D’une angoisse

D’une angoisse …

…qui n’est pas la peur

Nous avons peur et nous sommes angoissés. D’un côté un ennemi invisible mais « nommé », contre lequel une « guerre » (c’est le mot officiel) doit être déclenchée ; de l’autre, une situation confuse de menace mélangée d’un vague espoir, l’idée d’un changement radical se dessinant au milieu des ruines attendues.

L’exploitation politique du danger réel – le Pouvoir se dérobant devant l’Angoisse – semble une évidence. Les guerres, on le sait, sont supposées faire taire les dissensions internes au nom de « l’union sacrée ». Illusion certes coûteuse. L’adhésion à l’ordre de la guerre est une obligation morale. On fusille les dissidents. Les héros sont consacrés, oriflammes souvent pathétiques ! Derrière ces opérations et au fond des consciences, voire des inconscients, l’angoisse se terre. Elle constitue un socle sablonneux qui défie l’idée de construction. C’est un amas de souvenirs et de sentiments qui se dérobent tout en pesant leur poids. En attendant – la Victoire et la Paix – il faut « tenir », se tenir, serrer les poings, les dents, se serrer les coudes et la ceinture, serrer les rangs ! L’angoisse, malaise qu’on assimile à un étranglement, se retourne en cette « prise en main » de soi-même, contrôle quasi musculaire d’une vie qui, laissée à elle-même, se déroberait sans doute.1

Les guerres remettent un peu d’ordre dans la boutique !

Là ou le Terrorisme n’aura provoqué qu’une « union sacrée » émotionnelle plus ou moins passagère, un virus, chez nous, ferait-il l’affaire ?

Dans la mesure où l’angoisse déborde les peurs identifiables – s’articulant elle-même avec ces « crises » de tous ordres et qui mettent en cause les « systèmes établis » – on peut douter que la victoire relative sur un ennemi identifié suffise à calmer les esprits. La « montée de la violence » contre les inégalités (gilets jaunes) dit un trouble profond dans lequel les trois-quarts d’un peuple se sont plus ou moins reconnus. L’éclatement du tissu social d’un côté, et de l’autre, l’incertitude commune sur les évolutions en cours, le caractère menaçant de ces évolutions, l’absence de référence, un véritable progrès humain, le culte du profit aux dépends non seulement de la Justice mais de la Vie, la médiocrité d’une élite technocratique et d’une classe politique coupées du vécu réel sont les éléments constitutifs les plus clairs de cette angoisse.

Que les « représentants » du peuple ne soient pas à la hauteur n’est certes pas une nouveauté et il n’est pas dit que le procès qu’on fait à leur moralité ne vise pas surtout leur absence de génie. Ce qui, du génie de De Gaulle aura survécu à l’œuvre même – bien évidemment contrastée – appartient à sa personnalité, sans doute plus qu’à ses idées. L’autorité nécessaire d’un chef repose sur son authenticité. Nos gouvernants, quelque doués qu’éventuellement ils soient, en manquent cruellement.

Mais ces déficits ne suffisent pas en tant que tels à expliquer l’angoisse. Ils ouvrent devant eux le gouffre que représente l’avenir : l’avenir de la Planète, l’avenir de la France, l’avenir de chacun. Le Monde fait en effet plus que peur : « Rome n’est plus dans Rome ». La nécessité d’un changement de perspective (en particulier de Développement) s’impose et nul doute qu’il exigera de toutes façons des sacrifices. Vers quel monde, vers quelle société, vers quelle vie personnelle pouvons-nous aller, et comment ? Le vertige de la « révolution » quels que soient sa forme et son contenu, s’impose à l’esprit de beaucoup, sinon de tous. Nul n’en voit se construire une élaboration si peu que ce soit rassurante : un projet. « Du bruit et de la fureur » ou des utopies, mais comment donner corps au « monde nouveau » ?

L’angoisse ne nourrit de cette incertitude. Elle ré édite, selon Freud, l’expérience traumatique de la naissance. Comment passer d’une enveloppe connue à cet espace physique et cette culture également inconnus d’après toute naissance ?

Notre liberté de l’imaginer – produit pour une part de notre expérience démocratique – nous met à l’épreuve. Comment avoir les moyens de cette liberté ? S’il est un paradoxe, c’est qu’en effet « l’espoir » lui-même nourrit l’angoisse. Plutôt donc qu’éliminer ce fardeau ambigu (et Dieu sait que la Consommation nous offre les moyens de le faire), il nous faut l’apprivoiser en lui donnant forme. C’est ce que tente de faire le psychanalyste et poète qui signe ce propos. Un chemin dans le soi et le partage avec d’autres nous sont aussi nécessaires que le jeu avec le monde et ses objets – tel le langage – qui sont aussi notre tissu vivant.

Jean-Pierre Bigeault,
Le 8 mars 2020

1 On voit bien sûr ici le rôle anxiolytique des dictatures ou assimilés.

Présentation de « Chemin de l’arbre-dieu » Jean-Pierre BIGEAULT – EFPP, Paris, le 29 février 2020

Présentation de « Chemin de l’arbre-dieu »

Jean-Pierre BIGEAULT - EFPP, Paris, le 29 février 2020

J’aime à dire que …

Jean-Pierre écrit comme…. Il respire ! En musicien des mots il passe son temps à orchestrer sa « petite musique intérieure » et, si nous pouvons l’entendre, elle nous emmène à la croisée des chemins où nos destinées se rencontrent : celles de l’universel et de l’intime, du singulier et du pluriel. Selon un temps contracté qui rassemble le passé, le présent et même l’avenir.

Marie-Christine

PREAMBULE - Jean-Pierre BIGEAULT

Bonjour,

Et merci à tous pour votre amicale présence. Il est vrai qu’avoir 90 ans produit son effet ! La naissance s’éloigne et, assez étrangement, quelque chose de l’inconnu originaire se rapproche. Autrement dit, la notion même de temporalité se transforme. Ce n’est plus tant la succession des faits – ce qu’on appelle « l’histoire » - qui compte. Un moment se détache qu’on pourrait dire « initiatique ».

Sous ce rapport, la poésie est à l’unisson de ce temps « hors d’âge ». Elle est un début dans la vie toujours recommencée.

Avant même de vous apporter quelque lumière sur l’origine et le dessein de mon Chemin de l’arbre-dieu, je remercie Bruno Gaurier pour son éloge si généreux, ainsi que tous ceux qui, autour de Marie-Christine David-Bigeault ont apporté leur aide à ce moment, dont je souhaite qu’il contribue au rayonnement de l’EFPP.

Enfin, je tiens à remercier tout particulièrement Philippe Tancelin, mon éditeur et lui-même poète, qui a bien voulu, une fois encore, prêter sa voix experte à la lecture de quelques textes, sans oublier Marie-Christine, qui lui fera écho, à la mesure de ce moment qui est, comme vous l’avez compris, un moment de partage.

PRESENTATION par Bruno GAURIER - Président de l'EFPP

Très cher Jean-Pierre,

Il me revient, en tant que Président de l’association EFPP, de vous accueillir ici. Bien grand honneur pour moi. Car si je remets les choses à l’endroit, c’est plutôt vous qui devriez m’accueillir, en ce nouveau local de notre chère école. Si je suis en effet arrivé au Conseil d’administration il y a près de quinze années, vous n’y êtes pas tout à fait pour rien. Eh oui, c’était en 2005. Nous vous devons de fait, cher Jean-Pierre, une étape cruciale – que vous avez conduite avec Marie-Christine David –, celle de la constitution d’un nouveau Conseil d’administration, ce qui relevait d’une gageure et d’une urgence : où chacune, chacun qui viendrait rejoindre le projet, puisse, au profit des étudiants et de leurs formateurs, offrir le meilleur de lui-même ou d’elle-même, de sa disponibilité et en toute discrétion mais surtout dans un égal et constant soutien chaque fois que nécessaire et surtout désiré.

L’école où nous nous trouvons aujourd’hui est le fruit d’une longue réflexion, d’une philosophie entièrement bâtie en notre temps et pas au prisme du rétroviseur, mûrie au fil des enseignements, au fil des réflexions collectives, au fil également d’un véritable travail en profondeur ; c’est bien vous notamment qui, en 2003, avec Jacky Beillerot, ami et collègue de l’Université de Nanterre, avez accompagné Marie-Christine dans la volonté qu’elle avait de constituer un Conseil scientifique, la nécessité s’imposant pour elle de mettre en place une démarche de réflexion qui permette d’ajuster le projet pédagogique aux divers aspects actualisés du champ social. Ainsi est né le Conseil scientifique d’orientation de l’EFPP. Peut-être faudra-t-il, l’heure venue, nous atteler à une renaissance. Car en ce moment même s’inventent chaque jour, grâce à une formidable équipe pédagogique animée par Marie-Christine David, de nouvelles méthodes, de nouvelles approches, de nouvelles visions. Le monde manque de vision en ce moment. Or à mon sens, et au vôtre je le sais, il est urgent qu’enfin nous puissions porter notre regard loin au-delà de la ligne d’horizon. Pas seulement pour savoir où nous allons, mais pour inventer ce que nous voulons pour ce temps en termes de relations entre les êtres, entre semblables, entre chercheurs et étudiants, et avec cette jeunesse partout recherchant ses repères…

Ne l’avez-vous pas fait au Centre de réadaptation psychothérapeutique pendant bien des années, ne l’avez-vous pas déjà lancé, dès votre plus jeune âge, et pendant une vingtaine d’années en permanence réinventé à Maison Rouge / Les Mathurins ? Cet Institut psychopédagogique d’avant-garde, pour adolescents en difficulté…

Ne le faites-vous pas chaque jour, à toute heure, en tant que psychanalyste, en cette disponibilité très spéciale de tout instant, où chaque minute compte pour écouter, pour entendre et pour comprendre, pour amener à réapprendre à trouver au plus profond de soi de quoi vivre avec soi-même et avec les autres ?

Mais voilà. Il y a aussi chez vous le philosophe, le poète, le croisement entre les deux ; cette fonction de passeur non seulement de mots mais de raisons de vivre et de raisons de s’attacher et de libérer. Je ne vais pas dresser la liste de toutes vos publications, de toute votre poésie. Je la lis et je la bois avec bonheur non pas comme un trou mais à lentes gorgées et petites lampées, pour en goûter le suc et surtout l’inspiration. On trouvera d’ailleurs vos livres juste là, sur la table non loin de nous. Je baigne avec bonheur dans vos Cent poèmes donnés au vent par exemple, et je ne parlerai pas, je m’en voudrais, de celui dont il va être question juste à présent, motivant notre réunion de cet après-midi. Je me contenterai de témoigner que ce livre est toujours avec moi, comme un compagnon de route, prenant place au Parnasse et dans le même sac à dos ou dans les poches saturées de mon imperméable, où me parlent, me titillent et m’inspirent et m’aident à respirer mes chers poètes Gerard Manley Hopkins, Rabindranath Tagore, Marie Noël ou Giacomo Leopardi.

J’en terminerai justement avec ces quelques vers venant de vous, que je ne résiste pas au plaisir de dire.

Les jours après les jours moutons montant
sur l’ombre pentue du berger
je serai le dernier pré avant la neige
et mon visage d’herbe au soleil.
Cette vie-là aux pattes encore un peu laineuses
s’élèvera jusqu’à la lune bordant l’hiver
ayant ce goût de la douceur extrême
que le berger porte dans son regard.
Et pour me caresser l’épaule entre les vagues
ce berger que je reconnaîtrai pour l’avoir déjà vu
tant d’années se dissoudre dans la montagne
s’ajustera à la touffe éclatée de mon souffle.

Merci Jean-Pierre de nous inviter à présent, je veux dire dans ce présent où nous nous débattons, à venir vous rencontrer. Vous nous dites parfois, ou certains disent que vous avez un âge certain. Moi je préfère dire que vous avez un certain âge. C’est mieux ainsi, et plus conforme à la réalité. Car l’âge qui nous porte n’est pas nécessairement celui que nous portons. Et quant à vous, l’âge que vous avez est celui de votre vision. Alors là, c’est ainsi, nous n’en sommes encore peut-être qu’au début du voyage. Merci à vous de nous offrir le monde jeune mais aussi le monde longuement mûri et celui-là parce que celui-ci. Nous naissons vieux parfois, et nous n’avons pas trop d’une vie pour conquérir notre jeunesse. Ces mots ne sont pas de moi, mais je tente jour après jour, et plus encore jour après nuit, et parfois dans de si longues nuits, de les faire miens.

