Ulysse et compagnie …

Je me suis encore laissé embarquer dans mes réflexions sur Ulysse et en particulier son Odyssée. Cette obsession littéraire me poursuit et sans doute faut-il y voir, à l’heure où disparaît de notre culture le Grec ancien – auquel nous devons tant – une forme de nostalgie.

Mais en même temps, l’actualité du message envoyé par Homère, me surprend toujours. Par ces temps difficiles à tant d’égards, la pensée d’un poète aussi multiple me semble nous renvoyer à la sagesse grave et ludique dont nous manquons cruellement depuis tant de siècles.

Nos siècles en effet, tout aussi bien-pensants que trop souvent malfaisants, nous ont tourné la tête au nom de ce que les spécialistes de l’argent appellent aujourd’hui des « valeurs-refuge ».

Homère, le poète « nombreux », a compris bien avant nos rois et autres amateurs de gloire, le mensonge avéré des épopées toujours plus ou moins proposées pour le salut des peuples. Il n’est jamais trop tard pour écouter ceux qui, prenant la liberté de jouer avec la langue, prennent aussi celle de penser hors des sentiers battus. Et si l’on ajoute que l’œuvre d’Homère aura certainement été reprise et poursuivie par bien des poètes inconnus, réjouissons-nous que l’absence du Prix Goncourt n’ait pas trop pesé à l’époque sur la pensée !

Et moquons-nous de nous qui voyons notre République se faire manger la laine sur le dos par … des Cyclopes. Allons-nous attendre longtemps que la pensée serve ces faux-dieux ? Acceptons enfin l’idée que la Poésie (si peu vendable dans le monde que l’on nous fait) nous en apprenne plus sur l’humanité de l’Homme que la fausse science des technocrates et autres mangeurs d’hommes.

Ulysse et Athéna, et bien sûr Pénélope, font une armée du cœur et de la raison qui ouvre la belle Ithaque à une leçon d’humanité dont on aimerait que nos élites aujourd’hui s’inspirent.

Qu’on lise à tout le moins les derniers mots de l’Odyssée :

« Douce est la terre, aux naufragés dont Poséidon a fait sombrer les beaux navires en haute mer …peu d’entre eux peuvent échapper à la mer grise et nager vers le rivage : tout leur corps est ruisselant d’écume ; joyeux, ils mettent pied sur la rive, échappés au malheur …

Ainsi douce était pour elle la vue de son époux et ses bras blancs ne pouvaient s’arracher à ce cou … »

* *
*

Une pensée vient à l’homme presque plus ancien que lui-même – celui qui, à ma façon, regarde le monde qu’il s’apprête à quitter. N’y voit-il pas, au bout du chemin, ce qu’on pourrait appeler : « une fuite en avant » ?

Cette sorte de « Bateau ivre » n’est pourtant pas celui d’Ulysse, le célèbre naufragé retour de Troie. L’homme d’aujourd’hui n’est-il pas plutôt, comme l’aura dit Rimbaud, en son temps, « jeté dans l’air sans oiseau » ? N’est-il pas embarqué dans une Odyssée trompeuse ?

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Car comment ne pas voir aujourd’hui le Monde comme il va, comme il est, y compris dans cette région où il brandit le drapeau de l’Homme jusque dans les guerres qu’il aura menées ici et là pour … le « sauver » ?

La course au profit, la réduction de la pensée politique à l’économie, la dislocation voire l’explosion sociale qui en résulte, ne sont-elles pas la suite d’une Histoire déjà marquée par l’instrumentalisation des peuples au service d’un totalitarisme ou d’un autre ?

Sous une forme apparemment moins autoritaire, il s’agit bien de la même opération : un « idéal » chasse l’autre. Qu’on passe d’une idéologie clairement affichée à une gestion technocratique, le traitement de l’Homme reste le même. Comme dans la guerre, l’Homme n’est qu’un moyen au service d’un « rêve » qui n’est d’abord qu’une ambition, voire – sans même en prendre la mesure – l’arme à peine consciente d’une vengeance plus ou moins infantile contre l’Homme et son Destin.

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Le vrai Retour d’Ulysse – huit siècles avant notre ère – renvoie la guerre hautement symbolique de la Grèce aux illusions de la toute-puissance. C’est non seulement d’un retour à la Terre – représentée par Ithaque – qu’il s’agit, mais d’un retour à l’Homme et aux liens fondamentaux qui le constituent. Ainsi, quand Ulysse et son porcher Eumée se reconnaissent après tant d’années (vingt ans), ils sont les héros d’une rencontre de l’Homme avec lui-même. Ithaque n’est donc pas un rêve. Elle est, au terme du voyage, la Vie : Terre des hommes et des animaux (les fameux cochons), elle doit être reconquise contre les Prétendants, ceux-là mêmes qui, « vivant sur la bête » – comme on le dirait aujourd’hui – ne renvoient de l’Homme que l’image d’un faux ange déchu.

Ainsi le Retour d’Ulysse, son Odyssée, est-il la leçon que la Grèce la plus ancienne adresse à celle – la plus brillante – qui, trois siècles plus tard, va développer ensemble les deux attributs indissociables de l’être humain que sont l’intelligence et la sensibilité.

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Et si nous entendions cette leçon ! Si en effet, aujourd’hui encore, l’Homme, aspirant à être ce qu’il est, revenait à lui et à ses semblables ? Quand les « choses » deviennent ce que, pour en tirer profit, on fait aujourd’hui du « climat », n’est-il pas temps de se réveiller ?

Car le « climat », c’est aussi l’esprit et le cœur de l’Homme. Qu’est donc le « malaise de notre civilisation » sinon qu’elle fait passer la matière la moins noble devant celle qui nourrit notre dignité de « chercheur de sens », notre espérance ici-bas ? Une spiritualité nouvelle se dessine au-dessus d’une Eglise qui s’est perdue dans sa toute-puissance ambigüe. Le vrai Retour est une recherche avant d’être un but.

Et sans doute, quand la charité porte le poids d’une injustice tranquillement instituée, le « partage » prend-il avec Ulysse le sens modeste d’un désir plus sensible qu’intellectuel. Ulysse, à cet égard, est celui qui fait signe, au-delà même de sa personne, à une « élite » qui ne fasse pas que courir après son ombre (narcissique) et l’argent.

Les chasseurs de trésor ont fait leur temps. Et si la République comme Ithaque, devait être reconquise ?

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Encore le Retour d’aujourd’hui doit-il forger son propre mythe. Ulysse le naufragé, s’il ne prend notre visage, s’efface avec la littérature et la pauvre Grèce. Comme le portrait d’un autre, notre visage ne peut se voir dans ce miroir que comme celui d’un ange encore assez moqueur. N’est-il pas la figure de notre esprit, une fois dégagée de tant de croyances où l’embarquent ses protecteurs ? Nos « maîtres » – faut-il le dire – sont à réinventer. Puissent-ils, comme les dieux grecs, s’affranchir d’un ordre trop établi pour n’occuper avec nous que la place d’un Destin dont nous partageons la maîtrise.

