Poétique pour l’éducation – J-P. Bigeault – 24 novembre 2017

Pour avoir écrit en 1978 un livre intitulé « l’illusion psychanalytique en éducation », je me suis trouvé pendant plusieurs années invité à participer au colloque officiel de l’Education nationale sur l’échec scolaire ! Or, comme vous le savez, ni ce colloque, ni bien sûr ma modeste participation n’auront permis d’apporter des réponses concrètes à ce problème, récurrent depuis la dernière guerre, soit donc plus de 70 ans !

Au jour d’aujourd’hui je pense que j’aurais dû refuser d’intervenir dans ce colloque en tant que psychanalyste. C’est au nom de la Poésie que j’aurais dû le faire, car si la Psychanalyse ne peut servir directement la cause de l’éducation, la Poésie quant à elle – selon moi – en est capable.

C’est d’ailleurs pourquoi en 2009, dans un livre intitulé précisément « Une poétique pour l’éducation » – De la psychopédagogie à l’art d’éduquer », j’ai rapporté l’histoire d’une institution que j’avais créée en 1956 pour aider des adolescents en rupture avec le système scolaire. Cette expérience qui s’est développée sur une vingtaine d’années m’a conduit à penser que l’éducation au sens large du mot et la pédagogie en particulier ne trouvent leur véritable force que si elles s’inventent dans ce qu’on pourrait appeler une « création commune ». Cette « création commune », je l’ai baptisée « Poétique », parce que je pense que la poésie procède d’une source vivante et d’un partage singulier avec le monde. J’entends par là que si la poésie provient d’une personne – ou, comme on dit, d’un sujet – ce qu’elle fait du langage en le forçant dans ses retranchements conventionnels est un objet qui déborde les mots, comme un paysage les éléments et la personne elle-même qui le composent. Il n’est pas jusqu’à la poésie la plus classique qui n’en témoigne à sa façon. Lorsque Racine dit :

« Le ciel n’est pas plus pur que le fond de mon cœur », l’idée qui s élargit avec l’image s’ouvre à tous par-delà l’implication personnelle du poète et cependant nous entendons sa voix à nulle autre pareille.

Avant d’exposer ce que j’appelle « Poétique de l’éducation » je veux dire encore que l’histoire présente me convainc de l’intérêt d’en parler.

Au moment en effet où l’Education nationale affiche son intention de réduire l’échec scolaire en réduisant le nombre d’élèves par classe, je crois qu’il faut dire que cette mesure quantitative en appelle en tout cas une autre – celle-là qualitative – et qui porte sue la pédagogie elle-même. J’ajoute que sur un plan plus largement éducatif la question tout aussi actuelle de l’autorité ne pourra être elle-même magiquement traitée par le retour à un modèle qui n’a sans doute jamais existé que dans l’imagination de quelques pères rédempteurs.

Et je veux dire en terminant cette introduction qu’une « poétique de l’éducation » capable de répondre aux exigences que pose le traitement de l’échec scolaire, permettrait aussi bien de réduire l’échec en amont – par-delà les pédocentrismes et autres pédagogismes souvent plus idéologiques que pragmatiques – si elle intervenait de façon plus large sur les actions de transmission des savoirs, et donc en priorité dans le cadre de l’école mais aussi dans celui de la famille.

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Je dois d’abord vous raconter comment la poésie a fait irruption dans ma toute première expérience pédagogique. Jeune professeur de lettres, je me trouvais en 6ème et en 5ème devant quelques élèves que l’expression française rebutait. Poursuivant alors de nouvelles études – en psychologie – je rencontrai le livre du psychanalyste suisse Charles Baudouin et j’y appris que les vieux mythes de la tradition gréco-romaine parlaient aux enfants mieux que tous les discours. Je me mis donc à inventer des sujets de narration qui reprenaient, peu ou prou, en les modernisant, des structures mythiques qui, si je puis dire, avaient fait leurs preuves. Conformément à mon attente, mes mauvais élèves se prirent au jeu. Et je compris bientôt que si l’inconscient de mes élèves y trouvait son compte, le statut poétique de ces mythes, plus ou moins délivrés de la réalité immédiate, les enchantait. Du reste les mêmes mauvais élèves pouvaient aimer Apollinaire et Max Jacob. De là je compris que nous devions donner aux textes, qu’ils fussent à lire ou à écrire, la capacité de s’offrir à un intérêt qui dépassait l’école. Les tissus dont ils étaient faits (car n’est-ce pas le sens du mot « texte » ?) devaient pouvoir se prêter à des opérations de découpage et d’enveloppement, telles que mes élèves, en s’attachant à leur matière, puissent aussi bien s’en rendre maîtres, que les suivre où ils les conduisaient, prenant des formes imprévues et presqu’inexplicablement familières.

Cette expérience m’en inspira une autre, alors que j’enseignais le latin en classe de seconde. La fameuse phrase dite « périodique » de Cicéron effrayait certains de mes jeunes latinistes. On s’appliqua, avant même de la comprendre, à la déclamer. Et une fois traduite, on poussa la plaisanterie irrespectueuse jusqu’à faire passer la pensée du maître-orateur par les fourches caudines d’une malheureuse histoire racontée dans un bistro. Catilina, l’escroc public rendu à sa banalité de filou, nous ne trahissions pas plus la majesté du discours cicéronien que Bossuet les cadavres des rois lorsqu’il rappelle que « le cœur de l’homme est creux et plein d’ordures ». Qu’un texte fût-il salué comme un modèle de notre classicisme – pût aussi descendre de sa hauteur pour remonter tel un tapage trop humain au sommet de sa construction musicale, n’était-ce pas le signe que nous renvoie la poésie elle-même lorsqu’elle fait tout avec si peu, voire lorsqu’elle brise les mots pour les rendre à la grâce qu’ils ont perdue ?

Par ces exemples vous voyez que ce que j’appelle « poétique » – pour désigner une pratique pédagogique – rejoint ce que fait le poète, lorsqu’il joue jusqu’à la désinvolture avec le discours convenu du monde, voire avec son amie intime : la langue. Car le langage, cet outil humain si merveilleux, n’est-il pas très vite une prison ? C’est aussi ce que pensent de l’école ces adolescents, voire ces enfants, qui s’y sentent enfermés derrière les barreaux d’un discours qui n’est pas le leur, ni même plus largement celui du monde dans lequel ils vivent. Telle est donc l’urgence poétique de la pédagogie : redonner la vie aux mots et aux choses dont ces mots semblent de pauvres masques. J’y reviendrai un peu plus loin.

En attendant, je reviens à cette poétique dont j’ai parlé plus haut et qui s’est élargie à cette institution rapidement évoquée. Après ce que je viens de dire de l’école, la question se pose : comment faire d’une institution autre chose qu’une institution instituée ? Comment faire que ceux pour qui elle est faite la produisent et qu’ainsi – pour faire le lien avec ce que je disais tout à l’heure – elle ne parle pas pour eux, à leur place ?

Il s’agissait d’un internat : cinquante adolescents et pré-adolescents venus de collèges et lycées et fichant le bazar, ou suicidaires, ou errants. Une douzaine d’adultes venus de tous les horizons, recrutés selon la richesse de leurs parcours humains (de guerre et d’après-guerre) et diplômés de quelque chose, mais surtout prêts à tout. Ce fut un poème épique ! Je veux dire par là que tout pouvait arriver et arriva – jusqu’à un incendie que je raconte dans un prochain livre et qui fut allumé par un élève en détresse. Mais aussi – sans doute plus créatif mais guère moins difficile – la réalisation d’un film où les généreux adultes que nous étions durent jouer le rôle de kapos dans un camp de concentration. Car c’est ainsi que nos élèves nous voyaient et voyaient en nous ceux dont ils avaient peur.

Au jour le jour la poétique se réalisait à la fois dans la pédagogie et dans l’éducation par la place de la parole. Qu’il s’agisse de la classe, de la chambre, de la salle à manger, du parc, ces espaces pouvaient être parlés et leur fonctionnement ainsi revisité, échapper à la pesanteur des modèles, à leur dissémination autant qu’à la fausse unité de leur assemblage apparent (lecture : « les grottes »)

Travail d’élucidation dans le respect des zones d’ombre, travail de remise en cause et d’accueil : on est là pour vivre avec ce qui est là et on le réinvente. Cela repose sur l’équipe des adultes et sa dynamique certainement originale en ce sens qu’elle ne procède par d’un savoir déclaré. Notre institution « psychopédagogique » peut toujours porter le nom d’une science qui reste à inventer, les psychopédagogues que nous sommes sont d’abord des personnes qui cherchent à faire de l’éducation à partir de ce qu’elles vivent. « Pour vivre ici » comme dit le poète Paul Eluard. En tant que professeurs et tout à la fois éducateurs (car nous partageons les soirées et les nuits auprès de nos élèves), nous nous occupons de tout. Ce que pourtant chacun sait de son expérience est confronté chaque jour à une réalité non sue.

Sous ce rapport j’appelle « poétique de l’éducation » ce qui ressortit pour les maîtres eux-mêmes à une forme d’apprentissage, ce qui ne signifie pas davantage que nous nous situions au même niveau que celui de nos élèves. Car c’est à nous que revient l’autorité de ceux qui, en dernier ressort, assurent la souple solidité du cadre.

Mais plutôt que de développer cet exemple, je dois vous dire que, mutatis mutandis, j’ai retrouvé une poétique institutionnelle de ce genre dans un cadre somme toute plus rigide que celui d’une école. Il s’agit d’un hôpital de jour pour adolescents créer et dirigé par mon ami le Docteur Raymond Cahn. En tant que responsable moi-même de la structure associative qui soutenait cette institution, j’y ai vu une équipe développer sur 20 ans une prise en charge à la fois thérapeutique et éducative (et même scolaire) qui aura elle-même été fondée sur la créativité collective.

Par ces exemples – et je pense aussi à des expériences qui, dans le cadre de l’Education nationale elle-même, ont ici et là fait leurs preuves – j’ai voulu souligner que l’éducation – fût-elle scolaire passe par la réalité des personnes comme non seulement son canal mais son levier. Le creuset de l’alchimiste éducatif ne permet la transmission des savoirs que selon l’implication des acteurs dans un mélange actif où les matières humaines se rencontrent et se conjuguent entre elles. Qu’on utilise tant qu’on voudra les ordinateurs pour faciliter certains apprentissages, ce qui relève à proprement parler de l’éducation n’y trouvera pas son compte. Les poètes – et j’en ai vu parmi les adolescents que j’évoquais tout à l’heure – vont à la langue comme à une source, et la question de l’irrigation ne se pose qu’après. Le professeur – et je revois et je ré entends ceux qui m’ont le plus apporté – nous prend sur son dos d’homme et il mélange ainsi dans son corps et sa posture, ce qu’il sait avec ce qu’il est, et avec nous, comme si c’était pour lui aussi la source où il nous conduit.

Mais, pour terminer, je voudrais m’attarder un instant sur certaines des raisons qui me paraissent constituer en profondeur la difficulté que nous avons d’accéder à cette poétique de l’éducation. Ces raisons sont pourtant celles qui nous invitent à y recourir.

