I
INTRODUCTION
Nous sommes ici quelques poètes que l’idée d’effraction a réunis. Ce mot d’effraction qui désigne par exemple un bris de clôture dit bien que nous attendons de la poésie un mouvement libérateur et il en souligne la dimension physique. Certes les mots du poète, quand l’élan vocal tend lui-même à se libérer des clôtures de la langue, créent un nouvel espace mais la voix reste le corps et, à travers elle, c’est le corps tout entier qui se met en mouvement. L’effraction libératrice procède d’un corps qui reprend sa place dans la pensée, quand, détachée de lui, la pensée lui oppose une forme de clôture qui ne dit pas son nom.
Dans un moment comme le nôtre où les technologies confisquent la sensibilité aux dépens des corps plus ou moins assimilés à des machines, j’ai choisi d’apporter un témoignage personnel sur la place de mon propre corps dans les trois activités qui ont occupé ma vie – voire qui l’occupent toujours – la poésie, la pédagogie et la psychanalyse. Je pense en effet que nous avons tous, à un titre ou à un autre, des expériences qui nous impliquent physiquement dans des situations où nous devons exprimer notre présence au monde, notre présence aux autres, à travers un langage qui ne passe pas seulement par les mots et qui, de ce point de vue, bénéficie sans doute d’une plus grande proximité avec notre sensibilité, notre inconscient et notre histoire. Je vais donc parler dans ce sens-là du « corps de l’artiste » comme si, sous le rapport de l’implication physique, l’effraction créative s’enracinait pour chacun de nous dans un vécu à la fois précoce – je pense au début caché de notre vie, à la réalité prénatale elle-même du premier partage – et longuement enrichi par la suite par tout ce que nous appelons nos contacts, si furtifs et bien sûr si profonds soient-ils.
Partant ainsi de mon expérience personnelle pour ne pas dire intime, je me propose d’esquisser une figure du corps telle qu’elle est susceptible de se dessiner dans notre relation à ceux que nous avons envie d’aider à vivre – voire à être – relation et figure que nous avons tous déjà expérimentés tout au long de notre vie pour nous inventer nous-mêmes. Ainsi serais-je tenté de vous dire avant même d’attaquer mon sujet corporel : « Faites entrer les artistes ! » Car ces corps qui sont les nôtres sont à la fois – comme pour le peintre, le sculpteur, le musicien, le poète même – la source du geste et de la parole et déjà la matière de ces signes dont se construit l’œuvre. Notre désir particulier – et non limité à l’amitié ou à l’amour – sinon de créer l’autre, du moins de contribuer à sa propre création tire en effet doublement sa force de notre corps, puisque de cette relation créative le corps est à la fois la caisse de résonance et, aux deux bouts conscient et inconscient de notre moi, l’instrument plus ou moins discret mais essentiel. Confrontés à la matière humaine sur laquelle on peut dire alors que nous travaillons, ne découvrons-nous pas que cette matière, si psychique soit-elle, est inscrite non seulement dans le corps de l’autre mais aussi dans le nôtre, lui-même transformé si peu que ce soit par ce mélange d’accueil et de curiosité méfiante dont il est le creuset, dès lors que nous entreprenons d’importer l’autre dans notre monde interne ? Car n’est-ce pas alors que s’éveille ou se réveille en nous cette sensibilité profonde attachée à la découverte et à la connaissance progressive – et donc historique – de notre propre corps, livré pour ainsi dire à cette forme d’exégèse dont parle Nietzsche et qui fait accessoirement de l’autre le témoin plus ou moins philosophique de nos plaisirs et de nos déplaisirs les plus secrets ?
Cependant ce corps-là, dit de l’artiste, ainsi rappelé à l’intimité de son quant à soi et de son histoire, n’est pas qu’une enveloppe réceptive et protectrice activement maternelle. Il sort aussi bien de lui-même pour aller au devant de l’autre. Quelque réduite qu’elle soit à la parole et au silence, son action procède en effet en tout état de cause d’une présence aussi forte que celle d’un Van Gogh, si intensément engagé dans son œuvre que son corps y est tout entier. Car qui est là dans la matière et la composition des Mangeurs de pommes de terre ou des champs de blé d’Auvers-sur-Oise, sinon le peintre en chair et en os, le poète à l’oreille coupée dont la blessure nous ouvre, comme celle de Nietzsche, à la profondeur du monde ?
En d’autres termes, la double fonction du corps de l’artiste dans la situation créative qui seule ici nous intéresse, se révèle pour ce qu’elle est en regard d’un processus qui s’apparente davantage à la procréation qu’à la production. La symbolique sexuelle à laquelle ce corps-là nous renvoie y est aussi éclatante que, dans les œuvres y compris les plus apparemment dématérialisées, la mise en acte du désir de donner forme à l’informe.
Activité et passivité, extériorité et intériorité, masculin et féminin, paternel et maternel, peuvent en illustrer la richesse combinatoire. Le corps – pour le dire en un mot – tend à structurer la relation créative selon un modèle qui pourrait aussi bien relever d’une érotique de l’art ou, pour l’exprimer de façon plus littéraire, d’une poétique.
C’est donc pour donner du poids à cette hypothèse que j’ai choisi d’évoquer mon propre engagement physique en le rapportant aux trois champs de mon activité la plus intimement créative – champs qui auront été, d’abord successivement puis concomitamment, la poésie, la pédagogie et la psychanalyse. Et c’est dans la mesure où je pense que le corps de l’artiste n’est pas davantage séparable de son histoire qu’il ne l’est de l’ensemble des lieux et des situations qui sollicitent son engagement dans la vie, que je vais me référer à ce tryptique.