Ou bien cette République s’en remet à d’autres forces que les siennes, telle Ithaque livrée à la seule concurrence de ceux que l’on sait. Ou bien le retour à l’Humanité de l’Homme, ou le jeu de la Chose courant après les choses, tel est notre choix.

Jean-Pierre Bigeault,
4 Septembre 2023

L’émeute

L’émeute – comme son nom l’indique – est une « émotion collective » qui emporte tout sur son passage. Elle ne tombe pas du ciel mais elle vient de bien plus loin que ce qu’on appelle une « manifestation ».

Et pourtant l’émeute rend aussi bien manifeste ce qui était caché, ce qu’on ne voyait pas ou ne voulait pas voir. Elle montre ce qui semble s’échapper violemment d’une terre réputée instable et dont explose soudainement la lave d’un volcan qu’on croyait ou voulait croire endormi. Telle est donc la réalité de l’émeute : elle couve et on l’oublie. Quand elle éclate, sa violence est diabolisée.

Il est vrai que l’émeute dépasse même celles et ceux qu’elle emporte dans un mouvement destructeur qui fascine tout le monde. La folie semble y côtoyer la froide détermination. On aurait tort de la réduire – comme on est tenté de le faire pour s’en protéger – à quelque explosion fortuite ou exclusivement explicable par l’incident – si grave soit-il – qui la déclenche. L’émeute, par sa violence, donne à voir ce que nos ancêtres pouvaient assimiler à la colère des dieux, fussent-ils, comme on le dira, de simples voyous ! L’émeute est une guerre qui ne dit pas son nom.

On doit pourtant tenter de la comprendre. C’est à cette seule condition qu’on peut en effet espérer qu’elle ne débouche pas sur un conflit beaucoup plus grave. Car il y a une rationalité dans l’émeute. On peut et doit la voir comme le symptôme d’une tension qui ne trouve d’issue que dans ce que les psychologues appellent le « passage à l’acte ». A ce titre, on est loin de ce qu’on désigne à l’Ecole comme une « indiscipline ». La puissance de l’explosion qui en résulte

dénonce une souffrance psychosociale voire une maladie grave. De ce point de vue, l’émeute doit être regardée pour ce qu’elle « signifie » : sa forme n’est pas un accident. Elle donne à voir le noyau caché de son fruit amer. Que l’émeute se vide en effet comme un abcès ne dit pas tout. Une vraie maladie est à l’œuvre sous l’amas de colère qu’exprime en effet l’émeute. Ainsi – dans le cas qui nous occupe – ce que « sont » les émeutiers est aussi significatif que ce qu’ils « font ». Ils détruisent, non seulement les symboles, mais des biens qui participent de leur vie quotidienne. A quoi jouent-ils donc ces jeunes boutefeus ?

Pour peu qu’on ait quelqu’idée sur la psychologie des adolescents, un tel comportement porte un nom : il est auto destructeur, c’est-à-dire suicidaire. Telle est la réalité. Quelque dramatiques que soient les conséquences de cette « maladie », faut-il encore la regarder pour ce qu’elle est dans sa spécificité. La dimension politique de l’émeute, non seulement ne disparaît pas dans cette interprétation, mais elle y prend au contraire le caractère dramatique d’une révolution qui semble d’abord se condamner elle-même. Le désespoir guette aux portes de ce qui, sous la violence, se présente aussi bien comme une dépression.

C’est bien par là que la République est intimement menacée ! Car le sens de cette « guerre » doit être compris. La « maladie » s’y découvre au-delà de la supposée violence endémique. Le plaisir n’est pas tant d’en finir avec la République qu’avec le monde qui l’incarne et avec soi. La maladie de ces « grands enfants » a pris le tour d’une autodestruction. Ils s’attaquent à « leur » cité, à ses institutions, à ses commerces ; ils scient la branche sur laquelle ils sont eux-mêmes assis, car pour eux, cette branche est pourrie. Aussi bien, la mèche est-elle allumée depuis longtemps. Elle fait partie du décor. L’émeute procède d’une destruction depuis longtemps en cours. Elle passe de l’objet au Sujet et le Sujet se perd lui-même dans la désolation des ruines. Que l’Etat anonyme ou cette Machine identifiée à la Police devienne mécanique, cela ne fait aucun doute, mais les émeutiers vont bel et bien pourtant se punir eux-mêmes. La Messe est dite. S’il ne reste donc qu’à punir les victimes, c’est qu’en tant qu’émeutiers ils donnent à voir précisément l’ampleur du désordre : on efface le drame au profit d’un problème. Car la complexité dérange dans un monde où, qu’on le dise comme on voudra, il y a les « bons » et les « méchants », les « bons élèves » et les « mauvais ».

La maladie vient certes de loin. L’émeute n’est pas par hasard un spectacle. Elle manifeste ce qui est dans la conscience voire l’inconscient de ses acteurs. S’agissant de la dernière en date, elle donne au meurtre d’un jeune par la Police le sens d’un cataclysme aussi hautement symbolique que l’assassinat d’un Prince à l’origine de la première guerre mondiale.

La maladie vient certes de loin. Quand on dit et répète à l’envi que, sur tel ou tel « territoire », les lois de la République sont bafouées, oublie-t-on que la Drogue y exerce depuis longtemps et aux yeux de tous, le vrai pouvoir ? Et cela bien sûr, malgré les « contrôles d’identité » ! Tout se passe donc comme si, non seulement l’impunité, mais la mort, pouvaient s’installer « hors les murs » de la République, dans des zones dédiées à l’illégalité. Est-ce donc là inconscience, impuissance, ou complicité ? Un Etat qui, dit-on, dépense tant d’argent pour sauver ce qui ne pourrait l’être, paie-t-il donc le prix d’une Faute qui lui revient, alors même qu’il la fait porter par ses propres victimes ? Cette question peut et doit être posée.

Mais nos jeunes émeutiers souffrent aussi d’une misère qu’on ne veut pas voir davantage. L’Ecole de la République a beau faire, elle ne supplée pas à des « manques » qui dépassent de loin la scolarité. Ces adolescents en effet, ne bénéficient guère des « figures d’identification » nécessaires à leur développement. Les parents subissent la dévaluation sociale des « laissés pour compte ». Dans une « culture » dominée par la réussite matérielle, ils font figure de « perdants ». Quand les élites d’une telle société n’ont toujours rien compris à la problématique spécifique de l’adolescence et font appel à l’autorité comme à la solution miracle, c’est qu’elles nient tout ce que savent les éducateurs … depuis longtemps ! Depuis bien avant 68 et le pédagogisme de quelques apprentis sorciers.

