La rencontre en psychanalyse

Le film récent Jimmy P.1 aura eu le mérite de rappeler que la psychanalyse n’est pas un art de salon, mais une aventure. Une aventure qu’on pourrait dire « à ciel ouvert » et qui n’en consiste pas moins dans une exploration de l’intime.

Pour ceux qui ont connu Georges Devereux, homme sans doute trop doué pour accepter l’ordre établi, le mélange des genres qui aura caractérisé sa pratique psychanalytique ne saurait étonner.

Mais sur ce point, la cure originale de Jimmy P. présente un intérêt plus général. Si éclairants qu’ils soient en effet dans leur articulation, les concepts opératoires de transfert et de contre-transfert n’épuisent pas la question délicate de l’expérience partagée qui donne à la relation psychanalytique la dimension quasi spatiale d’un lieu cognitivo-affectif véritablement assimilable à une rencontre.

C’est en effet là que se trouvent réunis dans l’analyse deux discours étrangers l’un à l’autre, deux positions dissymétriques d’où n’en finit pas moins par émerger ce que Christian David appelle « une nouvelle communauté de langage »2. Langage certes tout autant non verbal que verbal, aux limites du conscient et de l’inconscient comme du somatique et du mental et qui, conformément à ce qui se passe dans toute rencontre au sens le plus fort de ce mot, permet à l’ombre et à la lumière où se situe la vérité des sujets de se dialectiser dans une forme plus ou moins implicite de reconnaissance mutuelle.

Il est sans doute plus important que jamais que ces éléments de réalité soient remis à leur place. Car au-delà du discours psychanalytique (discours sur la psychanalyse sinon de la psychanalyse) si souvent tenté par le repli idéologique ou/et la maîtrise de l’informulable, il convient de rappeler que la pratique psychanalytique s’avance dans l’ouverture (du sens) vers ce que Guy Rosolato appelait : « la relation d’inconnu ».

La rencontre psychanalytique rejoint la rencontre sur laquelle se fonde un amour qui se construit. Renvoyant chacun à ce qui n’est pas encore su de soi, ni de l’autre, elle assure la dynamique d’un lien vivant, tel qu’échappant à la tentation du miroir, ce lien rouvre sur un devenir que même la séparation – la fin de l’analyse ou la mort de l’aimé(e) – ne saurait menacer. La rencontre se reconnaît déjà dans l’anticipation de la perte.

1. Jimmy P. (psychothérapie d’un Indien des plaines) d’Arnaud Desplechin
2. Cf. plus loin « Christian David un homme de la rencontre »

 

Jean-Pierre Bigeault, psychanalyste,
membre du Conseil scientifique d’orientation de l’EFPP
In Les Cahiers de l’EFPP – N°19 – p.20 – Printemps 2014

 

Signes

Les signes religieux ne servent pas qu’à poser telle croyance comme une foi digne de ce nom. Ils utilisent la référence spirituelle au bénéfice supposé de l’identité d’un sujet ou/et d’une communauté. Cette instrumentalisation défensive, voire agressive, du spirituel, est dangereuse à plus d’un titre. Elle met en péril la paix d’une société. Mais peut-être surtout, dans une société éventuellement capable de préserver son unité, elle entretient des illusions qui ne font pas avancer l’homme dans la conscience de ce qu’il est.

Le sujet humain reste en effet tout aussi obscur à lui-même que Dieu au mystique. Qu’on se reporte plutôt à Shakespeare (« L’homme est une ombre qui marche ») ou à saint Jean de la Croix (« La Ténèbre divine ») ! Ni à cet égard l’appartenance à telle communauté, ni davantage la proximité d’un Dieu qui reste caché (Deus abscunditus) n’éclairent l’homme de cette lumière absolue dont il rêve et vis-à-vis de laquelle il n’est, comme d’ailleurs vis-à-vis de lui-même, qu’une étoile aux scintillements incertains. Quelque procès implicite ou explicite que les religions fassent à tel ou tel relativisme, il semble bien que la relation de l’homme postmoderne au spirituel tende à se dégager des manifestations tapageuses qui en ont surtout fait dans l’histoire un instrument de puissance. Les détenteurs pontifiants de la Vérité se déjugent un peu plus chaque jour devant la modestie de plus d’un savant.

Ainsi pourrait-on dire que les signes comme les connaissances elles-mêmes ne méritent pas la sacralisation plus ou moins superstitieuse (voire télécommandée) dont ils font l’objet, quand l’angoisse appelle au secours une foi bardée de ses drapeaux.