En peinture, l’unité d’un tableau en forme de tryptique est intimement liée à son cadre physique c’est-à-dire à l’articulation des trois panneaux porteurs de la même toile. Mais l’unité se lit aussi dans la peinture elle-même non seulement sous l’aspect de sa thématique mais sous celui de la technique picturale c’est-à-dire du langage du peintre.
Mon idée est donc d’aborder les trois volets de mon activité, comme s’ils s’éclairaient l’un l’autre à partir de cette articulation que constitue mon corps et jusqu’à un certain point sous l’aspect du langage commun voire de la thématique commune qui s’y trouvent à l’œuvre.
Pour tenter d’atteindre cet objet composite et pourtant unifié – qui, dans la ligne de Georg Groddeck, l’inventeur du « ça » freudien, semble bien relever d’une créativité comme celle qui relie l’art, la maladie et le symbole – je vais rechercher, suivant en cela Baudelaire et son fameux poème « Correspondances », sur quels « vivants piliers » j’aurai construit cette maison où se fait l’alliance de la pensée et de la sensibilité, alliance sans laquelle nous serions bien incapables d’aller au devant du moindre sens, quelle que soit par ailleurs l’acuité de notre intelligence interprétative.
Car l’appareil à la fois récepteur et émetteur que constitue notre corps se construit lui-même, entre sensations et images, à travers des formes plus ou moins premières auxquelles nous revenons comme au berceau de notre parole.
Je vais donc évoquer des expériences, qui de l’enfance à aujourd’hui, sont évidemment des constructions sous lesquelles se cachent dans leur « obscure clarté » les traces mnésiques de ma propre fondation somato-psychique. Mais aussi bien notre voix et son double silencieux qui en fait résonner la profondeur ne s’élaborent-ils pas dans ces zones foncièrement poétiques ? Ne soyez donc pas surpris si je mélange non seulement mes champs d’activité mais les âges, les images… car le corps ne se tient debout que parce qu’il est un puits. Et au fond du puits je vois la lune qui nous fait un clin d’œil.
C’est que le soleil de la conscience s’efface dans ces régions au profit d’un astre plus ambigu et qui n’est pas le dernier à se moquer de nos divagations les plus rationnelles. Et ainsi voit-on, en écho à ce que disait Montaigne de l’amitié, que la vie se soutient de telles images qui ne sont entre les êtres que des mélanges dont la raison des rapports nous échappe et où le corps et l’âme « ne retrouvent plus les coutures qui les ont joints ».
II
J’ouvre donc le
LIVRE D’IMAGES
Pour y aller directement je dois d’abord vous parler d’un enfant dans sa maison. Cet enfant que j’étais et que je suis, après que tant de fois les cellules de son corps ont été renouvelées, est inscrit comme une lettre dans un mot encore et toujours imprononçable et pourtant encore et toujours balbutié dans une sorte de matin d’hiver où la maison ne s’éveille qu’au bruit du gel avec ses craquements espiègles et pourtant rigoureux. Où donc finit dans sa forme un corps qui commence ainsi ? Dans quelle sonorité métallique et assourdie d’une parole jetée dans le froid se voit-il aller, oiseau transi, déjà porté par son propre vol ? Entend-il au loin la chaste montée en puissance des parents qui l’ont fait et dont le pâle ronflement d’automobiles s’applique à blanchir avec le jour ? Ainsi voyez-vous d’où, depuis longtemps parti, je repars, griffonnant sur du papier un signe frêle, ouvrant la bouche à l’oreille de mon élève pour la faire fleurir d’un maigre savoir, me montrant me cacher à mon patient dans le silence ramassé de mon faux sommeil. Car je suis ce corps-là, perdu et retrouvé, dont j’use comme j’ai longtemps usé pour me faire un trou dans l’espace et le remplir. Mais cela ne s’est pas seulement fait dans la solitude de la chambre à moitié glacée.
Avant d’avoir un élève ou un patient je m’inventais une « petite sœur » que les parents n’arrivaient pas à fournir et qui descendait – certainement du ciel – par les routes transparentes de la campagne dans un tintement de verroterie. Ou, à défaut, l’oiseau de mon corps se dédoublait et, au bout d’une ligne que le jour avait tracée sur mon premier carnet quadrillé, il venait se poser sur ma langue comme une voyelle affectueuse. Ainsi quelquefois le patient se fraye un chemin jusqu’à l’indicible sous l’effort duquel mes lèvres se resserrent et il me fait enfin dire ce qui, glacialement, me mange. Le poème me monte d’un ventre où il est retenu depuis bien des séances avec le prisonnier que je garde – cet élève, ce patient, cette petite sœur non née – et cela se met à chanter sur la branche de ma bouche, on dirait un bel oiseau !