De sorte que l’appel à la responsabilité des parents n’est qu’un cautère sur une jambe de bois. Il tourne le dos à cette réalité qu’on ne veut pas voir : l’autorité ne tombe pas du ciel. Comme d’ailleurs aussi bien à l’Ecole elle-même, elle repose sur une qualité spécifique de ceux qui l’exercent. Les parents – comme d’ailleurs les professeurs – n’échappent pas à cette règle : s’ils permettent aux adolescents de mûrir (et donc d’apprendre) c’est d’abord par ce qu’ils sont et re-présentent. Le Savoir (comme d’ailleurs l’argent) n’y jouent pas le rôle exclusif qu’on veut lui donner. Comme on a pu dire qu’« au feu le vernis craque », il n’est que de regarder certains représentants de la République pour voir que leur « présence » n’est pas au rendez-vous de leur fonction : la confiance repose sur des valeurs authentiques incarnées par de vraies personnes (et non des intelligences artificielles déguisées en hommes). A défaut, c’est le doute qui l’emporte, y compris d’ailleurs chez les adultes que nous sommes.

Les adolescents violents d’aujourd’hui crient partout le manque dont nous souffrons tous et dont ils souffrent doublement. Quant aux « territoires » en perdition, ils en appellent à des moyens qui ne sont pas que financiers. Ils devraient nous sensibiliser au vaste problème de l’éducation, réduite aujourd’hui à l’instruction : l’avenir de la République et des citoyens en dépend. Le Développement comme le « Progrès » ne seront bénéfiques aux personnes que si les personnes sont traitées comme telles par des personnes véritablement reconnues.

Ce grave problème, déjà sensible hors des banlieues, n’est pas systématiquement réductible – comme on tente de le faire – à des troubles relevant aujourd’hui de la Psychiatrie et des traitements médicamenteux. Il relève d’abord de l’Education et, à ce titre, justifie l’existence de moyens en personnes et institutions adaptées. Si l’Ecole veut y pourvoir – et elle le peut à certaines conditions – il lui faut se repenser au bénéfice de tous : « égalité des chances » si l’on veut, mais d’abord des moyens éducatifs. La connaissance et la conscience que nous pouvons avoir aujourd’hui de la problématique psycho éducative propre à l’adolescence doit en effet nous permettre d’associer l’Education à l’Instruction.

Si nous ne le faisons pas, si nous continuons d’en référer utopiquement comme à un dieu sauveur, appelé « autorité disciplinaire », nous achèverons les adolescents les plus prometteurs qui sont souvent les plus fragiles au profit de petits « maîtres » fantoches que nous voyons à l’œuvre tous les jours. Il s’agit donc d’un choix de société, d’un choix politique. On peut enfermer la violence dans un infantilisme totalitaire tel que ce fut le cas pour la jeunesse nazie, il reste stupide d’opposer une éducation permissive à une autre qui ne le serait pas. La véritable autorité, celle qui contribue à l’éducation, est une construction plus intelligente et plus sensible que ces raccourcis de café du commerce. Elle fait appel, y compris chez les enseignants, à des qualités spécifiques et qui, pour ne pas être prises en compte dans la sélection, ne sont que livrées au hasard. Il est urgent de se souvenir que nos meilleurs maîtres ont été celles et ceux qui, pour nous accoucher de nous-mêmes, ont associé la sensibilité à la rigueur. Ce mélange fait appel – y compris dans l’enseignement – à des éducateurs.

Les études, les expériences, ont existé – voire existent encore – mais comme je l’ai constaté moi-même dans les Colloques organisés par l’Education Nationale sur « l’échec scolaire » (où j’étais invité en tant que spécialiste), on aura toujours tout fait pour noyer le poisson. Le comble du ridicule aura sans doute été la conclusion apportée par un Ministre de l’Education nationale à nos travaux : penser à l’ergonomie, la qualité des sièges, etc. …

Quand on sait que « l’échec scolaire » relève d’une éducation appropriée, cela donne la mesure de l’abîme que traversent aujourd’hui si allègrement, les maîtres à penser d’une Réforme autoritaire ou « ergonomie morale ».

Pour avoir suivi moi-même, enseigné, éduqué et soigné, pendant trente ans, des adolescents et des adolescents en difficulté, je suis en mesure d’affirmer que l’adolescence aujourd’hui demande un renouvellement de la pensée et de l’action éducative.

Jean-Pierre Bigeault,
Ancien professeur de Lettres,
Ancien créateur et responsable d’Institutions psychopédagogiques
et psychothérapeutiques pour enfants et adolescents.
Juillet 2023

De l’Ukraine et de sa guerre « montrée-cachée »

De la guerre – qui pourrait bien arriver jusqu’à nous – on ne parle que comme d’une maladie qui se presse à nos portes. « Déclarée » ou non – selon l’expression consacrée – cette maladie se traîne comme un nuage. Et qu’il ait éclaté ailleurs ne l’empêchera peut-être pas de s’étendre. En attendant … il est décrit dans ses grandes largeurs par des « spécialistes », rameutés pour la circonstance. Les hypothèses s’ajoutent les unes aux autres : tactiques, politiques et même psychologiques, comme, selon la vieille règle : « un homme averti en vaut deux !»

Les médias suppléent ainsi au silence d’un Gouvernement et de deux Assemblées qu’occupe la question des retraites. Quoi qu’il s’agisse là d’une affaire relative au traitement du travail, ce mot « retraite » résonne étrangement dans ce contexte de guerre. Cette guerre décidément devrait-elle être perdue, quand une Démocratie comme la nôtre ne semble plus savoir où elle habite ? Quand les pièces de la vieille maison ne sont plus que des espèces de placard (à droite comme à gauche) et que son quasi-Propriétaire tente de s’élever au-dessus de la mêlée, tel qu’un Roi directement branché sur le Ciel.

Ainsi la guerre n’est toujours pas le sujet. Que le Roi dise du bout des lèvres, qu’en tout cas « ce n’est pas l’Amérique qui va nous commander » donne tout de même à penser qu’il y a bien quelque part quelque chose qui, nous « dépasse ». Cela s’est déjà vu. Cela ne fait-il pas qu’épaissir le nuage ? Mais qu’importe ! Ce que le Peuple doit savoir, c’est qu’il reste, « bonnes gens », que le bon Roi veille au grain.

Le grain de la guerre une fois semé, en effet le blé pousse. Il prend la forme inespérée d’une récolte enfin morale : le Bien contre le Mal, la Punition contre la Faute, etc. … Enfin donc le rachat de tant de dettes accumulées fait courir un frisson. N’est-il pas religieux ? Nous allons nous mettre à sauver les autres, ces pauvres autres, nos proches, nous-mêmes …

N’est-ce pas que la guerre a réponse à tout ? Et en premier à la mélancolie, pour ne pas dire à la culpabilité. Qu’elle soit une « affaire » dont les grands mots chassent un instant les grands maux ne l’empêche pas – comme il est écrit – de « servir deux maîtres ». Déjà la fameuse Iliade ne visait-elle pas, à Troie, une autre Belle Hélène que celle qu’aujourd’hui encore on célèbre ?

L’Etain, métal rare à l’époque et qui « rapportait ».

