La dimension clinique de l’évaluation – Limites de l’approche objective

Indépendamment des conclusions auxquelles elle peut conduire, l’évaluation intervient auprès des personnes et des institutions comme le regard symbolique d’une instance qui leur serait extérieure et qui, en les jugeant à la manière d’une conscience morale, les renverrait comme des objets à leur insuffisance de sujets déjà confrontés à une réalité difficile.

La technicité de l’évaluation, sa référence à des critères fondés, voire acceptés, ne fait ainsi qu’ajouter le plus souvent – et de façon paradoxale – à ce sentiment persécutoire. L’objectivation semble menacer le sujet – y compris bien sûr le sujet collectif – dans son identité.

Les représentations afférentes à ce vécu rencontrent celles que les intéressés produisent déjà, dans leur fonctionnement intra psychique, et qui procèdent de conflits internes, tels que ceux qui opposent les revendications pulsionnelles du désir aux exigences du Surmoi ou de l’Idéal du moi.

Cette coïncidence mérite d’autant plus d’être soulignée que de tels conflits sont importants dans un secteur professionnel où la relation d’aide mobilise à la fois des motions affectives et des images qui tendent à s’organiser en vocation personnelle, et des idéaux socialement consacrés.

La tension spécifique que provoque à cet égard l’idée même d’évaluation n’est pas à prendre à la légère. Dans un secteur en effet où l’engagement ne peut être réduit à une technicité, toute technique visant à en apprécier les résultats, souligne la difficulté à laquelle est inexorablement confronté le professionnel lorsqu’il s’agit d’atteindre l’idéal qui justifie cet engagement. La mesure de l’écart entre ses investissements et leurs effets les plus essentiels à ses yeux (en terme d’humanisation par exemple) le blesse bien évidemment déjà dans l’auto évaluation à laquelle il ne peut échapper, quand bien même il ne s’en ouvre pas à ses collègues.

Vis-à-vis d’une telle problématique, on entr’aperçoit comment une évaluation bien conçue pourrait au contraire intervenir comme un facteur de régulation eu égard à la capacité de culpabilisation que présente le travail social, y compris lorsque l’institution (ou la personne) s’efforce d’en donner le change dans une certaine forme d’auto satisfaction.

Mais, selon ce qu’elle vise, l’évaluation peut aussi bien faire l’impasse sur son impact en termes de résonance subjective au niveau précisément des professionnels concernés.

Si, par exemple, l’objectif d’objectivation des procédures et des résultats, ne prend pas en compte, d’une manière ou d’une autre, l’existence d’un noyau (et non pas d’une marge) inévaluable tant au niveau des moyens mis en œuvre (la qualité de la relation éducative par exemple) que des effets obtenus (le progrès profond du bénéficiaire de l’aide), l’évaluation ne fait alors référence à la réalité que pour la dénier dans l’une de ses dimensions fondamentales.

L’objectivation, si utile et nécessaire qu’elle soit, tombe alors dans le piège de la chosification. Cet effet mortifère atteint déjà fantasmatiquement tout ceux qui subissent l’évaluation dans des situations où ils ne sont pas sollicités comme de véritables acteurs.

C’est pourquoi, l’évaluation mérite d’être pensée comme intégrée à l’action évaluée, à la création professionnelle, à une dynamique fonctionnelle où les subjectivités puissent s’impliquer en maîtrisant leurs propres craintes, c’est-à-dire en les évaluant à l’abri des jugements hâtifs.

Réassurer les travailleurs sociaux vis-à-vis d’un métier, souvent à juste titre réputé « impossible », tel pourrait être le premier objectif d’une évaluation qui serve sa juste cause.

Jean-Pierre BIGEAULT
In Eduquer dans un monde en mutation, sous la direction de M.-C. David et L. Ott, Erès, 2009