 

Jean-Pierre Bigeault, psychanalyste,
membre du Conseil Scientifique d’Orientation de l’EFPP
In Les Cahiers de l’EFPP – N°18 – p.22 – Automne 2013

 

Éros mutilé

La sexualité de la personne handicapée – comme d’ailleurs celle du vieillard – fait plutôt mauvais genre ! C’est que, si Éros, « engendré du chaos primitif, représente la force attractive qui assure la cohérence de l’univers » (Petit Robert), la personne handicapée, comme le vieillard, semble davantage nous ramener à la disgrâce originaire qu’au paradis de l’harmonie rassembleuse. Éros doit être jeune et bien portant pour faire l’unanimité sur le bonheur qu’il annonce et qu’il promet. La situation de la personne handicapée – et du vieillard – est d’autant plus difficile à cet égard que ses déficits ne font qu’ajouter à la fragilité constitutive du sexe vis-à-vis de l’assez grandiose entreprise d’Éros.

Faut-il rappeler en effet que ledit sexe étant ce qu’il est – sans parler des pulsions qui en constituent la force – sa capacité de séduction a bien besoin du corps tout entier et de sa grâce (à grands frais d’amour convoquée) pour assumer sa tâche ? L’Éros de Praxitèle tout autant que les Vierges pudiques du Quattrocento sont là pour en témoigner. C’est aussi – ne faut-il pas également le rappeler ? – que les soupçons qui pèsent sur le sexe n’ont pas attendu la chrétienté pour se manifester : le désordre dont il reste en effet le flambeau subversif n’évoque-t-il pas déjà davantage la dysharmonie que le paradis relationnel des liens musicaux ?

On se souviendra que, dans cette ligne, une esthétique du présumé retour aux sources (épurées) de la Nature inspira en son temps un culte qui rassura tout un peuple et même davantage : le corps magnifié de la jeunesse hitlérienne ne justifia-t-il pas, entre autres sacrifices, celui des déviants et des handicapés ?

L’émotion, d’ailleurs tardive faut-il le rappeler aussi, que cette monstruosité provoqua n’atteignit pourtant pas en profondeur le système d’exclusion dont s’accommode encore notre monde civilisé. Comme si la personne handicapée, et pire encore sa sexualité, menaçait l’ordre que la normalité du corps (ou d’ailleurs de l’esprit) permettrait d’opposer au toujours menaçant chaos primitif. Sans parler de la castration, figure omniprésente de la mort jusqu’au fond du plaisir, que le handicap et toute déchéance font entrevoir à l’horizon temporel de toute vie.

Contre ces peurs, n’est-il pas temps d’associer Éros à la Victoire mutilée de Samothrace, comme à l’Art dit (par les nazis) « dégénéré » dont les corps, tels aujourd’hui chez le peintre Bacon, reprennent au poète Rimbaud, amputé de sa poésie avant de l’être de sa jambe, les mots fameux : « O saisons ! O châteaux ! Quelle âme est sans défaut ? »

Jean-Pierre Bigeault, psychanalyste,
Membre du Conseil scientifique de l’EFPP,
In Les Cahiers de l’EFPP – N°17 – p.15-16 – Printemps 2013

L’intimité…. au risque de l’autre

Qu’en est-il de l’intimité  au temps de la communication, quand la frontière entre vie privée et vie publique s’avère chaque jour un peu plus poreuse ?

La réponse à cette question n’est sans doute pas si simple !

L’intimité de l’être humain pourrait en effet gagner en profondeur ce qu’elle perd en extension dans un monde éclairé de toutes parts comme une conscience en perpétuel éveil. C’est que l’homme, pour qui les secrets d’alcôve ne sont plus que des secrets de Polichinelle, s’interroge sur « des choses cachées » qui, en deçà même de la question de Dieu, le concernent directement (et, pourrait-on dire, laïquement) en tant qu’il est un sujet confronté à ce noyau clair-obscur qu’est non seulement l’âme ou le cœur mais le soi de son être-au-monde.

Ainsi, après Saint Augustin, Montaigne, Rousseau, l’individu se voit-il embarqué dans la conquête d’une identité qui lui ressemble vraiment et c’est alors qu’il tente « l’expérience de soi ». Car, comment se trouver soi-même au bout du compte interminable de ses idées, de ses images, de ses désirs, tels que les lui renvoie dans un miroir le monde exhaustif qui est le sien ?