L’Ukraine1, déjà morcelée et corrompue, n’est sans doute que livrée aux chiens qui lui courent après. C’est une proie. Son peuple – ou plus exactement ses peuples – en font les frais. C’est qu’ils sont les pions d’un jeu qui les dépasse. Car cette guerre entre les Etats-Unis et la Russie ne tombe pas du ciel, eût-il le costume serré de Poutine ou la tenue décontractée de Zelenski. Cette guerre répond à des « impératifs » tout aussi connus que le loup blanc : l’enrichissement d’oligarques et d’entreprises qui jouent au développement des Etats et de leurs Peuples … pour y faire de l’argent.

Ou bien cela est su et qu’attend-on pour le dénoncer, preuves à l’appui ? Ou bien continuons de croire aux croisades. Si une démocratie n’identifie pas ses ennemis cachés – voire visibles – elle n’a plus en effet qu’à endormir son peuple ou l’envoyer se faire tuer.

La guerre arrange ceux qui en profitent. Telle est la leçon que j’aurais apprise de la « dernière », celle de 39-45. Il n’est pas jusqu’aux bombes libératrices qui, dans la Normandie où je vivais, n’aient profité à d’autres que … les morts !

Jean-Pierre Bigeault
5 mai 2023

1 On peut lire à ce sujet, de Pierre LORRAIN : L’Ukraine, une histoire entre deux destins, Paris, Ed. Bartillat, 2019.

Les « meilleurs » sont-ils les « bons » ?

La crise politique actuelle, si elle est d’abord sociale, voire culturelle, n’est pas qu’un accident de parcours. Elle dit ce qui n’est pas dit, ou en tout cas mal compris – voire exploité aux seules fins partisanes, par les représentants du Peuple, à commencer par le Président de la République lui-même.

Cette crise en effet vient de plus loin que l’évènement qui la provoque et la justifie. Mal faite à bien des égards, conduite de façon autoritaire, la réforme des retraites est le verre grossissant à travers lequel se donne à voir, fonctionnant comme une Machine, un gouvernement qui « gère ».

Comment ne pas voir aujourd’hui que le Pouvoir est encore plus incapable que ses prédécesseurs d’exposer une pensée qu’il n’a pas et donc de donner un sens aux réformes qu’il entend conduire ? Faut-il ajouter à cette déficience l’image récente et combien significative d’un « dysfonctionnement » qui aura sapé – au-delà de la conscience qu’on en a eue – la confiance profonde des personnes dans le respect des liens hautement symboliques qui les attachent à leurs morts ? le traitement hospitalier des mourants et de leurs cadavres n’a-t-il pas montré que la sécurité des survivants devait l’emporter sur tout autre malheur ? Confusion éthique s’il en est : la grande peur, orchestrée à souhait, aura dons justifié cette déshumanisation réputée utile. L’utilité ne révèle-t-elle pas ici ce qu’elle cache : le Peuple est une collection d’individus pareils à des choses et rien de plus.

L’implicite trahit dès lors ce que, pour désigner aujourd’hui le monde politique, on appelle le « Système ». L’humanité réelle a en effet déserté la pauvre pensée d’un Pouvoir dont l’intelligence n’est guère plus que celle d’une mécanique sans âme.

Qu’est donc devenue notre République, identifiée aujourd’hui à la technocratie qui sévit déjà dans les entreprises aux fins que l’on sait. Elle fonctionne et tente de produire. Nos « valeurs » foulées au pied n’ont pas cours et cela depuis longtemps. Elle reprend sans le dire, et peut-être sans le savoir, le principe d’une administration qui a vu le jour sous Vichy. Et n’est-ce pas encore une fois la fausse parade à cette forme d’« Occupation » qui s’appelle aujourd’hui « l’économisme », c’est-à-dire le « financiarisme », paré, comme la Concurrence, des vertus de sa perversion.

Sur cette Machine, règnent, comme aux pires moments de la « Défaite » et de « l’Etat français », les Cerveaux de ce qui contribue aujourd’hui à distinguer notre « élite » du reste des « mortels ». Cela ne sent-il pas, quoi qu’on en dise, l’Ancien Régime, puisqu’une classe sociale s’est effectivement réservé cette chance ?

Le mot est dit : une classe élue par le mérite intellectuel dirige, par-delà les représentants du Peuple, saintes-n’y-touche ou braillards de services, un Etat français dont tout le monde sait qu’il est démocratique puisque son Président parle … aux travailleurs ! L’intelligence de nos meilleurs élèves est donc au pouvoir, fût-ce dans la pénombre des appareils à conseiller l’entreprise France. Que les résultats soient médiocres et que cela vienne de notre origine « gauloise » (comme il a été dit), ne saurait mettre en cause que la mauvaise volonté ou la bêtise du peuple, car l’intelligence des « meilleurs » – sélectionnés comme il se doit – ne saurait être suspecte.

Et pourtant …

Et pourtant qui oserait dire que nos meilleurs élèves savent ce que vaut un être humain qui n’a même pas été capable de se présenter aux « Grands Concours » ? Qui se souvient qu’à l’époque florissante des grandes filatures du Nord, les héritiers des entreprises devaient apprendre l’humanité des hommes en commençant par travailler avec eux au bas de l’échelle ?

Réformer l’ENA ? Ou repenser cette vision de l’excellence où les véritables valeurs humaines s’écrasent devant les performances de l’intelligence. Comment former, non pas seulement des cerveaux, mais des hommes ? L’Ecole française, à la fois plus que médiocre et championne en fabrique de cerveaux-machines sera-t-elle un jour repensée au point que le fameux « science sans conscience … » du début des Temps modernes soit enfin appliqué, non seulement à l’instruction, mais à l’éducation de tous ? Ecole laïque comme école dite libre ont sacrifié l’égalité des chances aux modèles communs d’une intelligence bien dressée et productive, les valeurs morales au besoin (laïques ou religieuses) ne s’y ajoutant que pour servir de faire-valoir à un reste d’âme.

Si l’éducation – aujourd’hui réduite aux acquis scolaires – ne fait pas le choix de former tous les citoyens au développement d’une capacité humaine irréductible au traitement des équations, la démocratie s’effacera comme elle le fait déjà, devant le pouvoir d’une « intelligence artificielle » télécommandée par le progrès (narcissique et ou financier) dont rêvent nos élites.

Une révolution éducative digne de ce nom a déjà résisté (pendant combien de dizaines d’années ?) aux Symposium de l’Éducation nationale sur « l’échec scolaire » où j’ai été invité en tant que psychopédagogue et psychanalyste. La résistance au changement ne creuse-t-elle pas le tombeau de notre République en danger ? Réformer pour ne rien changer, aller de l’avant pour conserver, mensonges ! Et si l’intelligence se moquait de l’esprit quand elle fonctionne à vide, c’est-à-dire sans le cœur ou la simple sensibilité à ce qui est humain ?

Mais parle-t-on de corde dans la maison d’un pendu ?

L’intelligence n’a pas besoin d’être devenue « artificielle » pour se moquer de l’Homme en tant qu’il s’applique à n’être pas qu’une machine. En sacrifiant notre pensée à l’agilité des savoirs trop appris, nous serons les dindons de la farce !