Du côté de l’élève la curiosité de l’enfant n’est pas si homogène qu’on veut bien le dire. Elle est traversée par des peurs. La compulsion de répétition oppose une limite au goût de l’aventure. Les objets du savoir ont souvent l’air de fantômes, quand ils ne font pas penser à des vampires. Leur appréhension – au double sens de ce mot : s’approcher pour prendre et redouter – ne saurait toujours déboucher spontanément sur l’apprentissage. Il s’agit donc de dédramatiser la situation – et pour nous qui idéalisons le savoir, quelle découverte ! voilà qu’il nous faudrait revenir à cette attitude protectrice dont la dimension plus ou moins maternelle nous donne le sentiment de régresser. Et pourtant le jeu du poète n’est pas un enfantillage.

Et du côté du maître en effet les choses ne sont pas aussi claires qu’on veut bien le dire. Que le maître soit confronté ou non à la dérobade ou au refus de l’élève, sa position vis-à-vis du savoir mérite d’être interrogée. Si on a longtemps suspecté les conditions d’apprentissage que certains patrons réservaient à leurs apprentis, on a eu un peu vite fait de penser que les maîtres d’école – pour ne parler que d’eux – étaient innocents en la matière. Pourtant la simple observation de milieux intellectuels montre bien que l’affaire est plus compliquée. Bien des thésards que j’ai suivis en psychothérapie m’ont apporté là-dessus des témoignages édifiants. Le savoir qui donne un pouvoir n’est pas plus neutre pour celui qui le possède que pour celui qui est censé l’acquérir. Or le pouvoir du maître s’ajoutant à celui – fantasmatique – de l’objet-fantôme dont je parlais tout à l’heure le blocage de l’élève a tôt fait de se renforcer. Et pourtant « l’autorité » du maître ne saurait être escamotée au profit d’une fausse égalité entre l’élève et lui. C’est alors que tout se joue, tout peut se jouer dans l’aventure du partage : le maître n’est pas un livre, il invente à mesure, il redécouvre ce qu’il a appris et cette dynamique lui vient aussi, s’il y prend garde, du groupe même de la classe et – je le redis avec force ! – de l’équipe éducative, pourvu qu’elle se vive comme telle.

Ces dernières remarques laissent entrevoir en effet ce que peut être le cadre psychologique et psychosocial d’un acte éducatif et pédagogique. Qu’il s’agisse de l’élève ou du maître, le mouvement qui porte la transmission me semble devoir être celui d’une création commune. Je n’ai véritablement appris et je n’ai su enseigner la grammaire française que lorsque je l’ai redécouverte (quinze ans après l’avoir enregistrée) dans un livre intitulé « Grammaire psychologique » (Galichet) et quand donc, retrouvant pour moi-même cette fraîcheur de l’apprentissage, je me suis mis à mettre en scène avec mes élèves la danse des mots et ses figures. J’étais porté – il faut aussi le dire – par la fameuse école où tout cela nous arrivait.

Pour dire cette créativité pédagogique et éducative j’ai employé le mot « poétique » parce que la poésie va chercher les choses derrière les choses en s’en donnant la liberté. Et aussi, parce que le poète – en dépit de l’image qu’on se plaît, voire qu’il se plaît, à en donner – n’est pas seul. En tant qu’aventurier et découvreur, il appartient à la communauté des chercheurs d’or, son or étant le désir des hommes pour la parole, celle dont Homère dit qu’elle est faite de « mots ailés ». Il arrive qu’un maître semble se détacher de ce corps vivant des poètes. Mais en réalité c’est un peuple silencieux qui vit avec lui. Son narcissisme se fond dans l’espoir d’un objet partagé – l’objet humanisé que le mauvais élève n’aperçoit encore que dans sa haine ou sa mélancolie hargneuse. Et le maître, si souvent déprimé lui aussi, le déteste et l’aime. Au fond, je pense que l’éducateur, fût-il enseignant, n’a choisi ce métier que parce qu’il a un compte à régler avec le savoir. Faire de la transmission son travail, c’est, en s’identifiant à tel ou tel savoir, le jeter hors de soi tel un ami-ennemi qu’on offrirait à un dieu inconnu. Il y a une violence contre soi-même dans cette volonté d’accroître l’autre d’une partie de sa propre richesse, comme sans doute dans ces actes de charité dont profite, qu’on le veuille ou non, un certain ordre du monde. Une ambivalence rôde dans les couloirs. Comment la déjouer sinon en délivrant les savoirs des jeux de pouvoir auxquels ils se prêtent, et en se rapprochant soi-même – avec l’élève – de ce plaisir d’aller ensemble vers des objets inconnus, étoiles perdues à retrouver. Et n’est-ce pas le chemin du poète ? Retourner les forces négatives – comme je l’ai évoqué – fût-ce en satisfaisant transitoirement leur capacité de destruction, car les savoirs ne procèdent-ils pas eux-mêmes, comme le disait Bachelard, d’une forme de violence, n’est-ce pas aussi ce que fait le poète ?

Le poète, comme l’enfant, comme l’adolescent, se libère de ses propres jouets en retournant contre eux une partie de la colère que nourrit en lui sa dépendance, car savoir c’est aussi perdre le bénéfice de ce qui, dans le rêve, ressortit à l’innocence.

En terminant je voudrais battre en brèche l’idée que l’éducation serait l’arme d’une guerre contre la barbarie qu’on appelle ignorance ou pure et simple violence. Les savoirs accumulés dans la culture européenne du XXème siècle ont montré leur capacité à soutenir des projets stupides et cruels. Les figures de l’autorité utile sont plus souvent discrètes que celles qu’on brandit au-dessus de la mêlée comme des statues au front divin. Revisitons plutôt nos propres histoires.

L’éducation – celle qui nous a aidés à vivre la vie – y compris par les savoirs dont nous sommes les plus fiers – est une suite poétique souvent cachée dont nous savons que les pères et les mères plus ou moins symboliques qui nous l’ont donnée furent aussi nos frères et nos sœurs dans le partage, et sans que l’autorité s’y ordonnât selon celle des machines, nos nouveaux dieux.

24 novembre 2017, Intervention in Collectif Effraction,

Poètes des cinq continents, l’Harmattan, Jean-Pierre BIGEAULT

Le corps de l’artiste – J-P. Bigeault – 13 janvier 2016

I

INTRODUCTION

Nous sommes ici quelques poètes que l’idée d’effraction a réunis. Ce mot d’effraction qui désigne par exemple un bris de clôture dit bien que nous attendons de la poésie un mouvement libérateur et il en souligne la dimension physique. Certes les mots du poète, quand l’élan vocal tend lui-même à se libérer des clôtures de la langue, créent un nouvel espace mais la voix reste le corps et, à travers elle, c’est le corps tout entier qui se met en mouvement. L’effraction libératrice procède d’un corps qui reprend sa place dans la pensée, quand, détachée de lui, la pensée lui oppose une forme de clôture qui ne dit pas son nom.

Dans un moment comme le nôtre où les technologies confisquent la sensibilité aux dépens des corps plus ou moins assimilés à des machines, j’ai choisi d’apporter un témoignage personnel sur la place de mon propre corps dans les trois activités qui ont occupé ma vie – voire qui l’occupent toujours – la poésie, la pédagogie et la psychanalyse. Je pense en effet que nous avons tous, à un titre ou à un autre, des expériences qui nous impliquent physiquement dans des situations où nous devons exprimer notre présence au monde, notre présence aux autres, à travers un langage qui ne passe pas seulement par les mots et qui, de ce point de vue, bénéficie sans doute d’une plus grande proximité avec notre sensibilité, notre inconscient et notre histoire. Je vais donc parler dans ce sens-là du « corps de l’artiste » comme si, sous le rapport de l’implication physique, l’effraction créative s’enracinait pour chacun de nous dans un vécu à la fois précoce – je pense au début caché de notre vie, à la réalité prénatale elle-même du premier partage – et longuement enrichi par la suite par tout ce que nous appelons nos contacts, si furtifs et bien sûr si profonds soient-ils.

Partant ainsi de mon expérience personnelle pour ne pas dire intime, je me propose d’esquisser une figure du corps telle qu’elle est susceptible de se dessiner dans notre relation à ceux que nous avons envie d’aider à vivre – voire à être – relation et figure que nous avons tous déjà expérimentés tout au long de notre vie pour nous inventer nous-mêmes. Ainsi serais-je tenté de vous dire avant même d’attaquer mon sujet corporel : « Faites entrer les artistes ! » Car ces corps qui sont les nôtres sont à la fois – comme pour le peintre, le sculpteur, le musicien, le poète même – la source du geste et de la parole et déjà la matière de ces signes dont se construit l’œuvre. Notre désir particulier – et non limité à l’amitié ou à l’amour – sinon de créer l’autre, du moins de contribuer à sa propre création tire en effet doublement sa force de notre corps, puisque de cette relation créative le corps est à la fois la caisse de résonance et, aux deux bouts conscient et inconscient de notre moi, l’instrument plus ou moins discret mais essentiel. Confrontés à la matière humaine sur laquelle on peut dire alors que nous travaillons, ne découvrons-nous pas que cette matière, si psychique soit-elle, est inscrite non seulement dans le corps de l’autre mais aussi dans le nôtre, lui-même transformé si peu que ce soit par ce mélange d’accueil et de curiosité méfiante dont il est le creuset, dès lors que nous entreprenons d’importer l’autre dans notre monde interne ? Car n’est-ce pas alors que s’éveille ou se réveille en nous cette sensibilité profonde attachée à la découverte et à la connaissance progressive – et donc historique – de notre propre corps, livré pour ainsi dire à cette forme d’exégèse dont parle Nietzsche et qui fait accessoirement de l’autre le témoin plus ou moins philosophique de nos plaisirs et de nos déplaisirs les plus secrets ?

Cependant ce corps-là, dit de l’artiste, ainsi rappelé à l’intimité de son quant à soi et de son histoire, n’est pas qu’une enveloppe réceptive et protectrice activement maternelle. Il sort aussi bien de lui-même pour aller au devant de l’autre. Quelque réduite qu’elle soit à la parole et au silence, son action procède en effet en tout état de cause d’une présence aussi forte que celle d’un Van Gogh, si intensément engagé dans son œuvre que son corps y est tout entier. Car qui est là dans la matière et la composition des Mangeurs de pommes de terre ou des champs de blé d’Auvers-sur-Oise, sinon le peintre en chair et en os, le poète à l’oreille coupée dont la blessure nous ouvre, comme celle de Nietzsche, à la profondeur du monde ?

En d’autres termes, la double fonction du corps de l’artiste dans la situation créative qui seule ici nous intéresse, se révèle pour ce qu’elle est en regard d’un processus qui s’apparente davantage à la procréation qu’à la production. La symbolique sexuelle à laquelle ce corps-là nous renvoie y est aussi éclatante que, dans les œuvres y compris les plus apparemment dématérialisées, la mise en acte du désir de donner forme à l’informe.
Activité et passivité, extériorité et intériorité, masculin et féminin, paternel et maternel, peuvent en illustrer la richesse combinatoire. Le corps – pour le dire en un mot – tend à structurer la relation créative selon un modèle qui pourrait aussi bien relever d’une érotique de l’art ou, pour l’exprimer de façon plus littéraire, d’une poétique.

C’est donc pour donner du poids à cette hypothèse que j’ai choisi d’évoquer mon propre engagement physique en le rapportant aux trois champs de mon activité la plus intimement créative – champs qui auront été, d’abord successivement puis concomitamment, la poésie, la pédagogie et la psychanalyse. Et c’est dans la mesure où je pense que le corps de l’artiste n’est pas davantage séparable de son histoire qu’il ne l’est de l’ensemble des lieux et des situations qui sollicitent son engagement dans la vie, que je vais me référer à ce tryptique.
En peinture, l’unité d’un tableau en forme de tryptique est intimement liée à son cadre physique c’est-à-dire à l’articulation des trois panneaux porteurs de la même toile. Mais l’unité se lit aussi dans la peinture elle-même non seulement sous l’aspect de sa thématique mais sous celui de la technique picturale c’est-à-dire du langage du peintre.

