où les jeunes, ce dimanche, disputent un tournoi de sixte en rêvant au Mondial, le cimetière conserve pourtant une trace nette du drame. Une inscription sur une tombe  : «Ici reposent Régine âgée de dix neuf ans et sa fille Marie-Line, tuées le 3 décembre 1956 par le curé G. D.» Une première plaque de marbre, mystérieusement disparue, était encore plus explicite: «… assassinées par le curé de la paroisse, Guy Desnoyers.»
    La famille Fays, l’ancien et le nouveau maires, jugent la dette à la société impayée. «Nous ne pouvons pas pardonner à la justice.»

    […] «Il vaut mieux pour lui qu’il ne revienne pas ici.» La colère après le retour de la peur. Et s’il revenait  ?… S’il lui prenait l’envie de revoir l’église ou le presbytère, même à la sauvette, même en se cachant  ? La question vient hanter, certains soirs des esprits qui ne parviennent pas à trouver le sommeil. […] »

    (Le Monde – 05/07/1978)

    Enfin la libération conditionnelle du plus ancien condamné de France le conduit dans un couvent inconnu où il disparaît dans l’anonymat.
    Mais cette ultime disparition n’est-elle pas la suite de l’effacement paradoxal pour lequel – en dépit des spectacles où il se sera donné à voir- l’ancien Curé d’Uruffe a manifesté tant de dons qu’on aura pu le prendre pour son propre fantôme?

    […] «Depuis sa condamnation, l’ex curé d’Uruffe (il est suspendu «a divinis») s’était montré un prisonnier irréprochable. Renfermé.
    Quelques visites ont rompu la monotonie de ces années passées à expier son double crime. Il s’est livré à de menus travaux. Il s’est occupé du chauffage de la prison, de la bibliothèque, de l’infirmerie où il a été aide-soignant. Mais tout cela ne lui a jamais pris bien longtemps. Alors, il a passé des heures à lire son bréviaire et à faire de la reliure. Le samedi et le dimanche, il a servi la messe. Il a aussi connu une visiteuse de prison qu’il voulait, un moment, épouser.»

    (France-Soir – 10-11/09/1978)

    N’est-il pas étrange en effet qu’une femme – une dernière femme?- soit passée par le clair-obscur de cet homme emprisonné ?

    Lui, l’infatigable, que son aumônier décrit avec insistance comme un homme «  lassé  », cèderait-il à cette revenante de l’impossible ?

    Et elle, la visiteuse, quelle ombre sans nom aura-t-elle pu voir à travers le corps cendreux de ce Dom Juan, cet enfant qui a failli naître ?


    Guy DESNOYERS
    Devant les jurés de Meurthe et Moselle

    – L’est Républicain, 25 janvier 1958 –

    […] «Dès que la sonnette annonçant l’entrée de la cour a retenti, une sorte d’immense clameur monte du fond de la salle: cris de dépit de ceux qui, voyant l’assistance se lever devant eux, craignent de ne pas voir l’arrivée de l’accusé. Accueilli par ce brouhaha indécent, Monsieur le président Facq, une seconde interloqué, réagit aussitôt pour adresser à la salle, avant même que d’être assis, une sévère admonestation d’une voix cinglante :
    «Vous n’êtes pas à un spectacle, mais à un débat judiciaire. Il n’y a qu’une seule manière de suivre un débat judiciaire, c’est dans le silence et le respect».
    Le silence, le respect se rétablissent instantanément, et le président peut prononcer la première phase du procès, celle qui était, sans doute, la plus attendue : «Faites entrer l’accusé D».
    Il fait une entrée furtive et modeste entre les deux sous-officiers de gendarmerie qui l’accompagnent. Il est bien tel que l’attendait et l’imaginait la curiosité populaire .C’est un garçon de petite taille, aux épaules étroites, dans un veston noir étriqué dans lequel il ne semble absolument pas à son aise. Son col de chemise est ouvert, sans cravate, sur un cou maigre. Il a le visage émacié, aux traits cependant incertains, aux yeux très creux, mais extrêmement mobiles derrière ses lunettes sans monture.
    Ses tempes sont amplement dégarnies. Ses lèvres sont minces. Il prend aussitôt une attitude humble et discrète, la tête inclinée sur le côté.
    Il serre quelque chose dans ses deux mains réunies aux doigts entremêlés, les pommes tournées vers le haut, et l’on devine qu’il s’agit d’un chapelet, un dizainier dont on apercevra, par instants la croix noire.
    Il répond d’une voix grave, extrêmement bien timbrée, au bref interrogatoire d’identité : Guy, Marie, Louis, Henri, né à Gerbécourt, profession : prêtre, domicile : Uruffe. Puis il s’assied et il suit avec une sorte d’effroi les formalités solennelles du tirage au sort du jury qui décidera de son sort.