Jean-Pierre Bigeault
Avril 2023

De l’Arche à l’Eglise

et de l’Eglise à l’Arche

Quelle « secte » à l’abri de l’Arche, ou comment une association reconnue – voire consacrée – finit-elle à la fois malgré elle et dans le prolongement pervers d’une idée, voire idéal, par prendre le chemin de « l’emprise » et de « l’abus » ?

La question doit être posée à l’Eglise elle-même. Ne parle-t-elle pas d’une « Peste »1 qui ne serait pas la sienne, alors même que se découvre aujourd’hui le scandale d’une pédo criminalité qui ne tombe pas du ciel et qui pourtant le rejoint ?2

C’est que le « mal » est au cœur du Système. Ce qui arrive à l’Arche n’est en effet que le symptôme d’une maladie qui la dépasse et dans laquelle l’Eglise s’est enfermée depuis longtemps. Le Pouvoir spirituel – fût-il dégagé, comme aujourd’hui, du pouvoir temporel – y est à l’œuvre selon le modèle assumé d’une « toute-puissance » d’origine divine. Le dogme en fait foi. Faut-il donc s’étonner que le  « culte » lui-même (voire la culture qui le soutient) fondé sur un absolutisme, ouvre la porte aux « abus » dont cette Eglise est depuis longtemps le théâtre ?

Est-il besoin d’être grand clerc – voire psychanalyste – pour pointer, ne serait-ce que dans le fétichisme de bien des pratiques, la ritualisation d’une perversion larvée ? L’auréole d’une esthétique, empruntée à l’art (et dont s’éclairent les lieux saints et les cérémonies) n’y change rien. La théâtralité du culte tend à faire passer le « sacrifice » non seulement pour un appel à la grâce, mais pour la grâce elle-même, figure ambigüe de la Mort devenue Vie.

Ces mélanges en appellent d’autres où le mysticisme se fait aussi bien l’agent du Diable. C’est que la perversion guette en effet les apôtres d’une sexualité réduite à l’engendrement. A se détourner de la vraie vie et du désir ouvert que porte en elle la sexualité humaine – fondatrice de l’amour – l’Eglise mord la queue de son goupillon et il ne lui reste plus qu’à bénir des morts qui, comme des fantômes, se vengent des vivants. Sanctuarisée, la génitalité détourne de l’ensemble qui la porte ; elle ne fait que renvoyer la sexualité à la fonction réduite d’une animalité par ailleurs désavouée – et c’est ainsi que la perversion s’arme de la vertu pour en faire le lit du vice.

La tête – sinon le cœur de l’Arche – aura été ainsi le lieu d’un « sacrifice » retourné contre lui-même en sacrement pervers : la « messe noire » y a été dite. Et de ne pas avoir nommé et dénoncé les faits comme et quand il le fallait, ceux qui les ont connus en ont été les complices. N’est-ce pas la preuve que le Sexe, regardé de haut, reste aussi bien le ressort d’une maladie qui se cache derrière les robes de ceux qu’elle atteint comme derrière la façade ambiguë de leur Palais romain ? Comme une sorte de sexe, tout à la fois châtré et en majesté, le Dieu caché a, depuis longtemps, quitté sa grotte et il ne regarde plus la misère du monde que du haut de son symbole. Erectile et ventrue, la gloire des Pères a supplanté l’enfant et le fils. Elle n’est qu’une machine auto érotique qui attire les mécaniciens de la Pureté. L’amour, ce grand mot, s’il porte quelques « appelés » jusqu’à Rome, ne fait-il pas de ces hommes des princes qui portent la croix sur la colline la plus inspirée du monde ? L’ascension divine les inspire et elle prend déjà la forme cachée d’une élation sexuelle.

Ainsi, tout récemment, un psychanalyste chrétien3 a-t-il atteint ce sommet, alors même que sa pensée s’épandait en flaques, et qu’il était accusé d’avoir abusé de ses patients. Faut-il s’étonner que l’aveuglement du Saint Siège obéisse à d’autres intérêts que ceux de la vérité, quand il prend le sexe par le « bon côté » de sa réduction ?

Il est donc bien temps que la considération politique et culturelle dont la Sainte Eglise est l’objet déserte son champ de ruines, sexualisé à souhait. Le mensonge institutionnel existe et, si le message du Christ a encore quelque chance d’être entendu aujourd’hui dans le vacarme matérialiste que l’on sait, il faut en appeler à d’autres voix : à des hommes et des femmes qui vivent la vraie vie et n’assument aucun pouvoir, fût-il spirituel.

Les scandales répétés de la pédophilie et autres abus ne sont que la partie visible d’un corps et d’un esprit malades. La « Secte » est là, dans son essence. Elle est faite précisément de cette « coupure » dont elle tire son pouvoir comme d’un sacrifice exemplaire. La figure christique y est devenue l’arme d’un crime contre la vie, alors même que le message évangélique s’en est fait le défenseur. La vie du « Fils de l’Homme » n’est pas hors de la vie, ni l’amour hors du corps (promis à la Résurrection). Une vision sectaire cache depuis trop longtemps, sous le masque de la charité, une haine doucereuse et mortifère qui n’est que la face obscure d’une sexualité aussi omniprésente que répudiée.

L’Eglise n’ayant pas le monopole de la vérité « spirituelle », il reste à réinventer un rapport à la vie qui en fasse le but et le moyen d’une « humanisation » de l’Homme à partir de ses propres forces et non par la magie de pouvoirs empruntés. Il arrive toujours un moment où la Transcendance s’abîme dans le gouffre de son rêve, comme, ni plus ni moins la matière usée, dans son trou noir.

Sans doute peut-on penser qu’après une longue enfance, l’adolescence de ceux et celles qui cherchent aujourd’hui un sens à la vie doit repenser ses idéaux. La sexualité qui reste la pierre sur laquelle est bâti l’amour mérite mieux que le sacrement détourné par les faux anges de service : le sacré reste l’affaire des humains. C’est à eux de le ré inventer hors des sentiers battus.

Jean-Pierre Bigeault,

Ce 7 février 2023

1- Une Peste en effet, comme celle qui menaça la royauté d’Œdipe, coupable d’avoir couché avec sa mère comme le Jésus des abuseurs de l’Arche avec la Vierge, puisque tel fut leur fantasme.
2- Ne s’est-il pas agi, à travers les prêtres impliqués, d’un abus de pouvoir lié à leur fonction ?
3- Tony Anatrella, par ailleurs prêtre catholique, et auteur paraphraseur d’une théorie psychanalytique adaptée aux besoins de la cause …

BONNE ANNEE !

J’apprends que les « Tirailleurs Sénégalais » – âgés d’au moins 90 ans pour ceux qui ont survécu – vont pouvoir rejoindre leur pays tout en continuant de toucher leur pension. Cette nouvelle nous est donnée par France Info ce jour sans commentaire.

Cela me rappelle qu’une conseillère de Jospin à Matignon m’expliquait en son temps qu’elle allait donner « 100 balles » aux Harkis pour avoir la paix.