Mon idée est donc d’aborder les trois volets de mon activité, comme s’ils s’éclairaient l’un l’autre à partir de cette articulation que constitue mon corps et jusqu’à un certain point sous l’aspect du langage commun voire de la thématique commune qui s’y trouvent à l’œuvre.

Pour tenter d’atteindre cet objet composite et pourtant unifié – qui, dans la ligne de Georg Groddeck, l’inventeur du « ça » freudien, semble bien relever d’une créativité comme celle qui relie l’art, la maladie et le symbole  – je vais rechercher, suivant en cela Baudelaire et son fameux poème « Correspondances », sur quels « vivants piliers » j’aurai construit cette maison où se fait l’alliance de la pensée et de la sensibilité, alliance sans laquelle nous serions bien incapables d’aller au devant du moindre sens, quelle que soit par ailleurs l’acuité de notre intelligence interprétative.
Car l’appareil à la fois récepteur et émetteur que constitue notre corps se construit lui-même, entre sensations et images, à travers des formes plus ou moins premières auxquelles nous revenons comme au berceau de notre parole.

Je vais donc évoquer des expériences, qui de l’enfance à aujourd’hui, sont évidemment des constructions sous lesquelles se cachent dans leur « obscure clarté » les traces mnésiques de ma propre fondation somato-psychique. Mais aussi bien notre voix et son double silencieux qui en fait résonner la profondeur ne s’élaborent-ils pas dans ces zones foncièrement poétiques ? Ne soyez donc pas surpris si je mélange non seulement mes champs d’activité mais les âges, les images… car le corps ne se tient debout que parce qu’il est un puits. Et au fond du puits je vois la lune qui nous fait un clin d’œil.
C’est que le soleil de la conscience s’efface dans ces régions au profit d’un astre plus ambigu et qui n’est pas le dernier à se moquer de nos divagations les plus rationnelles. Et ainsi voit-on, en écho à ce que disait Montaigne de l’amitié, que la vie se soutient de telles images qui ne sont entre les êtres que des mélanges dont la raison des rapports nous échappe et où le corps et l’âme « ne retrouvent plus les coutures qui les ont joints ».

II
J’ouvre donc le
LIVRE D’IMAGES

Pour y aller directement je dois d’abord vous parler d’un enfant dans sa maison. Cet enfant que j’étais et que je suis, après que tant de fois les cellules de son corps ont été renouvelées, est inscrit comme une lettre dans un mot encore et toujours imprononçable et pourtant encore et toujours balbutié dans une sorte de matin d’hiver où la maison ne s’éveille qu’au bruit du gel avec ses craquements espiègles et pourtant rigoureux. Où donc finit dans sa forme un corps qui commence ainsi ? Dans quelle sonorité métallique et assourdie d’une parole jetée dans le froid se voit-il aller, oiseau transi, déjà porté par son propre vol ? Entend-il au loin la chaste montée en puissance des parents qui l’ont fait et dont le pâle ronflement d’automobiles s’applique à blanchir avec le jour ? Ainsi voyez-vous d’où, depuis longtemps parti, je repars, griffonnant sur du papier un signe frêle, ouvrant la bouche à l’oreille de mon élève pour la faire fleurir d’un maigre savoir, me montrant me cacher à mon patient dans le silence ramassé de mon faux sommeil. Car je suis ce corps-là, perdu et retrouvé, dont j’use comme j’ai longtemps usé pour me faire un trou dans l’espace et le remplir. Mais cela ne s’est pas seulement fait dans la solitude de la chambre à moitié glacée.

Avant d’avoir un élève ou un patient je m’inventais une « petite sœur » que les parents n’arrivaient pas à fournir et qui descendait – certainement du ciel – par les routes transparentes de la campagne dans un tintement de verroterie. Ou, à défaut, l’oiseau de mon corps se dédoublait et, au bout d’une ligne que le jour avait tracée sur mon premier carnet quadrillé, il venait se poser sur ma langue comme une voyelle affectueuse. Ainsi quelquefois le patient se fraye un chemin jusqu’à l’indicible sous l’effort duquel mes lèvres se resserrent et il me fait enfin dire ce qui, glacialement, me mange. Le poème me monte d’un ventre où il est retenu depuis bien des séances avec le prisonnier que je garde – cet élève, ce patient, cette petite sœur non née – et cela se met à chanter sur la branche de ma bouche, on dirait un bel oiseau !

Mon bel oiseau ! Le corps sexualisé du poète n’est un secret pour personne. L’instituteur qui m’apprenait les Fables en me disant : « C’est pour le par cœur » savait bien que le par cœur n’est pas plus innocent que « le cul par-dessus tête » d’André Breton qui n’était pas né par hasard tout près de chez nous à Tinchebray, capitale de la quincaillerie. Car le « par-cœur » devrait s’appeler le « par-corps ». Mon père qui avait été quincailler avant de devenir apiculteur par amour du grec, avait fini par se cacher derrière un rideau d’arbres que les obus avaient épargnés. Il avait aimé les boulons et maintenant les bourdons lui parlaient. Avec les adolescents non pas tordus mais torsadés (c’est-à-dire en hélices ou en spirales) dont je devais m’occuper quinze ans plus tard (15 ans plus tard que mes 6 ans), le corps de l’artiste éducateur doit aussi bien tourner sur lui-même et vibrer de toutes ses ailes avant de se lancer au cou de la colonne hâtivement érigée dans le jardin de la fleur de l’âge. Que cela plaise ou ne plaise pas à l’Administration centrale, c’est une extase mais, rassurez-vous, à conduire poétiquement. La poésie de l’acte éducatif à la pulsion reconnaissante ! Le marbre dont est fait le désir du pédagogue est un jaillissement rustique avant le polissage ardent. La poésie du désir d’élever l’enfant jusqu’au sommet de l’adolescence suggère les mots qui en saluent le soulèvement hirsute. Mon corps est à l’unisson de cette jeune fureur qui n’en finira pas, espérons-le, de rouler sa vague jusqu’à l’horizon. Eduquer c’est faire sortir – fut-ce en ordre – les forces emprisonnées et si vite asservies du désir qui est au creux de la pensée. Et, par d’autres chemins, que fait le psychanalyste dont la juvénile résonance lui revient au corps, s’il n’est pas déjà momifié dans la haute image qu’il se fait de lui-même ?

Mais l’enfant dont je parlais a grandi. Il a 14 ans et il est pris dans les tenailles normandes de la guerre. Chacun son tour ! Sous les bombes et la mitraille il s’est roulé en boule dans un fossé contre un champ qui explose. Le corps à cet instant qui confine à l’éternité est une souche qu’un vent ensoleillé extirpe de la terre. Car d’un coup il a vieilli. Il a déjà sacrifié ses glorieuses jeunes branches pour au moins sauver ses racines. Il n’est plus qu’un amas de poussière et de cendres accroché à sa mémoire. Il ne tient qu’à son fil tout en s’enfouissant dans la glaise retournée comme une mère. C’est un vieillard revenu à l’enfance. L’histoire a été battue par la géographie. Je retourne à l’espace et ma conscience s’enroule autour de moi comme un chèvrefeuille. Puisse-t-elle me dissimuler aux yeux des mitrailleurs sans pour autant m’étouffer !
Il arrive ainsi que le poète, pilonné par la langue de ceux qui sont prêts à parler pour lui, s’écrase dans la boue des mots qui se refusent à naître et que sa parole s’enroule autour de lui et l’étrangle. C’est même la partie muette de son histoire. Il y a une guerre entre lui et la parole. Cette mort annoncée le poursuit au-delà même de ce qu’il arrive à dire. Dans le cas célèbre de Rimbaud, c’est après – après l’écriture – qu’elle l’a rejoint dans son fameux désert !
La mise à mort du pédagogue par ses élèves est une banalité qui, à elle seule justifierait qu’on le forme comme un soldat, un vrai « Dormeur du Val » précisément à la Rimbaud !
Le psychanalyste est une proie pour la Bête immonde. Le Minotaure est à ses trousses, dès qu’il a décidé de remonter le fil d’Ariane qui le conduit à l’inconscient. Son air de matador fait sourire les dieux grecs. La lacanie et les autres territoires sont des pistes d’atterrissage (et quelquefois de décollage) que les bombardiers de l’armée alliée prennent eux-mêmes pour des repaires de l’ennemi, alors qu’ils font partie de la famille. Ainsi le psychanalyste, quand il n’est pas la cible de son patient, est-il livré comme un enfant tout nu à ses proches – car il a des manières de donner la vie qui ne trompent pas : à force de faire le mort… n’est-il pas juste bon à devenir le cadavre qu’il est déjà ?
Dans son trou à rat d’herbe brûlée – comme souvent les soirs qui ont suivi – mon corps, déjà figé pour n’être plus que quelques lettres provisoirement dorées sur une stèle, me priait de me recueillir sur mon « ombre-chère », cette « obscure clarté » parmi les feuilles à moitié calcinées.
J’avais une patiente qui, à force de répéter – mitrailleuse à sa façon – des mots et des images de même calibre, finissait par m’endormir. Mais le transfert amoureux se retourne aussi bien contre vous, dès que sa saveur de bonbon acidulé s’est évanouie dans votre bouche. On empoisonne les psychanalystes comme chez les Borgia. Les papes ne sont pas épargnés. Mais tous les jours analytiques que Dieu fait, le fauteuil du grand prêtre n’est-il pas déjà percé pour qu’on lui tâte, sous les habits de sa théorie théologique, les parties vives – et qu’assez vite on les lui coupe. Si doux que soit le siège, la rudesse de l’attaque remonte jusqu’aux vertèbres ! Contre la patience organiquement concertée de mon corps, l’arthrose a développé ses ramifications pointues. De crainte de prendre l’eau le bateau fait dans le structuralisme échevelé de sa voilure. La névralgie me guette. Les poumons s’enrayent. Mais derrière ces mauvais coups le ventre tient. Comme autrefois sous les avions au double fuselage, le violoncelle reste branché sur les voix d’outre-tête. Ainsi, tout autant que Jeanne d’Arc, Hamlet avait ses voix mais, entre être et ne pas être, il bégayait bien avant le roi Georges V, lui-même épinglé sur son rocher devant les vagues de son peuple. Et pour ce qu’il reste de moi, psychanalyste ficelé à son manque comme le jour à sa nuit (l’obscure clarté revient), mon patient n’est-il pas un océan à lui tout seul ? Le flux l’a apporté, le reflux le remporte et il ne me lèche les pieds que pour ronger mes os et tout ce qui ressemble en moi à un oriflamme – par exemple une interprétation flamboyante – sans parler des autres hampes. Ma langue elle-même se retourne dans ma bouche. Je n’ai plus que mon silence à me mettre sous la dent. Cette petite sœur tant attendue me barre le plexus d’un trait de plume. N’est-il pas clair que le poète qui sommeillait dans mon estomac de thérapeute est un imposteur dont le patient, déguisé en instituteur, dit simplement que je suis comme son père, un analphabète plus bête que méchant ? Et en effet, je ne bégaye même plus.