    […] «Pendant la lecture de l’acte d’accusation, document concis mais précis qui doit lui être particulièrement pénible, comme il est pénible à tout le monde, Desnoyers, assis, conserve son attitude d’humilité craintive. Il lui est enfin précisé qu’il est inculpé d’homicide volontaire prémédité et d’infanticide, avec la circonstance aggravante des deux crimes.»

    […] « La période claire de sa vie
    Aussitôt après l’appel à témoins, peu nombreux, 10 en tout, D. se lève. Il va être procédé à son interrogatoire. Il va, selon la coutume, reprendre sa vie – ou plutôt on va la lui remettre sous les yeux – depuis sa plus petite enfance. Il répondra assez volontiers puisqu’il s’agit de la période claire de sa vie et qu’il ne doit pas se la remémorer sans nostalgie ni plaisir.
    – Votre père est décédé
    – Hélas oui, au mois de juillet dernier
    – Vous avez eu une soeur qui tombe malade et il faut mentionner que des individus sans scrupules ont abusé de la situation de cette malheureuse. Des enfants sont nés qui ont été adoptés par de braves gens d’Uruffe. Vous avez été à l’école. Avez-vous obtenu le certificat d’études  ?
    – Non
    – Vous étiez, dit-on, très émotif
    – Oui, c’est vrai
    – Le curé de votre village avait remarqué l’intérêt que vous portiez aux choses touchant à l’exercice de culte. Il a pensé qu’il serait bon et opportun que vous vous dirigiez vers la prêtrise. Vous avez accepté cette direction  ?
    – De grand coeur
    – Au Petit Séminaire de Bosserville, vous êtes considéré comme un élève moyen et vous vous êtes présenté sans succès aux épreuves du baccalauréat.
    – Je n’étais pas très porté vers ces études
    – Plus tard, après une courte entrée au Grand séminaire, c’est la guerre et votre mobilisation, votre courte captivité…
    – Trois semaines
    – Et les chantiers de Jeunesse. Tous ceux qui vous ont connu vous dépeignent comme un homme d’une conduite irréprochable. Puis vous gagnez Rodez où vous passez votre examen d’études de deuxième année au Grand séminaire. En octobre 1941, vous reprenez le chemin de Nancy et, une année plus tard, vous passez vos examens de philosophie.
    D., docile et poli, répond par de brefs «oui» ou des signes d’acquiescement de tête. Le président évoque ensuite son affectation au travail forcé à Neuves-Maison et son activité de passeur de prisonniers jusqu’au moment où l’un des chefs de la filière, le curé de Joeuf, a été arrêté et déporté à Dachau.
    – Je crois même que vous avez été recherché par la police allemande
    – Oui ! Je me suis réfugié chez les pères de Sion.

    « Vos études ont subi de singulières interruptions »
    – En octobre 1944, vous commencez votre 5ème année au Grand Séminaire, études encore interrompues par un court séjour au 26ème RI. Les appréciations de vos camarades sont que vous êtes renfermé et peu communicatif, mais que, sans être brillant, vous suivez les cours assez facilement : qu’en tout cas, vous vous efforcez toujours de donner satisfaction. Il est évident que vos études ont subi de singulières interruptions. Si cela est fâcheux pour toutes études, ce le fut sans doute plus encore pour ces études qui requièrent autre chose qu’un effort d’intelligence. En aviez-vous le sentiment  ?
    – Oui, c’est certain
    – Quoi qu’il en soit vous êtes ordonné prêtre et nommé à Blamont. Vous êtes immédiatement considéré comme un prêtre dévoué, serviable et actif, mais l’un de vos amis a rapidement décelé chez vous une absence presque totale de préoccupations intellectuelles.
    (Un peu piteux) – J’ai toujours eu beaucoup de mal pour apprendre. Mais tout de même, je lisais mes livres de théologie.
    – On peut se demander si ce ne sont pas d’autres activités qui se sont substituées à celle-ci. Et nous allons malheureusement être obligés de les évoquer. Vous affirmez que vous n’avez pas eu de liaisons féminines avant 1946, avant l’arrivée à Blamont.
    – (D’une voix blême) – Je l’affirme.