Mon bel oiseau ! Le corps sexualisé du poète n’est un secret pour personne. L’instituteur qui m’apprenait les Fables en me disant : « C’est pour le par cœur » savait bien que le par cœur n’est pas plus innocent que « le cul par-dessus tête » d’André Breton qui n’était pas né par hasard tout près de chez nous à Tinchebray, capitale de la quincaillerie. Car le « par-cœur » devrait s’appeler le « par-corps ». Mon père qui avait été quincailler avant de devenir apiculteur par amour du grec, avait fini par se cacher derrière un rideau d’arbres que les obus avaient épargnés. Il avait aimé les boulons et maintenant les bourdons lui parlaient. Avec les adolescents non pas tordus mais torsadés (c’est-à-dire en hélices ou en spirales) dont je devais m’occuper quinze ans plus tard (15 ans plus tard que mes 6 ans), le corps de l’artiste éducateur doit aussi bien tourner sur lui-même et vibrer de toutes ses ailes avant de se lancer au cou de la colonne hâtivement érigée dans le jardin de la fleur de l’âge. Que cela plaise ou ne plaise pas à l’Administration centrale, c’est une extase mais, rassurez-vous, à conduire poétiquement. La poésie de l’acte éducatif à la pulsion reconnaissante ! Le marbre dont est fait le désir du pédagogue est un jaillissement rustique avant le polissage ardent. La poésie du désir d’élever l’enfant jusqu’au sommet de l’adolescence suggère les mots qui en saluent le soulèvement hirsute. Mon corps est à l’unisson de cette jeune fureur qui n’en finira pas, espérons-le, de rouler sa vague jusqu’à l’horizon. Eduquer c’est faire sortir – fut-ce en ordre – les forces emprisonnées et si vite asservies du désir qui est au creux de la pensée. Et, par d’autres chemins, que fait le psychanalyste dont la juvénile résonance lui revient au corps, s’il n’est pas déjà momifié dans la haute image qu’il se fait de lui-même ?
Mais l’enfant dont je parlais a grandi. Il a 14 ans et il est pris dans les tenailles normandes de la guerre. Chacun son tour ! Sous les bombes et la mitraille il s’est roulé en boule dans un fossé contre un champ qui explose. Le corps à cet instant qui confine à l’éternité est une souche qu’un vent ensoleillé extirpe de la terre. Car d’un coup il a vieilli. Il a déjà sacrifié ses glorieuses jeunes branches pour au moins sauver ses racines. Il n’est plus qu’un amas de poussière et de cendres accroché à sa mémoire. Il ne tient qu’à son fil tout en s’enfouissant dans la glaise retournée comme une mère. C’est un vieillard revenu à l’enfance. L’histoire a été battue par la géographie. Je retourne à l’espace et ma conscience s’enroule autour de moi comme un chèvrefeuille. Puisse-t-elle me dissimuler aux yeux des mitrailleurs sans pour autant m’étouffer !
Il arrive ainsi que le poète, pilonné par la langue de ceux qui sont prêts à parler pour lui, s’écrase dans la boue des mots qui se refusent à naître et que sa parole s’enroule autour de lui et l’étrangle. C’est même la partie muette de son histoire. Il y a une guerre entre lui et la parole. Cette mort annoncée le poursuit au-delà même de ce qu’il arrive à dire. Dans le cas célèbre de Rimbaud, c’est après – après l’écriture – qu’elle l’a rejoint dans son fameux désert !
La mise à mort du pédagogue par ses élèves est une banalité qui, à elle seule justifierait qu’on le forme comme un soldat, un vrai « Dormeur du Val » précisément à la Rimbaud !
Le psychanalyste est une proie pour la Bête immonde. Le Minotaure est à ses trousses, dès qu’il a décidé de remonter le fil d’Ariane qui le conduit à l’inconscient. Son air de matador fait sourire les dieux grecs. La lacanie et les autres territoires sont des pistes d’atterrissage (et quelquefois de décollage) que les bombardiers de l’armée alliée prennent eux-mêmes pour des repaires de l’ennemi, alors qu’ils font partie de la famille. Ainsi le psychanalyste, quand il n’est pas la cible de son patient, est-il livré comme un enfant tout nu à ses proches – car il a des manières de donner la vie qui ne trompent pas : à force de faire le mort… n’est-il pas juste bon à devenir le cadavre qu’il est déjà ?
Dans son trou à rat d’herbe brûlée – comme souvent les soirs qui ont suivi – mon corps, déjà figé pour n’être plus que quelques lettres provisoirement dorées sur une stèle, me priait de me recueillir sur mon « ombre-chère », cette « obscure clarté » parmi les feuilles à moitié calcinées.
J’avais une patiente qui, à force de répéter – mitrailleuse à sa façon – des mots et des images de même calibre, finissait par m’endormir. Mais le transfert amoureux se retourne aussi bien contre vous, dès que sa saveur de bonbon acidulé s’est évanouie dans votre bouche. On empoisonne les psychanalystes comme chez les Borgia. Les papes ne sont pas épargnés. Mais tous les jours analytiques que Dieu fait, le fauteuil du grand prêtre n’est-il pas déjà percé pour qu’on lui tâte, sous les habits de sa théorie théologique, les parties vives – et qu’assez vite on les lui coupe. Si doux que soit le siège, la rudesse de l’attaque remonte jusqu’aux vertèbres ! Contre la patience organiquement concertée de mon corps, l’arthrose a développé ses ramifications pointues. De crainte de prendre l’eau le bateau fait dans le structuralisme échevelé de sa voilure. La névralgie me guette. Les poumons s’enrayent. Mais derrière ces mauvais coups le ventre tient. Comme autrefois sous les avions au double fuselage, le violoncelle reste branché sur les voix d’outre-tête. Ainsi, tout autant que Jeanne d’Arc, Hamlet avait ses voix mais, entre être et ne pas être, il bégayait bien avant le roi Georges V, lui-même épinglé sur son rocher devant les vagues de son peuple. Et pour ce qu’il reste de moi, psychanalyste ficelé à son manque comme le jour à sa nuit (l’obscure clarté revient), mon patient n’est-il pas un océan à lui tout seul ? Le flux l’a apporté, le reflux le remporte et il ne me lèche les pieds que pour ronger mes os et tout ce qui ressemble en moi à un oriflamme – par exemple une interprétation flamboyante – sans parler des autres hampes. Ma langue elle-même se retourne dans ma bouche. Je n’ai plus que mon silence à me mettre sous la dent. Cette petite sœur tant attendue me barre le plexus d’un trait de plume. N’est-il pas clair que le poète qui sommeillait dans mon estomac de thérapeute est un imposteur dont le patient, déguisé en instituteur, dit simplement que je suis comme son père, un analphabète plus bête que méchant ? Et en effet, je ne bégaye même plus.