Mais comme le phénix renait de ses cendres, mon corps se retrouve quelques années plus tard dans la peau de l’homme des bois. L’enfant a bien grandi ! Il aura suffi que Madame Chatterley, en voisine avertie, se déguise en biche. Car les biches guettent le poète, le pédagogue, le psychanalyste et… les enfants, à cause précisément de leur activité forestière. Les cerfs aussi d’ailleurs ! Et avec ces animaux légendaires « la nature est un temple où de vivants piliers » – comme dit Baudelaire – parlent… à ceux qui les écoutent. Les symboles et les symptômes disent en effet le fond des halliers et des boqueteaux touffus où somnolent les ombres de l’origine. Les cervidés s’en font des couronnes, les hommes des chapeaux de poèmes et des somatisations comme les enfants qui ont tout cela derrière la tête en réserve de leur chagrin, quand les mots leur manquent. Et c’est ainsi que, sous les ombrages de l’inconscient que fréquentent assidument non seulement les psychanalystes mais, quoiqu’ils s’en défendent les gardes-chasses de l’éducation, les poètes eux-mêmes, les anges qui, comme l’enfant que j’étais, s’aventurent dans la proche forêt domaniale, sont devenus eux aussi des braconniers.
Si le psychanalyste n’est pas le dernier à établir son camp sur ces marges magnifiquement hérissées de digitales, n’est-ce pas qu’Eros qui est une plante bonne pour le cœur en est aussi le premier poison. Oser et doser la pulsion des sous-bois, n’ai-je pas communié aux parfums baudelairiens des pourrissements que la flamme d’une de ces fleurs vénéneuses allume dans l’œil du psychanalyste sans oublier le pédagogue à la pédophilie bien tempérée. Le monde ne s’apprend pas dans un livre. Car les frontières du vice et de la vertu où nous plantons notre tente traversent déjà notre corps, l’encerclant de leur zona, le transformant en roue de légendaire charrette, telle que le forgeron les bardait autrefois de son fer en feu. J’étais assis au bord du désir et je brûlais d’un bout à l’autre de son cercle. Un ruisseau rougeâtre dans la forêt ferrugineuse et qui fumait de sa honte bue me rappelait aux délices amers de la masturbation. Le freudien se mord les lèvres pour ne pas céder à l’interprétation tapie sous les feuilles de son palais. Car il y a des jouissances par la bouche qui tuent à petit feu de digitaline. Notre larynx comme nos doigts sont des fleurs expertes que nous devons traiter religieusement en les effleurant d’un souffle. Notre peau appelle notre conscience à la caresse. Il nous faut descendre dans nos caves intimes, sous les cendres du feu brûlant et, par les ruisseaux du fond de notre ventre, gagner les boues de notre début dans la vie. N’est-il pas vrai que nous re débutons avec chacun de ceux que nous conduisons où ils nous conduisent, car les maîtres que nous sommes ne sont-ils pas ces chiens truffiers dont le nez au nom prédestiné s’avance comme un miroir dans la nuit de l’autre ? L’amant de lady Chatterley n’a pas peur de la tourbe où il fait doucement son chemin comme le whisky. Il prend la gorge blanche et la tire vers le bas, là où le marais rassemble ses mousses multicolores, où la tourbe grisâtre se nourrit d’arcs en ciel. J’ai enseigné jusqu’à l’ivresse. En séance d’analyse, c’est un soleil végétal enfoui qui se lève au loin sur un lit de brindilles. Distillation de la parole dans les alambics d’une rêverie paludéenne.

Enfin les reins du psychanalyste et le dos qui en émerge avec ses nervures de vieux bateau remontent lentement à la surface. Le naufrage du désir dans son objet débordant a bien failli m’absorber dans l’abîme au dessus duquel flotte ce que j’appelle mon moi. Parlons-en ! Le moi en émoi du poète est aussi celui de l’éducateur et celui du psychanalyste. On ne fait pas d’omelette sans casse les œufs. J’ai pris le coup du désir de l’autre en plein dans mon œuf. La coque derrière laquelle notre blanc et notre jaune se préparent à donner la vie n’a que l’épaisseur et la densité du dernier fantasme, celui sans doute du mourant. Car, disons le une bonne fois, l’amour – fût-il de transfert – tue. L’amour tue par définition comme la vie.

J’ai veillé à ne pas vous le dire trop tôt. Le psychanalyste est un fantôme. Non pas un mort-vivant mais une ombre encore assez phallique dont il s’habille chaque matin pour mieux se fondre dans le brouillard piqueté de rosée. Chaque fois recommencer, c’est prendre le risque de ne pas être et pourtant, comme le prince Hamlet déjà nommé, d’être au plus près de l’humain, ce passage dans l’homme d’une espérance fragile.

Mais le corps de ce fantôme est une maison, de celles où jouent les enfants à faire et à refaire le monde. L’espace où je reçois mes patients est fleuri comme une école de poète. Mon corps est un jardin. Je dirais que la parole avec le silence y pousse mais mon jardin débouche sur un autre jardin et la clôture entre les deux n’est qu’un rideau de feuillage comme autrefois chez mes parents. Là où se côtoient les deux corps jusqu’à s’échanger leurs semences (ce qu’on appelle en grec le logos spermaticos), s’étend, dans la maison de l’espace, le corps agrandi de ces alliances. Et pourtant, lorsqu’ils se lèvent l’un et l’autre, les deux jardins en se saluant se reconnaissent dans leurs solitudes comme deux soldats dont on ne sait plus, après la guerre ou l’amour, de quel côté ils étaient.

Les métiers de poète, de pédagogue et de psychanalyste sont des métiers physiques. Aux intellectuels qui en rêvent nous dirions qu’il faut d’abord se déculotter la tête et s’enliser juste assez dans la pensée d’un corps nu pour avancer par la grève dans la direction d’un Mont Saint-Michel ou d’un autre sommet de l’inconscient.

La simple main d’un « autre-humain-que nous » est aux deux bouts de ce parcours. En la serrant une dernière fois notre propre main de débutant se souvient de l’expérience qui l’a creusée. C’est comme si, se voyant et s’entendant dans la nôtre, la main de l’humain que nous quittons et qui nous quitte nous rendait à nous-mêmes la présence entière de notre corps devenu l’arbre qui s’est plié au poids de l’autre, qui en a épousé longtemps le souffle, et qui, pour en finir avec son fantôme, se refait des racines dans la terre de sa chair et de son histoire.

Car ce christ a la bonne habitude de ressusciter. Je le dis sans plus d’ironie que de pieuse tendresse. Qu’il soit poète, éducateur ou soignant de l’âme, l’homme sacrifie son corps à une extase. Il en appelle à son Père qui est l’Esprit (Freud entre sa pipe et sa mâchoire) mais qui est aussi, parmi les saintes femmes inspirées (Lou Andréas Salomé, Mélanie Klein…) sa Muse. Entre le masculin et le féminin le corps premier balance comme la palme de l’arbre cher à Verlaine. Mais c’est aussi que les plaies de l’homme, qui reprend la création là où les démons destructeurs l’ont tirée vers la mort, sont les roses du jardin perdu et retrouvé. Sa mort contre la Mort. N’y a-t-il pas même dans le sexe un détournement dont la haine comme l’amour tire les marrons du feu. Comme le poète ou l’amant ou l’amante qui a dans la bouche un goût d’absolu, le psychanalyste qui a été charpentier dans une première vie, fabrique la croix de son exposition hallucinée. Rimbaud a bien payé de sa jambe. Et le sida fut souvent beaucoup plus que la punition annoncée : une déclaration de guerre, un hymne tragique à la gloire de ce qui, dans le plaisir, témoigne de la vie dans sa mort même. Le psychanalyste se garde bien d’aller si loin. Mais il serait un héros lui aussi et il lui arrive de l’être, quand le patient l’emmène au fond de ses pulsions pour y cueillir les fleurs de la parole lumineuse. Le sacrifice du psychanalyste comme celui de l’éducateur s’opère poétiquement dans le traitement du symbole, figure sublimée de son symptôme en forme de rétrécissement du corps dans un fauteuil. Car le poème qui le tient érigé au dessus de son gisant d’alter égo joue le rôle structurant de toute prosodie, cercueil debout du maître ! Devant la classe, le maître, sanglé dans son savoir, ne tient d’abord lui-même que par de telles bandelettes, momie d’un culte pharaonique, et cela tombe bien puisqu’on lui a dit et redit de laisser ses muscles à la maison.
Cependant c’est une figure de proue dont le bateau salue la hardiesse. La résurrection du héros prématurément terrassé consacre le corps transparent sous la forme d’une apparition dont le patient, comme l’élève, se souviendront longtemps. Ce visage entraperçu, cette main dérobée, cette voix au souffle creusé dans le silence, sont entrés dans l’éternité. A la force des poignets j’ai élevé des adolescents qui me narguaient à défaut de me cracher à la figure ou de m’enfoncer une vraie couronne d’épines sur la tête. Et plus d’un patient m’a fait descendre dans les catacombes poisseuses et les latrines de ses désirs frustrés.

Mais du plomb transformé en or, je me suis fait un habit de lumière, tout encorné que je fusse, matamore qui joua le mort. Nous sommes les alchimistes du Mal. Nous avons brûlé notre corps dans le creuset des enfances retrouvées, ces enfances que nous rendent nos disciples, y compris Judas, le félon de la famille ! Et voilà qu’il brille aujourd’hui comme un ostensoir au dessus du saint autel ce corps cloué sur la croix de l’inconscient et percé de trous par où s’envole l’interprétation aux ailes de colombe.

Une « obscure clarté » continue pourtant de hanter la custode rayonnante où blanchit le dieu que j’ai cru être. Cette ultime pellicule de la Parole, pour un vrai corps qui pèse son poids shakespearien de chair, me refait le coup du clin d’œil : dans le royaume des ombres la lumière pourrait bien finir par s’éteindre mais son obstination la réveille et elle joue avec les nuages, les merveilleux nuages.

Mais vous pourriez-me dire :
Fallait-il si longtemps rêver ?
Voici donc ma conclusion transitoire :

La sexualité du psychanalyste n’est un secret pour personne. J’ai eu beau me rencogner dans mon fauteuil, la réalité de ce que nous appelons pudiquement nos fantasmes n’a jamais manqué de se donner à voir sous l’herbe de mes prairies comme un minerai têtu.
Car la sexualité du psychanalyste est bel et bien la pierre sur laquelle il bâtit son église. Ainsi fait tout aussi bien le poète qui, pour associer librement, va chercher son énergie là où elle se concentre, dans les matières pré ou proto verbales sous la rugosité desquelles se dissimule le pouvoir des alliages et des alliances, y compris celle qu’on appelle ailleurs « thérapeutique » ? Ce travail là, que les tranches successives de l’analyse ont marqué – pour le psychanalyste lui-même – de leur scansion méthodique, s’opère jour après jour sur des chantiers moins reluisants.
Comme tout le monde, j’ai dû faire à cet égard « feu de tout bois ». Empêtré dans mon attention flottante comme dans un jardin propret, j’ai dû apprendre à me laisser distraire méchamment par mes symptômes, tel un jardinier par les résurgences rocailleuses de sa terre. Le pédagogue n’aurait d’ailleurs pas tort d’y prendre garde de son côté, quand il aperçoit sur le dos ondulant de sa classe le reflet argenté d’un imprenable poisson directement sorti de son Lochness. Le désir du maître n’est-il pas un gouffre brumeux ?
Plus primitif, mon désir de psychanalyste s’est souvent imposé à mon « idéal du moi » comme l’irruption de ces pierres ferrugineuses réchappées des fondrières de la pulsion.