    La période noire précédant la période sinistre
    Pour la dernière fois, nous venons d’entendre distinctement le son de sa voix. La période claire est terminée. L’interrogatoire du président Facq aborde de la période noire, préludant à la période sinistre de la vie de GD. Ses réponses deviennent de moins en moins perceptibles. Elles ne seront bientôt plus qu’un souffle.
    – C’est là que vous avez fait la connaissance d’une jeune fille de 18 ans
    – Bien entendu, à l’insu de ses parents
    – Bien entendu.
    – L’abbé Klein votre curé ne vous a-t-il pas immédiatement mis en garde  ?
    – Non ! Seulement quand je suis parti.
    – Il est difficile de croire qu’il ait attendu pour vous faire des remontrances, que vous ne soyez plus sous son autorité.
    D. commence la série de ce que nous appellerons ses demi-mensonges ou ses demi-vérités, le chapitre des dissimulations légères et d’ailleurs parfaitement inutiles dans la situation présente.
    – Il vous a cependant mis en garde contre les tentations et toute relation qui pourrait être équivoque par rapport à votre qualité de prêtre.
    Signe d’assentiment muet.
    – Vous continuez cependant votre liaison et vous retournez fréquemment à Blamont. N’avez-vous cependant pas été tourmenté par cette première défaillance ?
    – Oh ! Si.
    – Et cependant vous retourniez à votre péché.
    Geste d’impuissance à peine ébauché.
    – Lorsque vous fûtes à Rehon, vous avez fait connaissance d’une dame, une veuve, dans des circonstances assez pénibles.
    Le public à cette évocation rit assez bruyamment. C’est l’occasion pour le président de manifester une seconde fois son autorité.
    «Il n’y a vraiment pas de quoi rire. J’avertis le public que je ferai arrêter et écrouer à la maison d’arrêt pendant 24 heures les personnes qui se rendraient coupables d’un délit d’audience, sans préjudices de peines plus graves».
    Le silence se rétablit instantanément. Le président poursuit un interrogatoire qui demeurera jusqu’au bout empreint de mesure et de tact :
    – En tout cas, cette personne vous semblait très attachée. Elle n’a pas hésité à faire en votre faveur des sacrifices matériels. Elle vous a prêté 50000 francs pour vous installer à Uruffe.
    Piteux – Je ne m’en suis pas servi pour moi.
    – Ne lui avez-vous pas dit qu’une voiture serait plus commode pour vous qu’une motocyclette  ?
    – Je le lui ai dit mais je ne lui ai rien demandé.
    – Elle vous a cependant prêté 150000 francs, l’essentiel de ses économies. Les lui avez-vous remboursé ?
    – Pas encore.
    – Vous voici donc à Uruffe. Vous êtes seul désormais. Vous êtes le pasteur de la localité. Vous vous présentez sous l’aspect d’un prêtre moderne, qui a le sens de ses responsabilités sociales. Sous cette façade cependant continue à vivre un homme en quête de bonnes fortunes. Les villageois s’en aperçoivent. On ne vous invite plus. Mais il y a beaucoup plus grave. Il y a cette jeune fille qui s’appelait M….

    L’épreuve est arrivée
    L’épreuve est arrivée pour GD. Il a les yeux baissés. Il est rouge. Il conserve perpétuellement les mains crispées sur son dizainier. On le devine priant tout bas alors que les questions se font plus précises, plus lourdes, plus graves.
    – Qui a fait le premier pas de vous deux ? Est-ce vous, est-ce elle ?
    – Je pense que c’est moi.
    – En 1953, que vous apprend-t- elle, en décembre  ?
    (Après une hésitation dans un souffle) – Qu’elle est enceinte.
    – N’y a-t-il pas déjà des rumeurs qui courent ? Que vous dit votre confrère du voisinage ?
    – Je lui ai dit que c’était faux.
    – N’avez-vous pas fait une offre à cette jeune fille de partir et de l’épouser  ?
    On s’attend à ce qu’il réponde par l’affirmative. Surprise ! Il répond non. Ou plutôt, admettant sa duplicité, il reconnaît qu’il a fait cette proposition sachant que ni elle, ni lui n’auraient l’ntention et la possibilité de partir dans ces conditions.
    – Ses parents ne s’inquiétaient-ils pas de son état ? N’est-ce pas vous qui avez suggéré la fable d’un rôdeur de passage ?
    – Elle a cherché elle-même ce qu’elle pourrait dire
    – Que vous ont dit vos amis, à qui vous vouliez conduire votre amie ?
    – Qu’ils accepteraient de la prendre.
    – Dans quelle tenue avez-vous fait ce voyage ?
    – En civil.
    – A l’arrivée, vous avez rencontré un confrère, qui avait été prévenu. Que vous a-t-il conseillé ?
    – De rentrer et d’aller voir mes supérieurs.
    – Pourquoi ne vous êtes vous pas arrêté à Nancy ?
    – Je n’ai pas pu.
    – Vous avez attendu que l’évêque vous demande des explications. Quelles sont-elles, ces explications que vous lui fournissiez ?
    – Je dis que le fautif était quelqu’un de ma famille.
    – N’y a-t-il pas eu deux explications successives ?
    – Je ne me souviens pas.
    Encore un demi mensonge, un oubli partiel.
    Le président insiste  :
    – Il semble que vous avez une occasion exceptionnelle de rompre avec une vie à la vérité singulière. N’avez-vous pas envisagé de tout dire ?