Mais comme le phénix renait de ses cendres, mon corps se retrouve quelques années plus tard dans la peau de l’homme des bois. L’enfant a bien grandi ! Il aura suffi que Madame Chatterley, en voisine avertie, se déguise en biche. Car les biches guettent le poète, le pédagogue, le psychanalyste et… les enfants, à cause précisément de leur activité forestière. Les cerfs aussi d’ailleurs ! Et avec ces animaux légendaires « la nature est un temple où de vivants piliers » – comme dit Baudelaire – parlent… à ceux qui les écoutent. Les symboles et les symptômes disent en effet le fond des halliers et des boqueteaux touffus où somnolent les ombres de l’origine. Les cervidés s’en font des couronnes, les hommes des chapeaux de poèmes et des somatisations comme les enfants qui ont tout cela derrière la tête en réserve de leur chagrin, quand les mots leur manquent. Et c’est ainsi que, sous les ombrages de l’inconscient que fréquentent assidument non seulement les psychanalystes mais, quoiqu’ils s’en défendent les gardes-chasses de l’éducation, les poètes eux-mêmes, les anges qui, comme l’enfant que j’étais, s’aventurent dans la proche forêt domaniale, sont devenus eux aussi des braconniers.
Si le psychanalyste n’est pas le dernier à établir son camp sur ces marges magnifiquement hérissées de digitales, n’est-ce pas qu’Eros qui est une plante bonne pour le cœur en est aussi le premier poison. Oser et doser la pulsion des sous-bois, n’ai-je pas communié aux parfums baudelairiens des pourrissements que la flamme d’une de ces fleurs vénéneuses allume dans l’œil du psychanalyste sans oublier le pédagogue à la pédophilie bien tempérée. Le monde ne s’apprend pas dans un livre. Car les frontières du vice et de la vertu où nous plantons notre tente traversent déjà notre corps, l’encerclant de leur zona, le transformant en roue de légendaire charrette, telle que le forgeron les bardait autrefois de son fer en feu. J’étais assis au bord du désir et je brûlais d’un bout à l’autre de son cercle. Un ruisseau rougeâtre dans la forêt ferrugineuse et qui fumait de sa honte bue me rappelait aux délices amers de la masturbation. Le freudien se mord les lèvres pour ne pas céder à l’interprétation tapie sous les feuilles de son palais. Car il y a des jouissances par la bouche qui tuent à petit feu de digitaline. Notre larynx comme nos doigts sont des fleurs expertes que nous devons traiter religieusement en les effleurant d’un souffle. Notre peau appelle notre conscience à la caresse. Il nous faut descendre dans nos caves intimes, sous les cendres du feu brûlant et, par les ruisseaux du fond de notre ventre, gagner les boues de notre début dans la vie. N’est-il pas vrai que nous re débutons avec chacun de ceux que nous conduisons où ils nous conduisent, car les maîtres que nous sommes ne sont-ils pas ces chiens truffiers dont le nez au nom prédestiné s’avance comme un miroir dans la nuit de l’autre ? L’amant de lady Chatterley n’a pas peur de la tourbe où il fait doucement son chemin comme le whisky. Il prend la gorge blanche et la tire vers le bas, là où le marais rassemble ses mousses multicolores, où la tourbe grisâtre se nourrit d’arcs en ciel. J’ai enseigné jusqu’à l’ivresse. En séance d’analyse, c’est un soleil végétal enfoui qui se lève au loin sur un lit de brindilles. Distillation de la parole dans les alambics d’une rêverie paludéenne.
Enfin les reins du psychanalyste et le dos qui en émerge avec ses nervures de vieux bateau remontent lentement à la surface. Le naufrage du désir dans son objet débordant a bien failli m’absorber dans l’abîme au dessus duquel flotte ce que j’appelle mon moi. Parlons-en ! Le moi en émoi du poète est aussi celui de l’éducateur et celui du psychanalyste. On ne fait pas d’omelette sans casse les œufs. J’ai pris le coup du désir de l’autre en plein dans mon œuf. La coque derrière laquelle notre blanc et notre jaune se préparent à donner la vie n’a que l’épaisseur et la densité du dernier fantasme, celui sans doute du mourant. Car, disons le une bonne fois, l’amour – fût-il de transfert – tue. L’amour tue par définition comme la vie.
J’ai veillé à ne pas vous le dire trop tôt. Le psychanalyste est un fantôme. Non pas un mort-vivant mais une ombre encore assez phallique dont il s’habille chaque matin pour mieux se fondre dans le brouillard piqueté de rosée. Chaque fois recommencer, c’est prendre le risque de ne pas être et pourtant, comme le prince Hamlet déjà nommé, d’être au plus près de l’humain, ce passage dans l’homme d’une espérance fragile.