Ainsi, à la mort de mon père, ai-je fait une pelade ! Le patient à qui j’ouvre la porte tombe de ma hauteur décapitée : « le psychanalyste, dit-il dans sa barbe, n’a pas bonne mine ce matin ! On dirait au réveil le héros kafkaïen de la Métamorphose ! »
Et moi je pense : « décalottage du gland pour l’érection du juste monument funéraire et déculottée de l’enfant abandonné sur le trottoir à sexe découvert ».
Mes cheveux, tels les blés qui nous entouraient autrefois, sont tombés sous la faux de l’obscène plaisir, celui par où s’abat la haine de la maturité forcée : j’étais allé trop vite au- dessus des racines.
Mon patient me découvrant sous ce crâne de clown blanc, le sourire lunaire de mon corps portait celui de mon inconscient à une incandescence de lampe frontale. Le mineur que j’étais, amateur de galeries à rats, ne pouvait plus cacher son jeu. Docteur en basses œuvres, j’étais sollicité pour traiter la cruauté des troglodytes qui me consultaient. La mort que j’exhibais en triomphateur me revenait en menace : « Docteur, vous avez le cancer, n’est-ce pas !? » Les rats rêvaient de me manger le ventre, puisque j’en voulais à leurs intestins.
« Nous ne sommes pas des grenouilles pensantes, dit Nietzsche, nous ne sommes pas des appareils enregistreurs aux entrailles frigorifiées. Nous devons constamment enfanter nos pensées dans la douleur et leur donner maternellement ce que nous avons de sang, de peur, de joie… »
Attelé à sa charrue et à sa moissonneuse batteuse, le psychanalyste comme le poète sème ce qu’il a récolté et le récolte à nouveau. Qu’il perde ses cheveux, ou ses dents, ou son objet d’amour – car à vivre, on perd toujours quelque chose ! – le retour sur ses investissements négatifs le rend doublement imposable : on le taxe sur ses malheurs ! Le patient connaît la musique : il a déjà payé pour toute la famille et il repaie son sauveur. Mais l’analyste aussi : rien ne lui sera pardonné ! Son trafic d’organes en dit long sur sa carrière de mutilé. On le dénoncerait à lui-même s’il ne l’avait déjà fait ! Voilà t’il pas qu’il rapièce l’inconscient de l’autre, avec des morceaux de sa propre histoire.

J’étais là, glabre comme la dent dévitalisée d’un désert. Sans perruque, en raison de la vieille devise : « honneur au traumatisme ! » Ou, pour le dire autrement : « honneur au corps du délit » !
Car, dans la trilogie dont s’inspire ce récit, le corps trinitaire défie la loi en spatialisant la pensée toujours pressée de s’affranchir de l’espace. La parole, si vite arrachée à la voix, revient à sa source. Le corps de l’artiste est une source spectaculairement montrée et cachée dans son œuvre. Par son art, il fait plus qu’en décrire l’enveloppe ou le contour, il le prend dans sa profondeur pour s’en faire un outil. Sur les parois de sa caverne, comme à Lascaux, il dessine sa propre force en la mariant plus ou moins rituellement à d’autres corps qui l’angoissent et le nourrissent.

Un jeune maître qui me faisait fabriquer du pain, lorsque j’avais sept ans, portait mon corps angéliquement pâle jusqu’à la cuisson dont il s’était doré lui-même à force de s’enfoncer dans le four de la classe. Les corps s’échangent leur chaleur. C’était bien avant les bombes et bien plus avant que n’explose mon père. Avec l’invention du feu et la cuisson des gigues forestières, la conscience avait fait un pas vers plus de soleil. Le patient m’allumait dans ma nudité. Mon phare énucléé le branchait. Je me sentais me tordre dans les flammes. Jeanne d’Arc, Juin 44, La psychanalyse du feu, les charbons ardents d’une cure thérapeutico-didactique à 5 séances par semaine…  « Je doute fort qu’une telle douleur nous rende meilleurs, dit encore Nietzsche, mais je sais qu’elle nous rend plus profonds ! »

Vous l’avez compris, j’aime les leçons du corps le soir au fond des bois, et… j’y arrive enfin !

III

CONCLUSION

Ici s’arrête en effet le grand livre d’images. Seriez-vous un peu perdus que je vous dirais : c’est tout à fait ce que je voulais ! Le corps – que j’ai rapporté à l’artiste – n’est pas le corps localisable d’une vie physique plus ou moins maîtrisable et maîtrisée comme dans le sport. Il traverse le temps et l’espace, dès lors que nous lui demandons de servir des causes dont l’aspect aventureux excède largement son fonctionnement mécanique et organique. C’est le cas de l’amour et, plus largement, des entreprises relationnelles telles qu’on les mène implicitement ou explicitement au bénéfice d’un partage. L’alliance du corps et du psychisme devient alors une construction si complexe qu’elle nous invite à nous voir, hors des sentiers battus de l’identité, comme le mélange inattendu d’un soi et d’un autre que soi, un premier nous si l’on peut dire avant celui que nous voulons former avec l’autre, le présumé vrai autre.
Comme le poète, le corps profond écoute aux portes des mots cachotiers. Comme le maître d’école, il sait que la naissance de la connaissance provient d’une rencontre dont les harmoniques sexuelles ne se trouvent pas sous les pieds d’un cheval, même diplômé ! Quant au psychanalyste, ce vagabond, voire ce sans papiers d’une culture vendue à l’ordre des choses, le désordre auquel il rend les honneurs – l’inconscient, pour l’appeler par son nom – n’est-il pas qu’un ordre caché dont son propre corps se fait l’écho ? Il lui revient de l’écouter comme le musicien son instrument encore balbutiant d’avant le concert. Dans le coquillage c’est déjà la mer qu’on entend !

En tout cela, j’ai surtout voulu montrer que les corps de ces professionnels au travail, que sont le poète, le pédagogue et le psychanalyste, sont un seul et même corps chargé d’histoire et engagé dans une action dont il soutient le processus en l’enveloppant et en l’aiguillant de sa propre intériorité.
Les mots du poète viennent de loin et cela ne les empêche pas d’être si proches du corps actuel de celui qui les prononce qu’ils y puisent les éléments de leur forme. La poésie revient aux sources du langage, aux balbutiements de l’enfant qui fait des mots dans le creuset de sa bouche, aux allitérations des comptines, à des alliages verbaux qui associent la musique des phonèmes à l’étrangeté des objets qui ne prennent sens que dans le contexte où ils apparaissent. Le poème est une réplique de ce corps impressionnable et inventif dont l’enfant s’est servi à la fois pour se positionner en tant que soi devant le monde et pour participer à l’altérité de ce monde jusqu’à se trouver lui-même autre que ce qu’il lui semblait être. Lorsque Rimbaud dit : « je est un autre », il donne toute sa force au nouveau langage auquel il s’identifie et il faut bien penser que son corps d’enfant effaré (cf. le poème les effarés) et d’adolescent blessé (cf. le poème le dormeur du Val) est le support physique de cette identification. Les illuminations et le Bateau Ivre ne sont pas déconnectés d’une réalité sensible qui ne nous parlerait pas si elle n’était qu’intellectuelle.

Le pédagogue, l’éducateur, (qu’on aimerait remplacer par des robots pour faire des économies), ne sont pas des êtres moins incarnés. La preuve en est que leur échec est plus souvent lié à leur désincarnation que l’inverse. La présence de celui qui apprend à grandir n’est pas réductible à une fonction, ni davantage à la quantité ou à la qualité des savoirs dont la valeur ajoutée vient compléter la croissance biologique. C’est d’abord la présence de la personne qui est en cause. Car elle est le témoignage nécessaire d’une vie dont l’enfant et l’adolescent attendent la caution de ce qu’il y a à apprendre. Ainsi l’éducation commence-t-elle et recommence-t-elle toujours à l’origine silencieuse et cachée de la parole qui est, derrière le geste et la posture, le corps, non seulement en tant que visage, mais membres et torse et ventre, siège des processus que partagent les humains indépendamment de leur âge ou de leur statut et qui sont la source vive d’où procède la pensée. Le pédagogue est donc sans cesse appelé à remplir ses actes éducatifs les plus raisonnés de cette matière sensible et intimement agrégée à son identité qui est son propre corps. Sa voix transporte cette matière et en étend la forme à ce qu’il dit. L’acte sollicité chez l’enfant ou l’adolescent est déjà pour ainsi dire entendu dans cette sollicitation musicale. La fausseté de la voix trahissant le corps de celui qui parle rend suspecte la pensée qu’elle transporte. Ce qui peut être reçu comme porteur de vérité doit coller, si je puis dire, à ce souffle d’une énonciation que le corps soutient de sa propre vérité.

Mais le pédagogue – celui qui, dans la tradition de la Grèce antique conduit l’enfant à l’école et qui est aussi dans notre culture son enseignant – assure un accompagnement qui prend à certains égards le relais de ce qui, dans la famille, s’inscrit dans le partage des corps. Certes les enfants ne couchent plus dans le lit de leurs parents – comme cela se faisait encore dans le peuple jusqu’à la moitié du XVIIIème siècle. Mais chacun sait que les apprentissages qui commencent, et d’ailleurs se poursuivent, dans le cadre de la famille, sont intimement mêlés à des émotions et des sentiments qui passent par les bras et les mains, les fronts et les bouches, sans parler des autres régions plus ou moins érogénéisées des corps dont le rapport n’a pas besoin d’être incestuel pour être chaleureux. La chaleur du maître relève jusqu’à un certain point d’une telle association somato-psychique. Si minimale soit-elle, cette association m’a permis autrefois d’enseigner la grammaire à des gens qui percevaient physiquement que mon attachement à la langue traversait son formalisme en y prenant le même plaisir que si le corps des phrases comme celui des mots était un aimable objet de désir.

Mais le geste éducatif dont la finalité ne concerne pas toujours en priorité l’apprentissage mais si souvent le soutien, le geste qui sauve l’adolescent de cette perte d’identité (qui tant de fois le menace en dehors même de la psychose), qui croira qu’il ne participe pas de ce que nous suggère le mot « soutien » ? Ne désigne-t-il pas un port et un portage dont le corps de l’éducateur assume l’élan, car l’identité ne se construit aussi dans chacun que du désir qu’autrui lui manifeste (sous une forme évidemment non menaçante !) et qui, c’est le cas de le dire, donne aussi du corps à ce qu’il est.

Bien des choses que je viens de dire s’appliquent au psychanalyste, et sans doute plus largement, au psychothérapeute. Mais certes la distance nécessaire au transfert introduit-elle une donnée spécifique qui n’est pourtant pas synonyme à mes yeux d’abandon du corps. Car la distance n’exclut pas la proximité physique, elle la structure de façon particulière. La plus retenue des poignées de main porte en elle la marque d’un creux qui n’est pas celui d’une absence mais d’un espace virtuel dont le caractère de disponibilité répond moins à l’idée d’un retrait qu’à l’affirmation d’une liberté imprenable tant du côté du patient que du thérapeute.