Merci Jean-Pierre, merci. Plaisir, écoute, et bonheur d’être ensemble, autour de vous.

Bruno Gaurier, Président de l’EFPP
Paris, 29 février 2020

QUEL DIEU CACHÉ ?

A propos du « Chemin de l’arbre-dieu »

Quel dieu caché ?

Que la question de Dieu soit une affaire trop sérieuse pour la confier à des théologiens me semble une idée tout aussi pertinente que celle qui visait les militaires à l’époque où l’on s’interrogeait sur la meilleure façon de mener la guerre.

Telle fut certainement mon idée, lorsqu’enfant et jeune adolescent, je dus me poser la question, et y répondre comme je le fais d’ailleurs encore aujourd’hui. J’ai donc écrit « le chemin de l’arbre-dieu » pour rendre compte de ce que je crois devoir appeler ma foi, c’est-à-dire au sens propre du mot, ma « confiance ». L’objet de cette foi-confiance n’est pas à proprement parler une idée, ni simplement une image, mais un mélange de sensation, sentiment et pensée, comme il s’en trouve non seulement dans l’amour et l’amitié mais dans la vie vécue, au sens le plus simple de cette expression. Or, sous ce rapport, je crois pouvoir dire qu’une question comme celle de l’existence ou de la non-existence de Dieu ne se pose pas, en tout cas dans les termes que généralement on lui réserve. Dans mon idée en effet, le divin se présente comme une dimension naturelle de l’être en tant que présence-absence, ou si l’on veut, lumière-nuit. Qu’on pense à ce que nous percevons de la réalité d’une personne, si familière soit-elle ! Ne se déploie-t-elle pas pour ainsi dire au-delà d’elle-même dans un espace, arrière-corps pourrait-on dire comme arrière-pensée, dont la face cachée nous échappe ? Quel corps en effet – fût-ce celui d’un arbre – ne nous offre-t-il pas, sous sa forme et comme en filigrane de sa peau, l’efflorescence d’une vie pourtant irreprésentable par elle-même ? Vis-à-vis de ce que j’appelle la « présence-absence du monde », la question de Dieu porte sa réponse, comme une amphore le vin qui en préforme le creux.

N’est-ce pas d’ailleurs aussi bien ce que nous imaginons de nous-même, lorsque, nous penchant sur le fond de notre moi, nous découvrons l’étrangeté de l’intime ?

TEXTE n° 1 - Philippe

Je crois donc à une complexité de la Nature telle que du divin y soit à l’œuvre en cela que même la connaissance scientifique n’en épuise pas le sens. Car, comme le dit Baudelaire, « la nature est un temple ou de vivants piliers… ».

Cette conception s’est développée en moi à l’époque où – jeune adolescent – et si je puis dire, « déjà toujours enfant » - je trouvais l’enseignement du catéchisme catholique d’autant plus ennuyeux qu’il y recouvrait de son discours emprunté la vie d’un personnage en lui-même intéressant, c’est-à-dire à la fois hors du commun et finalement assez proche des gens que je connaissais. Je vivais alors à la campagne. C’était la guerre. Mes parents ne l’avaient pas attendue pour s’installer dans un village au milieu d’une terre que nous cultivions et où nous élevions des bêtes. Ce choix répondait chez eux à un désir singulier de retour au pays, je devrais sans doute dire de retour à l’intime. Rien à voir avec ce qui allait devenir sous l’Occupation le « retour à la terre » - tel que l’encouragerait le gouvernement de Vichy – « retour » dont ne manqueraient pas de sourire nos voisins paysans. Revenir à la pureté de la Nature – et pourquoi pas de la race ?... sentait sa purification nazie. Les paysans dont je parle ne pensaient pas à la terre comme à la Vierge de l’Eglise. Et l’idée de réparation morale que ladite Eglise défendait bruyamment – comme si le peuple des victimes était lui-même fauteur de guerre – leur était aussi étrangère que la « faute originelle ». La guerre était une tempête, un raz-de-marée, un tremblement de terre et, comme le dit Paul Valéry qu’ils ne lisaient pas, il fallait « tenter de vivre ». Quant à Dieu, s’il avait quelque chance d’exister vraiment, c’était sous une forme aussi imprévisible que ce Jésus de Nazareth, quelqu’un ou quelque chose qui arrive, qu’on attend sans l’attendre, et il ne saurait être question de le nommer. Ces paysans n’allaient à la messe que pour le principe. Leur église était dans les champs. Tout, ou à peu près tout, se faisant à la main, ils avaient le temps de suspendre un geste pour regarder filer un lapin ou un éclat lumineux sur la rivière, ou même rien, et, le soir autour d’un verre et devant le feu, le silence.

TEXTE n° 9 - Philippe

Le catéchisme où j’allais n’avait aucune chance sérieuse devant ce refus paysan de dire Dieu, l’indicible. Quant à se laisser embarquer dans une définition aussi fumeuse que « Dieu est un pur esprit », cela tenait d’un voyage à l’autre bout du monde, voyage hors de saison, et dont nous n’avions ni les moyens ni même l’envie. Ce qu’il y avait de bon à prendre dans le Jésus de notre curé, c’était plutôt le corps, le pain et le vin, réalités bel et bien prises à la terre et dont l’hostie de pain azyme n’offrait qu’une trop pâle figure. Par ces temps de rationnement alimentaire, il fallait que le divin reprenne ses couleurs primitives. Le blé, le raisin – chez nous les pommes à cidre – voire l’agneau abattu sans bruit, donnaient à la plus pauvre des tables domestiques l’allure d’un maître-autel. Nous rendions grâce à la terre et aux bras rustiques, et le curé du village parfois se joignait à nos agapes, mot grec qui me faisait rougir.

TEXTE n° 11 – Marie-Christine

Dans ce décor qui était en vérité tout un théâtre sur fond de guerre, je me suis mis à réinventer le dieu qu’on m’enseignait. C’est que d’abord – il faut le dire – ce catéchisme dont il s’agissait d’apprendre par cœur les questions et les réponses – véritable piège mécanique tendu à l’Esprit Saint – me semblait cautionner la nature quasi militaire de Dieu. Le sacrifice programmé de son Fils d’ailleurs préfigurait le nôtre. Or ce Fils tout justement attirait ma sympathie. Il était à contre-courant, inventait et faisait ce qu’il disait comme les meilleurs de chez nous. Je l’avais mieux connu à travers les images que nous projetaient, en marge du catéchisme, les bonnes sœurs du village : la Palestine, son Jourdain, son lac de Tibériade, son désert donnaient à cet homme le corps agrandi d’une terre livrée comme la nôtre à une armée occupante et à des traîtres. Et l’histoire de ce Fils, prêcheur-guérisseur, m’intriguait pour une raison très simple : tout avait été écrit, dit et répété à satiété sur ce qu’on avait appelé sa « vie publique » mais il y en avait une autre. N’est-ce pas ce qui arrive quand un homme a une deuxième vie plus célèbre que la première ? L’idée que le Fils de Dieu avait travaillé pendant sans doute une vingtaine d’années comme menuisier-charpentier me disait quelque chose qui me parlait vraiment. C’est que les travailleurs manuels et en particulier les artisans du village où nous vivions me semblaient – et d’ailleurs nous semblaient à tous – non seulement avoir une place essentielle par la nature même de leur activité, mais donner du sens à la vie. Ils étaient, au milieu d’un monde devenu fou, des figures de référence.

Et cela d’autant plus que mon propre père travaillait de ses mains dans notre ferme d’occasion et qu’il m’associait à ces tâches dont la valeur éducative lui avait paru justifier que j’entreprenne mes études secondaires à la maison et sous son autorité. Je dois mentionner ce point parce qu’il permet de comprendre ce qu’aura représenté pour moi cette articulation des matières intellectuelles et physiques. Elle m’apprenait que le corps et l’esprit font un tout dans la sphère naturelle à laquelle nous appartenons. A cette expérience vécue venait s’ajouter – tout aussi concrètement – celle de la guerre elle-même : les incessantes menaces qui s’y trouvaient associées, les privations de toutes sortes, l’exigence du repli sur des positions intimes, la nécessité d’asseoir les liens interpersonnels sur des convictions partagées – et donc la solitude aussi ! Ces éléments de réalité nous confrontaient tous – et moi le premier – à la question pratique de la foi et de l’espérance dans un monde qui les questionnait plus que jamais. A quel modeste dieu s’accrocher quand les pouvoirs civil et militaire, dont nous subissions le poids, déconsidéraient la toute-puissance d’un Dieu dont l’omnipotence « fascinait », au sens le plus attristant de ce mot, telle était donc la question. Le Fils, figure adoucie de ce Père, victime familière en ces temps de violence barbare, lui-même à tout le moins « réquisitionné » par l’institution qui en tirait son pouvoir, devenait à notre image le jouet d’une machination quasi politique qui faisait d’un inventeur de vie, un moraliste au service de l’ordre. De telles pensées, souvent tues, voire confuses, mais fortes au fond des esprits qui les portaient comme liées à une résistance de l’ombre, me traversaient et, sans bien les identifier, je tentais à ma façon de leur donner corps. Et c’est ainsi qu’une forme de conscience politique se constituait peu à peu en moi. Elle procédait de quelques évidences : sous le régime de cette Occupation par les troupes allemandes dont le « Gott mit uns » (inscrit sur le ceinturon des soldats) disait l’inspiration missionnaire, la « collaboration » (au sens précis de l’époque) des nouveaux et éternels amateurs de pouvoir (et d’argent), la collusion moralo-politique d’un nombre non négligeable de « belles âmes » propulsées par l’explosion du Mal (avec un M majuscule) et l’idée de « réparation », le recours d’un peuple déprimé à la figure de Pétain, grand-père médaillé, suffisamment lénifiant, pour faire office de « sauveur »… tous ces aspects de la Guerre, commentés par mes parents, me renvoyaient à la nécessité sinon d’agir comme le jeune homme que je n’étais pas encore, du moins de construire un espace commun entre le monde et moi, tel que ma vie y trouve sa place, irréductible déjà à celle que me donnaient mes parents. Ou, pour le dire autrement, vers quel dieu me tourner pour mener à bien cette opération de survie ?

Il est difficile de porter à la vie un enfant de dix ans, voire un pré-adolescent de douze en lui offrant pour horizon salvateur la crucifixion d’une chair innocente à laquelle on lui demande de s’identifier. Le travail du bois, et mes études, couplées tout aussi bien au travail de la terre, détournaient mes regards de la morbidité où me semblait se perdre l’espérance des victimes. J’apprenais que la vie, pour laborieuse qu’elle soit, pouvait ne pas se projeter dans une mort en forme de sacrifice. La mort, que la fréquentation des animaux – en particulier d’élevage – me rendait familière et naturellement pourvue de sens, pouvait se justifier par elle-même hors de nos ambitions les plus spirituelles. Bref ! Je m’attachais à chercher un dieu modeste, un Fils de l’homme à part entière, dans ceux dont la proximité concrète m’aidait à vivre. Et ils étaient nombreux mais, sans doute pour leur donner la force d’un représentant qui fût aussi silencieux que Dieu lui-même, je crus devoir les rassembler dans l’être à mes yeux le plus chargé de sens et qui était un arbre : le tilleul – dont j’ai souvent parlé et qui se tenait devant notre maison. Mon « chemin de l’arbre-dieu » raconte cette opération mystico-alchimique sur fond de paysannerie studieuse.