Dans la perspective d’une telle démarche la vieille idée d’intimité (chaumière d’un moi supposé serein) ne renvoie plus au simple retrait d’une vie privée à l’abri de laquelle l’homme pourrait accéder à son intériorité la plus intime. Le soi profond n’échappe-t-il pas déjà au simple dédoublement d’une conscience loyalement réflexive ? La connaissance de ce que le psychanalyste Masud Khan appelle « le soi caché1 » relève d’un autre « travail. Elle nécessite de forcer les retranchements de cette conscience somme toute toujours plus ou moins aliénée au monde, ne serait-ce que par le langage et ses rationalisations.

Et n’est-il pas remarquable que, dans le prolongement des voies ouvertes par les mêmes Saint Augustin, Montaigne et Rousseau, cette « expérience de soi » s’édifie paradoxalement sur la présence (la singulière présence, faudrait-il dire) d’un « autre que soi » ?

L’intimité rejoint alors à la fois l’espace poétique du rêve et celui de l’amitié voire de l’amour. Car c’est au-delà des mots et sous le regard de l’autre, au cœur d’une découverte aussi aventureuse que celle d’un dévoilement (qui n’est pas toujours sexuel) que, comme Montaigne avec La Boétie2, le sujet moderne – depuis longtemps annoncé par les mystiques – découvre sans doute le mieux (ou le moins mal) ce qui lui appartient en propre.

Si donc il reste vrai qu’il faut se retirer d’un certain monde saturé de ses objets pour se trouver ou se retrouver en tant que sujet, on dira que ce retirement ne vaut que de la rencontre où notre intimité s’offre en partage. Ainsi peut-on se rappeler que « l’expérience de soi » proposée par la psychanalyse se fonde elle-même à la fois, comme le disait André Green, sur « la cachette du cadre analytique » et sur « le corps à corps psychique » d’une relation entre deux vivants.

Freud, dont l’analyse originaire émergea de l’amitié avec Fliess3, a rouvert la porte ancienne et même antique d’une co-naissance qui, selon la célèbre acception claudélienne, peut être comprise comme l’expérience d’un « naître ensemble ». Familier ou non de la psychanalyse, l’individu postmoderne attend beaucoup – parfois sans doute beaucoup trop – de la rencontre avec l’autre. C’est qu’il sent que la flamme vacillante du « soi caché » ne se laisse apercevoir que dans la présence accueillante d’une autre intimité que la sienne, fût-elle, comme l’ombre ou le silence, le reflet ou l’écho du secret qui lie chacun avec soi-même.

Ainsi pourrait-on dire que l’intime de l’intime ne se dévoile qu’au-delà de l’individu, là où surgissent de la relation qui les rapproche… les personnes.

 

1. Masud Khan, Le Soi caché, Paris, Gallimard.
2. Montaigne, Les Essais, – De l’amitié, ch. XXVIII.
3. Wilhem FLIESS, médecin allemand qui ne fut pas l’analyste de Freud, mais une figure anticipatrice du « supposé savoir ».

 

Jean-Pierre Bigeault
In Les Cahiers de l’EFPP – N°16 – p.11-12 – Automne 2012

L’autisme et sa prise en charge : une instrumentalisation idéologique

Les récentes « recommandations » de l’H.A.S. (Haute autorité de santé) sur la prise en charge des enfants et des adolescents souffrant de troubles envahissants du développement (TEC) s’inscrivent, qu’on le veuille ou non, dans un conflit et un débat qui dépassent les enjeux du traitement de l’autisme.

À un premier niveau en effet, l’appel des associations de parents à une prise en charge digne de ce nom (c’est-à-dire qui dispose des moyens aujourd’hui existants et qui fasse appel de ce fait à l’éducation et à la pédagogie) est enfin entendu par une instance qui a pignon sur rue.

Il reste toutefois, comme en sont conscientes les mêmes associations, à mettre concrètement en œuvre des mesures dont l’insuffisance actuelle ne provient pas toujours, loin s’en faut, d’une emprise totalitaire de la psychanalyse sur l’autisme, même si le dogmatisme de quelques-uns a pu encourager à cet égard une inertie indéniable. Si l’autisme en effet a pu être déclaré, en 2012, « cause nationale », il s’en faut pourtant que l’éducation et la pédagogie – à leur niveau déjà le plus courant – fassent l’objet d’une véritable considération tant des politiques (plus soucieux de conserver que de rénover, comme d’ailleurs une opinion publique mal éclairée sur le sujet) que des « élites » (purs produits d’un système qui leur est favorable), sans parler des psychiatres eux-mêmes, voire – comme on l’a vu au-delà du délire de toute puissance de certains – de psychanalystes au demeurant réputés très ouverts. Ce n’est donc pas un hasard – ni une anecdote de l’histoire psychanalytique – si l’autisme n’a pu jusqu’ici bénéficier d’une créativité pédagogique dont tout le monde (ou presque) se méfie, ce qui nous a valu de persévérer avec un égal succès depuis plus de cinquante ans dans l’institution de « l’échec scolaire ».