    « Je ne peux pas m’expliquer »
    – J’aurais voulu le faire.
    – Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?
    – Je ne peux pas l’expliquer.
    – Vous aviez sans doute le sens de votre culpabilité. Vous avez dit que vous aviez été encouragé par l’attitude extrêmement compréhensive et paternelle de votre supérieur, pourquoi n’en avoir pas profité ?
    – C’est ce que je ne peux m’expliquer
    – Vous avez perdu toute notion de votre sacerdoce
    (Très ému) – Non, non. Je n’ai jamais renié mon sacerdoce.
    – Et pourtant vous n’êtes alors qu’un homme livré à ses passions et assez peu désireux de les dominer. Je ne crois pas manquer à l’objectivité en examinant ainsi cette partie secrète ou semi secrète de votre existence. Et cet enfant abandonné, vous en êtes-vous préoccupé ?
    – J’ai demandé des nouvelles.
    – Votre amie vous a-t-elle fait part de ses remords  ?
    – Parfois, à mots couverts
    – Nous en arrivons maintenant à R. Dans quelles circonstances l’avez-vous connue  ?
    – En allant dans sa famille
    – Qu’est-ce qui vous a attiré, au sein de cette famille, qui n’était pas particulièrement pratiquante  ?
    – Ils avaient la gentillesse de m’inviter
    – Et ils avaient une absolue confiance en vous. Enfin, un jour d’avril, en revenant d’une promenade à Rehon, R. vous apprend qu’elle attend un bébé. Quel a été votre sentiment, à ce moment  ?
    – De crainte.
    – Vous vous trouvez donc dans la même situation que deux ans auparavant. Quelle solution envisagez-vous  ?
    – A cette époque, je n’envisageais rien
    – N’est-ce pas vous qui avez suggéré à R. la manière dont elle devrait apprendre la nouvelle à sa famille  ?
    – Elle l’a fait en dehors de moi. Elle m’avait dit que jamais personne ne saurait.
    – Vous a-t-on demandé de vous mettre en rapport avec le père imaginaire  ?
    – J’ai répondu ce que R m’avait dit de répondre. Que c’était d’une famille qui ne convenait pas.

    Il fallait bien trouver quelque chose
    – Mais cela c’est vous qui l’avez imaginé
    (Piteux) – Il fallait bien trouver quelque chose.
    – On s’est préparé avec joie, semble-t-il, à accueillir dans la famille cet événement. Comment vous envisagiez les choses  ?
    – A ce moment je n’avais qu’une idée, partir
    Et pour la deuxième fois, Guy Desnoyers va se refuser à admettre cette très minime circonstance atténuante, qu’aurait été une velléité ou une offre de départ commun.
    – Je n’ai jamais envisagé de partir avec elle. Je voulais m’éloigner, dans l’espoir de me racheter. Et seulement pour le temps que Régine mette l’enfant au monde. Je savais bien qu’elle ne voulait pas quitter sa famille.
    – Quel était votre état d’âme  ?
    – Je pense que je serais parti. Mais je ne voulais pas l’abandonner, j’avais bien l’intention de l’aider.
    – Comment alors éviter le scandale, car les gens commençaient à en parler. M. avait été mise au courant par Régine.
    – Je lui ai toujours nié
    D. est blême maintenant, il sait que l’on va, devant lui, faire le récit du drame.
    – Courant novembre, n’aviez-vous pas encore proposé de partir  ?
    – On m’a fait dire cela. À la vérité, je le dis devant Dieu, c’est inexact.
    – Le temps presse et vous êtes toujours curé d’Uruffe. Comment pensez-vous sortir de cette situation  ?
    – Je ne suis pas parti malgré tout.
    – Pourquoi pas, avec Régine.  ?
    – Parce que j’étais prêtre
    – C’est exactement pour cela que vous n’avez pas envisagé la solution déplorable sur le plan religieux, moral ou social, du suicide
    – Oui
    – Vous repoussez ainsi les solutions incompatibles avec les règles qui régissent votre état. Alors, soyez logique. Respectez ces règles. Soumettez-vous à la hiérarchie dont vous relevez. Pourquoi ne le faites-vous pas  ?

