A PROPOS DU FILM « FOU D’AMOUR »

Bien qu’il ait été associé, tant par la radio et par la presse, à l’affaire dite du « curé d’Uruffe » – ce crime qui défraya la chronique en son temps (1956) parce qu’il avait été commis par un prêtre – le film de Philippe Ramos, Fou d’amour, ne fait qu’évoquer de très loin une réalité qui fut et reste encore difficile à appréhender, et qui relève d’une tragédie irréductible à un « fait divers ». On peut regretter que le réalisateur ait traité un tel sujet en le déplaçant dans un cadre qui en gomme la dramatique aspérité et qu’il l’ait ainsi réduit à une sorte de comédie dont l’issue fatale perd alors tout son sens. Comme il est inacceptable de réduire le passage à l’acte de ce prêtre criminel à la monstruosité d’un suppôt de Satan, voire simplement à une perversion qui en signerait la caractère psychopathologique, il est impossible de ramener la sexualité que la violence extrême de ce prêtre, par ailleurs fidèle à sa foi, à un dévoiement totalement étranger à la dynamique même de son idéal.

La complexité de cette intrication dérange. Mais elle nous invite à considérer l’homme – fût-ce un prêtre – comme un tout, ses convictions et son engagement se trouvant étroitement liés à ce qui, dans sa personnalité, relève en particulier du domaine psycho-affectif. A l’heure où l’Eglise semble vouloir prendre à bras-le-corps un problème aussi grave que celui de la pédophilie, il y aurait mieux à faire qu’à le traiter lui aussi comme une déviation accidentelle : l’Idéal – fût-il religieux – met en jeu des désirs qui excèdent l’ordre habituel de nos intérêts. La formation et l’accompagnement des personnes exposées au risque de l’idéal ont suffisamment manqué au curé d’Uruffe pour qu’on se tourne aujourd’hui vers une lecture mieux informée de son crime et… qu’on en tire les conséquences.

Jean-Pierre BIGEAULT
in La Croix, 27 octobre 2015

UNE POÉTIQUE POUR L’ÉDUCATION – Eugène ENRIQUEZ

J’espère qu’il n’est pas trop tard pour parler du livre fort stimulant que Jean-Pierre Bigeault a publié il y a deux ans. Je ne le crois pas, car les problèmes que pose le métier d’éduquer (un des « trois métiers impossibles » comme les a nommés Freud) nous taraudent depuis des siècles et vraisemblablement continueront à le faire longtemps. En outre, Bigeault fait état d’une expérience originale : la création d’un internat pour des jeunes en situation d’échec scolaire, de son fonctionnement, de ses avatars et de sa fin. Pour ce faire, il y met toute sa fougue bien connue, ses compétences, son attrait pour la poésie et pour l’acte d’éducation.

Voici donc un ouvrage extrêmement vivant, plein de chemins de traverse, « de remords, de doutes, de contraintes » (Paul Valéry) où l’auteur se livre tout entier. Ce qui en fait son charme et en même temps son aspect un peu « ésotérique » car il est toujours difficile de comprendre et de bien interpréter la dynamique d’un auteur (et de l’institution qu’il livre à notre réflexion) quand celui-ci fait montre d’une volonté d’exhaustivité qui peut dérouter le lecteur. De plus, l’auteur ne recule ni devant une argumentation scientifique, ni devant un désir d’« enchanter » le lecteur en lui ouvrant les portes d’une expérience « poétique » de recherche-action étalée sur de nombreuses années, mélange de genres auquel les pédagogues ne nous ont guère habitués.

Ceci étant, je n’ai pu m’empêcher de céder au charme de cet ouvrage. Certes, une raison personnelle m’y prédisposait. Non seulement je connais bien Bigeault, mais j’ai rencontré et apprécié plusieurs membres de l’équipe qu’il avait réunie au moment même où cette expérience se déroulait et j’avais été extrêmement intéressé (même si je la trouvais utopique et passablement risquée) par l’aventure que ce groupe était en train de vivre. Pourtant, j’estime que tout lecteur « naïf » peut faire son profit de ce livre. Il faudra seulement qu’il soit un peu plus attentif que moi et un peu moins bien disposé que je le suis spontanément.