Faut-il espérer que, débarrassée de « méthodes qui n’ont fait la preuve ni de leur efficacité ni de leur absence d’efficacité » (selon les mots du président du Collège de la H.A.S. cités par Libération le 9 mars 2012), la prise en charge éducative de l’autisme donne à tout le moins l’occasion de relancer un débat sur l’éducation, débat interrompu depuis la condamnation sans appel non seulement de Mai 68 mais des sciences de l’éducation renvoyées dans leurs foyers respectifs ?

Cependant, il existe – parallèlement à cette question de l’éducation – un deuxième niveau du débat et du conflit dont la question de l’autisme est le prétexte.

Lorsqu’en effet le même président du Collège de la H.A.S. déclare que la « psychiatrie doit se plier aux règles de la médecine par preuves1 », on voit bien ce dont souffre à ses yeux dans son essence la psychanalyse.

À supposer pourtant que la médecine – qui fait ici référence – soit une science aussi exacte que la chimie à laquelle elle a couramment recours, à supposer que ses résultats constituent des preuves (alors même que l’effet placebo mis en évidence expérimentalement vient pour le moins compliquer le jeu), à supposer que les effets obtenus par un traitement satisfassent, au-delà de la réussite attendue, à un critère plus large et moins difficile à définir tel que « le mieux-être » de la personne traitée, on n’en doit pas moins se demander si la psychanalyse, qui s’est évertuée depuis Freud à se qualifier scientifiquement, ne situe pas ses ambitions et ses moyens ailleurs en effet que là où les situe une « simple » science. La violence dont, forts d’une théorie à bien des égards plus rigide que celle de Freud, ont fait usage certains psychanalystes n’a certes fait que brouiller les cartes. Mais les lieux de soins où la psychanalyse s’est appliquée avec bonheur à la prise en charge des troubles du comportement non seulement n’ont pas tourné le dos à la démarche éducative, mais au titre même de la psychanalyse l’ont soutenue, lui donnant un sens plus large que celui des techniques employées. La cohérence des actions déployées n’a fait qu’en augmenter l’efficacité, bénéficiant ainsi non seulement aux éducateurs et aux soignants, mais aux enfants et à leurs familles2.

Si incertaines que restent les hypothèses tendant à justifier des démarches dont les limites n’attendent pas les preuves de leur efficacité pour en compliquer la mise en œuvre, ces paris de l’intelligence contribuent à dynamiser les acteurs d’un travail éducatif, rééducatif ou thérapeutique inévitablement difficile.

Enfin, à en juger par la déshumanisation progressive de l’hôpital (qui ne tient pas qu’à une diminution de moyens pratiques, mais à une culture de plus en plus exclusive qui est celle du résultat), on peut espérer que les institutions appelées à recevoir les autistes échappent à un néoscientisme qui peut se nourrir des mêmes fantasmes que ceux des psychanalystes « mal traitants pour la bonne cause ! ». Une violence peut en chasser une autre dans un monde en proie à plusieurs crises. Le recours aux boucs émissaires et aux nouveaux magiciens guette.

Les techniques ne font pas des miracles et les progrès les plus mesurables ne font souvent que cacher la misère qui n’est pas réductible à l’évidence de ses symptômes.

1 C’est nous qui soulignons.
2 Cf. l’article de Marie-Noëlle Clément, médecin psychiatre, directrice de l’hôpital de jour du Cerep, Le Monde 7 mars 2012.