    « Par une sorte de crainte… »
    – Par une sorte de crainte dont je ne me suis jamais séparé. Je l’ai dit aux psychiatres.
    – Quelle solution vous reste-t-il puisque vous repoussez toutes les autres? N’est-ce pas celle qui vous a conduit jusqu’aux Assises?
    -Ce n’est que le dimanche soir que j’ai songé…
    – Est-ce bien vrai  ? Pas avant  ?
    (Avec conviction) – Bien vrai
    – L’achat du revolver était-il en rapport avec vos idées homicides  ?
    – Il était toujours dans la voiture. Je ne le voyais même pas.
    – Lorsque vous avez donné à Régine. ce rendez-vous, quelle explication  ?
    – C’était une dernière entrevue. Elle savait que je devais partir.
    – Vous saviez ce que vous alliez faire  ?
    -Je n’avais rien de précis
    – Vous avez cependant échafaudé un plan, envisagé un alibi  ?
    – Il y a certainement eu quelque chose. Je le reconnais
    – Au rendez-vous, que vous a dit Régine.  ?
    – Rien
    – Et vous  ?
    – Rien
    – Rien non plus. Elle ne vous demande pas où vous l’emmenez  ?
    – Elle me dit simplement de ne pas aller trop loin.
    – Votre décision est-elle alors bien arrêtée  ?
    – Je ne peux pas vous répondre par l’affirmative
    – Pourquoi proposer vous à Régine de lui donner l’absolution  ?
    – Je ne sais pas…
    – Est-ce que vous ne lui offrez pas l’absolution à l’article de la mort  ?
    (La tête penchée, dans l’attitude d’un trouble infini) – Je ne sais pas…
    – Ne lui avez-vous pas demandé si elle vous avait pardonné  ?
    Signe de tête affirmatif
    – Que vous a-t-elle répondu  ?
    – Depuis longtemps…
    Mais le président, qui s’est comporté vis-à-vis de ce pitoyable accusé sans cruauté aucune et qui l’a aidé au maximum, désire cependant que Desnoyers participe un peu plus à cette relation du drame. Il augmente ainsi s’il était possible le caractère dramatique du dialogue, écouté par l’assistance dans un silence impressionnant :
    – Il faut avoir le courage de nous dire ce qui s’est passé désormais. N’avez-vous pas pris le revolver dans le vide poche  ? Elle s’éloigne, vous la rejoignez…

    « J’ai perdu totalement la tête »
    – Je ne suis pas arrivé à côté d’elle
    – Ne l’avez-vous pas interpellée à trois reprises  ?
    – Oui, depuis la voiture
    – Et alors  ?
    – J’ai tiré
    – Vous visiez  ?
    – Je ne pouvais pas voir exactement.
    – N’avez-vous pas réalisé alors l’horreur de votre geste  ?
    – J’ai totalement perdu la tête
    – Et la scène atroce qui va suivre  ?
    – Je ne pensais pas à cette scène
    – Qu’est-ce qui vous a incité à poursuivre votre oeuvre de mort  ?
    – Je ne peux expliquer.
    Le président reprend alors la parole, sentant bien qu’il ne pourra tirer un récit cohérent de cet accusé perdu dont la voix n’est plus qu’un imperceptible murmure inaudible malgré micros et haut-parleurs.
    – Sur la route, en vous enfuyant, vous avez réalisé alors  ?
    – Oui, j’ai réalisé
    – Lorsqu’on réalise de tels actes, qu’est-ce que l’on fait  ?
    (Comme un gosse interrogé et presque naïvement) – On va se constituer prisonnier.
    – Au contraire, vous cherchiez à vous soustraire à la justice. Chez vos parents vous faites preuve d’une certaine force de caractère.
    – Je n’avais pas encore tout à fait réalisé.
    – Vous avez plus tard essayé de justifier votre silence par certaines règles qui vous enjoignent le silence. Est-ce que quiconque insistait d’ailleurs pour savoir quelque chose  ?
    – Je ne le pense pas
    – Votre attitude était celle de quelqu’un qui essaie de détourner les soupçons.
    L’interrogatoire est presque terminé. Le président Fracq entend cependant le ramasser, le résumer et le compléter par des questions qu’ils jugent essentielles.
    – Quel est le mobile de votre crime  ?