TEXTE n° 13 - Philippe

C’est donc un chemin creux et tortueux comme bien des chemins de mon pays. Ma culture chrétienne s’y mélange à un paganisme certainement renforcé par mon intégration à la campagne et ses campagnards. La figure marquante du Christ, en tant qu’artisan de la matière et de la parole, s’y marie avec celle de l’arbre, non sans rappeler, qu’attaché au bois, l’homme-dieu l’aura été du début jusqu’à la fin de sa vie. Cette alliance avec l’arbre répond sans guère de doute à mon désir de pacifier, si dramatique qu’il puisse être, notre rapport à la mort. Elle vise à délivrer la mort de cette fascination ajoutée qui en fait un châtiment, alors qu’elle s’inscrit dans une loi naturelle que je partage avec notre arbre, et les plantes et les animaux dont la vie fait partie de la nôtre. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si je passe encore aujourd’hui ma vie d’adulte à tenter de débarrasser de leur culpabilité souvent inconsciente des victimes ordinaires. Il est toujours trop facile d’envoyer à la mort – fut-ce préventivement – des hommes, des femmes et des enfants sous le prétexte, avoué ou non, de purifier le monde. La guerre de l’homme contre l’homme n’a même pas besoin d’armes pour y parvenir. Le Grand Dieu sacrificateur n’a-t-il pas plus d’une fois, été appelé à l’aide pour mener à bien cette entreprise d’auto-destruction ? Il est plus difficile de concevoir un petit dieu, qui, d’ouvrier devenu poète, se soit employé à ressusciter non seulement les morts mais les vivants. Et encore plus difficile de lui prêter cette alliance avec l’intimité de la matière qui fait de lui un guérisseur. Mon arbre aussi bien me soignait. J’aurais juré qu’ils étaient de la même espèce, mon dieu et lui. S’ils servaient la vie, cela me donnait à penser que le mot « incarnation » valait bien que je me projette dans le bois de l’Arbre. Chacun sa chair. Si celle du « Fils de l’homme » prenait la forme du pain et du vin, c’est qu’il y avait un passage entre des réalités que cherchaient à séparer ce que j’appelle aujourd’hui nos idéalités trompeuses.

TEXTE n° 17 – Marie-Christine

Mon « Chemin de l’arbre-dieu » est donc une tentative de rejoindre « ce qui est ». Il prend dans ma vie de personne très âgée, un sens redoublé. Mais notre temps me semble, aussi bien, le justifier. La Nature y prend en effet l’aspect d’un « environnement » dont le seul nom dit bien ce qu’il veut dire : un monde à la fois autour et séparé de l’Homme. Qui peut croire qu’une écologie – si nécessaire soit-elle – suffise à nous restituer le lien consubstantiel qui nous unit à la Nature, ce « nous » au sens le plus large ? Ce que pourtant nous apprend notre corps, ne devons-nous pas constater qu’une certaine conception de notre esprit nous pousse à l’oublier ? Le progrès de nos sciences et de nos technologies ne fait pas, comme on le répète, que plus d’une fois menacer notre santé. Il nous coupe de la Nature en tant que cette réalité partagée et il menace le lien physico-spirituel qui nous fait ce que nous sommes. Comme le disait récemment Alain Sapiot, professeur au Collège de France, l’Homme ne voit-il pas déjà son esprit s’identifier à son faux-frère le robot, comme le maître à son esclave ? Il reste en effet, que la Nature, non contente de nous faire, nous parle et que nous la parlons. Sa fonction symbolique – mise en évidence depuis des siècles par les poètes – n’est pas réductible à l’effet d’un « milieu ». Ainsi peut-on dire qu’aujourd’hui la menace d’une catastrophe écologique en cache une autre : le sens de notre vie, tel qu’au-delà d’une connaissance objective de notre corps, nous le trouvons dans le vécu de notre esprit incarné, est menacé. Car la Nature qui est un temple comme le dit Beaudelaire et après lui Raïner Maria Rilke et plus près de nous Philippe Jaccottet, et tant d’autres… cette Nature traverse et contient l’Homme dans cette si étrange intimité que j’appelle le divin.

TEXTE n° 24 - Philippe

Et le divin revient aujourd’hui par d’autres portes et qui sont aussi bien celles de l’enfer. Le sentiment grandissant des menaces qui pèsent sur le monde et sur l’Homme en particulier, la débandade des identités individuelles et collectives, la corruption visible des pouvoirs et donc la chute libre des « figures d’autorité » - voire bien d’autres aspects de nos dévoiements culturels sur fond de consommation maniaque – tout cela ensemble ne conduit-il pas à l’appel redoutable dont j’ai parlé plus haut ! l’appel à un Sauveur !

Il y a de ce côté-là aussi péril en la demeure. Le Dieu dangereux des substituts idéaux ou idoles revient en force : ce sont ces figures de chefs providentiels et autres grands sorciers, célébrités statufiées en héros, pôles énergétiques béatifiés de l’univers concurrentiel, idées-machines et machins de la communication. A cette violence socio-politico-culturelle, sans doute faut-il ajouter cette guerre qui ne dit pas son nom : l’attaque consumériste de la Nature. Ne s’inscrit-elle pas dans un mépris du vivant qui procède, chez les consommateurs eux-mêmes, d’un appel conscient et inconscient à la magie d’une destruction salvatrice, guerre divine selon la loi du plus fort ? cela se voit plus directement, et même naïvement, dans le traitement actuel de l’intimité humaine et en quelque sorte sa mise en coupe réglée : Que ne voit-on se chosifier le corps humain lui-même, machine à produire des exploits sportifs, à soigner comme on entretien un moteur, à sexualiser comme à shooter… Ne crie-t-il pas famine en tant que lieu de l’esprit, ce corps en-naturé jusqu’à l’âme, arbre et son feuillage, rivière et son eau, associations de la Nature qui sont aussi ses « œuvres » ou « créations » ?

Encore devrais-je ajouter ici – pour intégrer dans cette réflexion une simple référence à ma démarche professionnelle – ce qui fait de la réalité dite psychique un tout psycho-physique dont l’intimité même rejoint celle de la Nature. Je veux parler de ce que le grand-père de la médecine psychosomatique, psychanalyste de la première heure, Georg Groddeck appela, dans les années 1920, le « ça » ou, pour le dire dans ses propres termes : « le ça ou par quoi l’on est vécu ». Il s’agit là, derrière la construction du Moi auquel nous attachons notre identité, de ce « Soi caché », auteur inconscient de notre vie, y compris la plus créative. Groddeck y voyait lui-même le lieu de fabrication de « la maladie, l’art et le symbole »1. Cette réalité proche et lointaine fait partie de ce que j’appelle ici « le divin ». Vous dirais-je qu’ enfant – et du reste comme tous les enfants – je faisais de cette réalité impensable et déniée par beaucoup d’adultes mon pain quotidien ? Faut-il le dire avec le sourire ? Le psychanalyste et le poète sont un peu comme cette célébrité d’aujourd’hui : l’intestin, notre deuxième cerveau. Un médecin de bien avant la dernière guerre et qui n’avait pas lu Freud ni d’ailleurs Groddeck, disait : « L’intestin est un malin. Il écoute aux portes. »

Aux portes de quoi, je vous le demande !

TEXTE n° 55 - Philippe

Tel est donc ce chemin de l’arbre-dieu traversant la terre à laquelle j’appartenais et cette espèce d’îlot éducatif, ventre cette fois plus paternel où se préparait la « deuxième naissance » de mes 13 ans. Le chemin m’emmenait vers l’adolescence où il déboucha sur une vie sociale que l’accélération de la guerre eût tôt fait de rendre nécessaire. Les engagements, à cet âge-là, procèdent d’une intériorité qui échappe tant soit peu au narcissisme du miroir adolescent. L’arbre-dieu, sous ce rapport, et mon statut de jeune travailleur m’auront aidé à m’affranchir tant soit peu de moi. Ce moi qui se veut dieu lui-même en se projetant dans une éternité à sa mesure d’enfant tout puissant. Il me semble aujourd’hui qu’avec l’âge et ce qu’il me reste à faire avec la vie, le même besoin revient en force : Regarder la mer comme un arbre qui s’étend et s’élève – comme je le fais à Granville – et espérer dans son ombre et les jeux de la lumière entre ses feuilles, me fait repenser à ce beau livre de Steinbeck où l’arbre joue le rôle principal et qui s’intitule : To unknown God, « A un dieu inconnu » (1933). Qu’un écrivain aussi engagé pour la cause de l’homme ait eu ce désir – dont on a pu dire qu’il sentait son panthéisme – de retrouver dans la Nature les traces d’un divin authentiquement secourable, mérite d’être évoqué ici, en conclusion de cette modeste invitation à prendre le « chemin de l’arbre-dieu ».

TEXTE n° 58 page 104

1er paragraphe Philippe

2ème paragraphe Marie-Christine

3ème paragraphe Philippe

Présentation de « Chemin de l’arbre-dieu »
Jean-Pierre BIGEAULT
EFPP, Paris, le 29 février 2020

1 La maladie, l’art et le symbole, NRF, Ed. Gallimard, Paris, 1969.

L'enfant a connu le Dieu de son village et il l'a suivi sur ses routes comme s'il était dieu et même arbre, et même l'Arbre par excellence, et sans doute surtout - en le travaillant comme son père - le bois, comme s'il était sa propre chair. Un poète croit dans le monde, comme s'il était, par les mots, son corps transfiguré; et ce corps s'étend à perte de vue sur la solitude humaine. C'est ainsi, par les animaux, que le visage de la vie se découvre entre l'herbe et les feuillages où le dieu se cache avec l'enfant. Il est temps d'aimer la vie pour ce qu'elle donne de fraîcheur à la pensée.

Editions l'Harmattan - décembre 2019

Du « consentement »

« Le consentement »(1) est un récit autobiographique. Il rapporte – trois décennies après les faits – la relation de l’auteure, Vanessa Springora – alors adolescente – avec un homme connu (dont l’identité nous est d’ailleurs révélée par la référence à plusieurs de ses ouvrages).
Ce récit vient à son heure. Il rejoint la vague des dénonciations plus ou moins tardives qui agitent aujourd’hui notre société. Il n’en recentre pas moins le débat sur la question du « consentement », la victime de l’abuseur n’ayant que treize ans.
Une jeune fille de treize ans peut-elle en effet « consentir » – au sens plein de ce mot – à devenir l’objet sexuel, voire la partenaire d’un homme dont elle croit qu’il l’aime et qu’elle croit aimer ? Une telle question justifierait une réflexion sur l’adolescence en tant qu’étape particulière d’un processus de maturation dont la spécificité a fait l’objet de nombreux travaux. Il reste qu’un tel sujet – et ce n’est sans doute pas par hasard – n’intéresse guère le grand public. Ne dirait-on pas qu’il préfère continuer de s’étonner que l’enfant soit déjà un adolescent et que l’adolescent soit encore un enfant selon des variations qui ne permettent décidément pas d’établir des frontières tout à fait sûres entre ces deux âges de la vie. On conçoit que, dans ces conditions, la maturité psycho-sexuelle elle-même, évidemment distincte de la puberté, suscite bien des interrogations. Tant il est vrai qu’à défaut de s’en tenir à quelque âge légal, la question relève, qu’on le veuille ou non, d’une évaluation éducative adaptée à la situation.
Il reste en tout cas que le « consentement » dont parle Vanessa Springora va bien au-delà de ce questionnement, d’ailleurs d’autant plus difficile en ce qui la concerne qu’elle n’a plus, tant s’en faut, l’âge de son drame. Son récit nous conduit plutôt à nous interroger sur d’autres « consentements » que le sien : ceux en particulier, relatifs à un certain environnement socio-culturel et qui, passifs ou même actifs, ont non seulement toléré cet abus mais l’ont soutenu ? Il en va ainsi des parents qui ont « laissé faire », sans parler de l’Education nationale, comptable des absences scolaires mais incapable, dans sa « neutralité », d’en demander davantage. Encore peut-on penser que ces manquements obéissent eux-mêmes à la règle d’un consentement plus large et qui concerne une autre partie quelque peu voyante de la société d’alors. Un certain nombre d’intellectuels en effet, connus, voire très connus : philosophes, sociologues, psychanalystes, ne sont-ils pas acquis à la cause d’une « bonne pédophilie » supposée libératrice ?
Ces faits – déclarations et passages à l’acte – disparaissent d’abord dans le mélange à la fois confus et dogmatique de contestations tous azimuths(2). Puis ils entrent sans bruit dans un héritage qui, vilipendé ou érigé en triomphe plus ou moins guerrier, ne sert plus qu’à alimenter d’autres combats. Ils appellent sans doute aujourd’hui une réflexion plus éclairante que les dénonciations qu’ils justifient.