Mais le corps de ce fantôme est une maison, de celles où jouent les enfants à faire et à refaire le monde. L’espace où je reçois mes patients est fleuri comme une école de poète. Mon corps est un jardin. Je dirais que la parole avec le silence y pousse mais mon jardin débouche sur un autre jardin et la clôture entre les deux n’est qu’un rideau de feuillage comme autrefois chez mes parents. Là où se côtoient les deux corps jusqu’à s’échanger leurs semences (ce qu’on appelle en grec le logos spermaticos), s’étend, dans la maison de l’espace, le corps agrandi de ces alliances. Et pourtant, lorsqu’ils se lèvent l’un et l’autre, les deux jardins en se saluant se reconnaissent dans leurs solitudes comme deux soldats dont on ne sait plus, après la guerre ou l’amour, de quel côté ils étaient.
Les métiers de poète, de pédagogue et de psychanalyste sont des métiers physiques. Aux intellectuels qui en rêvent nous dirions qu’il faut d’abord se déculotter la tête et s’enliser juste assez dans la pensée d’un corps nu pour avancer par la grève dans la direction d’un Mont Saint-Michel ou d’un autre sommet de l’inconscient.
La simple main d’un « autre-humain-que nous » est aux deux bouts de ce parcours. En la serrant une dernière fois notre propre main de débutant se souvient de l’expérience qui l’a creusée. C’est comme si, se voyant et s’entendant dans la nôtre, la main de l’humain que nous quittons et qui nous quitte nous rendait à nous-mêmes la présence entière de notre corps devenu l’arbre qui s’est plié au poids de l’autre, qui en a épousé longtemps le souffle, et qui, pour en finir avec son fantôme, se refait des racines dans la terre de sa chair et de son histoire.
Car ce christ a la bonne habitude de ressusciter. Je le dis sans plus d’ironie que de pieuse tendresse. Qu’il soit poète, éducateur ou soignant de l’âme, l’homme sacrifie son corps à une extase. Il en appelle à son Père qui est l’Esprit (Freud entre sa pipe et sa mâchoire) mais qui est aussi, parmi les saintes femmes inspirées (Lou Andréas Salomé, Mélanie Klein…) sa Muse. Entre le masculin et le féminin le corps premier balance comme la palme de l’arbre cher à Verlaine. Mais c’est aussi que les plaies de l’homme, qui reprend la création là où les démons destructeurs l’ont tirée vers la mort, sont les roses du jardin perdu et retrouvé. Sa mort contre la Mort. N’y a-t-il pas même dans le sexe un détournement dont la haine comme l’amour tire les marrons du feu. Comme le poète ou l’amant ou l’amante qui a dans la bouche un goût d’absolu, le psychanalyste qui a été charpentier dans une première vie, fabrique la croix de son exposition hallucinée. Rimbaud a bien payé de sa jambe. Et le sida fut souvent beaucoup plus que la punition annoncée : une déclaration de guerre, un hymne tragique à la gloire de ce qui, dans le plaisir, témoigne de la vie dans sa mort même. Le psychanalyste se garde bien d’aller si loin. Mais il serait un héros lui aussi et il lui arrive de l’être, quand le patient l’emmène au fond de ses pulsions pour y cueillir les fleurs de la parole lumineuse. Le sacrifice du psychanalyste comme celui de l’éducateur s’opère poétiquement dans le traitement du symbole, figure sublimée de son symptôme en forme de rétrécissement du corps dans un fauteuil. Car le poème qui le tient érigé au dessus de son gisant d’alter égo joue le rôle structurant de toute prosodie, cercueil debout du maître ! Devant la classe, le maître, sanglé dans son savoir, ne tient d’abord lui-même que par de telles bandelettes, momie d’un culte pharaonique, et cela tombe bien puisqu’on lui a dit et redit de laisser ses muscles à la maison.
Cependant c’est une figure de proue dont le bateau salue la hardiesse. La résurrection du héros prématurément terrassé consacre le corps transparent sous la forme d’une apparition dont le patient, comme l’élève, se souviendront longtemps. Ce visage entraperçu, cette main dérobée, cette voix au souffle creusé dans le silence, sont entrés dans l’éternité. A la force des poignets j’ai élevé des adolescents qui me narguaient à défaut de me cracher à la figure ou de m’enfoncer une vraie couronne d’épines sur la tête. Et plus d’un patient m’a fait descendre dans les catacombes poisseuses et les latrines de ses désirs frustrés.
Mais du plomb transformé en or, je me suis fait un habit de lumière, tout encorné que je fusse, matamore qui joua le mort. Nous sommes les alchimistes du Mal. Nous avons brûlé notre corps dans le creuset des enfances retrouvées, ces enfances que nous rendent nos disciples, y compris Judas, le félon de la famille ! Et voilà qu’il brille aujourd’hui comme un ostensoir au dessus du saint autel ce corps cloué sur la croix de l’inconscient et percé de trous par où s’envole l’interprétation aux ailes de colombe.
Une « obscure clarté » continue pourtant de hanter la custode rayonnante où blanchit le dieu que j’ai cru être. Cette ultime pellicule de la Parole, pour un vrai corps qui pèse son poids shakespearien de chair, me refait le coup du clin d’œil : dans le royaume des ombres la lumière pourrait bien finir par s’éteindre mais son obstination la réveille et elle joue avec les nuages, les merveilleux nuages.
Mais vous pourriez-me dire :
Fallait-il si longtemps rêver ?
Voici donc ma conclusion transitoire :
La sexualité du psychanalyste n’est un secret pour personne. J’ai eu beau me rencogner dans mon fauteuil, la réalité de ce que nous appelons pudiquement nos fantasmes n’a jamais manqué de se donner à voir sous l’herbe de mes prairies comme un minerai têtu.