 

Jean-Pierre Bigeault, psychanalyste,
ancien directeur du Centre de réadaptation psychothérapique (Cerep)
et membre du Conseil scientifique de l’EFPP

Notre diable, notre pacte avec le diable

Laïcisé depuis sa disparition officielle (à la fin du XVIIe siècle, quand les procès en sorcellerie ne furent plus qu’un mauvais souvenir de l’Inquisition), le diable n’a jamais manqué de refaire surface. Fluctuat nec mergitur (il flotte mais ne coule pas), telle pourrait être sa devise ! Le mouvement romantique ayant pris le relais de la tradition religieuse, il n’est pas jusqu’à Goethe qui n’ait fait une place à Méphistophélès dans sa philosophie de la nature. Et plus près de nous (du côté de la psychiatrie : Esquirol 1838, Charcot 1862, et de la psychanalyse : Freud 1883), la science elle-même ne s’est-elle pas employée à redorer le blason d’un personnage que le caractère irrationnel de la croyance dont il avait été l’objet avait fini par déconsidérer ? Cette science, en effet, n’a pas hésité à faire du diable la métaphore de ce qui s’est trouvé assimilé à « la part maudite » (Georges Bataille) de notre psychisme : l’inconscient – pour l’appeler par son nom dans cette construction qui l’oppose à la conscience – voire les pulsions elles-mêmes (qui d’ailleurs, pour l’occasion, ne sont plus les vices opposés aux vertus) et – moins distinctement sans doute – ce que Freud a appelé « la pulsion de mort », entité contestée qui reprend à bien des égards l’aspect tour à tour terrifiant et séducteur d’un démon originaire.

Et c’est ainsi qu’en délivrant les anciens « possédés » de cet étrange occupant qu’était jusque là le diable (tel qu’on le voyait encore à l’époque chez les hystériques) la jeune psychanalyse est venue réintégrer « l’autre » dans le sujet lui-même, lui renvoyant ainsi, à travers le miroir de sa névrose, l’image de sa propre division intime.

Mais, comme l’arroseur arrosé, la psychanalyse s’est à son tour (et encore tout récemment : Michel Onfray) trouvée diabolisée ; car à force de suspecter l’unité de l’homme (et donc sa bonne conscience tout autant que sa bonne foi), elle est devenue suspecte de destructivité. On l’a accusée de réinstaller l’irrationalité sur le trône d’un diable faussement destitué. On a voulu voir de l’occultisme dans sa pratique quasi magique, et on l’a assimilée à une religion dont les prêtres fonctionneraient à la fois comme des exorcistes et des sorciers.

Ces accusations font ressortir des errements endémiques dans cet espace psychanalytique entrouvert entre le mythe, la théorie et les jeux rituels du transfert et de l’interprétation. Mais il n’en reste pas moins qu’une autre vérité traverse ce mouvement de dénigrement haineux : quand le malade a les meilleures raisons de ne pas vouloir guérir (et c’est bien ce que lui demande sa névrose), il n’a plus qu’à accuser d’obscurantisme celui qui le soigne. Tant il est vrai que le thérapeute, contaminé par la nuit du royaume des ombres, s’avance lui-même en aveugle tel le devin Tirésias. Le diable n’est pas loin !

Ainsi, au moment où les concepts de la théorie freudienne se sont infiltrés dans le discours mimétique, il est de bon ton d’attaquer la psychanalyse non seulement comme une secte (qu’il convient a minima de contrôler), mais comme une de ces philosophies dites « philosophies du soupçon » dont l’une des caractéristiques essentielles est la négativité.

On n’aime pas le « négatif ». On l’aime encore moins quand remonte, avec telle ou telle crise (supposée aujourd’hui essentiellement économique), la dépression d’une société qui se croyait délivrée de sa violence (après les guerres du dernier siècle) et qui la retrouve dans les coulisses mal éclairées de sa démocratie. La vieille recette revient au goût du jour : plutôt casser le thermomètre que regarder dans les yeux la morbidité de ce diable totalitaire qui sommeille et aussi se réveille dans le lit de chacun.

Pour conjurer le Mal, on déclare à tout va qu’il faut être positif, productif, intelligent, beau et riche comme les dieux du stade d’une certaine Allemagne alors enfin débarrassée de ses parasites (y compris au passage les livres de Freud).

Il va de soi qu’on se méfiera par-dessus tout de « l’obscure clarté » d’une pensée qui se cherche en tâtonnant, car le diable – assure-t-on – va se nicher dans les spectres qui sont des ombres (les clandestins, par définition), des figures hybrides (des enfants capables de tuer), des mélanges de matières incertaines (errance et communauté) et toutes les idées « troubles » qui leur ressemblent.

On éduquera donc, on jugera et on assignera à telle identité dans la clarté retrouvée des critères objectifs, si possible chiffrés. Car, comme chacun sait, on ne joue pas avec les chiffres qui donnent à l’expert ses lettres de noblesse ! Comme le fait le préposé de « La colonie pénitentiaire », on sollicitera enfin du condamné la condamnation du conflit kafkaïen où il se débat dans un combat douteux. Ce diable du doute (cher à Montaigne) n’a-t-il pas assez perturbé le bon ordre et la bonne conscience des bons apôtres de la « servitude volontaire » (repérée par La Boétie) ?