*

Sans leur demander davantage, il faut d’abord resituer le discours et les actes dans leur contexte. S’agissant précisément de la pédophilie et de son accueil, voir encouragement, par certains intellectuels, il convient de rappeler que l’opinion publique, emportée par un élan plus politique, n’en est éventuellement partie prenante que sur le mode imaginaire d’un dépassement des limites. Il n’en faut pas moins remettre nos pendules à l’heure de l’époque. La « libération des désirs » en constitue l’un des slogans directeurs. Il oppose une réponse pulsionnelle à un certain « ordre établi », ou plutôt d’ailleurs rétabli dans une après-guerre vouée à la « reconstruction ». Il n’en reste pas moins que cette position dite « révolutionnaire » correspond dans le même temps à la nécessité de revoir le bien fondé de certaines réalités reçues. C’est le cas pour la définition (légale) de la majorité sexuelle reconnue aux adolescents. Cette définition paraît en effet problématique vis à vis de l’image qu’on se fait alors de l’adolescence. Nous y reviendrons. La cause en tout cas n’est pas anecdotique. Elle rejoint celle, plus large, de la « décolonisation »(3), étant entendu que, rejoignant à cet égard celle de l’ordre social, la cause des enfants et des adolescents, alors désignés comme les victimes d’une éducation rétrograde, devient elle-même l’objet d’un débat. Le fameux « c’est pour ton bien » qui aura servi à légitimer bien des conquêtes territoriales n’est-il pas l’indicateur d’une perversion institutionnelle, qu’elle soit familiale ou scolaire, et qui ne fait que duper ceux qui en sont les présumés bénéficiaires.
Aussi bien, faut-il le dire, la famille et l’école ne sont pas sans poser la question, voire sans s’interroger elles-mêmes sur leurs propres principes. Structure nucléaire ou machine administrative, la première comme la seconde se trouvent en décalage par rapport à une société qui s’ouvre aux choses (la consommation) comme aux idées. Sans toujours le savoir, ces organisations, encore formellement traditionnelles, découvrent leur ambiguïté. Les sciences humaines en plein développement, la leur fait voir. Des références plus ou moins confuses à la psychanalyse ne manquent pas de faire savoir que le refoulement et la répression menacent les désirs, là où précisément ceux-ci se trouvent confrontés à la règle. On dit, ou à tout le moins on murmure, que l’amour des enfants a bon dos : un sadisme se glisse sous les bonnes intentions éducatives. La famille se cache derrière ses sourires. Quant à l’école et son encasernement, elle se dissimule en vain derrière la suppression des uniformes et la camaraderie des maîtres.
Il faut donc réinventer la famille et l’école. Les parents qui ne vont pas encore jusqu’à fumer des joints s’échinent à assimiler les vêtements et le langage de leurs enfants. L’école revoit ses programmes : il faut rapprocher du vrai monde celui, refermé sur lui-même, d’un classicisme non seulement démodé mais carcéral à sa façon bourgeoise. Il faut surtout répondre le plus directement possible à l’intelligence naturelle des élèves. Ce que les ennemis déclarés du (pseudo) nouveau système baptiseront plus tard du nom de « pédagogisme » se fraye un improbable chemin entre les falaises intangibles du cours magistral. Mais l’idée s’insinue dans l’air, dans les mots, les positions, la mauvaise conscience et l’espoir déjà condamné. Le monde des enseignants se divise, se morfond, ne sait pas trop où est sa place, ou s’y accroche comme à la planche pourrie d’un improbable salut.
Les parents, désarmés de leur côté, demandent à l’école de faire le travail. Quel travail ? Instruction, éducation ? On ne sait plus très bien.

*

Cette « révolution » dont le spectacle a souvent brouillé l’image a certainement permis, quoi qu’on en dise, de véritables progrès dans la vie de chacun et de tous. Mais elle a eu, sur l’éducation en particulier, un effet d’ouverture suffisamment ambigu pour que s’y engouffrent le meilleur comme le pire. Cet effet s’est articulé et s’articule encore aujourd’hui avec des idées qui dépassent le cadre des « événements de Mai 68 ». Il s’agit plutôt là d’une théorie qui ne dit pas son nom, alors même qu’elle a sa place dans l’inconscient, voire dans le projet de bien des éducateurs, parents comme intervenants extérieurs à la famille. Nous avons développé et analysé ce point dès 1978 dans « L’illusion psychanalytique en éducation »(4). Nous y montrions que la psychanalyse servait souvent, plus ou moins malgré elle – et au-delà des espaces qui s’y référaient explicitement – une conception particulière de l’enfance et de l’adolescence. Présente implicitement ou explicitement depuis longtemps dans des représentations qui ont fait en partie le succès de l’Ecole nouvelle(5), la théorie diffuse dont il est ici question achoppe si souvent sur la réalité pédagogique qu’elle cède au refoulement psychologique, voire se retourne contre elle-même. Elle s’en tient le plus souvent à maintenir de son mieux un assemblage de croyances qui font de l’enfant et de l’adolescent un principe d’espérance sinon d’innocence. Le vieux rêve rousseauiste (« L’homme naît bon… ») s’y retrouve. Les découvertes les plus récentes concernant les potentialités et la créativité de l’enfant font le reste. On peut d’ailleurs aussi bien penser que la théorie freudienne d’une sexualité infantile n’aura pu que confirmer la précocité d’une dynamique jusque-là déniée, voire contrecarrée par une éducation clairement répressive. Il s’ensuit donc que les pulsions de l’enfant, ainsi réhabilitées, son nouveau statut non seulement remet en cause sa fameuse ancienne « innocence », mais le range lui-même au milieu des adultes dont il est plus ou moins supposé partager les désirs. Le retour à la nature de l’ancien « petit ange » en fait donc un « bon-déjà-grand-sauvage » dont on salue la nouvelle fraîcheur en forme d’authenticité. L’immaturité s’efface ainsi derrière l’idée d’une continuité sexuelle qui régénère peu ou prou la foi dans l’homme et les promesses de l’aube.
Sans doute faut-il ajouter que les choses ne sont d’ailleurs pas si simples dans le vécu de la famille ou de l’école : la nouvelle proximité de l’éduqué complique ce qui reste de la relation éducative. Comment canaliser l’énergie libérée ? Des formes de violence, vieilles comme l’éducation, traduisent l’ambivalence du nouveau système. Les positions contradictoires d’une éducation qui laisse à l’enfant comme à l’adolescent la liberté de « se perdre » dans ses plaisirs difficiles débouchent sur un malaise. L’éducation dans ces conditions ne sait plus ni où elle est, ni où elle va. Certes elle ne cède pas la place à ce qu’on appela en son temps « l’anti-éducation » mais elle prend la fuite sous le couvert de ce qu’on dénommait autrefois l’instruction et qui revient en force dans une société qui n’a pour horizon que le progrès techno-économique.

*

A travers la théorie diffuse que nous venons d’évoquer, on voit bien où se situe, entre le rêve et la réalité, le partage sexuel dont se justifie une pédophilie qui se veut non violente. Qu’il se dise antirépressif et égalitaire n’empêche pourtant pas l’abus d’être un abus. La relation sexuelle s’y fonde sur un pouvoir dont bien des éléments peuvent donner à penser que la victime, fascinée, n’a d’autre moyen que de s’y soumettre. Il faudrait beaucoup d’amour, au sens le plus altruiste du mot, pour qu’une relation, supposée assez claire elle-même et éprouvée dans sa capacité d’ouverture, permette à « une sexualité qui se cherche » de s’apprendre et de s’épanouir. La comédie de l’amour pédophilique est une forme pseudo-éducative de l’esclavagisme. Que des prêtres – fussent-ils de ces laïques à l’intelligence dominatrice – jouent les sauveurs d’une société illuminée par l’éclat de leur désir, voilà l’escroquerie de nos pseudo-libérateurs. Voilà aussi le « consentement » de tous ceux qui, se projetant sur eux, se taisent. Nous n’avons contre ces dérives – et en particulier tant d’abandons éducatifs faussement bienveillants – que le recours à une éducation sans cesse réinventée(6). La question de l’autorité (son absence comme son excès déguisé ou non) peut être traitée en famille comme à l’école dans le respect des personnes. Faut-il encore, pour le permettre, que le fonctionnement de ces structures donne sa place à un véritable développement relationnel, et donc social. Les ratés de l’autorité sont les symptômes d’une dépersonnalisation de l’espace éducatif. La condamnation de la pédophilie, si nécessaire soit-elle, ne saurait suffire. La perversion des abuseurs fait trop vite oublier le consentement passif et actif d’une société qu’on dit « permissive » pour ne pas voir qu’elle reste, à l’égard de sa jeunesse, aussi agressive que celle qui, par le passé, envoyait ses grands adolescents au massacre de la guerre(7).
Ce qui s’est joué pour l’auteure du « Consentement » trouve son véritable sens dans cette « complicité culturelle » qui traverse les temps. On devrait se méfier de ceux et celles qui, d’une manière ou d’une autre, se prennent pour des oracles. Une pensée « dominante » porte bien son nom. Elle écrase jusqu’au bon sens de ceux qui, confrontés à des réalités de « rempailleurs de chaises »(8) prennent en compte sans bruit la complexité du monde. A l’heure où les réformes sont annoncées à grand bruit, l’éducation, qu’elle soit nationale ou non, serait plus avisée de développer avec le sens critique, le goût et le respect de l’autre sans lesquels les savoirs ne sont que « ruine de l’âme ».

Jean-Pierre Bigeault,
Février 2020


(1) « Le consentement », Vanessa Springora, Grasset, Paris, 2020.
(2) Faut-il rappeler qu’à l’époque, on toléra que soient offerts à des adolescents en difficulté, des mini-internats sur mesure dits « lieux de vie » plus ou moins adeptes d’une pédophilie réparatrice ?
(3) « Pour décoloniser l’enfant », Gérard Mendel, Petite bibliothèque Payot, 1971.
(4) « L’illusion psychanalytique en éducation », J.-P. Bigeault et Gilbert Terrier, PUF, Paris, 1978.
(5) « Philosophie de l’éducation nouvelle », M.-A. Bloch, PUF, Paris, 1968.
(6) Nous en avons rapporté l’expérience et les principes directeurs dans « Une poétique pour l’éducation », J.-P. Bigeault, l’Harmattan, Paris, 2009.
(7) Cf. Eugène Enriquez in « De la horde à l’Etat », Ed. Gallimard, Paris, 1983.
(8) Comme disait Péguy.

Asperger

Décidément, l’autisme n’est pas un mal comme les autres ! Décidément, les bonnes causes ont vite fait d’appeler à l’aide les mauvaises ! On ne croit plus au Diable, mais on dirait que l’autisme l’attire.

Ainsi donc, le nom d’ASPERGER qu’on a donné aux autistes surdoués est-il celui d’un médecin nazi qui ne sauva les « bons autistes » qu’en sacrifiant les « mauvais » – euthanasiés sans ménagement – à la cause de l’eugénisme.

Qu’on lise plutôt sur ce sujet Les enfants d’Asperger. Le dossier noir des origines de l’autisme par Edith Sheffer (Ed. Flammarion) ! Naturellement le bon Dr. Asperger1 s’est avancé masqué ! (comme bon nombre d’anciens nazis) en protecteur de l’enfance ; et on n’est pas allé plus loin !

Est-ce à dire qu’il faut se méfier de tous ceux qui veulent du bien à la société – sinon à la race – et en particulier à ceux qui dysfonctionnent peu ou prou ? En tous cas, disons-le d’ores et déjà, l’idée de « classer » les gens et en particulier les enfants selon leurs compétences intellectuelles – idée qui ne semble pas par elle-même procéder du sadisme – a souvent beaucoup plu. Elle s’inscrit dans une démarche – une « manie » qu’a pointée Elisabeth Roudinesco2 – qui se pare des plumes de la rationalité puisqu’elle a pour but d’ordonner le monde. Nous le voyons aujourd’hui, quand la testomanie, la référence au QI, la conception de l’intelligence et, avec l’évaluation tous azimuts, le classement qui définit les élites, disent bien la volonté de mettre chacun à sa place.

L’autisme n’échappe pas à cette idéologie. Il y échappe d’autant moins que son désordre engendre autour de lui angoisse et colère. Il appelle des réponses explicatives et réparatrices. A cet égard, on comprend que l’intelligence, dès lors qu’elle fonctionne brillamment, offre l’espoir de réintégrer l’enfant autiste dans un monde humain dont il semble exclu. L’existence d’autistes « surdoués » ne tombe t’elle pas d’autant mieux que nos technologies post modernes en ont singulièrement besoin ? C’est où l’on voit s’ouvrir ce monde de l’autisme que l’on croyait obstinément fermé. Et par là même la sélection des Asperger devient le signe inattendu d’une libération.