Car la sexualité du psychanalyste est bel et bien la pierre sur laquelle il bâtit son église. Ainsi fait tout aussi bien le poète qui, pour associer librement, va chercher son énergie là où elle se concentre, dans les matières pré ou proto verbales sous la rugosité desquelles se dissimule le pouvoir des alliages et des alliances, y compris celle qu’on appelle ailleurs « thérapeutique » ? Ce travail là, que les tranches successives de l’analyse ont marqué – pour le psychanalyste lui-même – de leur scansion méthodique, s’opère jour après jour sur des chantiers moins reluisants.
Comme tout le monde, j’ai dû faire à cet égard « feu de tout bois ». Empêtré dans mon attention flottante comme dans un jardin propret, j’ai dû apprendre à me laisser distraire méchamment par mes symptômes, tel un jardinier par les résurgences rocailleuses de sa terre. Le pédagogue n’aurait d’ailleurs pas tort d’y prendre garde de son côté, quand il aperçoit sur le dos ondulant de sa classe le reflet argenté d’un imprenable poisson directement sorti de son Lochness. Le désir du maître n’est-il pas un gouffre brumeux ?
Plus primitif, mon désir de psychanalyste s’est souvent imposé à mon « idéal du moi » comme l’irruption de ces pierres ferrugineuses réchappées des fondrières de la pulsion.
Ainsi, à la mort de mon père, ai-je fait une pelade ! Le patient à qui j’ouvre la porte tombe de ma hauteur décapitée : « le psychanalyste, dit-il dans sa barbe, n’a pas bonne mine ce matin ! On dirait au réveil le héros kafkaïen de la Métamorphose ! »
Et moi je pense : « décalottage du gland pour l’érection du juste monument funéraire et déculottée de l’enfant abandonné sur le trottoir à sexe découvert ».
Mes cheveux, tels les blés qui nous entouraient autrefois, sont tombés sous la faux de l’obscène plaisir, celui par où s’abat la haine de la maturité forcée : j’étais allé trop vite au- dessus des racines.
Mon patient me découvrant sous ce crâne de clown blanc, le sourire lunaire de mon corps portait celui de mon inconscient à une incandescence de lampe frontale. Le mineur que j’étais, amateur de galeries à rats, ne pouvait plus cacher son jeu. Docteur en basses œuvres, j’étais sollicité pour traiter la cruauté des troglodytes qui me consultaient. La mort que j’exhibais en triomphateur me revenait en menace : « Docteur, vous avez le cancer, n’est-ce pas !? » Les rats rêvaient de me manger le ventre, puisque j’en voulais à leurs intestins.
« Nous ne sommes pas des grenouilles pensantes, dit Nietzsche, nous ne sommes pas des appareils enregistreurs aux entrailles frigorifiées. Nous devons constamment enfanter nos pensées dans la douleur et leur donner maternellement ce que nous avons de sang, de peur, de joie… »
Attelé à sa charrue et à sa moissonneuse batteuse, le psychanalyste comme le poète sème ce qu’il a récolté et le récolte à nouveau. Qu’il perde ses cheveux, ou ses dents, ou son objet d’amour – car à vivre, on perd toujours quelque chose ! – le retour sur ses investissements négatifs le rend doublement imposable : on le taxe sur ses malheurs ! Le patient connaît la musique : il a déjà payé pour toute la famille et il repaie son sauveur. Mais l’analyste aussi : rien ne lui sera pardonné ! Son trafic d’organes en dit long sur sa carrière de mutilé. On le dénoncerait à lui-même s’il ne l’avait déjà fait ! Voilà t’il pas qu’il rapièce l’inconscient de l’autre, avec des morceaux de sa propre histoire.
J’étais là, glabre comme la dent dévitalisée d’un désert. Sans perruque, en raison de la vieille devise : « honneur au traumatisme ! » Ou, pour le dire autrement : « honneur au corps du délit » !
Car, dans la trilogie dont s’inspire ce récit, le corps trinitaire défie la loi en spatialisant la pensée toujours pressée de s’affranchir de l’espace. La parole, si vite arrachée à la voix, revient à sa source. Le corps de l’artiste est une source spectaculairement montrée et cachée dans son œuvre. Par son art, il fait plus qu’en décrire l’enveloppe ou le contour, il le prend dans sa profondeur pour s’en faire un outil. Sur les parois de sa caverne, comme à Lascaux, il dessine sa propre force en la mariant plus ou moins rituellement à d’autres corps qui l’angoissent et le nourrissent.
Un jeune maître qui me faisait fabriquer du pain, lorsque j’avais sept ans, portait mon corps angéliquement pâle jusqu’à la cuisson dont il s’était doré lui-même à force de s’enfoncer dans le four de la classe. Les corps s’échangent leur chaleur. C’était bien avant les bombes et bien plus avant que n’explose mon père. Avec l’invention du feu et la cuisson des gigues forestières, la conscience avait fait un pas vers plus de soleil. Le patient m’allumait dans ma nudité. Mon phare énucléé le branchait. Je me sentais me tordre dans les flammes. Jeanne d’Arc, Juin 44, La psychanalyse du feu, les charbons ardents d’une cure thérapeutico-didactique à 5 séances par semaine… « Je doute fort qu’une telle douleur nous rende meilleurs, dit encore Nietzsche, mais je sais qu’elle nous rend plus profonds ! »
Vous l’avez compris, j’aime les leçons du corps le soir au fond des bois, et… j’y arrive enfin !