France, fidèle à quelles valeurs, à quels engagements ? Qui s’en émeut ?

Faut-il chercher plus loin si le peuple français doute aujourd’hui de ses représentants politiques, si ce n’est de la République elle-même ? Est-ce donc là ce « complotisme » dont les bonnes âmes de service ont pointé, à partir du Covid, l’émergence obscurantiste ?

L’écœurement sous la colère, la complicité objective des informateurs poltrons ou inconscients qui servent les nouvelles sans se risquer au jugement compromettant, qui dit mieux ?

Souvenons-nous d’un article du Monde, décrivant le sort des morts du Covid et de leurs familles quant on les traitait comme de simples « encombrants ».  Aucun jugement dans cet article ! Combien de temps aura-t-il d’ailleurs fallu pour qu’on revienne sur des faits qui – au prétexte de la sécurité – ont montré le déni concret des valeurs fondamentales sur lesquelles repose l’Humanité.

Certes il y a la misère matérielle qu’on s’efforce de nous cacher en nous assurant que l’inflation va disparaître, s’en va déjà – ce qui est faux – mais une misère morale s’y ajoute, dont la responsabilité repose, non seulement sur la classe politique, mais une « élite » qui, de toutes façons tire les marrons du feu.

Nous sommes tous des « Juifs allemands » disait en son temps Daniel Cohn Bendit, et aujourd’hui nous sommes tous des « Tirailleurs Sénégalais », tout juste bons pour aller mourir chez soi en continuant de toucher sa retraite … d’ancien combattant !

De qui se moque-t-on ?

Dans un autre genre, le penseur de droite et de gauche Jacques Julliard, défenseur de l’Ecole dont il a bénéficié en devenant agrégé d’Histoire, se met à prôner le « dépassement de l’individualisme scolaire » et il parle « d’équipe ». Cet ennemi déclaré du « pédagogisme » va-t-il en appeler à Célestin Freinet ? Une pleine page dans Le Figaro, qui dit mieux ? Cette révolution en « chambre haute » ressemble à une farce. En appeler à la collaboration des bons élèves entre eux, n’est-ce pas l’avenir du présent reconduit ?

Quant à nous, poètes modeste modestes mais obstinés, nous essayons de soutenir la vérité créative qui aide à vivre quand le monde s’enferme peu à peu dans la répétition de ses simulacres, c’est notre espérance.

Et bonne année à tous !

Jean-Pierre Bigeault,
Ce 4 janvier 2023

De la guerre

Qu’après cette « guerre1 à l’épidémie » qui nous a valu : conseil de défense, confinement, couvre-feu et décompte quotidien des victimes, surgisse la vraie guerre (celle d’Ukraine), comme l’original après la copie, cela pourrait donner à penser que les mots sont trompeurs.

Sans doute avions-nous besoin de nous faire à l’idée de notre fragilité dans un monde et un pays qui, n’ayant plus comme horizon que l’Economie, se divise et se perd dans une paix de façade. Certes, il y a guerre et guerre. On aura voulu exorciser la menace d’une conflagration plus dangereuse en chargeant le virus (comme autrefois la Peste) d’en épuiser le Mal. Et, n’est-il pas vrai que le mal de la guerre renvoie l’homme à beaucoup plus que sa vulnérabilité ? La guerre le montre sous son visage éventuellement le plus héroïque ou le plus lâche.

Mais la culture de la Peur, diffusée à l’occasion de l’Epidémie, aura surtout révélé que l’espoir de survie l’emportait sur tout, ce qui, en cas de guerre, conduit à la Défaite. Que la vie ne soit pas une valeur absolue, ni donc la Santé, élevée au-dessus de ce que les anciens appelaient la vertu, c’est-à-dire le courage, reste à apprendre. Qu’on ait moralisé sur le thème des « antivax fauteurs de guerre » n’aura certainement pas démontré que le souci des autres l’emportait chez les présumés bons citoyens.

La guerre qui invite au partage, à l’union fraternelle, a déjà montré sous l’Occupation le triste jeu, non seulement des collaborateurs, mais des confinés du repli sur soi. La « Résistance », sous quelque forme que ce soit, oppose à la passivité de la défense dite d’ailleurs passive, la force trans individuelle dont on ne peut guère dire que la lutte contre l’Epidémie ait véritablement contribué à la développer.

Il reste donc beaucoup à faire pour sortir vainqueur d’une paix qui efface la guerre en la déplaçant sur des accidents de parcours. Et si notre force nous était rendue par les vaccins et les traitements qui s’attachent à développer en nous les ressources du cœur, voire celles de l’âme au sens le plus large du mot ? Cela s’est vu lors de la dernière guerre quand se levèrent les voix … des poètes. Sous les bombes en Normandie lors du débarquement, pour ma part, et en camp de concentration pour l’un de mes amis, tel fut parfois notre recours.

Au-delà de la protection défensive, la Beauté comme exigence et délivrance – on dit aussi la Culture – quand on ne la traite pas comme l’Economie lorsqu’elle est russe – mérite en tous cas et toujours notre respect.

Lermontov et René Char sont de saison !

Jean-Pierre Bigeault
19 mars 2022


1 Déclarée en son temps par le Président Macron.

Du pain et des jeux (de maux)

Un drôle, qui croyait que le langage en dit toujours plus que ce qu’il dit, se leva gravement pour prononcer ces mots : « l’épi des mies » est un retour du pain au blé d’antan. Il faut toujours se rendre à l’origine pour s’acquitter de ce que nous lui devons. Cette poussée de la vie contre la non-vie est une tentative quasi divine d’exister dont nous sommes le flambeau provisoire. Et il arrive que l’épi ait de beaux jours devant lui. Cela ne l’empêche pas de finir dans une baguette relativement cadavérique. On ne mange que des vies mortes. S’agissant de l’Homme, il est difficile d’en faire un fromage, si ce n’est, quand il est mort, un tombeau dont la croûte brille au soleil. »

Ce drôle qui se prenait pour Jésus Christ ajouta : « Reportez-vous à mes évangiles » ; et de citer : « Et mourir » chez L’Harmattan et « A tombeau ouvert » chez Unicité.

Un philosophe qui passait par là se met à penser qu’il faut prendre au sérieux cet élucubration de poète.

« Les jeux du langage, dit-il, qui ne sont guère plus innocents que l’Homme lui-même, nous conduisent à faire d’une destruction notre pain quotidien, symbole plus ou moins chrétien du partage. Quand la solitude s’abat sur les miettes d’un pauvre peuple, l’épidémie – pour l’appeler par son nom – « circule ». Elle remet en mouvement les personnes qui s’endormaient, chacune dans son lit, comme dans le pain d’une baguette en forme populaire de phallus bien cuit. Une communion de la peur leur est donnée par les prêtres d’une République tutélaire. La mort enfin revient prendre sa place dans des vies remplies d’images, d’idées, comme d’objets en tous genres dont l’ensemble n’est pas sans ressembler à une décharge si bien nommée qu’elle n’est pas sans faire autour de la Planète une couronne d’épines. Faut-il donc que nous nous déchargions de nos fautes sur le Monde qui nous a faits ? C’est un règlement de compte en forme de sacrifice, et voilà la Mort au bout du rêve d’éternité.

