De la violence faite aux femmes et à quelques autres – Janvier 2018

Le ton du débat – si tant est d’ailleurs qu’il s’agisse d’un débat – autour de « la violence faite aux femmes » par les hommes, en particulier dans le contexte de la sexualité, n’engage guère les hommes, dont je suis, à prendre la parole. Là où la loi se suffit pas, je doute que la dénonciation tous azimuts règle le problème posé dans un domaine aussi vaste que celui des relations (sexuelles) entre homme et femme. Je crains même que le « bruit » ne se perde comme tant d’autres dans le monde saturé de l’information et ne serve de caution à l’inertie d’un système qui se nourrit lui-même de ses excès. Et surtout je déplore que l’un des aspects fondamentaux du problème posé ne soulève pas la question – à mes yeux fondamentale – de l’éducation. Car ce ne sont ni les manifestes, ni même les lois (déjà existantes), ni les leçons de morale formelle, qui apportent un début de solution au problème posé.

La violence, qu’elle soit sexuelle ou non, qu’elle s’adresse aux femmes ou aux enfants ou d’ailleurs aux hommes, posait déjà la question aux Grecs de l’antiquité et les termes de sa gestion sinon de son élimination ne semblent guère avoir changé : il paraît en effet vraisemblable que le seul espoir d’aider les hommes (et d’ailleurs les femmes) à modérer les effets de leurs pulsions – comme le professait Montaigne avec lucidité – soit de les éduquer. Or l’éducation dont on nous parle tous les jours se glorifie – avec le consentement de ses usagers – de se réduire aujourd’hui plus que jamais à l’instruction. L’éducation s’occupe essentiellement de transmettre des savoirs mais non d’apprendre à vivre. On veut donc croire que quelques bonnes leçons d’éducation sexuelle régleront les problèmes – dont ceux ici posés. Et on veut espérer que l’autorité, restaurée sur le modèle de la bonne et vieille discipline fera le reste.

Mais n’est-il pas temps de revoir cette copie usée jusqu’à la trame ? Ne faut-il pas plutôt imaginer une révolution éducative qui permette de faire vivre aux enfants et aux adolescents autre chose qu’une reprise à l’identique du monde dont on prétend les protéger non seulement au titre de l’ignorance mais à celui de la violence – dont précisément celle dont nous parlons.

Or quels parents – y compris parmi ceux qui protestent contre la violence du monde (et donc bien sûr celle faite aux femmes) sont-ils prêts à soutenir une telle révolution éducative ? Quels parents sont-ils disposés à prendre le risque de sacrifier tant soit peu le plaisir de la concurrence et celui de la réussite (au sens le plus restrictif du mot) à l’apprentissage par les enfants et les adolescents d’une vie sociale fondée sur le partage ?

La mixité des classes en ce sens ne se suffit pas à elle-même. S’agit-il encore d’y apprendre à vivre les différences dans ce qui permet à la fois de les reconnaître et de les dépasser ! Et à cet égard ce qui revient au sexe ne saurait dissimuler tout ce qui s’y ajoute de par les idiosyncrasies culturelles ou individuelles. On ne saurait en effet penser la violence faite aux filles et aux femmes sans y associer toutes les autres.

Au coeur du débat la violence d’une société post-moderne, qui s’en croyait à l’abri du fait de ses « progrès », prend, à travers celle dont les femmes sont encore et toujours les victimes, un sens beaucoup plus large : bien des hommes mis en cause sont aussi les produits – et parfois, dit-on, « les meilleurs » – d’une culture de la puissance aussi séductrice que dévastatrice. Ces « modèles » sont largement salués pour ce qu’il est convenu d’appeler leurs « performances ». La « toute puissance phallique » reste au coeur de la vie quotidienne tant de l’élite que du bon peuple républicain.

Comme la pédophilie des prêtres l’érotomanie des vainqueurs sociaux devrait en effet nous interroger sur nos choix : cessons de nous fabriquer de faux héros (cf. mon texte Des héros) et prenons les moyens de devenir un peuple qui veut mûrir.

Jean-Pierre BIGEAULT
Janvier 2018

DE NOS HÉROS

I

Deux célébrités, l’une par ses livres, l’autre par ses chansons, ont à leur façon marqué leur époque. La mort concomitante de ces deux hommes a justifié, pour le premier et surtout pour le second, des manifestations publiques dont l’ordonnancement et la tonalité ont fait un évènement quasi national. La présence de plusieurs hommes politiques – dont les deux derniers et l’actuel président de la république – ont fait de ce mouvement, d’abord déclaré « populaire », un moment d’histoire. Comment ne pas penser à ces grandes funérailles du passé dont la mise en scène aura pour longtemps inscrit dans notre mémoire la force symbolique et émotionnelle ?