Mais la structuration de ce creux affecte beaucoup plus que tel ou tel geste ponctuel. Dans sa totalité, le corps du psychanalyste qui se trouve être déjà cette caisse de résonance où se répercutent les mots et jusqu’aux états les plus indicibles de son patient est aussi pour lui-même une sorte de construction alvéolée à travers laquelle la conscience corporelle se structure comme la juxtaposition de parties pleines et de parties vides. Si relatifs qu’ils soient, le silence et l’immobilité, l’isolement et l’exacerbation paradoxale d’un système perceptif où l’écoute de l’autre laisse toute sa place, comme en écho, à l’écoute de soi, ouvrent en effet des passages entre la pensée associée au fantasme et la conscience cénesthésique elle-même dans sa continuité et sa discontinuité.
Une telle articulation – si hasardeuse soit-elle – contribue à cette nécessaire désintellectualisation de la pensée sans laquelle le contre-transfert lui-même (pour ne parler que de lui !) s’organise comme le corps dénié sur le mode de la forteresse. Faut-il ajouter que laisser venir à la conscience et utiliser le cas échéant les émotions au bénéfice de l’interprétation suppose que le psychanalyste dispose d’une suffisante perméabilité intra-somato-psychique, autrement dit, non seulement qu’il laisse aussi parler son corps sur ce registre, mais qu’il l’entende.

S’agissant du désir que le transfert du patient sollicite chez l’analyste, sa place dans la relation n’a pas besoin d’être explicitement sexuelle pour s’inscrire dans son corps et lui imprimer la forme d’une passivité accueillante et celle d’une activité potentiellement prenante, voire prédatrice. C’est à suivre ces mouvements de détente et de tension dans sa chair même que le thérapeute se situe sans doute le mieux vis-à-vis de ses affects.

Mais à transformer la juste distance thérapeutique en extraterritorialité dans une forme de déni de la réalité, il est arrivé que des psychanalystes, condamnant le corps à l’absence comme la parole au silence, se sont non seulement privés d’un instrument précieux mais ont dramatiquement joué les morts devant des analysants qui n’en demandaient pas davantage pour s’enfoncer dans leur dépression.

Pour revenir enfin à l’unité de mon propos – c’est-à-dire à ce qu’il y a de commun entre les positions corporelles du poète, du pédagogue et du psychanalyste – je veux dire en terminant que leurs actes de créativité, qui ne peuvent qu’être des actes de vie, ne se légitiment dans les profondeurs de l’inconscient que de s’alimenter à la présence des corps et à leurs échanges. Les arbres dont nos ancêtres interprétaient les frémissements comme un langage n’étaient sans doute pas si étrangers à l’homme qu’on ne puisse les prendre eux aussi pour des poètes enracinés dans une même terre.
Un dernier mot sur le poète : il y a en lui – y compris chez un poète aussi classique et aussi musical que Racine, le bien nommé – plus de violence physique que l’harmonie et la clarté de sa langue ne le laissent imaginer. Car c’est son corps qui, comme je l’ai déjà évoqué de façon plus générale, reprend la langue au point de sa couture, de sa suture la plus intime, là où la sublimation de la pensée va d’abord chercher sa force au cœur de la pulsion et de l’affect. Ainsi, « Ariane, ma sœur, de quel amour blessée vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée » nous parle d’une déchirure que Racine retrouve au bout et en deça des mots redevenus signes sonores dans une forme de chair parlée par son propre gémissement. Le poète interprète le bruit et le chant d’une souffrance qui traverse son corps. Il est une oreille avant que sa bouche ne donne à la pensée la voix de son poème. Le psychanalyste met l’inconscient en musique mais sans doute lui faut-il d’abord l’entendre « le soir au fond des bois ».

Quant au pédagogue – celui que je viens d’essayer d’être avec vous – s’il reste à la lisière de la forêt profonde, encore l’avez-vous assez entendu bruisser parmi les feuilles dont les branches lui frottent le visage, abeille travailleuse butinant les fleurs pour en tirer le miel. Ce bruissement d’ailes n’est encore ici que la vibration des mots et des images, leur proximité avec le corps ouvrant la voie à la pensée du « clair-obscur » qui est la pensée dont Montaigne, si proche lui-même de son corps, nous offre jusqu’à aujourd’hui l’un des exemples les plus vivants.

13 janvier 2016,
Intervention in Collectif Effraction,
Poètes des cinq continents, l’Harmattan,
Jean-Pierre BIGEAULT

D’une inquiétante intimité – J-P. Bigeault – 25 avril 2013

Le mot latin intimus est le superlatif du mot interus et désigne ce qui est le plus intérieur, le mot intérieur – en latin interior 1– désignant déjà un degré supérieur de l’intériorité. C’st donc d’une extrême intériorité que je vais parler.

Mais comme Freud a pu parler du familier sous l’aspect de son « inquiétante étrangeté », je voudrais évoquer ici une certaine forme d’étrangeté de l’intime, étrangeté que j’appellerais plutôt « étrangèreté », comme vient de le faire récemment Christian David dans un article intitulé « Sous l’étranger, le familier perce 2» à propos du corps comme corps illusoirement étranger à soi.
Pour cela, je dois faire référence à une expérience paradoxale où ce qui me tient au plus loin de moi m’en rapproche aussi.
C’est pendant la guerre. J’ai 14 ans. J’accompagne mon père en vélo sur une route normande. Soudain des avions américains surgissent et, prenant la route en enfilade et en rase-mottes, mitraillent tout ce qui s’y trouve en commençant par deux chars allemands qui nous précèdent et que nous n’avons pas vus. Nous nous jetons dans le large fossé, nous enfouissant dans les broussailles. Les avions reviennent trois fois avant d’attaquer à la bombe…
Dans un tel moment qui ne dure sans doute tout au plus que huit minutes, non seulement le temps se contracte et s’étend au-delà de toute mesure, mais le sentiment de me retirer sur moi ou même en moi comme dans une ultime cachette se perd lui-même dans l’anticipation de ma propre perte.
Qu’est-ce qu’il en est de ce moi devant la mort qui frappe à la porte ?
Le souvenir que j’en ai est qu’à la fois je me trouve à l’extrême pointe d’une presqu’île qui serait moi, abruptement découpé dans une solitude taillée dans le roc, et que la mer, dans laquelle je m’avance, m’absorbe déjà. Surpris sans doute, je suis projeté au-delà de ma peur et, passé l’instant de l’agitation, je me ramasse dans un resserrement presque ponctuel qui me fait coïncider avec ce quelque chose qui m’appartient et qui n’existe pourtant surtout que de m’être imposé par ce qui arrive. Vis-à-vis même de ce compagnon, ce père qui me protège en m’obligeant, sitôt l’attaque passée, à rester tapi, je sens que ma solitude me fait émerger d’une expérience qui me dessine, pour la première fois peut-être, dans une autonomie d’homme presque sans âge, ou en tout cas de sujet presque détaché de tous ses liens. Ainsi ce soi dont j’éprouve l’inviolable intimité n’est presque déjà plus moi. Il n’est là qu’en s’appuyant sur ma prévisible disparition. Ou, pour le dire autrement, cette nouvelle intimité se soutient de l’étrangeté, de l’étrangèreté de ce qui m’attend et qui, à travers l’angoisse, déjà m’efface.
Je ne sais si cette expérience peut être étendue à celle que fait tout homme exposé à la mort, voire, qui plus est, condamné. Mais la retrouvant de temps à autre dans la rêverie, il me semble qu’elle n’est pas si originale qu’il y paraît. Je connais comme chacun sans doute et en tous cas, si j’ai bon souvenir, comme Jean-Jacques Rousseau, de ces « états intermédiaires » qu’on pourrait comparer à ceux, présumés, de la naissance, voire de ce qui la suit pendant un certain temps ; je veux parler de ces moments où le moi et le non-moi s’interpénètrent dans un mélange qui laisse sans doute moins sa trace dans la conscience que dans l’inconscient. On peut penser que la fréquentation de telles zones, qu’évoque largement dans son œuvre le psychanalyste anglais Winnicott, se retrouve fréquemment chez les artistes qui, comme Van Gogh, sont au plus près de ce qu’ils sont en devenant les corbeaux ou les champs de blé où nous voyons ensuite se profiler, plus ou moins fantomatiques, leurs visages.
Comme Bachelard, je plaide donc pour un droit à la rêverie. L’intimité est une enfance retrouvée jusque dans son intime fragilité. L’expérience du « soi caché » à laquelle se réfère le psychanalyste indo-britannique Masud Khan nous renvoie aussi bien à un Montaigne qui, contrairement à ce que dit Pascal, ne fait le portrait de son moi qu’en se perdant dans le reflet du monde, voire dans celui de Dieu.
Mais ce processus psychique ne renvoie-t-il pas à celui que Freud et ses successeurs ont appelé l’identification ? Qu’elle soit primaire comme tout au début de la vie alors que le moi n’est pas même constitué, ou secondaire, comme pour y revenir dans le cas fameux de l’amitié entre Montaigne et La Boétie, l’identification à « un autre que soi » paraît aussi essentielle à la construction du sujet qu’à son développement.
C’est du reste pour une assez large part ce que reprend à sa façon dans son dernier livre « De l’intime, Loin du bruyant Amour » le philosophe François Jullien.
Ainsi donc, pour revenir à mon expérience personnelle, l’intimité qui s’éclaire en effet si souvent d’être partagée (être intime avec quelqu’un) ne nous renvoie à nous-mêmes que de faire référence à ce qui pourtant par son « étrangèreté » peut aussi bien nous menacer.
L’idée que la mort nous serait ainsi plus familière que nous ne voulons le penser pourrait découler d’une telle conception de l’intimité décidément plus dialectique que celle qui, selon Littré, désigne « le confort d’un endroit où l’on se sent tout à fait comme chez soi, isolé du monde extérieur ».
Si nous allons encore plus loin dans le sens du paradoxe que je souligne ici, on pourrait dire que l’intimité désigne un lieu psychique où nous approchons des secrets de l’origine et de la fin – notre origine et notre fin – là où le rapport à soi nous rapproche de cet « autre » sans visage qui est certainement beaucoup plus extérieur à soi que le « je est un autre » d’Arthur Rimbaud. On se trouve là sans doute devant cette expérience assez typique de l’adolescence – bien qu’elle la déborde à mon avis très largement – où la prégnance de l’intimité sexuelle en tant que découverte ambiguë d’un soi en partie étranger à soi s’articule avec l’entrée en scène d’une pulsion possiblement suicidaire qui met la mort à portée de cette nouvelle vie.

Mais au-delà de cette étape significative en matière d’intimité, sans doute convient-il de rappeler que les processus qui interviennent dans le développement de l’état amoureux et dans l’amour lui-même n’ont pas attendu le Romantisme pour se donner à vivre dans un mélange qui ne manque pas d’associer l’intimité à une certaine perte de soi. Montaigne lui-même dans son texte célèbre sur l’amitié, n’y va pas par quatre chemins. Parlant de son lien avec son ami La Boétie, « ce mélange dit-il, ayant saisi toute ma volonté, l’amena à se plonger et à se perdre dans la sienne ». Mélange du je et du tu, l’intime s’accroît d’une perte qui en rappelle une autre et que suggère pudiquement Montaigne, lorsqu’il écrit, évoquant la mort de son ami : « nous qui avons si peu à durer. » L’intime est une pensée de la fragilité, une force tirée de cette fragilité. Une pensée de l’homme confronté à la mort et cherchant à la faire entrer dans sa vie par un partage qui en adoucit la rudesse.