III
CONCLUSION
Ici s’arrête en effet le grand livre d’images. Seriez-vous un peu perdus que je vous dirais : c’est tout à fait ce que je voulais ! Le corps – que j’ai rapporté à l’artiste – n’est pas le corps localisable d’une vie physique plus ou moins maîtrisable et maîtrisée comme dans le sport. Il traverse le temps et l’espace, dès lors que nous lui demandons de servir des causes dont l’aspect aventureux excède largement son fonctionnement mécanique et organique. C’est le cas de l’amour et, plus largement, des entreprises relationnelles telles qu’on les mène implicitement ou explicitement au bénéfice d’un partage. L’alliance du corps et du psychisme devient alors une construction si complexe qu’elle nous invite à nous voir, hors des sentiers battus de l’identité, comme le mélange inattendu d’un soi et d’un autre que soi, un premier nous si l’on peut dire avant celui que nous voulons former avec l’autre, le présumé vrai autre.
Comme le poète, le corps profond écoute aux portes des mots cachotiers. Comme le maître d’école, il sait que la naissance de la connaissance provient d’une rencontre dont les harmoniques sexuelles ne se trouvent pas sous les pieds d’un cheval, même diplômé ! Quant au psychanalyste, ce vagabond, voire ce sans papiers d’une culture vendue à l’ordre des choses, le désordre auquel il rend les honneurs – l’inconscient, pour l’appeler par son nom – n’est-il pas qu’un ordre caché dont son propre corps se fait l’écho ? Il lui revient de l’écouter comme le musicien son instrument encore balbutiant d’avant le concert. Dans le coquillage c’est déjà la mer qu’on entend !
En tout cela, j’ai surtout voulu montrer que les corps de ces professionnels au travail, que sont le poète, le pédagogue et le psychanalyste, sont un seul et même corps chargé d’histoire et engagé dans une action dont il soutient le processus en l’enveloppant et en l’aiguillant de sa propre intériorité.
Les mots du poète viennent de loin et cela ne les empêche pas d’être si proches du corps actuel de celui qui les prononce qu’ils y puisent les éléments de leur forme. La poésie revient aux sources du langage, aux balbutiements de l’enfant qui fait des mots dans le creuset de sa bouche, aux allitérations des comptines, à des alliages verbaux qui associent la musique des phonèmes à l’étrangeté des objets qui ne prennent sens que dans le contexte où ils apparaissent. Le poème est une réplique de ce corps impressionnable et inventif dont l’enfant s’est servi à la fois pour se positionner en tant que soi devant le monde et pour participer à l’altérité de ce monde jusqu’à se trouver lui-même autre que ce qu’il lui semblait être. Lorsque Rimbaud dit : « je est un autre », il donne toute sa force au nouveau langage auquel il s’identifie et il faut bien penser que son corps d’enfant effaré (cf. le poème les effarés) et d’adolescent blessé (cf. le poème le dormeur du Val) est le support physique de cette identification. Les illuminations et le Bateau Ivre ne sont pas déconnectés d’une réalité sensible qui ne nous parlerait pas si elle n’était qu’intellectuelle.
Le pédagogue, l’éducateur, (qu’on aimerait remplacer par des robots pour faire des économies), ne sont pas des êtres moins incarnés. La preuve en est que leur échec est plus souvent lié à leur désincarnation que l’inverse. La présence de celui qui apprend à grandir n’est pas réductible à une fonction, ni davantage à la quantité ou à la qualité des savoirs dont la valeur ajoutée vient compléter la croissance biologique. C’est d’abord la présence de la personne qui est en cause. Car elle est le témoignage nécessaire d’une vie dont l’enfant et l’adolescent attendent la caution de ce qu’il y a à apprendre. Ainsi l’éducation commence-t-elle et recommence-t-elle toujours à l’origine silencieuse et cachée de la parole qui est, derrière le geste et la posture, le corps, non seulement en tant que visage, mais membres et torse et ventre, siège des processus que partagent les humains indépendamment de leur âge ou de leur statut et qui sont la source vive d’où procède la pensée. Le pédagogue est donc sans cesse appelé à remplir ses actes éducatifs les plus raisonnés de cette matière sensible et intimement agrégée à son identité qui est son propre corps. Sa voix transporte cette matière et en étend la forme à ce qu’il dit. L’acte sollicité chez l’enfant ou l’adolescent est déjà pour ainsi dire entendu dans cette sollicitation musicale. La fausseté de la voix trahissant le corps de celui qui parle rend suspecte la pensée qu’elle transporte. Ce qui peut être reçu comme porteur de vérité doit coller, si je puis dire, à ce souffle d’une énonciation que le corps soutient de sa propre vérité.
Mais le pédagogue – celui qui, dans la tradition de la Grèce antique conduit l’enfant à l’école et qui est aussi dans notre culture son enseignant – assure un accompagnement qui prend à certains égards le relais de ce qui, dans la famille, s’inscrit dans le partage des corps. Certes les enfants ne couchent plus dans le lit de leurs parents – comme cela se faisait encore dans le peuple jusqu’à la moitié du XVIIIème siècle. Mais chacun sait que les apprentissages qui commencent, et d’ailleurs se poursuivent, dans le cadre de la famille, sont intimement mêlés à des émotions et des sentiments qui passent par les bras et les mains, les fronts et les bouches, sans parler des autres régions plus ou moins érogénéisées des corps dont le rapport n’a pas besoin d’être incestuel pour être chaleureux. La chaleur du maître relève jusqu’à un certain point d’une telle association somato-psychique. Si minimale soit-elle, cette association m’a permis autrefois d’enseigner la grammaire à des gens qui percevaient physiquement que mon attachement à la langue traversait son formalisme en y prenant le même plaisir que si le corps des phrases comme celui des mots était un aimable objet de désir.