Une émotion collective est souvent digne de respect. Pour autant, elle ne contribue pas nécessairement à la construction morale d’un pays et de son peuple. Par les temps que nous connaissons – qui sont des temps de crise identitaire et de perte culturelle des repères – on peut certes comprendre qu’on fasse « feu de tout bois » pour tenter, comme on dit, de « recoller les morceaux ». Mais les hommes dont il s’agit aujourd’hui – si talentueux qu’ils aient été – offrent-ils véritablement par leurs œuvres, voire par leurs vies, cette capacité symbolique des « Phares » dont parlait Baudelaire et qui, l’éclairant, nous restituent l’étendue et la profondeur d’un destin commun ? Telle est bien la question que nous croyons devoir nous poser, après que le rideau et le suaire sont retombés sur leurs pauvres restes.

II

On a les héros qu’on peut ! Après Jeanne d’Arc, Victor Hugo, de Gaulle, pourquoi pas Jean d’Ormesson et Johnny Hallyday ? Autres temps, autres champions ! A quand le footballeur du Ballon d’or et, sur les Champs Elysées, la marée de ses fans ? Il faut bien que le peuple comme l’élite se retrouvent dans les miroirs avantageux de « ceux qui ont réussi ». Car, au-delà des oeuvres, c’est bien de belles carrières qu’il s’agit. A travers ces victoires individuelles une société incertaine et morcelée à souhait s’offre l’occasion d’une sorte d’union sacrée ou plutôt on lui offre, et c’est même le pouvoir qui s’en occupe.

On a vu que la célébration – religieuse en effet autant que motorisée – excédait le cadre même de l’Eglise, accourue aussitôt. C’est dire la force émotionnelle du mythe au moment de cette conjugaison inespérée entre le rêve aristocratique et la résilience populaire. Comme on a les héros, on a les dieux qu’on peut ! Tout cela prend place dans le monde du spectacle tel qu’aujourd’hui, porté par les média, il consacre l’association de la consommation et de la culture. Nos chevaliers sont des produits et il se pourrait que, comme le « Chevalier inexistant » d’Italo Calvino, ils ne soient que leur armure. Mais elle brille cette armure ! Jean d’Ormesson aura été aussi brillant dans son élégance que Johnny Hallyday dans sa rage. Et ces lumières éclairent en chacun la nuit des solitudes et des mélancolies, lui offrant la chance inespérée d’un rêve qui fait croire au partage et à la vie. Sans doute fallait-il rendre à ces frères d’occasion ce qu’il leur revient d’énergie et d’obstination dans la poursuite de leur combat, si « douteux » qu’il ait été. Mais ne faut-il pas le dire ? combien d’autres, dans le secret de leurs offices, mériteraient d’être non seulement salués mais montrés en exemple pour leurs oeuvres discrètement héroïques et clairement tournées vers les besoins fondamentaux de l’homme ? Le mot même de « générosité » qu’on a cru devoir employer pour dire le rapport de nos héros avec leur public ne reviendrait-il pas davantage à ces modestes ouvriers qui ne tirent de ceux qu’ils aident ni satisfaction narcissique, ni argent ? Car l’amour des artistes pour ceux qu’ils éblouissent de leur talent n’a sans aucun doute pas de fondement plus assuré que celui dont témoignent les applaudissements de leurs admirateurs. Certes leurs « performances » nous arrachent un instant à la condition commune, mais eux, ces champions, que nous donnent-ils de leur attention à l’Homme quand ils empruntent les chemins ambigus de la séduction ? Certes nous aimons être séduits. La jouissance réconfortante d’être enlevés et même élevés avec eux au sommet du chapiteau nous exalte, mais dans cette excitation l’ivresse du partage n’est-elle pas surtout l’effet d’une contagion ? Car l’amour, s’il désigne une relation d’ouverture à l’autre, appelle un tout autre engagement. Même sur le chemin de l’art, la marche du créateur et celle de son témoin sont également solitaires ; le partage n’est que l’effet d’une lente conquête. Quant au mouvement qui les anime l’un et l’autre – ce mouvement qui les conduit à accepter le moindre objet du monde dans ce qu’il présente, comme chacun, d’étrangeté – ne procède-t-il pas d’une volonté de sortir de soi, dont les produits à la mode nous épargnent l’effort. Si l’art, qu’il soit mineur ou majeur, a quelque chance de servir la cause publique – et républicaine – du fameux « vivre ensemble », n’est-ce pas hors des sentiers battus de son instrumentalisation commerciale, voire politique, qu’il faut aller la chercher ? N’est-ce pas l’éducation pour l’appeler par son nom qui – au sens même où les hommes politiques en partagent la responsabilité – peut et doit associer le peuple, au delà des objets eux-mêmes, à des démarches qui aient la valeur exemplaire des aventures et des découvertes les plus authentiques ?