Cependant la référence, fût-elle innocente, au Dr. Asperger, supposé héros de la juste cause, laisse tout de même rêveur !

Quelque justifiée qu’elle puisse apparaître, l’idée de départager les « bons » et les « mauvais » autistes ne tend-elle pas à expurger l’autisme lui-même de ce qu’on pourrait appeler communément sa « part maudite » ? Ne laisse t’elle pas croire qu’on a compris l’autisme, puisqu’il rejoint, dans une vision post moderne, le fonctionnement humain supposé le plus adapté ? Juste retour des choses – dit-on – puisque les « bons autistes » peuvent entrer à Silicon Valley, la tête haute ! L’intelligence artificielle n’attend qu’eux, le monde des Robots leur est ouvert. A côté de cette victoire, on se demande pourtant si l’instrumentalisation, quelque productive qu’elle soit, d’une certaine forme d’intelligence au service d’un certain mode de travail, couvre l’étendue des besoins tant des surdoués eux-mêmes que des laissés pour compte. Que le travail soit la santé – voire la liberté, comme le disaient aux déportés les nazis – n’induit-il pas une vision restrictive et même, on le sait, déshumanisée qui a fait, et fait encore ses tristes preuves ? Le « traitement » de l’autisme tel qu’il apparaît en la circonstance, tend plutôt à montrer que l’autisme est aussi la figure d’un Mal qui ronge une société, voire une culture qui se fait peur à elle-même.

L’autisme en effet, qu’on le veuille ou non, oppose à sa compréhension bien des obscurités. Certaines ne sont pas sans nous renvoyer à la case départ de notre organisation psychique, voire au principe de notre vie. Les passions et les partis-pris que suscite l’autisme sont liés à cette complexité. L’espoir de simplifier le problème en lui trouvant une cause unique (si possible un gène) nourrit la violence des familles, des soignants eux-mêmes, voire des pouvoirs publics. Sous cet aspect, on peut dire que les Asperger permettent d’oublier par leur « performance » que les troubles de l’autisme en disent toujours plus que les déficiences « (ou d’ailleurs les exploits) dont ils sont la cause.

Ainsi donc Asperger peut être entendu comme un révélateur. S’il ne s’agit pas de purifier la race, il s’agit pourtant de purifier l’autisme voire les autistes.

C’est qu’en effet l’autisme renvoie à une « faute » qui poursuit les parents sans parler de l’enfant lui-même, et cette faute fonctionne comme une chute dont il faut se relever. Une purification quasi religieuse est nécessaire. Car tel est, avoué ou non, le désir de tous : qu’on en sorte par le haut ! Les « bons autistes », comme les saints ou les surhommes, sont comme les « bons produits » : ils nettoient le monde, et l’autisme. Ils l’épurent de ce qui se présente en lui comme les débris d’une maison en ruine, la marque d’une « tâche originelle ».

Il arrive que les mots disent, sans y penser, ce qu’ils cachent : asperger, dans la langue française, désigne « l’action de projeter sur quelqu’un ou quelque chose, un liquide en forme de pluie ». Cela se fait à l’église, on y chasse les démons, et, en même temps, on les appelle. La fortune d’un mot se nourrit de tout ce que l’inconscient lui apporte dans l’ombre, et les coïncidences parlent pour la raison malmenée. On devrait s’alarmer d’une référence à la barbarie qui, de par son contenu à prétention rationnelle, vise tout simplement à l’élimination du déchet et donc de l’impur. Comme l’atteste d’ailleurs la violence que suscite l’autisme, cette guerre, où la science déballe ses moyens comme si c’était des armes, a les accents d’une guerre religieuse. Mais c’est aussi qu’elle procède de conflits qui touchent aux images et aux idées relatives à la construction psychique de l’homme et donc à son identité, voire à son destin. L’autisme à cet égard tient une place particulière : il ouvre la boîte de Pandore de notre origine. L’enfant autiste, pour celui qui cherche à le comprendre, ne montre-t-il pas ce que montre le volcan au vulcanologue : un cratère qui gronde en nous, là où notre matière brûle ?

Jean-Pierre Bigeault,
psychanalyste, membre du Conseil scientifique de l’EFPP.

In Les cahiers de l’EFPP – Juin 2019


1 Psychiatre autrichien, artisan du programme « aktion T4 »
2 Cf. Le Monde, 29 mars 2019 : Docteur Asperger, nazi, assassin d’enfants.

Des « sacrifices humains »

L’Information – la toute puissante information – ne fait pas que banaliser la guerre, omniprésente dans le monde, elle en justifie l’existence. C’est qu’en effet, de loin, celui qui regarde la guerre en tire cet apaisement paradoxal dont parle le poète latin, Lucrèce, dans son « De natura rerum » (De la nature) :

« Qu’il est doux, en lieu sûr, de suivre dans les plaines les bataillons livrés aux chances des combats »(1).

Que le malheur des uns fasse le bonheur des autres, n’est-ce pas ce qui ressort le plus souvent des enquêtes en la matière : être riche et heureux, c’est être plus riche que son voisin, devenu ainsi plus pauvre.

Cependant les ressorts cachés de cette « douceur », acquise par l’effet d’une comparaison quelque peu banale, pourraient être plus cruels qu’il n’y paraît. S’agissant précisément de la guerre, la fascination qu’elle exerce par ses images dépasse largement la rêverie que laisse supposer le poète. Qu’il s’agisse aujourd’hui de l’impact de la télévision ou du cinéma, il est difficile de ne pas y voir la marque d’un voyeurisme plus ambigu. Certes, comme dans le sport, la concurrence et la rivalité s’y donnent à voir au -delà même des enjeux qui en sont la cause, mais la violence qui est au coeur du spectacle guerrier outrepasse clairement les limites d’un « jeu à règles » telles que celles qui régiraient un art martial digne de ce nom. La violence de la guerre inscrit dans la culture humaine une transgression radicale. Elle renverse l’ordre établi, poussant la vie jusqu’à une mort devenue par elle-même – et comme en raison du sang répandu – source de vie. La guerre à cet égard réalise ce que la raison demande à la folie d’atteindre par la passion. Elle vise d’une certaine façon ce qu’à moindre frais vise le désordre sexuel dans sa violence relative(2). La guerre est une orgie dont la destructivité ne manque pas de donner à voir la débauche des moyens qu’elle mobilise. On y crie comme dans une fête : « Viva la Muerte »(3). Ainsi le désir médiocre de dépasser « l’autre » se fait-il désir de dépasser la vie, tout en s’offrant la gloire d’un partage symbolique, tout à la fois mortifère et pré-paradisiaque. Non content de surmonter sa peur obstinément infantile(4) par l’exaltation sacrée de la vie jusqu’à la mort, le guerrier modèle peut espérer sinon la victoire, du moins l’ultime récompense d’une perte magiquement renversée. A ce titre, les héros – fussent-ils de deux camps opposés – sont frères : ils donnent à la mort agrandie sa valeur fantasmatique d’entrée dans l’immortalité(5).

Le moindre patriotisme reprend d’ailleurs à la guerre son paradoxe essentiel : c’est par la destruction de l’autre comme, s’il le faut, par celle de soi, que sera reconstruite l’unité perdue. Car tel est le génie de la guerre : dans la mort, comme dans un creuset, elle refait de la vie. Elle parvient même à ce que l’ennemi, une fois tué, accède à la communauté d’un destin qui, de cimetière à cimetière, enveloppe les hommes d’un même linceul. Ainsi l’idéalisation de la guerre revient-elle en force à la fin, recouvrant les désirs moins glorieux qui l’ont portée.

Vis à vis d’un tel objet, la passion du spectateur révèle, sous l’inavouable « douceur » dont parle Lucrèce, des sensations et des sentiments que leur refoulement fait la plupart du temps disparaître au profit d’un intérêt largement soutenu et cautionné par le principe même de l’information. Pour autant, les visages manquants des victimes laissent planer un doute. Une image en creux se dessine. La rationalité qui fait peu ou prou de la guerre une suite cohérente et significative s’entrouvre dans la conscience : une monstruosité apparait au loin, au fond de l’histoire humaine.

*

Cette réalité plus trouble nous renvoie à l’idée que, comme dans les temps les plus anciens, notre humanité a besoin pour survivre de sacrifier des hommes à la vengeance inassouvie des dieux. Les « sacrifices humains » n’ont-ils pas ponctué l’histoire de nos civilisations ? Assister au spectacle d’une mise à mort (comme cela s’est fait longtemps chez nous et continue de se faire ailleurs) n’implique-t-il pas que les spectateurs donnent au supplicié une valeur sacrificielle qui lui revient en effet, étant donné les conditions dans lesquelles sa mort est mise en scène ! Une religion archaïque – plus ou moins revue et corrigée chez nous par le christianisme – serait-elle toujours à l’oeuvre dans nos guerres, si modernes soient-elles ?

C’est en partant du récent massacre de Palestiniens de Gaza (102 morts, 3598 blessés) par des snipers de l’armée israëlienne que j’ai été amené à me poser cette question. Des tireurs épaulant et abattant un à un, comme des lapins ou des perdreaux offerts à leurs fusils, des humains de tous âges, et ceux-ci s’avançant vers la mort annoncée comme portés par une force déjà perçue dans son insuffisance, est-ce une guerre comme les autres ? N’est-ce pas la guerre dépouillée de ses ornements et rendue à sa fonction de leçon sacrificielle ? Car il se trouve aussi que ces questions se sont trouvées renforcées par une autre : à quel embarras auront répondu le long silence, puis la retenue des commentateurs, sans parler des responsables politiques après cet « incident » d’un genre particulier ? J’ai pensé que, le mécanisme psychologique s’ajoutant au calcul politico-diplomatique, ce qui avait fonctionné dans ce quasi non-dit relevait tout simplement du déni. Le déni d’une réalité la montre tout en la cachant ; il en éclaire l’obscurité par une sorte d’obscurité renforcée.

Cette réflexion m’a d’abord ramené en arrière : à la dernière guerre et l’immédiate après-guerre. Le déni de la « solution finale » – comme je devais m’en rendre compte après coup – aura joué un rôle essentiel dans la véritable étendue du crime. L’accompagnant et, pour ainsi dire, le prolongeant, le silence n’a fait que confirmer le statut de ce qui appartient à l’innommable. Car il faut le dire et le redire ! au-delà même de ceux qui retenaient l’information, le monde savait à quel traitement étaient promise la population juive. La découverte des « camps de la mort » ne fît que lever le voile qui dissimulait une vérité déjà connue et même, pourrait-on dire, connue depuis toujours. Ce déni montre le crime dans sa véritable extension. Car, sous le déni, une autre réalité se révèle : l’abomination de la « solution finale » satisfaisait en sous-main un monde pulsionnel assez vaste pour que beaucoup y trouvent la plus ténébreuse des satisfactions. Voilà ce que disait le déni ! que la respectable culture allemande (sa philosophie comme son romantisme) ait retrouvé sous le crime les éléments enfouis de sa propre « part maudite »(6) n’aura pas empêché qu’une large partie de l’Europe – et singulièrement de la France bien équipée en matière d’anti sémitisme – y voie l’implacable retour du « châtiment des autres », cette partie gangrénée de soi qu’il faut bien sacrifier à sa propre rédemption. Les élites comme le peuple ne savent-ils pas ce qu’il en coûte d’être à la hauteur de leurs rêves ? Massacre des serpents sortis de son sein comme les restes d’une animalité peu flatteuse, n’est-ce pas la tâche répétitive d’une cité humaine en mal d’humanisation ? Car il n’est pas dit que s’épurer soi-même soit si simple ! On aura beau se réjouir que le peuple allemand – aiguillonné par ses historiens – ait fait, après le crime, un travail de conscientisation supposé valoir pour tout le monde, nous savons aujourd’hui que les tentacules psychologiques d’un « crime contre l’humanité » sont aussi multiples que souterraines, et organiquement mêlées aux racines de ce qu’on appelle « l’identité »(7). Nous-mêmes, Français, héritiers de la Révolution que nous savons, ne sommes-nous pas liés aux effroyables excès des liquidations qui firent le lit sanglant de nos valeurs républicaines ? Au risque de rapprocher des faits à bien des égards différents, il importe sans doute de souligner à quel point l’horreur satisfait, jusqu’au coeur du déni, l’inavouable désir de faire payer à d’autres le prix de notre origine et de sa pureté retrouvée.