Si bien que l’épidémie en question se charge de tout, comme les Pompes funèbres. Elle remet le consommateur humain devant son immaturité métaphysique. Il s’agit de regarder la vie comme une passoire. L’épi moulu se fait farine et pain mort mais nourrissant. La Mort maltraitée prend sa revanche. Elle est au bout de la rue, et même à la fenêtre ; elle pend au nez du moindre visage et elle sourit comme du pain frais.

Ce qu’il y a de christique dans l’opération revient à reprendre la vie dans le sens annoncé de sa longueur non pas temporelle mais existentielle, de cordon ombilical ou flûte traversière en mal de rupture. Une vie coupable se coupe par cet effet de renversement qui fait que la Mort même et le pain sont notre nourriture dite de base (le fameux panier de la ménagère). N’en déplaise en effet aux partisans de « la vie à tout prix », notre époque en appelle à la Mort, et d’ailleurs, n’en fait-elle pas l’un des thèmes privilégiés de son cinéma ? Ce besoin de Mort est aujourd’hui au fond de la peur le virus le plus intime d’une épidémie prétexte. Il est aussi l’appel à la guerre qu’annonce une violence endémique, cette solution qu’on n’ose appeler « finale », mais qui, à tout le moins, saura donner corps à la destruction sacrificielle de la matière dont nous rêvons malgré nous comme d’un bénéfice supposé de l’âme.

Comment donc renouer avec l’épi, qui, comme l’épée, est une « pointe », sans tomber dans la barbarie ? Le point du jour, à la naissance pointue de la vie, garde sa nuit en réserve. Noël et le massacre des Saints Innocents sont les deux faces d’une même médaille : comment se convertir à la réalité d’un partage de la Vie avec la Mort qui ne se raccroche pas aux guérisons passagères ou éternelles ? Comment se contenter, comme le bon vieux blé, de servir le dieu-pain modeste et capital, en se faisant moudre jusqu’à la moëlle ? Faudrait-il en revenir à la guerre pour ré apprendre le prix de la nourriture et tous ces morts qui nous portent à bout de bras ? Et, aimer la vie, pour ce qu’elle vaut d’incertitude et, par là même, de génie véritablement créateur, comme il arriva pour Homère et son peuple. A l’heure des automatismes, le risque de vivre, objet de fascination légendaire, vaut bien qu’on lui abandonne notre médiocrité de petit maître. Les héros ne sont ni des gagneurs ni des victimes. Ils sont le blé modeste. Si ce que nous appelons notre culture tient à autre chose qu’au remplissage d’outres vides, nous le devons à ceux et celles qui jouent leur vie sur ce que, faute de mieux, nous appelons nos valeurs : ce qui nous vaut de mourir comme un épi de blé mûr !

Il faudrait donc que l’épidémie nous apprenne autre chose que la peur de mourir ; qu’elle remette en scène la dramaturgie de toute vie et nous dispense d’y ajouter l’abaissement du sacrifice que constitue sans le dire le désir absolu de sécurité. Car nous n’avons rien à sacrifier de ce que nous appelions autrefois « l’honneur ». Ainsi, notre liberté doit elle être défendue comme consubstantielle à notre dignité. Le prétexte du danger que, dans une épidémie, chaque citoyen fait courir aux autres, est à mettre au compte d’une tentative détournée d’accusation du Mal et du malheur, comme d’un assassinat en bonne et due forme. Le sacrifice du bouc émissaire ne sert qu’à fabriquer de la fausse innocence. On pourrait aussi bien brûler les parents indignes pour conjurer l’épidémie de violence qui sévit dans une partie de la jeunesse. Le coût des accusations, quand elles ne portent pas sur une véritable intention de nuire, est plus élevé que celui de l’épidémie, comme d’ailleurs on l’a déjà vu au temps de la guerre elle-même : opposer les apôtres supposés du Bien à ceux du Mal, c’est l’Inquisition évoquée par Dostoïeski, Dieu a bon dos !

Or, la Vie n’est pas ce dieu là. La Vie est une tentative, comme toute création, Essai divin si l’on veut. Les machines fonctionnent selon leurs propres règles. Les humains tentent d’opposer à ce fonctionnement le rêve indiscipliné de ceux qui ont conscience de braver l’ordre établi. Ils entrent d’ores et déjà dans ce qu’on pourrait appeler « l’autre monde ». La porte de la Mort, ne faut-il pas qu’elle soit ouverte ? Il se peut que nos lointains devanciers aient appris à côtoyer ce mystère en chassant pour manger, comme si la Mort devait être partagée pour garder sa place dans la Vie. Notre maîtrise du Monde par la Science et les technologies, sans compter les « bons sentiments », nous a sans doute fait perdre pour un moment les acquis d’une exploration plus réaliste. Dans une telle lecture, l’épidémie aurait une portée symbolique plus éclairante (que le décompte bureaucratique quotidien de ses victimes). La connaissance (par ailleurs toute relative) des éléments qui la composent comme de leur maîtrise (vaccins, traitements) n’occupe le devant de la scène que pour masquer la pensée désarmée de l’homme post-moderne devant la Mort. Par là même, l’ensemble des réactions (officielles ou non) n’est-il pas constitutif lui-même de l’épidémie entendue aussi comme un phénomène socio politique et culturel.

L’épidémie est donc une épreuve pour la démocratie. Comme une guerre – mais, à coup sûr, de façon plus modeste – elle conduit à revisiter la condition humaine et les fondements des valeurs qui semblent politiquement lui permettre de s’assumer. De ce point de vue, l’épidémie force dans ses retranchements l’ordre établi. Elle renvoie la pensée à ses exigences quand les automatismes – tel celui de la consommation, au sens le plus large – prennent le pas sur l’analyse critique.

Le pain est une figure culturelle de notre lien à la Nature. Sa fonction nutritive procède d’une transformation qui passe par la destruction. Il nous éclaire sur notre rapport à nous-même. Ne vivons-nous pas de tous les morts qui nous ont fait et continuent de nous faire ? C’est aussi bien de nous projeter dans notre fin que nous tirons notre force la plus créative. Il vaudrait mieux que la peur de la Mort cède la place à un affrontement somme toute banal, et qui, moins obsédé par la défaite, se donne l’occasion de vaincre en soi ce qui nous tue avant l’heure sous le prétexte de nous sauver. »

Le poète, ayant écouté incognito le philosophe de service, dit : « les mots valent toujours mieux que la pensée si on les libère de leurs chaînes. C’est comme les hommes. Les sources cachées parlent de ce que ne disent pas les fleuves. La Vie est une source qui s’en va rejoindre la mer. « Ô saisons, Ô châteaux ». Les Pyramides bâties par des esclaves sont les phantasmes de toute-puissance dont Microsoft et les autres se font sur le dos des suiveurs un paradis de « fortune », ce mot au double sens. Et s’il fallait prendre nos monuments – fût-ce certaines de nos idées – pour des trompe-la-mort comme tant de discours ? La source n’en demande pas tant. Son murmure nous la rend si proche que la mer au loin lui revient comme la terre elle-même, car elle sait que le Monde est un tout. »

Le poète ayant dit ces mots s’éleva dans le ciel en fumée. C’était son feu qui le poussait jusqu’aux étoiles.