Je n’ai pu m’empêcher, durant la lecture de ce livre, de penser à Jorge Luis Borges et à Lewis Carroll. À Borges, tout d’abord parce que l’expérience relatée ressemble à un « jardin aux sentiers qui bifurquent » tellement il se passe d’événements contradictoires qui mettent continuellement l’institution créée (intitulée « La Maison rouge ») en situation périlleuse car elle risque toujours de suivre des voies sans issues bien qu’elle arrive toujours à se rétablir. Et puis aussi à cause d’une référence implicite : l’auteur écrit que « ce qui nous permet d’aller vers la montagne [il a comparé les cinquante adolescents que l’équipe prend en charge à une “montagne volcanique”], c’est que la montagne nous contient » ; ce qui ne peut que faire penser à la figure du « tigre », fréquemment évoqué par Borges, que nous craignons mais qui en même temps est nous-mêmes. (« Je suis le tigre », écrit Borges.) En définitive, ce qui manque d’exploser ou de nous tuer, c’est aussi les « tunnels » que nous creusons (p. 83-84). Enfin, parce que la tonalité générale de l’ouvrage, avec ses rebondissements, fait songer aux faux romans policiers qu’écrivait Borges en compagnie de son meilleur ami (et également grand romancier) Adolfo Bioy Casares.

Lewis Carroll ensuite. Non Alice au pays des merveilles ni Au-delà du miroir, mais le poème débridé La chasse au Snark, qui a été tellement apprécié des surréalistes.

En effet, comme l’écrit Raymond Cahn, qui a fait partie de l’équipe de Bigeault et qui préface le livre, ces « éducateurs » ont tenté « l’aventure d’embarquer dans leur bateau quelques dizaines de naufragés de l’enseignement secondaire ». Il ajoute que « le pari, sans modèle, ni recette, sans la moindre expérience d’une action de ce genre [je souligne], fut de partir de cette mise entre parenthèses de tout a priori et d’inventer leurs propres solutions face à tous les problèmes où ils se trouvaient confrontés » (p. 9). Dans La chasse au Snark (animal fabuleux), un capitaine (nommé « l’homme à la Cloche ») embarque avec lui pour chasser le Snark des gens sans la moindre compétence (ex. un bottier, un faiseur de bonnets et capuches, un avocat, un agent de change, etc.) qui apprécient sa sagesse jusqu’au moment où ils s’aperçoivent qu’il ne sait que bien faire une chose, « agiter sa cloche ». Certes, l’équipe de Bigeault est plus armée que cet équipage farfelu, mais elle n’a aucune expérience de ce genre et leur chasse (comment éduquer les élèves, comment développer leur capacité créatrice, comment mêler connaissance de l’inconscient et primauté de l’activité cognitive), bien que spirituelle, ne manque pas de faire penser à tout éducateur (à tout enseignant et formateur tel que je le suis) qu’elle ressemble étrangement à la découverte d’un Snark, c’est-à-dire d’un animal bizarre qui, en plus, peut devenir un « Boojum », autrement dit un être qui vous fait disparaître. Tout éducateur, tout enseignant a dû se poser non seulement un jour mais continuellement la question : mais qu’est-ce qu’éduquer ? Que poursuivons-nous ? Quel est le but, la finalité, la valeur de notre action ? Apportons-nous la connaissance, l’expérience, la sublimation ou « faisons-nous chier les mômes », comme disait Zazie ? Faisons-nous du bien en permettant aux élèves de développer leur créativité ou sommes-nous les messagers du mal ? Les élèves peuvent-ils évoluer, se transformer ou nous brisent-ils en nous renvoyant à nos peurs et à nos fantasmes ? En fin de compte, existe-t-il un art d’éduquer et un art d’apprendre ?