Sur cette ligne, j’en arrive à me demander si Israël (comme tant d’autres nations !) pourrait survivre à une paix qui mettrait le pays devant ses contradictions les plus intimes. Car quelle identité peut-elle exister durablement dans un patchwork à la fois si riche et si fragile, si ce n’est celle qui se nourrit – comme le dit si bien notre Marseillaise – de l’épanchement d’un « sang impur » ? Ce nécessaire « sacrifice humain » ne peut être dit comme tel, mais il semble bien confusément reconnu pour ce qu’il est, dès lors que sa répétition interminable est acceptée par tout le monde. Tout se passe en effet comme si, quelque condamnation officielle qu’on en fasse depuis si longtemps, il fallait en passer par là comme par une origine toujours à refaire. Le sacrifice humain remet du sang dans le circuit. Qu’on le justifie par l’exigence toujours répétée d’auto protection ne change rien à l’affaire : une société dont la fondation politique laisse planer le moindre doute a besoin non seulement d’un ennemi commun mais d’un ennemi quasi personnel : la victime plus ou moins fraternelle dont chacun peut se défaire comme de son ombre dans le feu du sacrifice. Et c’est ainsi que le travail des snipers répond à la nécessité non dite de donner la mort à autant de « chacun des autres » que l’exige en fin de compte le grand symbole sacrificiel. Dans une époque où les guerres ne semblent faire de victimes que confondues par leur masse avec l’ensemble des ruines, le sacrifice revient ainsi… « par la bande ». Il arrive un moment où les bourreaux doivent pouvoir se regarder – fût-ce à bonne distance – dans les yeux de ceux qu’ils tuent. Les guerres sont émaillées de ces confrontations effroyablement « plus humaines ».

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Cependant le « sacrifice humain » peut prendre, on le sait, de tout autres proportions. Son caractère innommable ne l’en prédestine pas moins à la dénégation voire au déni.

Les sacrifices d’Hiroschima et de Nagasaki n’ont-ils pas disparu devant la victoire finale comme la Croix du Crucifié sous le dôme doré d’une basilique triomphante ? On a justifié le crime atomique en parlant d’un message adressé à l’URSS. Cette rationalisation n’a pas effacé la monstruosité d’une action qui a fait de la guerre une apocalypse sans nom. Les victimes n’auront sans doute été que celles d’un sacrifice où le sadisme ordinaire s’est offert la chance d’une sublimation métaphysique. La matière et ses atomes retournés contre l’homme, n’est-ce pas le rêve démiurgique d’une transmutation : la dimension mortifère se perd dans la flambée surnaturelle d’une vie projetée au-dessus du monde sous la forme d’un nébuleux champignon – ou Dieu-fantôme ! La victoire de la science sert ici, qu’on l’ait voulu ou non, la diabolique richesse d’un inconscient collectif, religieux jusque dans sa visée alchimique. C’est que l’humanité reste en quête du sacrifice qui – reprenant à sa façon le châtiment premier (l’exclusion du Paradis) – la fonderait enfin, ainsi nettoyée de sa faute originelle.

A travers l’image élargie de la « solution atomique » on voit ainsi « le sacrifice humain » dans sa perfection de crime non seulement total mais rituel. Sa folie n’est d’ailleurs que l’épanouissement d’une rationalité dûment reconnue et dont la fleur voile un instant – un instant interminable – le soleil même de la vie. On est loin du bricolage pseudo-industriel de la « solution finale ». On est loin du tir au pigeon dans la bande de Gaza. Cependant, comme à Hiroschima et Nagasaki, les victimes des Camps et celles de Gaza sont vitre escamotées, telles les images d’un mauvais rêve. C’est dire si leur signification nous parle !

Je me souviens qu’à la fin de la dernière guerre les déportés revenus de « là-bas » eurent tôt fait de disparaître à notre vue malgré les rayures de leurs costumes. On ne voulait pas les voir. Ils faisaient peur. Car ils étaient non seulement nos blessures mais les mains multiples du malheur qui les avaient réduits à n’être plus que des ombres. Chez nous aussi l’idée d’une purification par les sacrifices (des Juifs, des Tziganes, des homosexuels, des communistes, des résistants…) avait eu son heure, et même davantage. En rendant invisibles les victimes, il s’agissait de dissiper les haines où avaient mûri les crimes supposés rédempteurs. Haine des autres, haine de soi à ce point mêlées que le sacrifice des victimes s’y déclassait en règlements de comptes, voire – sans qu’on osât le dire – en désordres dont les responsabilités ne pouvaient qu’être partagées. La dimension religieuse des sacrifices humains ainsi évacuée, la guerre redevenait ce qu’il fallait qu’elle fût : un conflit, dont, comme « la grande, celle de 14-18 », on démêlerait les causes. Par pertes et profits on passerait les bavures, voire, comme il serait dit plus tard, les « détails »… tout ce qui, précisément dans la guerre, excède la guerre et relève d’une folie autrement significative.

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Revenir en arrière du côté de l’histoire pour souligner ce que sa force explicative risque d’évacuer peu à peu de la réalité ne peut que nous inviter à regarder le présent à travers les dénis qui s’y fabriquent. Ainsi les violences d’aujourd’hui recouvrent-elles des non-dits et des impensés qui traversent les générations. La « radicalisation » a des causes plus ou moins immédiates mais des origines et des buts qui, d’une certaine façon, la dépassent. Elle s’alimente de tout ce qui, dans le monde, ressortit à une incertitude identitaire quasi constitutive de l’être humain, et tout autant de ses sociétés. Qu’il soit explicitement religieux ou non, le sacrifice de l’autre – et souvent de soi – est appelé à la rescousse de l’homme égaré. Un déficit originaire poursuit l’homme « cet animal dénaturé »(8). Si l’éducation, trop vite aspirée par l’idée néo-religieuse d’une science salvatrice, ne prend pas en compte cette nécessité de ré-originer l’homme dans une meilleure « connaissance de soi », l’ignorance organisée des pulsions à l’oeuvre conduit inexorablement à ces traitements magiques de la guerre sacrificielle. En même temps, faut-il rappeler que la paix – dont l’Europe se glorifie un peu vite – n’assure pas par elle-même la prise de conscience et la culture d’humanité dont relève la terre assez ingrate de l’homme. Quant à l’économie, si importante soit-elle, elle ne comble pas le vide. Humaniser l’homme n’est pas davantage une affaire technologique. Ne s’en remettre ni aux dieux, ni aux robots pourrait bien être l’urgence. Et c’est à quoi nous invite, me semble-t-il, la tentation d’éliminer la violence comme une sorte de phénomène parasitaire, alors qu’elle fait partie intégrante d’une maladie qui nous est pour ainsi dire congénitale. Il faut inlassablement soigner le mal « à sa racine », c’est à dire aussi en s’attaquant au déni qui y participe. Nous ne pouvons fermer les yeux sur notre complicité avec les sacrificateurs, fussent-ils, comme on les voit, enveloppés des chasubles de la justice, voire, comme autrefois, de la charité. Il s’agit donc bien d’en finir avec la vision d’un progrès aussi factice et improductif que l’injonction morale usée jusqu’à la corde. Comme l’Oedipe de Thèbes, il nous faut d’abord nous regarder en face, suivant en cela les conseils du vieux devin Tirésias. Ce ne sont pas les merveilles où nous fait entrer la connaissance de l’appareil cérébral qui nous épargneront d’apprendre à en faire un meilleur usage, par-delà les ruses de l’auto satisfaction et du déni. Alors peut-être saurons-nous nous passer des sacrifices humains sur lesquels notre humanité tente si odieusement de fonder son être fragile. Seule l’éducation – une éducation rebâtie sur le soin de l’humanité elle-même – peut nous permettre de remettre à leur place les fantômes dont nous espérons nous débarrasser en les sacrifiant à travers d’autres hommes.

*

Alors que « la montée des périls » laisse entrevoir, au milieu des violences les plus ordinaires, les visages de tant de victimes sacrifiées aux dieux du non-dit, n’est-il pas temps d’en finir avec l’aliénation du déni et ses cauchemars enveloppés de douceur ?

Il est trop facile d’accuser l’infantilisme des tueurs. Notre haine de l’autre a de si profondes racines en nous qu’elle ne nous sert qu’à dissimuler son objet : c’est nous que dévore l’insatisfaction de n’être que ce que nous sommes. Des romantismes, usés jusqu’à montrer leurs grosses ficelles, nous prennent chaque jour dans leurs filets. Ils viennent de tous ces prêtres attelés à nous sauver du pêché dont ils nous accablent en nous révélant à tous les coins de rue notre « manque ». Une consommation de compléments et de substituts tout aussi moraux que faussement pratico-pratiques nous prend en charge, et c’est de ce nourrissage ajouté que nous apprenons ce qui nous faisait défaut depuis toujours, depuis le Paradis perdu ! Il n’y a certes pas lieu de cultiver l’arrogance des vainqueurs dans un monde où les conquêtes se font trop souvent contre la nature et contre l’homme. Le culte des héros dont la légende dorée fait rêver les peuples nous trompe tout autant que celui des saints, élevés toujours plus haut qu’ils ne l’auraient voulu. Assez de bruit autour des victoires, puisque ce que nous avons à gagner n’est pas tant un combat qu’un accord, une adhésion avec ce que nous sommes !

Il n’est pas vrai que la générosité procède d’un « dépassement de soi » ; elle se tisse avec l’égoïsme de bon aloi, dans sa rusticité. L’autodafé de nos mauvaises pensées a donné les résultats que l’on sait dans plusieurs confréries spécialisées. C’est que nos démons sont nos frères. La haine elle-même fait partie de notre condition, y compris chez les meilleurs d’entre nous. Et la bonté n’est qu’une haine retournée, lumière pleine de nuit ! Comme Rodin, arrachant à la pierre-mère le visage qui en est le sourire, il nous revient de rapporter la vie à la matière qui la porte et en constitue à chaque instant la force. La vérité de la matière humaine se retourne contre nous, si nous la déjugeons par nos prétentions. Notre salut est dans nos mains et il n’est pas vrai que les outils appartiennent aux sauveurs qui, pour notre bien, pensent à notre place. Le dessaisissement de soi aboutit à cette perte d’estime qui mène à la haine de l’autre. Et c’est ainsi que les sacrifices humains célébrent des servitudes qui s’ignorent elles-mêmes, emportées avec les victimes qui les recouvrent un instant du pauvre pouvoir qu’elles ont donné à leur sacrificateur.

Pour avoir vécu dans ma jeunesse au milieu des gens dits « de peu » ou même « de rien » – et en particulier pendant la guerre – j’ai vu que l’esprit, en tant que lumière éclairant le soi, y était souvent plus vif que chez les penseurs de service. La haine ordinaire se traitait à minima dans des querelles de clocher et, comme, pour le reste, il fallait bien se rendre service, en s’entraidant sans en faire un plat. La vraie vie n’est pas spectaculaire. L’amour des autres se glisse dans l’intérêt comme un ruisseau entre les branchages et les éboulements d’un vieux fossé. Il s’agit d’admettre que l’idéal est dans le ruisseau ; de se reconnaître à travers lui pour ce que les marchands de valeurs supérieures ne voient même pas dans l’eau trouble des petites espérances. Car ces visionnaires et autres assistants au grand coeur regardent trop haut et trop loin.

Pour les gens dont je parle, les nobles figures qu’on leur donnait à voir en compensation du malheur qu’étaient alors la Défaite et l’Occupation n’entamaient pas cette conscience de soi paysanne qui allie la modestie à la ruse. Les cérémonies guerrières qui appellent à mettre l’homme devant la mort hypostasiée les renvoyaient au spectacle religieux dont la vie s’accommodait comme de certains excès de la nature. Mais leur philosophie les tenait à l’intérieur d’une pensée plus proche du corps et de son destin connu. Ils savaient que la mort y avait sa place. A ce titre, l’idée qu’ils avaient de leur « soi caché » n’était pas aspirée par le sentiment d’une perte annoncée. Le gain et la perte allaient ensemble dans la vie. Le doute de soi n’avait pas lieu de se dramatiser en haine de soi. Alors on pouvait vivre à la frontière de la joie et de la peine selon un ordre humain que le divin ne bousculait pas outre mesure…

Une certaine leçon de la Grèce antique mériterait d’être réentendue par ces temps sombres où les machines s’emballent jusqu’à nous faire confondre leur pouvoir avec cette frêle sagesse, ironique et tendre dont nous avons besoin.