Mais le geste éducatif dont la finalité ne concerne pas toujours en priorité l’apprentissage mais si souvent le soutien, le geste qui sauve l’adolescent de cette perte d’identité (qui tant de fois le menace en dehors même de la psychose), qui croira qu’il ne participe pas de ce que nous suggère le mot « soutien » ? Ne désigne-t-il pas un port et un portage dont le corps de l’éducateur assume l’élan, car l’identité ne se construit aussi dans chacun que du désir qu’autrui lui manifeste (sous une forme évidemment non menaçante !) et qui, c’est le cas de le dire, donne aussi du corps à ce qu’il est.
Bien des choses que je viens de dire s’appliquent au psychanalyste, et sans doute plus largement, au psychothérapeute. Mais certes la distance nécessaire au transfert introduit-elle une donnée spécifique qui n’est pourtant pas synonyme à mes yeux d’abandon du corps. Car la distance n’exclut pas la proximité physique, elle la structure de façon particulière. La plus retenue des poignées de main porte en elle la marque d’un creux qui n’est pas celui d’une absence mais d’un espace virtuel dont le caractère de disponibilité répond moins à l’idée d’un retrait qu’à l’affirmation d’une liberté imprenable tant du côté du patient que du thérapeute.
Mais la structuration de ce creux affecte beaucoup plus que tel ou tel geste ponctuel. Dans sa totalité, le corps du psychanalyste qui se trouve être déjà cette caisse de résonance où se répercutent les mots et jusqu’aux états les plus indicibles de son patient est aussi pour lui-même une sorte de construction alvéolée à travers laquelle la conscience corporelle se structure comme la juxtaposition de parties pleines et de parties vides. Si relatifs qu’ils soient, le silence et l’immobilité, l’isolement et l’exacerbation paradoxale d’un système perceptif où l’écoute de l’autre laisse toute sa place, comme en écho, à l’écoute de soi, ouvrent en effet des passages entre la pensée associée au fantasme et la conscience cénesthésique elle-même dans sa continuité et sa discontinuité.
Une telle articulation – si hasardeuse soit-elle – contribue à cette nécessaire désintellectualisation de la pensée sans laquelle le contre-transfert lui-même (pour ne parler que de lui !) s’organise comme le corps dénié sur le mode de la forteresse. Faut-il ajouter que laisser venir à la conscience et utiliser le cas échéant les émotions au bénéfice de l’interprétation suppose que le psychanalyste dispose d’une suffisante perméabilité intra-somato-psychique, autrement dit, non seulement qu’il laisse aussi parler son corps sur ce registre, mais qu’il l’entende.
S’agissant du désir que le transfert du patient sollicite chez l’analyste, sa place dans la relation n’a pas besoin d’être explicitement sexuelle pour s’inscrire dans son corps et lui imprimer la forme d’une passivité accueillante et celle d’une activité potentiellement prenante, voire prédatrice. C’est à suivre ces mouvements de détente et de tension dans sa chair même que le thérapeute se situe sans doute le mieux vis-à-vis de ses affects.
Mais à transformer la juste distance thérapeutique en extraterritorialité dans une forme de déni de la réalité, il est arrivé que des psychanalystes, condamnant le corps à l’absence comme la parole au silence, se sont non seulement privés d’un instrument précieux mais ont dramatiquement joué les morts devant des analysants qui n’en demandaient pas davantage pour s’enfoncer dans leur dépression.
Pour revenir enfin à l’unité de mon propos – c’est-à-dire à ce qu’il y a de commun entre les positions corporelles du poète, du pédagogue et du psychanalyste – je veux dire en terminant que leurs actes de créativité, qui ne peuvent qu’être des actes de vie, ne se légitiment dans les profondeurs de l’inconscient que de s’alimenter à la présence des corps et à leurs échanges. Les arbres dont nos ancêtres interprétaient les frémissements comme un langage n’étaient sans doute pas si étrangers à l’homme qu’on ne puisse les prendre eux aussi pour des poètes enracinés dans une même terre.
Un dernier mot sur le poète : il y a en lui – y compris chez un poète aussi classique et aussi musical que Racine, le bien nommé – plus de violence physique que l’harmonie et la clarté de sa langue ne le laissent imaginer. Car c’est son corps qui, comme je l’ai déjà évoqué de façon plus générale, reprend la langue au point de sa couture, de sa suture la plus intime, là où la sublimation de la pensée va d’abord chercher sa force au cœur de la pulsion et de l’affect. Ainsi, « Ariane, ma sœur, de quel amour blessée vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée » nous parle d’une déchirure que Racine retrouve au bout et en deça des mots redevenus signes sonores dans une forme de chair parlée par son propre gémissement. Le poète interprète le bruit et le chant d’une souffrance qui traverse son corps. Il est une oreille avant que sa bouche ne donne à la pensée la voix de son poème. Le psychanalyste met l’inconscient en musique mais sans doute lui faut-il d’abord l’entendre « le soir au fond des bois ».
Quant au pédagogue – celui que je viens d’essayer d’être avec vous – s’il reste à la lisière de la forêt profonde, encore l’avez-vous assez entendu bruisser parmi les feuilles dont les branches lui frottent le visage, abeille travailleuse butinant les fleurs pour en tirer le miel. Ce bruissement d’ailes n’est encore ici que la vibration des mots et des images, leur proximité avec le corps ouvrant la voie à la pensée du « clair-obscur » qui est la pensée dont Montaigne, si proche lui-même de son corps, nous offre jusqu’à aujourd’hui l’un des exemples les plus vivants.
13 janvier 2016,
Intervention in Collectif Effraction,
Poètes des cinq continents, l’Harmattan,
Jean-Pierre BIGEAULT