1 Interior intimo meo : plus intérieur que mon intime, St Augustin.

2 In Penser/Rêver n° 23, Le corps (est un) étranger, printemps 2013, Ed. de l’Olivier.

De la brutalité de l’art, des artistes et des autres – J-P. Bigeault – Janvier 2017

De la brutalité de l’art, des artistes et des autres

Je ne suis pas le moins du monde un spécialiste de « l’Art » dit « brut ».
Pour ce que j’en connais, je dirais volontiers que la qualification de « brut » me laisse quelque peu perplexe : si j’en juge par l’ambiguïté de certaines expositions qui ne se gênent pas pour présenter des artistes qui ont clairement bénéficié d’une formation spécifique au milieu d’autres qui n’en ont jamais eu, j’en viens à me dire que je ne suis pas le seul à me poser des questions. Comme cependant il n’y a pas de hasard et que l’inconscient rôde aussi bien chez les artistes et assimilés que chez ceux qui s’en occupent, j’en arrive à me demander si le mot « brut » ne désigne pas d’abord et surtout celui et ceux qui le prononcent, traversés qu’ils sont par le sentiment plus ou moins confus d’avoir violé des secrets qui ne sont pas les leurs.

Aussi bien, si nous regardons plus largement le statut de l’Art dans nos sociétés modernes et post modernes, sa commercialisation ne relève-t-elle pas d’une égale violence ? La chosification de l’émotion d’un être humain, une fois qu’on l’a transformée en objet de consommation et plus précisément de spéculation, ne constitue-t-elle pas une forme de « traite » – comme on disait pour les esclaves – qui consiste précisément à tirer, à extraire, à détourner, à exploiter le corps, le visage même d’un sujet qui, dans sa toile, dans sa sculpture, se donne à voir en se montrant et se cachant à la fois ?

Je pense bien sûr à ces artistes qui nous appellent de leur profondeur et en particulier, pour ce qui me concerne, à Van Gogh et à de Staël. Qui pourrait considérer l’œuvre de l’un ou de l’autre comme une sorte d’excroissance qu’on pourrait décoller de leur peau et mettre sur le marché ?

Les enjeux psychologiques – et donc vitaux – des œuvres sont tels que leur méconnaissance – pour Van Gogh qui n’a pas de clients, comme leur reconnaissance pour de Staël qui, comme on le sait, connaît tardivement le succès – engage la vie de leurs auteurs bien au-delà du narcissisme ordinaire : c’est que les œuvres ont la force symbolique d’une production si intime qu’elle s’apparente à la mise au monde d’un enfant de soi, et, s’il est vrai que le terme de « création » par ailleurs aujourd’hui si banalisé, idéalise à bon compte ce qui reste un travail, il dit aussi que l’acte n’est pas mesurable – ni donc monnayable – en ce qu’il porte de vie nouvelle, bien évidemment irréductible à la plus belle chose qui soit.

Il reste que l’artiste lui-même n’échappe pas il est vrai, à l’ambivalence de son désir. Il lui faut à la fois retenir et donner ce qu’il ne livre que pour l’ajouter ou le substituer à soi, et il est vrai que le tiers qui s’en approche est à la fois un intrus et un partenaire. Ne voit-on pas cela chez l’enfant, quand il produit un dessin qui a déjà ce statut de création ?

Mais certes, l’ambiguïté du tiers, qu’il soit comparse ou complice, ou amateur, ou secouriste, ou observateur mandaté, ne fait que s’ajouter à celle du créateur. On voit même cette ambiguïté s’épanouir dans notre culture, quand les églises que sont nos musées se remplissent de fidèles qui confirment cette sacralisation plus ou moins avouée de l’Art et en même temps sa bazardisation de produits pour grands magasins. Le sacré et le sacrilège ne vont-ils pas de pair ?

Ainsi, l’objet idéalisé doit-il être traîné dans la boue des officines et la poussière des collections privées, et même son exposition médiatisée à souhait, et, d’une certaine façon, cathédralisée, peut-elle faire penser à celle des enfants abandonnés sur les marches des églises, si ce n’est les corps suppliciés des condamnés rendus à leur peuple.

Ces réflexions, sans doute outrancières, procèdent pour partie de ma sensibilité personnelle et pour partie de mon expérience en tant que psychanalyste et thérapeute.

N’est-il pas de bon ton d’assimiler les oeuvres d’Art brut, voire les œuvres les plus parlantes du grand Art, à ces sortes d’auto analyse quelque peu sauvages à qui l’on va jusqu’à reconnaître un pouvoir thérapeutique ? Il n’est d’ailleurs pas jusqu’à l’échec consommé de ces tentatives – qu’il s’agisse par exemple du suicide de Van Gogh ou de celui de Staël – qui ne confirme en quelque sorte ce point de vue qu’aussi bien je partage.

Ainsi, en tous cas, des artistes qu’on ne saurait considérer comme relevant de l’Art brut et sur l’œuvre desquels on ne collerait pas le qualitatif de « psychopathologique », sont-ils accueillis le plus souvent d’ailleurs après coup au nom de la souffrance cachée qu’ils expriment et de l’effort désespéré qu’ils déploient, à la fois pour la dire et pour l’apaiser.

Mais surtout, c’est dans ma pratique que je me suis trouvé confronté à la difficile question du statut de l’expression, quand elle se trouve être à la fois personnelle et esthétisée dans une forme qui semble la destiner à un certain partage de plaisir, si ambigu soit-il. Je parle ici de productions qui relèvent de la peinture, de la sculpture et aussi de l’écriture, sans pour autant éliminer la parole elle-même, si évanescente soit-elle, lorsque, dans le cadre de la cure psychanalytique, il lui arrive aussi bien de prendre le caractère d’une création. Parmi les nombreux patients qui m’ont à cet égard conduit à adopter une attitude spécifique, je voudrais évoquer Jeanne et Pierre, l’un et l’autre touchés par la psychose, la première aujourd’hui en grande partie guérie, le second toujours délirant mais adapté à une vie d’errance que j’oserais dire tout à fait productive.

Sans entrer dans le détail de ce qu’aura pu représenter en terme de communication le progrès de Jeanne aujourd’hui identifiable comme peintre, je dois tout de même dire que, du moment où les peintures sont sorties du cadre de la cure et ont pu bénéficier d’une certaine reconnaissance sociale, elles ont aussi perdu tant soit peu de leurs vertus curatives. Encore que, aux termes d’un contrat qui n’a jamais été clairement posé, je continue, à la faveur de rencontres moins fréquentes mais régulières, d’accueillir les œuvres nouvelles comme si, d’une certaine façon, elles m’étaient destinées. Ce point met en valeur ce qui, dans le statut des œuvres en question, ne relève pas de ce qu’on appelle un public. Le public aujourd’hui désiré par Jeanne reste menaçant et il m’appartient de recevoir ce qui m’est offert à regarder sans me l’approprier. Mais n’est-ce pas le statut de tout ce qui vient de ma patiente depuis le commencement ? L’attention du psychanalyste n’est pas que « flottante », elle est à la fois accueillante et elle n’attend rien, au sens où elle ne demande rien que d’être là, et si possible reconnue comme telle. Autant dire que si je peux dire quelque chose de ce que m’inspire le tableau qui m’est montré, je me garde bien de l’interpréter, je suis avec lui – et avec elle – dans ce moment-là.

Un autre patient, que j’appelle Pierre, et que j’ai suivi régulièrement pendant de nombreuses années – après qu’il eût mis le feu à sa maison – est aujourd’hui et depuis longtemps sur les routes et il m’envoie régulièrement, sinon à proprement parler des nouvelles, du moins des objets et des textes, parfois des collages où la pensée de quelque maître souvent remise en cause se mélange avec ses propres idées fracassées et fracassantes, et il arrive que ma place à la fois rejetée et désirée s’y marque d’un mot de fidélité vengeresse.

Pierre est, d’une certaine façon, reconnu comme un « analyste des rues – certains journaux en témoignent – et je sais qu’il fait un travail que personne ne saurait faire. L’ingénieur qu’il fut autrefois, puis le cuisinier, est-il un psychanalyste « brut » ?

Je veux seulement souligner ici que l’errance est le salut de Pierre. Son œuvre échappe, on ne mettra pas la main sur elle, ni sur lui, et je suis un réceptacle discret souvent silencieux, parfois me cachant, puis ré apparaissant, répondant, et je serai cela sans doute jusqu’à ma mort, condamné à cette forme de présence/absence qui me vaut des reproches, des menaces, et une forme d’amitié que je dirais presque « d’outre-tombe ».

J’ai, il est vrai, devant moi, dans une petite niche au-dessus de mon bureau, un bout de bois charnu que Pierre a traversé d’une ombre dure mais ramassée, et cela ne vaudra jamais que l’effort de cet homme pour vivre et le mien pour le supporter, c’est-à-dire sans doute l’aimer aussi.

Voilà ce que je vis. Cela n’a rien d’héroïque croyez-le bien, ni même de génial. C’est un travail. Un travail sur la relation, par la relation et ce qui en résulte ou ce qui l’accompagne, voire ce qui la nourrit dans les profondeurs et entre les profondeurs qui se côtoient. Et ce n’est pas un objet « récupérable ». Kafka lui-même ne voulait-il pas que son ami Max Brod fasse disparaître ce qu’il laissait derrière lui ? La nature de ces objets improbables – et parfois même aussi élaborée que les kafkaïens – est celle de l’homme. Il y avait sans doute chez Kafka cette nécessité de s’enfermer, moine à sa façon, dans la prison d’une écriture où il se cachait et se montrait. La liberté à ce prix est aussi, comme le disait autrefois Alexandre Viallate, à propos de l’auteur du Château, une « histoire de fou».
Certes, Kafka n’est ni un artiste brut, ni un psychanalyste, loin s’en faut, mais ces gens-là sont peut-être ensemble tout aussi étrangers au monde que le cancrelat de la Métamorphose.

Et pour autant, ils ne sont pas davantage les « bons sauvages » qu’on voudrait !

Ce qu’ils laissent derrière et devant eux n’est pas davantage identifiable et c’est en grande partie ce qu’ils veulent. Leurs traces les feraient prendre pour des insectes, et n’est-ce pas le désir de renvoyer les hommes où ils sont, « bruts » en effet de cette violence qu’on a pu voir en son temps et qu’on peut revoir aujourd’hui dans les sentines, fussent-elles repeintes de l’hôpital psychiatrique.
Faut-il donc monter en épingle ces restes humains écrasés dans les mixtures de leurs œuvres déjà minéralisées ? En épingle ! dites-vous. En fait de pierres précieuses – puisque c’est elle qu’on « monte en épingle » – je verrais à travers ces œuvres et le front de ces hommes, ce qu’on peut voir au Museeum d’histoire naturelle à Paris : des cristaux dans leurs trous d’ombre au fond de rochers si étrangement fermés au regard.

Faut-il se priver de la nuit dont nous sommes faits ? Balayer de nos projecteurs assassins, la fine texture d’une espérance trop bien ou trop mal dessinée mais hors de la beauté ? Hors de la mort que reflète à ce point la beauté qu’elle nous immobilise.
Il me semble que nous devrions nous tenir doucement à la distance où ils se tiennent eux-mêmes, entre la lumière de qui voit la nuit et notre désir de la leur voler.

S’il reste du sacré dans le monde, tâchons de le sauver en le préservant des prêtres et même des sacristains, voire de la pieuse allégeance des dévots, car rien n’est encore dit de ce qu’on voudrait savoir.