***


(1) Lucrèce, De natura rerum – trad. André Lefèvre – Société d’éditions littéraires – Paris 1889.
(2) Cf. Christian David L’état amoureux – Payot 2001.
(3) Le cri de ralliement franquiste pendant la guerre d’Espagne.
(4) Les études sur le comportement des marines américains durant la guerre de Corée ont montré cette « fragilité » des héros.
(5) Bien qu’il ne soit pat un « fou de Dieu » radicalisé, on pense à Charles Péguy et à son désir de dépassement auto-sacrificiel.
(6) Pour reprendre l’expression de Georges Bataille.
(7) Le retour des fascismes voire des nazismes et autres radicalismes ne le montre-t-il pas assez ?
(8) Pour reprendre l’expression du romancier Vercors.

Jean-Pierre Bigeault
Juillet 2018

De « La Marseillaise »

Pour faire suite à la décision du Ministre de l’Education nationale

La Marseillaise revient à l’Ecole avec son « sang impur » dont il faut « abreuver nos sillons ». L’hymne national, cette potion magique, qui communique à nos foot-ballers l’énergie de la victoire, n’y va pas par quatre chemins : c’est en raison de son « impureté » que l’ennemi doit être saigné comme un cochon. Cette radicalisation mise en musique pourrait-elle être interrogée ? Est-il nécessaire de justifier la nécessité de nous défendre par la disqualification ontologique de l’adversaire ? Restons-nous à ce point coupables de tuer celui qui nous attaque qu’il nous faille l’accuser de ne pas être un homme comme nous-mêmes ? Ces questions mériteraient d’être posées, alors précisément que notre impureté d’occidentaux plus ou moins chrétiens sert de prétexte aux assassinats que l’on sait. Quelle « instruction civique », et même quel patriotisme peuvent-ils aujourd’hui continuer de se référer à un texte qui fait fi des évolutions de notre pensée sur l’homme ?

S’il est impossible aux yeux de certains de réécrire notre hymne national, comment nos professeurs des écoles pourront-ils assumer tranquillement que les mots trahissent à ce point les valeurs que nous défendons – celles-là même que nous opposons à ceux qui nous assassinent au prétexte que nous sommes « impurs » ?

Ou faut-il penser que nos valeurs ne sont que des voeux pieux et que « la montée des périls » justifie le mot célèbre : « au feu le vernis craque ! ».

Qu’il faille s’occuper de transformer des enfants en citoyens capables, une fois qu’ils seront adultes, de défendre la République inviterait davantage à repenser l’Ecole comme un lieu où les élèves apprendraient non seulement à « vivre ensemble » mais à prendre et soutenir des responsabilités dignes de ce nom ; et cela bien sûr sans attendre qu’un vague service civique n’en rattrape, on ne sait trop comment, la criante insuffisance !

Jean-Pierre Bigeault,
Juillet 2018

Des oiseaux

La forêt normande où nous allions depuis quelques générations se vide peu à peu de ses musiciens attitrés. Les arbres perdent leurs chantres. La cathédrale végétale qu’évoquait Chateaubriand devient un monument muet. Nous y marchons toujours. Mais quelle solitude que celle de l’homme, quand peu à peu le monde vivant se retire !

Tant il est vrai que les oiseaux veillaient sur nous. Ils nous gardaient avec le ciel dans cette sorte de transparence spirituelle qui nous rendait plus proches ceux que nous appelions « les anges ». Cela bien sûr remontait de loin : le temps de notre enfance, retrouvant ses ailes, nous revenait. Nous volions comme aucun avion. D’abord parce que les oiseaux sont faits de chair et n’en dessinent pas moins avec leurs corps des figures de liberté. Leur légèreté vivante nous rend familière la possibilité de l’âme. Mais c’est aussi l’âme agrandie d’un vol qui en inspire beaucoup d’autres. Notre individualité trompeuse est aspirée par la nuée de ces chanteurs célébrant le jour. Un peuple fraternel m’appelle au loin. Que ce petit « moi » perdu de l’homme, oisillon tombé du nid, se raccroche au ciel, si la terre lui est hostile !

Et en effet nous marchions dans la forêt comme si c’était le ciel et la nuit même de ce ciel, et tout cela empli d’étoiles sonores, qui nous rattachaient à notre vie plus large. Promesse que connaissaient aussi bien ceux qui, dans le désert, approchent la musicalité cosmique, telle qu’elle leur semble les mettre au diapason de l’univers. Car oui ! les oiseaux sont des prophètes. Ils annoncent le temps transfiguré de l’espace, et, s’adressant au plus intime – à l’inaccessible identité du vivant – ils nous dévoilent le mouvement de l’être, ce vol par qui nos pensées mêmes, survolant pour ainsi dire notre corps, nous associent à un corps beaucoup plus grand qui pourrait être l’air, ou cette matière plus rare que nous appelons l’esprit.

Mais l’oiseau, le merle qui vient en plein Paris se poser devant notre fenêtre ? Je crois qu’il nous invite à nous saisir d’une espérance plus humble. Ni la gloire du Panthéon tout proche, ni celle des monuments qui l’entourent, ne nous délivrent du sentiment que nous avons de notre fragilité. Notre corps ne pèse pas lourd devant les forces qui l’assiègent et notre esprit lui-même peut nous conduire à notre perte. N’est-ce pas ce qui arrive lorsque la rationalité – comme nous le voyons autour de nous – déploie les armes de sa folie et crée les engloutissements qui nous savons ? On nous a dit : le Monde et l’Homme seront sauvés par les chiffres (les bons chiffres), cette grande machine à broyer les oiseaux. Mais les oiseaux sont aussi les symboles qui, par-delà même la quantité de toute vie, nous assurent d’une qualité qui échappe aux mots pour la dire (sauf sans doute plus d’une fois en poésie) et aux objets promus de notre monde en forme de boutique.

Que les oiseaux gardent pour eux le secret d’une aventure dont personne n’a le fin mot ne les empêche pas de marquer le ciel du signe clair et obscur qui est celui du « passage », cette vérité imprenable de toute vie ! S’ils « ne sèment ni ne moissonnent », nous ne les prendrons pourtant pas pour ces joyeux utopistes d’un monde enfin purifié. C’est plutôt qu’ils nous invitent à regarder le monde à travers les yeux de notre premier regard fait de surprise et de crainte, comme tout aussi bien du désir d’entrer dans une vie plus vaste. Car notre enfance, en tant qu’elle s’y coulait, nous ouvrait le monde. Pour peu qu’on nous en ait appris le partage, ne nous revient-il par encore de sacrifier notre désir de puissance à la réalité dont, adultes, nous nous voulons les maîtres ? Car le bonheur n’est-il pas encore et toujours celui de la rencontre ? L’écologie n’est pas un arrangement technique avec ce que nous appelons la nature ; elle est aussi, comme le chant des oiseaux, le plaisir d’être au monde avec le monde. La morale même vient après. « Ils ne sèment ni ne moissonnent », ni ne prêchent. L’éducation devrait bien nous apprendre à garder de notre enfance et des oiseaux le meilleur de l’homme : aimer la vie là où la sensibilité et la pensée se soutiennent pour célébrer son miracle.

C’est donc bien de naître et de renaître qu’il s’agit, y compris sans doute dans le mourir. « Notre dieu inconnu » chante avec l’oiseau. Il se tient devant nous à la fenêtre du monde.

Jean-Pierre Bigeault
Avril 2018

Des Figures politiques… et de leur théâtre

Parmi les images qui constituent notre culture, celles que renvoient les Figures du monde politique semblent bien relever du bon vieux théâtre dont, en son temps, Antonin Artaud fit le procès1. Il n’est, pour s’en convaincre, que de revoir le spectacle tristement célèbre des Primaires (élection présidentielles 2017), théâtre usé jusqu’à la corde où se sont d’ailleurs pendus les principaux partis politiques alors en lice.

A ce désastre, un certain nombre d’initiatives ont tenté d’opposer le renouveau d’une mise en scène où la magie ré enchante le jeu des Figures. Ainsi, « Nuit debout », sans parler des Zadistes et autres combattants des marges, ont-ils développé l’idée, voire la mise en place, d’un contre-théâtre politique. Tantôt idéalisées, tantôt traînées dans la boue (au prétexte de déconstruction idéologique ou de simple rêverie), ces tentatives d’échappée libre n’ont pas eu l’effet escompté. Le théâtre nouveau s’en est allé par les chemins de ce qui aura été en politique une sorte d’école buissonnière. En attendant son retour, le peuple s’est réfugié dans le spectacle à bon compte de ses propres excitations, aussi passagères que justifiées, puisqu’il s’est trouvé assez de malheurs pour en alimenter la force.

Enfin, sous l’effet d’une poussée plus liée à sa jeunesse qu’à sa véritable nouveauté, un homme s’est hissé sur la scène et il a déclaré qu’il fallait remplacer les vieilles Figures par des visages, des visages nouveaux. On dut aller chercher ces « innocents », purs de tous les ordinaires compromis du Système, dans le peuple lui-même, appelé « Société civile ».

Ainsi changea-t-on le décor. Mais bientôt, l’argument de la pièce le remit à sa juste place : « l’économie de marché » tenait encore et toujours le haut du pavé. De cette déjà vieille lune, la lumière chargée d’ombre marqua les fronts frais de sa duplicité antique. Qu’on le voulût ou non, les vieilles Figures reprenaient du service ! Certes, qu’il s’agisse du commerce international ou du développement des technologies, l’idée fut d’y aller franchement, et même joyeusement. Il fallait avoir foi dans la vie. Il fallait croire dans la réussite, non seulement « professionnelle », mais « sociale ». Et comme la Politique devenait elle-même un art, n’y avait-il pas une esthétique du succès ? On convoqua la Poésie pour saluer les héros d’un Panthéon nouveau (cf. mon billet « Des héros »). Et c’est alors que le spectacle s’aventura sans le savoir vers les limites d’un théâtre tel que celui qu’Antonin Artaud compare à la Peste. On vit alors se dessiner les nouvelles vraies Figures d’un spectacle dont s’entrouvrait la place dans l’inconscient politique des citoyens. Ainsi, la mort devait mener le bal de cette foi dans la vie et ses richesses, lorsque s’ébranla le cortège funèbre en l’honneur des héros. Célébration du succès et funérailles (religieuses) marchèrent d’un pas égal sur le chemin érotico-mystique du Salut. Qu’un peuple s’y retrouve montre bien que l’opération néo-théâtrale touchait au cœur politique d’un corps collectif, orphelin depuis trop longtemps. L’héroïsme des vainqueurs morts ne parle-t-il pas à tous de cette gloire retrouvée parmi les décombres d’une vie fastueuse et triste, une vie de fantômes comme on les aime ?

Mais ce n’est là qu’un bout du chemin. On est encore bien loin, il faut le dire, de ce qu’Artaud appelle « le spectacle intégral ». Les Figures n’ont fait que se déplacer sur des héros dont la substance à proprement parler politique reste évanescente. Le vrai changement serait que « les nouveaux visages » de la République se fassent eux-mêmes les Figures mélangées de la Vie et de la Mort telles que les contient déjà, confuses et insaisissables, la réalité vraiment vécue par les citoyens. Et, n’est-ce pas cette « vérité crue » de la Peste dont Antonin Artaud voulait que s’inspire le Nouveau théâtre ?