    « Je ne peux plus être le même homme »
    – Les causes, je suis bien incapable de les donner. Depuis 14 mois que je suis en prison, j’ai réfléchi, j’ai pensé. Je ne cherche pas à nier quoi que ce soit, mais les causes en elles-mêmes, je suis incapable de les déceler. Cela me dépasse !
    – La scène qui a suivi la mort de Régine, Comment peut-on l’expliquer  ? Vous avez dû aussi réfléchir depuis 14 mois.
    – C’est un état d’esprit que j’avais à l’époque. C’est une scène que je ne peux plus avoir devant les yeux. Je ne peux plus être le même homme…
    – Les coups que vous avez portés…
    – Je dois les admettre puisque les constatations sont là. Mais je suis bien incapable de me souvenir comment je les ai donnés.
    – Les médecins psychiatres ont déclaré pourtant que vous étiez sain d’esprit et responsable du point de vue mental.
    – Ce n’est pas à moi de discuter le rapport des experts. J’accepte seulement tout ce qu’il y a dans le dossier.
    Guy Desnoyers a repris quelque vie. Le cauchemar s’éloigne. Il retrouve des forces pour la discussion. Alors que les huissiers éprouvent quelque mal à rompre les scellés des pièces à conviction et que les jurés sont invités à regarder les horribles photos du dossier, l’accusé assis et la tête penchée, la mine contrite, risque ses premiers regards sur ce qui l’entoure, cet énorme appareil mis en place pour le juger.
    Cependant, une nouvelle épreuve l’attend presque immédia-tement. Le premier témoin est Mme Fays mère, qui s’approche de la barre d’un pas déterminé. Elle ne pleurera pas. Elle a tant pleuré déjà. Desnoyers accoté au bois clair du box très contracté et presque craintif la regarde s’avancer dans son manteau de lainage noir.
    – Madame, comment avez-vous fait la connaissance de Desnoyers  ?
    – Un après son arrivée
    – Comment l’avez-vous reçu  ?
    – En prêtre. Il était venu soigner l’un de mes enfants. On s’est crû obliger de le recevoir. Il avait été si chic.
    – N’avez-vous jamais rien remarqué à l’égard de vos filles  ?
    – Absolument rien.
    – Comment votre fille vous a-t-elle appris sa proche maternité  ?
    – C’est le docteur qui m’a appris qu’elle allait être maman. Elle m’ a dit que c’était un gars de Rehon. J’en ai parlé à M. l’abbé. Il m’a dit qu’il ne fallait pas chercher le père.
    – Quelle fut alors votre attitude  ?
    – Nous avons décidé de garder l’enfant.
    Au terme de cette déposition simple, sans éclat et sans haine, Desnoyers, interrogé, déclare avec humilité :
    – Je reconnais les faits. Je regrette sincèrement.
    – Il est bien temps, crie Mme Fays
    – Si elle accepte, je dirais à Mme que depuis 14 mois je n’ai pas cessé de prier pour elle et tous les siens.
    – Combien j’en ai passé des mois à souffrir et combien j’en passerai encore.
    À la suite de cette déposition émouvante, M. André Vivier se constitue partie civile, laquelle constitution est reçue immé-diatement par la Cour.
    La fin de la première matinée d’audience, après une courte suspension, est consacrée à la suite des dépositions. Tout d’abord, le maréchal des logis chef Joseph Houin, chef de la brigade de gendarmerie de CLB qui reçut, au cours de la nuit, la visite insolite de Desnoyers, agité, volubile mais secret.
    – Monsieur le curé, que se passe-t-il  ?
    – Je regrette beaucoup, je voudrais vous aider, mais je suis tenu par le secret de la confession.
    Alerté à son tour, l’adjudant chef Lucien Drouot, adjoint au chef de la brigade touloise a commencé son enquête qui devait le mener sur-le-champ à son premier soupçon.
    -J’ai appris aussitôt, par la rumeur publique, les relations de Desnoyers et de la victime. Il s’est élevé avec véhémence contre ces propos. Il m’a déclaré qu’il savait quelque chose mais ne voulait pas le dire.
    – Ensuite, nous avons questionné Mme Fays et elle nous a dit qu’au début de grossesse de sa fille, elle avait eu un vague soupçon contre Desnoyers, mais qu’à la réflexion, elle n’avait pu croire une chose pareille. Dès l’arrivée de M. Husson, procureur de la république de Toul, je lui ai fait part de mes soupçons. Un gendarme m’a apporté une douille de 6mm35 et un étui de cartouche. Desnoyers interrogé m’a donné son arme. Je l’ai adjuré de dire la vérité.
    – Ma conviction est faite, lui ai-je dit. Vous êtes l’assassin.
    -J’ai alors dit à mes gendarmes de le garder à vue ».
    En une très brève déposition, le maire d’Uruffe, M. Gabriel Arnauld, employé à la SNCF, est venu, de manière assez saisissante parce qu’elle reflète un état d’âme collectif, dépeindre quelle était l’impression des habitants d’Uruffe, ses administrés, sur le curé dynamique serviable à l’époque et avant le drame :
    – Les cérémonies religieuses qu’il faisait étaient vraiment bien et il était capable de rendre service à n’importe qui, de nuit comme de jour.
    – Avez-vous eu des échos de sa mauvaise conduite  ?
    – Aucune plainte de mes administrés
    – Et la famille Fays  ?
    – C’est une famille d’ouvriers travailleurs et personne dans le pays ne peut émettre la moindre critique sur cette famille.
    – Quant à la petite Régine…
    – C’était une bonne petite fille.