Sous le prétexte de rendre justice à des héros de notre théâtre social, les cérémonies dont nous les gratifions non seulement ne jouent pas ce rôle, mais elles brouillent les idées, les images et les valeurs sur lesquelles peut se fonder sans tapage une culture qu’on devrait pouvoir appeler « culture de la rencontre ». On s’offre le film d’une communauté nationale qui n’est, à travers ses héros les plus en vue, que l’image appuyée d’une trace, fusée d’artifice dont le bouquet ne réunit que les flammes vite éteintes.

Que s’il s’agit – comme le donne à espérer la présence de plusieurs présidents de la République – de faire autre chose que de la communication politique et de servir non seulement la cause des héros mais celle du pays et de son peuple, ne serait-il pas plus urgent, comme pour la Légion d’honneur, de redéfinir les vrais mérites ? Dans une époque où il est question tous les jours de changer les pratiques, et où la Philosophie est appelée au chevet de la République, ne pourrait-on substituer – aux Saints et aux Héros de notre légende – des simples gens de bonne volonté, ces « hussards », comme on disait autrefois des instituteurs, et qui, aujourd’hui encore, professeurs, infirmières, travailleurs sociaux et bénévoles de tant d’associations font que le pays n’est pas abandonné aux égoïsmes et aux discours. A ces « petits », à ces « sans-grades », à ces chevaliers sans éclat, on ne ferait pas l’affront d’une cérémonie tapageuse mais on aurait avec eux un échange simple et vrai, et ce moment serait montré solennellement comme une rencontre rare.

Quant à nos héros, s’ils flottent dans leurs habits trop grands, c’est que nous préférons nous perdre en eux avec nos rêves. Après le bal des ombres le « comment vivre ici » reste la bonne question, celle que posent à leur façon, et presque malgré elles, les voix de ces hommes enfouis dans leurs succès comme les vivants déjà morts d’un monde « en représentation », c’est à dire hors de lui-même. L’image fabriquée n’ajoute rien au réel. Elle le vide au contraire de sa substance. L’image ne transforme humainement le réel que si elle en épouse la forme cachée. L’autre, l’étranger – ce qui en chacun tend à le séparer de lui-même – ne cède pas à la violence d’une force, ni même à la ruse d’un commerce, mais à l’accueil. Les images que nous réconcilient avec le monde sont, doucement ouvertes, des portes, comme quand les gens se parlent, prudemment, avant d’entrer dans le vif du sujet.

III

Salut à vous, Jean et Johnny ! Il faut bien qu’on vous rende justice : une part au moins de vous, dissimulée sous votre brillante armure, aura échappé au spectacle derrière lequel toute une vie et chacun à sa manière, vous vous êtes réfugiés tels des enfants. Le meilleur se cache. Qu’une intime célébration de ce meilleur appelle au recueillement, c’est espérons-le, ce qu’auront compris, après le tintamarre de la communication tous azimuts, vos proches, c’est-à-dire tous ceux qui seront allés au-delà de votre armure.

Jean-Pierre Bigeault,
Décembre 2017

PAR LA POSTE – Note du webmestre

Jean-Pierre Bigeault, à qui je racontais un jour par téléphone un de mes rêves – compliqué de précisions étranges comme sont souvent les rêves – m’a demandé de le lui envoyer par écrit. Mais voilà, Jean-Pierre Bigeault n’a pas d’adresse mail, aussi ce rêve a été le premier d’une série que je lui ai envoyée, au fil du temps, par la poste. En post-scriptum de l’un d’eux, j’ai noté :  « Je ne sais pas pourquoi, mais le fait de vous envoyer ces rêves sur papier et par la poste est très important ».

Jean-Pierre Bigeault a maintenant un site, mais il n’a toujours pas d’adresse mail. Pour nourrir la rubrique « Actualités », je lui propose donc de m’envoyer ses billets par la poste. « Je ne sais pas pourquoi », mais le fait de publier dans cette rubrique des articles écrits sur papier de main d’homme et reçus par la poste est également ici très important.