Jean-Pierre Bigeault,
15 janvier 2022

De quelle « merde » S’agit-il ?

Que le Président de la République distribue sa « merde » à qui le voudra, qu’un certain nombre de français trouvent cela justifié, ou en tout cas compréhensible, voire excusable, voilà donc bien l’image de la France, excrémentielle, et, sans même se l’avouer, anti républicaine.

Car les « non-vaccinés », qu’on en pense ce qu’on voudra, sont des citoyens comme les autres. Jusqu’à preuve du contraire, ils ont le droit de refuser le vaccin, y compris au nom de la morale appelée à la rescousse par les sermonneurs de service.1

Quant au Complotisme – à quoi l’on cherche à réduire la position des anti vaccins – à qui fera-t-on croitre que les scandales récurrents n’auront pas justifié cette méfiance à l’égard de produits pharmaceutiques qui, pour avoir fait la fortune de certains, n’en ont pas moins envoyé la mort un certain nombre de patients. Quand des personnels médicaux refusent eux-mêmes de se faire vacciner, on peut tout de même se poser des questions !

Le mépris du Président de la République pour les anti vaccins s’inscrit lui-même dans une attitude et des propos qui visent, depuis le début de son quinquennat, tous ceux qui, à ses yeux, ne sont que des « gens de rien ». De quelle République s’agit-il donc ? Au temps de Pétain, sous le gouvernement de Vichy, Juifs et Communistes et bien évidemment Résistants, étaient assimilés à des « traîtres ». N’est-ce pas à cette même place que le Président de notre République met aujourd’hui les antivax ?

Quant un pays ou un gouvernement est confronté à la Défaite, il lui faut des coupables. Il rejette sa propre « merde » sur une catégorie de pestiférés désignée. Voilà où nous en sommes.

Les gros mots d’un homme qui, de par ce qu’il représente, devrait, non seulement inspirer le respect mais le pratiquer lui-même, en disent plus long que tous les discours.

Et s’il s’agit d’une « tactique » politicienne, si les coups bas les plus abjects en font partie, qu’on sache que le Pays – malade bien au-delà du covid – y perdra son âme !

Devant cet « abaissement » politico moral, faut-il rappeler que, si l’exemple de dignité doit venir d’En Haut, la formation citoyenne à la responsabilité2 reste un domaine de l’éducation républicaine dite nationale.

A quand cette réforme fondamentale ?

Jean-Pierre Bigeault,
9 janvier 2022


1 Au nom de la morale, combien d ‘autres citoyens, parfois même « décorés » par la République, ne devraient-ils pas être poursuivis pour « mise en danger de la vie d’autrui » ?

2 Un avocat me fait remarquer que la responsabilité même de nos représentants n’est pas sans poser problème : en effet, sur 577 députés, 334 seulement étaient présents à l’Assemblée, qui ont voté pour ou contre, ou se sont abstenus, concernant la loi portant sur le pass vaccinal. Ne peut-on légitimement s’étonner que 243 députés étaient absents !?

Du foie gras, Coqs en pâtes et autres  « dindons de la farce »

A l’époque du foie gras, notre pensée pour les braves oies du Capitole n’est sans doute pas innocente. Une fois perdus, les anges – qui les ont remplacées pendant quelques siècles – nous revenons à elles, à l’heure des périls.

La juste cause animalière, si elle règle son compte à notre bon Descartes, pourrait bien dire l’angoisse qui nous assaille de nous voir transformés nous-mêmes en « animaux-machines ». Car l’homme de notre post-modernité a du souci à se faire pour lui-même, le dindon de la farce. Déjà livré aux mécanismes du Marché et de la Communication (sans parler de la technocratie galopante), il pressent que l’eugénisme nazi n’aura été qu’une tentative partielle de chosifier en déchet des prétendus sous-hommes assimilés à la vermine. Est-il besoin en effet d’être complotiste pour apercevoir la transformation des peuples en assez morne clientèle ? Oubliées en partie, les abominations de la « Solution finale » travaillent ainsi dans les couloirs de la pensée. Les signes bien enveloppés d’un retour à la Barbarie y frappent à la porte de la conscience. Il n’est pas jusqu’au principe de « l’homme augmenté », qui, derrière la fascination, n’alimente une angoisse séculaire : que cachent les transformations promises, le fameux Progrès ?

C’est alors que semble s’imposer le retour imaginaire à la chère communauté animale, celle du temps béni de Noé. L’Arche, déjà sacrée, vieux jardin paradisiaque, se lève devant la « dénaturation » de l’animal humain.

Il s’agit donc en tout cas de « sauver l’Homme ». Et quant à ce brave animal – dont ceux qui en font l’élevage savent mieux que personne ce que nous avons en commun – on se souviendra que, s’il fut heureusement substitué à Isaac au temps d’Abraham, ce n’est sans doute pas par hasard. Devenu « l’Agneau divin » dans une Culture explicite ou implicite de la Rédemption, il est encore le messie ambigü d’un retour plus ou moins festif à la « Terre-mère ».

Il n’est donc pas dit que les animaux mangés par l’homme ne survivent pas au massacre organisé de la destruction planétaire. La communion n’a pas besoin d’être officiellement mystique pour réinsérer l’homme dans une chaîne alimentaire qui le protège du cannibalisme. Car, qui veut faire l’ange, fait la bête ! Notre retour à la nature ne relève pas seulement d’une « écologie pour les nuls ». Il exige de notre pensée un effort de modestie et d’ouverture, une capacité d’accéder au partage que pratiquent certains chasseurs, moins haineux que bien des redresseurs de torts. La viande – mot qui désigne étymologiquement « ce qui sert la vie » – confère au charnel une proximité religieuse avec l’âme que nos conquêtes technologiques les plus propres auront du mal à produire. Il n’est d’ailleurs pas dit que la guerre hautement technologique qui nous arrive mette un terme à la violence que l’homme nourrit contre lui-même. Et qu’on cesse de gaver les oies – comme on serait bien inspiré de le faire pour une partie « avide » de l’Humanité – n’en laisse pas moins pendante la grande question humaine : comment aimer la vie avec sa mort, sans faire payer aux plus faibles le prix de notre angoisse ?

A l’heure où une partie significative de l’humanité souffre de bien des violences – dont la malnutrition – la cause animale ne saurait tenir lieu de substitut à la cause humaine, laquelle devrait aussi bien nous rappeler que « l’homme est « d’abord » un loup pour l’homme ».

Jean-Pierre Bigeault,
27 décembre 2021