    «Huis clos partiel»
    Devant l’accusé, qui jette autour de lui des regard de bête traquée et dans l’émotion générale, le Dr de Ren médecin légiste décrit avec une grande précision professionnelle, les résultats de ses autopsies. Il nous apprend que le malheureux bébé, une petite fille était née viable et avait respiré.
    Ensuite, le commissaire principal Jean Chapuis, de la brigade PJ de Nancy est appelé à faire sa déposition sur les faits d’abord. Il s’y livre rapidement. C’est alors que le président Facq à l’ instant où le policier va être entendu sur son enquête de moralité, pose la question du huis clos, les propos qui vont être tenus étant susceptibles de nuire à l’ordre et aux bonnes moeurs.
    Les parties se révélant d’accord immédiatement, c’est sans débat que cette mesure est décidée par la Cour. Le public évacuant la salle à midi et quart, apprend donc qu’à 14 heures, à la reprise de l’audience, il ne sera pas admis dans la salle.
    Une grande partie de l’audience de l’après-midi se déroule à huis clos. Elle fut consacrée à l’audition des derniers témoins, en particulier celles des médecins psychiatres. Le Dr Sénac, de Paris, le Dr Kammerer, professeur à la clinique psychiatrique de Strasbourg, le Dr Pierre Royer, médecin au centre psychiatrique de Nancy.
    Ils ont, sans nul doute, devant la Cour, les jurés et les seuls journalistes auxquels il est interdit, toutefois, de relater le moindre propos, confirmé les termes de leur rapport joint au dossier à la suite de l’examen approfondi auquel ils se sont livrés, de l’accusé Guy Desnoyers.
    Il est certain aussi que M. Robert Gasse, ainsi qu’il en avait l’intention, a essayé de poser à ces médecins des questions allant au-delà de la mission qui leur avait été confiée, dans le domaine des contestations d’ordre psychologique et psychanalytique.

    La voix des parents
    Puis, vers 16 heures, le public, qui avait attendu dans la nervosité le droit de reprendre sa place dans la salle, était à nouveau admis. Il ne devait revenir que pour fort peu de temps, l’audience se terminant après la seule plaidoirie de la partie civile.
    M. André Vivier déclara en préambule de son impressionnante intervention :
    « J’ai été désigné d’office pour faire entendre la voix des parents de Régine Fays et réclamer en leur nom la réparation symbolique du préjudice, pourtant inappréciable qu’ils subissent.
    «  À quoi bon, demandez-vous, puisque tout est clair dans cette noirceur, trop clair  : un double homicide effroyable, un dossier accablant, des aveux complets : une responsabilité totale.
    «  A quoi bon  ? Je vais vous le dire mais auparavant faites à cette famille éprouvée, honorable et modeste, l’honneur de croire qu’il n’entre pas dans ses desseins de réclamer vengeance, ni de passionner ces épouvantables débats  ».
    Monsieur le bâtonnier Vivier indique alors que le juge d’instruction avait reçu, quelque temps après le drame, une lettre anonyme adressée aux parents de la victime et dépeignant celle-ci sous un jour inadmissible.
    C’est contre de telles affirmations odieuses et contre d’autres lettres adressées par des déséquilibrés à l’accusé lui-même, que la partie civile s’insurge « parce que ce n’est pas vrai, parce que ce serait rendre le crime plus odieux encore que de le laisser croire  ».
    M. Vivier, avant d’aborder les faits dont il fera un court et saisissant résumé, tient à réfuter des explications cherchées dans la psychanalyse et dans les méthodes éducatives car ce serait « faire injure à tous ces prêtres abreuvés aux mêmes sources, nourris aux mêmes principes et dont la vie n’est faite que de piété, de charité, de vertu et d’abnégation  ».
    S’adressant alors directement à Desnoyers, qui est resté tout l’après-midi serré dans un coin du box, se faisant le plus petit possible, il s’écrie «  Vous avez accepté le pain et le sel de ces gens simples et vous avez tué leur fille leur petite fille… On vous avait appris que ce n’est pas la règle qui vous garde, mais que c’est vous qui gardez la règle, vous y avez failli. Vous avez fui toutes vos responsabilités. Vous avez menti à votre évêque alors qu’un aveu vous eut libéré, impur parmi les purs, vous aviez seulement emprunté l’habit de ceux que vous avez trahis. Malheur à vous, par qui le scandale est arrivé  ».
    C’est maintenant la péroraison émouvante qui retentit dans la salle absolument silencieuse :
    «A l’heure où dans nos églises montent vers le Ciel des prières expiatoires, je voudrais avoir tout simplement une pensée pour celle dont les restes reposent sous la neige, dans le petit cimetière d’Uruffe, auprès de son enfant qu’elle n’a pas connu.
    «Voilà, Desnoyers !»
    «Je ne sais si le Dieu de Bonté et d’Amour aura pour vous quelque indulgence à l’heure peut-être proche, de la mort.
    Je n’ai à connaître, moi, que la justice des hommes. Elle ne peut pas vous pardonner».

