Le rêve illusoire de la sécurité éducative

J’étais fort jeune – et donc, comme on dit, bien inexpérimenté – lorsque j’ai créé une institution dans laquelle des adolescents « impossibles » devaient pouvoir tenter de vivre une scolarité. Je ne mesurais pas vraiment les difficultés. Et c’est sans doute pourquoi la petite bande que nous formions s’est lancée dans l’aventure et pourquoi ainsi elle a fait faire un bon bout de chemin à des gamins un peu perdus. C’était il y a cinquante ans. La guerre nous avait habitués à la fragilité des structures, des mœurs, des idées…

Aujourd’hui cet établissement ne répondrait plus à aucun des critères qu’on lui imposerait. À supposer qu’une mise aux normes permette à son cadre physique d’offrir toutes les garanties de sécurité exigées, les principes mêmes de son fonctionnement effraieraient non seulement l’administration mais les familles1, sans parler des travailleurs sociaux conviés par la loi, voire leur conscience morale2, à signaler les égarements (si peu que ce soit sexuels) dont l’internat reste la scène privilégiée. Le personnel de l’établissement devant être lui-même en règle avec la certification d’usage, un bon nombre de curieux personnages issus d’une certaine forme de marginalité devraient aller planter leurs choux3 ailleurs et laisser la place à des éducateurs « bien propres sur eux ». Ne parlons pas de l’« idéologie » du lieu – car on ne manquerait pas de brandir ce diable d’une époque révolue ! L’idée de construire des programmes avec les intéressés eux-mêmes, ces cancres ! D’inventer une catégorie professionnelle qui réunisse des fonctions aussi normalement distinctes que celles d’enseignant, d’éducateur, de veilleur de nuit, de psychologue et j’en passe… la référence à une théorie en marche qui intègre les données de la psychologie sociale et de la psychanalyse, sans pour autant rejeter les premiers balbutiements du cognitivisme… Tout cela ne ferait pas très sérieux, il faut le dire ; et, à moins de médicaliser ou de pénitenciariser l’institution après avoir installé tous les pare-feu et les parachutes dorés du monde on ferait mieux de délocaliser la baraque en Alaska avant la fonte des glaces !

Le sécuritarisme ne peut en effet faire bon ménage avec l’éducation spécialisée – pas plus d’ailleurs qu’avec l’éducation tout court. La peur du loup n’a jamais servi que la cause du loup. Et d’ailleurs le loup s’est installé dans la société bien au-delà des officines technocratiques qui n’en sont que la bergère la mieux encadrée. Nos bonnes chaumières en regorgent. Car derrière la pédophilie attendue aux quatre coins de la classe, comme derrière la grippe du poulet même fermier, l’objet de la peur se lit en filigrane de l’objet du désir. Contre le plaisir de la vie, le goût de la mort a repris ses droits, dès lors que le moindre geste vivant devient suspect de lui ouvrir la porte.

Mais peut-on éduquer dans une forteresse, dans une casemate, une tranchée ? Telle est aujourd’hui la question.

L’éducateur a besoin d’autant d’espace et de liberté que l’éduqué. Et d’ailleurs c’est bien cette capacité de croire en la vie qui rend possible son action créative auprès d’un enfant ou d’un adolescent qui – en dépit des images qu’on en tire sur papier glacé – est très vite habité par l’ombre de la mort. Il n’est pas nécessaire d’être toxicomane pour passer à l’aveu de cette peur. Bien entendu, s’agissant des bonnes règles qui ne cessent de s’ajouter les unes aux autres, l’éducateur est « condamné » à prendre des risques, sauf à n’ajouter que sa peur à l’autre peur.

Mais la liberté de l’éducateur, si elle n’est pas inscrite dans sa vie comme son combat, n’est qu’un leurre. Le risque de la pensée lui est nécessaire. Dans un monde dominé par les slogans, les recettes, la réduction du qualitatif au quantitatif sous le prétexte d’évaluer le travail, la santé, le bonheur4, l’éducateur ne peut éduquer qu’à partir du moment où il s’approprie personnellement et inter-personnellement son action, non pas pour la faire rentrer dans les grilles comptables d’une théorie toute faite, mais dans la réalité de l’« autre » (des autres) en tant qu’irréductible à un schéma.

La peur de l’autre est le noyau de toutes les peurs. L’« autre » comme objet de la pensée du (travailleur) social justifie que cet objet soit d’abord approché, indépendamment de toute bonne théorie ou « bonne pratique5 », dans sa rugueuse différence subjective, voire son étrangeté identitaire. L’action, si informée et méthodique sera-t-elle, ne peut se substituer à cette première phase qui ne vise pas d’abord à analyser mais à prendre le risque d’accueillir sinon de comprendre. Le risque de ne pas « bien penser » conditionne le risque de la pensée et donc la pensée elle-même, si on veut agir, comme on dit, « en connaissance de cause ». L’éducateur doit pouvoir penser qu’il ne comprend pas l’autre, plus encore que l’astronome qui ne situe la nouvelle étoile que par l’ombre qu’elle fait sur la construction lumineuse de ce bon vieux cosmos !

Le développement des formations en tout genre ne doit pas faire illusion à cet égard. Plus l’équipement s’enrichit et plus il faut se défier de sa richesse. Le risque du peintre devant son tableau est d’habiter ou ne pas habiter son œil. Le choix des pinceaux vient après, et tout au long de l’acte, car c’est la liberté de peindre qui mène la danse !


1. Alertées chaque jour des nombreux dangers que courent leurs enfants.
2. Réactivée par la crainte parfaitement fondée de la mise en examen.
3. On aurait une pieuse pensée pour l’un d’eux, maraîcher de son état, et devenu entretemps « thérapeute social ».
4. Identifié pour faire plus vite à la consommation qu’elle soit économique, sexuelle voire plus récemment éthique !
5. Concept dont le succès tient sans doute moins à son approximation qu’à son caractère conjuratoire.

In Eduquer dans un monde en mutation, sous la direction de M.-C. David et L. Ott, Erès, 2009
Jean-Pierre Bigeault