Que le peuple ait en effet besoin d’assister – voire de participer physiquement – à ce qu’Artaud appelle « la surchauffe des symboles », l’histoire nous l’apprend. Fondée sur la Révolution que nous savons, la République elle-même ne s’est-elle pas forgée dans une fusion exemplaire ? Et n’est-ce pas où nous voyons les limites du théâtre démocratique, après que l’ordre s’est substitué au désordre ? On dirait que les rois, encore parés de leur folle espièglerie, manquent à la République aux corruptions tristes. A défaut, n’a-t-on pas vu les peuples de l’Europe se livrer à des guides providentiels qui ne furent que des monstres ? Et cette Peste bien réelle ne revient-elle pas doucement dans un monde qui nourrit sa barbarie de celle des « autres » ? Le retour de la Morale, avec ses procès, l’identification du Mal à des démons (ces étrangers que sont les « autres », tous les « autres » !), servent le refoulement d’un peuple aux abois. Et il n’est pas jusqu’au dernier modèle de « salut publique » – celui que nous promet « l’économie de marché » – qui ne mobilise, au nom même de la concurrence, les pulsions d’une agressivité élevée depuis l’école au rang que l’on sait. Mais l’art lui-même n’a-t-il pas sa cruauté ? Une petite peste – une peste en tout cas qui ne dit pas son nom – prend ainsi prétexte du fameux « struggle for life » pour armer le citoyen et l’envoyer se battre sur un front bleu horizon. Mais la vraie Peste – celle qui, selon Artaud, fonctionne « comme un exorcisme total qui presse l’âme et la pousse à bout »2 – manque à l’appel. Renvoyé à l’espoir truqué d’un rêve collectif de grandeur, le peuple endormi ne prend pas la mesure de la haine qui, nourrie de celle des barbares (ses agresseurs), monte en lui comme une vague. Ses propres forces, absorbées par le refoulement, se retournent contre lui, sous la forme d’une passivité qui sent la dépression. C’est où la République en danger devrait pouvoir se tourner vers ceux qui en sont les Figures pour leur demander précisément d’en exorciser les démons.

On peut rêver. On peut imaginer que les Figures s’ouvrent à nous sur la scène du théâtre exorciste dont nous avons besoin. D’autant que le mélange d’agressivité et d’inertie qui caractérise aujourd’hui l’état du peuple n’est pas sans rappeler l’époque même (1932-1938) où Antonin Artaud écrivait « Le Théâtre et son double ». La « montée des périls » (pour reprendre le nom qui fut donné à ces temps-là) ne procède pas seulement des crises qui affectent globalement le monde, voire l’Europe en particulier (où se redessinent les Figures des monstres), elle vient aussi des troupeaux assujettis à la consommation forcée et l’idolâtrie qui, religieuse ou non, creuse le lit de la « servitude volontaire ». Ces forces dévoyées ignorent l’énergie qui les alimente et qui, liée à la Vie, se retourne contre elle sous la forme d’un déni dont le phénomène appelé « radicalisation » illustre la dimension maléfique.

C’est bien là où se pose la question d’un théâtre politique tel que les Figures qui s’y donnent en représentation dévoilent au peuple la violence intime qui l’habite. Car la hantise de la peste ne protège pas de la Peste ! Faut-il encore la voir en face, tel qu’autrefois Œdipe et telle qu’Œdipe la fit voir à son peuple.

Qu’on imagine alors qu’à la place des élégants discours sur l’économie et ses promesses les acteurs de notre nouveau théâtre politique s’expriment « par signes, par gestes et attitudes ayant une valeur idéographique tels qu’ils existent dans certaines pantomimes non perverties »3. Nos « athlètes » – pour les appeler comme le fait Artaud – donneraient à leur jeu le « souffle » affectif qui permet de « rejoindre les passions par leurs forces, au lieu de les considérer comme des abstractions pures ».4 Ce spectacle de la réalité, bénéficiant de l’alchimie du jeu théâtral, aurait le pouvoir de guérison d’une cure de vérité, au même titre que, pour une part (et dans les meilleurs des cas), les fictions cinématographiques ou vidéo-ludiques dont on sait déjà l’importance pour la santé publique. Pour cela, les Figures pousseraient la vérité de leurs visages et de leurs corps jusqu’à en faire « la face solidifiée… d’un désordre qui, sur d’autres plans, équivaut aux luttes, aux catastrophes et aux débâcles, que nous apportent les évènements ».5 Ainsi verrait-on l’élite républicaine se hisser au-dessus des médiocrités anesthésiantes de la communication. Par des gestes et des bruits qui renverraient la Parole aux arrières pensées qui en font la force, la nouvelle classe politique serait le peuple lui-même délivré de son aveuglement et projeté sur l’écran du monde tel qu’il est dans a poésie et sa cruauté. Alors, reprenant les rôles et les manières des anciens dieux, nos élus pourraient faire sortir de leurs caches les énergies plus ou moins féroces d’une humanité guère plus archaïque que la vie. Au lieu de ces taquineries de cour de récréation dont l’Assemblée nationale nous offre les pauvres images, l’arène du nouveau théâtre politique ferait exploser sous nos yeux agrandis les bombes et autres grenades pulsionnelles dont nos représentants sont porteurs, non seulement au nom du peuple mais comme, et pour le peuple lui-même. L’Education nationale trouverait là son apothéose. Enfin, par-delà les leçons de notre histoire, l’histoire en marche dans les galeries de sa mine et dans le cœur de chacun serait exposée aux regards.

Jupiter mis à nu, la République en finirait avec son rêve présidentiel de « premier communiant surdoué ». Car le génie divin est une soupe d’étoiles, et le pouvoir a des dents. Les bouches sont des mâchoires, fussent-elles attachées aux flûtes et leur enchantement. On pourra dire : « nos héros sont des bêtes comme nous, en plus chanceuses, la belle affaire ! des mortels selon la vieille expression, et qui s’habillent, au besoin, de bubons pesteux pour danser la carmagnole ! » On aura peur et on rira. La déconfiture des rois reste au menu républicain. D’où le plaisir de voir les Figures mordre la poussière. L’enfer est si proche du paradis que les innocents de « la société civile » ne sauraient continuer de prêcher l’espérance qu’en révélant l’angoisse qui en porte l’élan. Ainsi tiraillées entre la conquête et la perte, les Figures seraient celles (reprises encore une fois de l’ancien temps) que les dieux renvoyaient à l’homme dans un vaste miroir. A ce titre, les fautes supposées contre exemplaires d’un ministre addict au sexe et à l’argent, ou d’un autre irrésistiblement attiré par les paradis fiscaux, ou d’un troisième jouant rustiquement les Ulysse d’une Pénélope besogneuse, ne seraient que les esquisses d’une tragi-comédie mieux partagée. De ce théâtre d’ombres ayant fait un théâtre de lumière, on verrait la République pour ce qu’elle est dans sa vérité déshabillée, sa viande de pauvre âme. La beauté des infirmes (ceux qu’on appelle aujourd’hui « handicapés ») comme celle des âpres paysages, nous rendrait l’idéalité humble de ceux qui grimpent dans la montagne. Une fois les beaux discours renvoyés au fond des gorges, les vociférations de nos lutteurs auraient l’accent des prophètes. La haine ordinaire des adversaires politiques (comme d’ailleurs celle des alliés) cèderait la place au corps-à-corps des chevaliers de la rude aventure.

Ainsi verrait-on, comme dans les sculptures du grand Rodin, la matière brute d’où émerge la forme idéale quand, par la grâce de l’inspiration, elle échappe à la pesanteur du monde. La République, comme l’homme et son humanité fragile, n’est-elle pas une sculpture durement arrachée à la sauvagerie qui en reste la base ? Les Figures d’un tel théâtre en ayant fini avec le spectacle faussement mondain de leur petit commerce, le peuple verrait son destin tel que – et si possible avant que – la guerre qui rôde aux portes (comme la Peste au temps de Thèbes) lui en découvre la trame. Car c’est bien de la violence du monde et de celle de l’homme lui-même que l’homme doit prendre conscience pendant qu’il en est temps et là précisément où, intimement mélangée à la vie, cette violence l’aspire tel un rêve d’abord charmant6 et qui a si vite fait de tourner au cauchemar.

Pour avoir personnellement vu défiler sur la scène politique tant de fantoches gonflés de mots et d’ambitions enfantines, je me prends à espérer que les Figures du théâtre usé aillent au bout de leur supposé réalisme. Car le réalisme est toujours au-delà et en-deçà des représentations que nous en avons. S’il s’agit d’aider l’homme à être heureux autant que cela est possible, n’est-il pas criminel de lui laisser croire que le bonheur provient d’une certaine quantité d’actions, voire de pensées, dont procède le progrès, ce modèle culturel annoncé comme le messie ? La qualité de la vie n’est pas réductible à la quantité des moyens qu’on lui donne, trop souvent d’ailleurs pour échapper à sa réalité. N’est-il pas plus urgent de mettre l’homme devant cette réalité partagée que de lui faire miroiter les paradis d’une autre vie ? Les sauveurs professionnels ont fait leurs preuves : ils renvoient l’homme à l’impuissance et à la culpabilité. A cet égard, les Figures politiques ont pris depuis longtemps le relais des prêtres. Leur pouvoir se nourrit de l’idéalisme, cette machine ajoutée à l’homme et qui reste son dieu et son démon. Il est temps que nos « comédiens » jouent aux vrais hommes dans le vrai monde, sans tricher sur la matière dont ils sont faits et d’où ils ne s’élèvent qu’en s’appuyant sur elle. Qu’il s’agisse du sexe ou de l’argent, ou de la mort, voire de la pensée, ces éléments de réalité appartiennent à la complexité pulsionnelle de l’homme et leur rationalisation simplificatrice n’est qu’un leurre. Ces réalités sont des abîmes. La guerre des sexes, la guerre économique, les conflits intellectuels, nous donnent la mesure de ces abîmes. Et c’est à force de ne pas les voir venir sous chacun de nos pas qu’ils nous arrivent de face et nous abattent. Il revient donc aux Figures politiques de mettre en scène l’impossible de l’homme, sa contradiction radicale d’« animal dénaturé » (comme disait Vercors) et, s’agissant des possibles (y compris robots et camping martien), renvoyer le phénomène humain à ce qu’à l’aube des temps modernes, des gens comme Rabelais et Montaigne, retrouvaient dans la pensée antique, y compris le rire et les larmes. Les poisons d’un spiritualisme qui se nourrit aussi bien de la technologie d’un rêve trans et sur humain nous gonflent le corps et l’âme en ballons qui s’envolent et que, par l’effet même de la désillusion, de siècle en siècle nous demandons à la guerre de faire éclater.

Mais ne rêvons pas ! N’est-ce pas d’abord à chacun de réinventer son propre théâtre ? Car « la poésie qui n’est plus en nous et que nous ne parvenons plus à retrouver dans les choses, ressort tout à coup par le mauvais côté des choses ; et jamais on n’aura vu tant de crimes dont la bizarrerie gratuite ne s’explique que par notre impuissance à posséder la vie ».7

19 février 2018


1 Antonin Artaud, Œuvres complètes, IV, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1964, p. 17 : « Notre idée pétrifiée du théâtre rejoint notre idée pétrifiée d’une culture …où, de quelque côté qu’il se retourne, notre esprit ne rencontre plus que le vide… »
2 Antonin Artaud, ibidem, p. 33.
3 Antonin Artaud, ibidem, p. 48.
4 Antonin Artaud, ibidem, p. 157.
5 Antonin Artaud, ibidem, p. 31.
6 Cf. le succès des réussites royales et associées dont résonne Paris Match !
7 Antonin Aretaud, p. 13.

Des héros (suite)

Quand la « pauvre » famille de Johnny se dispute la dépouille du héros, des personnels de l’hôpital de Pontarlier où exerce en tant qu’infirmière, la mère de Maëlys (fillette assassinée cet été) offrent de leurs heures de travail pour permettre à leur collègue de prendre un congé et de se reconstruire.

L’argent ou le cœur, la bourse ou la vie, et même, le talent ou l’attention à l’autre ! Une société choisit ses héros et donc ses valeurs. Et si la République s’avisait qu’il y a quelque chose de pourri dans son royaume où la grandeur arrogante des « gagnants » désespère les gens dits « de rien » ?

Car les « gagnants » – dont on voudrait faire des modèles – n’apportent pas ce qu’on appelait autrefois « un supplément d’âme », ni – pour reprendre Sophocle cité par Ricoeur – une « timide espérance ».

Et faut-il ajouter que l’argent, qui confirme la réussite, a vite fait de révéler la plaie qu’il ne fait qu’ajouter à celle qu’il était censé guérir. On ne soigne le manque d’amour que par le soin de soi dans le soin qu’on porte à l’autre, et pourquoi parler d’éthique ou de charité, quand il s’agit de dépasser – difficilement il est vrai – l’égoïsme infantile de tant de pseudo héros ?

17 février 2018