    L’Est Républicain 25/01 1958
    Georges DIRAND

« FOU D'AMOUR » - Ou « Comment s’en débarrasser ? »

  • Adressé au journal Le Monde
    2015

    Le film de Philippe Ramos, « Fou d’amour », pourra rester, 60 ans après le crime du Curé d’Uruffe – dont il s’inspire – comme la tentative désespérée sinon d’une absolution du criminel, du moins de la dissolution du crime dans les « petits arrangements » d’une comédie dramatique d’assez bon ton.

    L’abbé Guy Desnoyers, ou plutôt son substitut nettoyé à grande eau dans les rivières d’un pays qui pourrait être le paradis sur terre, y subit le sort normal (à l’époque) d’un criminel à qui s’applique la loi comme à tout un chacun : il est proprement guillotiné et, puisque malgré tout il parle encore, le réalisateur se saisit aimablement de sa tête pour lui faire dire qu’il n’aura lui-même été, dans toute cette affaire, qu’une victime.

    Encore que, grâce à ce subterfuge, la fameuse « monstruosité » de ce prêtre – dénoncé aujourd’hui encore par tel théologien de service (qui ne se prive pas pour y voir une réincarnation diabolique des tyrans totalitaires) – soit renvoyée au Moyen Âge, on aimerait savoir ce que ce malheureux prêtre aura eu à subir pour en arriver là : assassiner sa maîtresse après lui avoir donné l’absolution, et baptiser l’enfant qu’il lui arrache du ventre avant de le poignarder.

    Que ces faits – à la satisfaction générale – soient en partie escamotés à la fin de l’aventure quasi donjuanesque de ce joli curé bien reçu au château de sa paroisse, voilà en tous cas ce qui les ramène à des accidents de parcours. En les sanctionnant une bonne fois1, on pourra les faire passer par pertes et profits. On dira que l’Abbé a été victime de ses succès, un peu comme ces escrocs de bonne famille à qui on donnerait le Bon Dieu sans confession, jusqu’au moment où ils sont aspirés par le vide. Une bien triste histoire, après qu’on a souri et même ri de ces péchés somme toute « mignons » qui font de la sexualité comme d’une table bien servie le simple reflet du cadre naturel où ils se présentent. Faut-il ajouter que la luxure s’y pare même de la grâce, quand la maîtresse, idéalement aveugle, y incarne à elle seule la lumière des horizons transparents.

    Mais la vérité – la difficile vérité de ce drame digne d’une antiquité toujours présente au cœur de l’homme – échappe à ce récit d’un « fait divers » qui aplatit la tragédie, comme le fait aussi bien de la rusticité des corps et des collines du vrai pays d’Uruffe un esthétisme sans faille. Que le goût du sacré et celui de la mort se rencontrent dans un érotisme dont Georges Bataille a montré le noyau d’angoisse, cela ne saurait trouver sa place dans un monde où le « passage à l’acte » n’est que l’effet d’un vice aussi dépourvu de sens qu’une bêtise.

    Et voilà comment en 2015, alors que de pédophilies sans panache à des barbaries aussi spectaculaires que celles de nos Croisades, le Mal revient, on continue dans les salons, comme sur le Titanic, de faire jouer les violons de la sympathie et de la désapprobation mêlées. La réalité rugueuse d’un garçon de la campagne projeté – avec le savoir qu’on lui a laborieusement infusé – dans le village ouvrier dépourvu de grâce d’une Lorraine assez peu paradisiaque, n’a guère plus de poids que celle d’un gamin de banlieue qui tourne mal. Quand à l’Eglise à laquelle est ligoté ce prêtre qu’on renvoie paternellement à Dieu comme au Deus ex machina de sa psychologie forcément accessoire, on ne l’interroge pas plus qu’on ne le fait véritablement aujourd’hui de l’Ecole, fabricante avérée d’échec social et moral. Il était donc écrit que ces réalités accessibles seraient passées par la trappe, comme si elles risquaient de nous faire sortir de notre rêve.

    « Fou d’amour » ne dit donc ni la folie – en ce qu’elle a de tragiquement ordinaire chez l’homme écartelé entre ses désirs – ni même l’amour, quand la sexualité dévergondée s’y efforce d’en faire sauter les verrous, comme si l’amour aussi nous menaçait.

    Faut-il croire que Philippe Ramos, dans un souci d’apaisement, nous a fait revisiter Uruffe en touristes, le monde, ce « paradis perdu », ayant encore quelques beaux jours devant lui ? Mais l’homme, l’abbé Guy Desnoyers, n’est pas le reste pittoresque d’un monument un peu usé. Il est toujours vivant, comme l’a justement pressenti Philippe Ramos : il nous parle, il nous interroge. En tous cas, merci de nous l’avoir rappelé.

    Jean-Pierre BIGEAULT
    poète et psychanalyste


    1 Plus radicalement que dans la réalité, puisque Guy Desnoyers fut, non pas guillotiné, mais condamné aux travaux forcés.