Et pourtant, force est de voir que ce qui se crée n’échappe à la répétition mortifère que de s’aventurer hors des sentiers battus et même ensoleillés !

Et, en effet, s’il se trouvait que l’éducation, plus sensible à l’intelligence des passions (comme le recommande le philosophe italien Remo Bodei1) – y compris cette violence chaque jour un peu plus diabolisée et qui est bien de l’homme même –, s’employait à en faire quelque chose, comme en leur temps les pédagogues les plus inventifs, ne verrait-on pas que l’éducation doit passer un « pacte avec le diable » comme Faust ?

Car faut-il rappeler que l’éducateur n’éduque que d’inscrire son action autorisée (capable de « faire autorité » au sens étymologique du mot) dans la réalité de la vie qui reste claire-obscure et tortueuse et même souvent évasive au milieu de nos principes droits comme des cadavres.

« Il reste à faire le négatif, disait Kafka, le positif nous est déjà donné. » Ainsi, la poésie nous révèle-t-elle le creux de la parole – sa faille ou son manque – derrière le plein de mots, et aussi bien au cœur du désir l’inquiétude du sens qui nous porte à connaître.

1 Remo Bodei Géométrie des passions. Peur, espoir, bonheur : de la philosophie à l’usage politique. Paris, P.U.F., 1997.

Jean-Pierre Bigeault
in Cahiers de l’EFPP N°14 – p.17-18 – Automne 2011

Les enfants (aussi) se tuent !

La science de l’enfant n’a pas fait avancer sa cause dans les proportions espérées. L’objectivation de ses troubles n’a eu d’égal que la banalisation de sa souffrance1. La dénonciation de ses privilèges n’a servi qu’à masquer les captations tyranniques (économiques et autres) dont il est devenu l’objet. L’école ne s’est pas réinventée : l’enfance est une terre ancienne et connue, l’éducation une forme d’agriculture un peu mécanisée et armée de pesticides mais résolument – mais sainement – tournée vers le rendement. L’enfant n’a pas à se plaindre. On lui consacre un gros budget !

Sur ce fond de médiocrité imaginative, le suicide de l’enfant fait tâche. S’il se met lui aussi à contester l’ordre vivant, le pacte fondamental, l’espoir dans l’avenir (le progrès), où va cette société déjà dépressive que ses médicaments (et le football à la télévision…) et sa fragmentation abandonnent à son errance et à sa violence.

L’enfant écoute aux portes. Il a l’oreille sur les trous de ce monde, comme Rimbaud sur tel soupirail d’un sous-sol qui est à la fois le non-dit et l’inconscient. L’enfant est un lieu de passage entre la peur et l’espérance : l’odeur du pain, de la vie, peut remonter du pétrin enfoui, l’acidité du levain et des moisissures, la fermentation de l’amour, le traversent. L’enfant est au carrefour des tentations de l’homme : il a tout autant envie de s’élancer que de tomber, de construire des idoles que de rentrer dans les cavernes des dynosaures ?

Mais l’enfant sait d’un savoir difficile qu’il est ainsi divisé : ombre et lumière, il est nuit et jour, il a un double, il est ce qu’il n’est déjà plus, l’ayant perdu, et qu’il reprend à la mort comme un fantôme, il fuit son petit cadavre de polichinelle et le rejoint par une porte dérobée pour le remettre en marche, s’il pouvait le sauver !

Comme au temps de Kafka, l’enfant doit sauver son père, sa mère, son frère, petit christ en nativité d’étable et scolarité d’apprenti transcendantal ; et il rêve de tuer quelqu’un comme Hérode. La toute puissance de son imagination et les perspectives qu’elle abrite lui bourrent la tête.

Il se jette contre un mur, il avale une ampoule, il s’endort dans l’eau au sourire de la mort. Qui n’a vu en soi l’enfant condamné ne comprend rien à l’automutilation, à la drogue et à l’ordinaire de l’échec scolaire qui ne sont qu’un lointain écho à la mort du nourrisson – ce mystère !


1 Derrière la maltraitance reconnue, combien d’enfants choyés sont encore humiliés et offensés !

J.-P. Bigeault
In les Cahiers de l’EFPP – N°16 – p.9 – Automne 2012