Alain Bouillet occupe ce lieu difficile. Il y met, je le sais, l’attention d’un collectionneur qui protège, et, sous cet aspect-là, sa collection est plutôt une récollection : retraite où l’on se recueille pour la méditation. Je dirais qu’il doit être souvent comme une sorte de père et de mère adoptifs, et les œuvres qu’il embrasse sont les enfants d’une guerre qui les a jetés sur les routes.

Par J.-P. Bigeault
Janvier 2017

Note de présentation de l’intervention d’Alain Bouillet
in Collectif Effraction,
Poètes des cinq continents, l’Harmattan,

CE QUI NOUS ARRIVE DIT CE QUE NOUS SOMMES

Les « événements » constituent la partie visible de processus qui nous échappent, et c’est ainsi que, venant d’un monde avec lequel nous pensons n’avoir rien à voir, ils nous tombent dessus. Bons et mauvais anges d’une annonciation de vie ou de mort !

En amour, l’heureuse rencontre, le coup de foudre, n’apparaissent pourtant dans le ciel que parce que nous en sommes les artisans discrets (cf. André Breton).

Les éléments maléfiques nous semblent devoir être rejetés hors de nous-mêmes comme des intrus avec lesquels nous n’aurions aucun lien ; comme des envahisseurs. Il ne fait pourtant guère de doute que, dans une maladie comme le cancer, la complicité de notre organisme – au sens psycho-physique – est engagée. Quoique souvent rejetée par la victime, cette réalité ne la rattrape pas moins sous la forme à la fois vague et insistante d’une idée qui est celle de la punition.

Les événements récents liés au terrorisme pourraient aussi bien nous révéler un mal qui ne nous serait étranger qu’en apparence. Au-delà en effet de leur inscription dans une histoire qui, plus ou moins, semble nous dépasser (entre autres celle du colonialisme), il n’est pas dit que « la barbarie » dont témoignent ces événements n’exprime pas quelque chose que nous porterions en nous. Ainsi notre fascination (la fascination médiatique en étant l’expression collective) pour le déchaînement meurtrier visant un groupe (une communauté plus ou moins symbolique) ou une foule, tout aussi bien que le raffinement sadique centré sur un individu, pourrait résulter d’un écho que ces excès trouveraient au fond de notre conscience. Car qui peut dire que le plaisir infantile de tourmenter l’autre -l’insecte ou, comme on le voit dans le harcèlement scolaire, le plus faible- ait totalement déserté notre monde pulsionnel ? Mais au-delà de cette nostalgie toujours possible d’un plaisir en partie perdu (si ce n’est, trop souvent, dans le monde du travail, cf. les suicides à la poste), il y a la haine pour ainsi dire constitutive de notre réalité sociale : celle que nous avons repoussée à la périphérie de nos villes pour mieux escamoter l’exclusion discrète des « autres » à laquelle conduit l’individualisme narcissique de nos modèles. On peut y ajouter la montée du racisme et même le sacrifice d’une grande partie de la jeunesse, abandonnée à l’échec scolaire et au chômage. Il faut donc bien que les égorgeurs ne nous ressemblent pas, de crainte que, dans leur miroir, ne se montre une barbarie qui, moins spectaculaire mais tout autant destructrice, serait nôtre.

Il n’est pas jusqu’à notre démocratie qui ne nous serve de cache-misère en recouvrant de son voile notre inavouable désir d’en revenir au dogmatisme d’une religion révélée. Il n’est pas exclu que nous continuions à envier la toute-puissance des taureaux sacrés et des dictateurs : nous avons vite fait de parler au monde, fût-ce au nom de Voltaire, du haut de notre chaire, quand nous ne sommes même pas capables (d’un gouvernement à l’autre) d’humaniser nos prisons.

Ne pourrait-on penser (comme je l’ai défendu dans mon livre sur le Curé d’Uruffe) que l’Idéal mange au râtelier de la pulsion. Il prospère sur son fumier à l’odeur de rose. Une société comme la nôtre ne se nourrit-elle pas d’un système qui lie la liberté à la production et à la consommation, comme la démocratie athénienne se soutenait de l’esclavage ? Éduquer à quelle citoyenneté, quand une culture essentiellement matérialiste (au sens le moins noble du mot) se prend pour une église et se fait complice du morcellement identitaire de sa jeunesse (pour la partie visible) et de son comportement autodestructeur (comme on le voit dans l’usage de la drogue) voire sacrificiel, alors même qu’elle se complaît au spectacle – social tout autant que climatique – de son propre écroulement. Une radicalisation suicidaire qui ne dit pas son nom ne se cache-t-elle pas derrière le pseudo élan vital d’une production qui débouche sur la « ferme industrielle », figure du destin de l’homme post moderne, animal immatriculé comme dans les camps. La production communicationnelle faisant partie de ce massacre.

Vis à vis de la crise identitaire que nous traversons nous-mêmes dans un tel monde, les personnalités de ces terroristes, accrochés à leur prophète par défaut, nous ressemblent tellement que nous n’avons plus qu’à les faire disparaître comme vient de le faire Nicolas Sarkozy en se refusant à prononcer leur nom. Mais l’innommable n’est-il pas en nous ? A quel dieu inavouable sacrifions-nous les vies non seulement de ceux qui n’arrivent pas à vivre, mais de ceux qui, vivants, ne sont pourtant que des arrivistes.

C’est là notre honte.

Ce qui arrive nous dit ce que nous sommes. Le sens traverse tout, y compris les murs de notre rejet du Mal, hors de notre nature, hors de notre Culture, étranger à nous.

Plus je regarde les mannequins de notre très haute Couture, plus je pense que les femmes masquées de mort ne sont pas l’apanage de ces musulmans qui nous en renvoient l’insupportable image.

Balayions devant notre porte !

Car « l’intestin écoute aux portes », comme disait un médecin du siècle dernier.
De l’autre coté de soi, la société comme le corps écoute le monde humain…

Jean-Pierre Bigeault
Mars 2015

Présentation de « Notre jardin »

Notre jardin

Il s’est trouvé que le développement de ma réflexion sur la vie humaine et le soin qu’elle réclame m’a fait revenir au temps lointain où, jeune et moins jeune adolescent, je devais accompagner mon père dans la culture d’un jardin qui, pendant la guerre et l’après-guerre, assurait notre nourriture. C’était un travail dont j’ai pris conscience qu’il n’avait pas seulement nourri mon corps et le corps de ma famille mais le coeur et l’esprit confrontés à la terre et à ses productions, comme ils l’étaient déjà, à l’époque, aux sentiments et aux idées qui forment en nous et au-delà de nous un tissu continu et discontinu dont la matière mérite bien, elle aussi, de faire l’objet d’un jardinage.

A regarder ce que tout cela était devenu dans ma propre histoire, il m’est apparu que les fruits dont la récolte se poursuit aussi longtemps que dure la vie, n’avaient muri – et ne murissent encore pour certains – que de l’amour qu’y avaient porté les mains mais aussi e refard et l’écoute des jardiniers qui, avec moi, s’étaient employés non seulement à les connaître mais à les reconnaître. Car il ne suffit pas de connaître les gens et les choses en les nommant et les comptant comme pour un inventaire, faut-il encore les associer à ce que nous sommes. Dans un jardin, le jardinier n’administre pas la terre, il la laisse entrer dans sa vie d’homme et en même temps il la rencontre dans son intimité presque charnelle.

Ainsi ai-je compris que ces liens qui, comme les plus beaux de nos projets, sont les graines de notre vie ne la font pousser que si nous les traitons avec la même profonde affection que s’ils appartenaient à notre corps, que s’ils en étaient les cellules. La matière dont nous sommes faits n’est-elle pas en elle-même ce vaste ensemble qui réunit des atomes et entre les atomes le filet des lumières qui font vivre la nuit comme le jardin la terre.

Et voilà ! Dans un monde dont le matérialisme ne respecte pas plus la matière qu’il ne respecte l’homme dans leur poésie – qui est un jardin et une planète à elle seule – je me suis dit qu’il fallait que les mots – qui sont aussi des mottes de terre compactes et vite égrenées – viennent s’ajouter à celles du vrai jardin comme les baisers des amoureux aux bonjours du soleil et aux murmures vespéraux de la lune.

Le petit livre ainsi intitulé « Notre jardin » contient un plus grand poème qui a donné son nom au recueil. Ce poème a pour centre le jardin qui entoure le musée Rodin à Paris. Mais ce qui s’y passe entre un homme et une femme qui commencent à s’aimer montre que la sculpture de l’amour est un mouvement qui emporte les corps dans un espace qui les dépasse, alors qu’ils gardent précieusement en eux le secret de leur source déjà plus grande que tout ce qu’ils en ont fait et en feront.

Les poèmes qui précèdent ce plus long texte célèbrent la gloire de l’enfant qui joue à inventer le monde, ce jardin dans lequel il poussera, souvent un peu en marge de la famille et de l’école et presque en concurrence avec Dieu, tant sans en avoir l’air il prend la vie au sérieux dans son foisonnement de fête.

Ainsi le petit garçon, qui n’a d’abord fait que traverser le monde à la vitesse de ses jouets, en pénètre t’il peu à peu la multiple géographie. Passant d’une peu de papier à l’enveloppe herbue des prairies, il voit bien que l’amour est un paysage qui ne craint ni le désert ni l’exil, car le jardinier qu’il devient n’est plus jamais seul : il chante avec la terre et d’un visage à l’autre avec la pensée caillouteuse et tendre de ce grand corps étoilé.

Les derniers poèmes pourraient être la conclusion.

De ces formes entremêlées que jardinent les mots se détache un visage qui est une figure où la matière devient sa propre fleur. Ainsi l’espace dont nous avons parcouru, enfant, la géométrie palpable s’est-il converti en théorème, en même temps que l’amour qui vient de la nuit se construisait en espérance de bien avant le soleil. C’est la proposition qui inspire la toute fin de mon petit livre : Tout a commencé bien avant le commencement !

Et n’est-ce pas dans cette perspective que les photographies que Bruno Gaurier a fait entrer dans le texte de ces poèmes, sont venues à la rencontre de ce qu’ils cachent, non pas en le dévoilant mais en en renvoyant le mystère visible à son silence. Notre matière – serions nous sourds et aveugles ! – chante en nous comme un regard. Entre le photographe qui écoute ce regard et l’enfant qui en dessine la musique, il y a un pacte. Nous ne parlons que de ce qui a précédé les mots et les images comme si nous parlions de l’amour repris à ses débuts, quand il n’est encore qu’un murmure.

Ainsi, plutôt que de nous placer dans un monde qui ne serait pas né ou dans l’au-delà d’un monde déjà mort, ces jardiniers-là que nous sommes – qui cultivons la terre humaine – nous reconnaissons dans l’enfance dont le poète Rainer Maria Rilke disait en son temps déjà :

« Moins protégée que les bêtes en hiver,
Elle est sans défense
Comme si elle était elle-même ce qui menace,
Comme un incendie, un géant, un poison,
Comme ce qui, la nuit, rôde dans la maison suspecte
Pourtant bien verrouillée. »

Notre jardin, qu’il soit celui du poète ou de l’éducateur, ou de l’enfant lui-même – est fait de cette terre-là si vite dénoncée et répudiée comme la vie elle-même, alors qu’elle n’est qu’aux antipodes de l’exploitation si souvent haineuse qu’on en fait, que le symbole de ce que le même Rainer Maria Rilke appelait :

« la fructifiante enfance »

Jean-Pierre Bigeault
2 décembre 2011 à l’EFPP