Le voyage auquel nous convie Bigeault est plus assuré que celui inventé par Lewis Carroll mais nous voyons continuellement cette équipe devoir inventer le mouvement pour éduquer, comprendre les symptômes, faire un « travail d’équilibriste » (p. 81), devoir se confronter à des difficultés lourdes, se sentir en situation « d’errance sociale » (p. 103), essayer comme l’écrit René Char de « s’expatrier de son huis clos » (p. 258), tenter d’apparaître comme des « donneurs de liberté », d’apporter une « poétique de l’éducation qui soit une poétique du plaisir » (p. 244) pour tous. Chacun essaie d’être, comme Montaigne, « homme d’action, et tout autant, homme de lien, homme qui n’aura jamais séparé l’autorité de l’amitié ». Il recherche non seulement en lui mais en l’autre ce que l’auteur des Essais appelle « la maîtresse forme » (p. 296). Mais tout cela ne peut durer qu’un temps car « les exercices de haute voltige », le « travail sans filet » (p. 242) va se heurter à des impératifs administratifs et la fin sera amère. Cela n’empêche pas l’expérience d’avoir été passionnante. En terminant ce bref compte rendu, je me rends parfaitement compte que j’ai dit peu de choses du contenu de cet ouvrage, des réflexions fort pertinentes sur la psychopédagogie, sur les théories mises en œuvre et continuellement réévaluées dans la pratique, sur les rapports de la poésie et de l’éducation. C’est, tout simplement, parce que je désire que le lecteur lise ce texte tranquillement et non pas qu’il se contente du résumé que j’aurais pu lui apporter tout cuit.

Il me faut néanmoins évoquer deux réserves importantes. a) Le livre aurait dû être plus court. En voulant dire le maximum, évoquer longuement la poésie de René Char, Bigeault a cédé au plaisir de l’écriture. Seulement, le lecteur moderne aime aller à l’essentiel et il peut être réservé devant un livre de trois cent cinquante pages. b) En mettant à la fin, en un « Album » de cinquante pages, les événements qui ont scandé la vie de l’institution, l’auteur a rendu moins vivant son livre. Pour ma part, chaque fois que l’un de ces événements était cité dans le corps du texte, je me suis reporté à l’album et cela m’a rendu la lecture plus agréable et moins aride.

Ces deux réserves ne doivent pas empêcher le lecteur exigeant de lire avec plaisir un texte fort bien écrit et, vu que Bigeault s’est lui-même défini comme un trapéziste, je ne peux que lui dire : « Salut l’artiste ! »

Eugène ENRIQUEZ – In Nouvelle revue de Psychosociologie – N°14 – Février 2012

LE JEUNE HOMME ET LA GUERRE – PHILIPPE TANCELIN

En lecture du livre de Jean-Pierre Bigeault

« Le Jeune homme et la guerre »

Puisque m’est ici donnée l’occasion de prononcer quelques mots à propos du livre de Jean-Pierre Bigeault, ce sera d’une part pour dire ma très vive sensibilité aux si belles pages qu’il a pu écrire, et d’autre part le remercier d’avoir choisi la collection « Témoignages poétiques » pour cette publication.

En effet comme vous pourrez le constater à l’écoute des fragments qui vont être lus, ce texte témoigne de ce que peut être une écriture poétique au service de la mémoire et comment une telle écriture rend à l’écart, à la distance entre les faits historiques, cette part de vision que la plupart des récits occultent dans leur transmission sélective.

Ainsi à partir d’une histoire d’homme nous voyons et entendons l’histoire d’une saison, l’histoire d’une voix et d’un arbre comme autant de fragments d’une mémoire future d’où l’Être surgit plus brûlant que tous les feux, plus haut que les lumières éclatantes d’un sens déterminant de l’histoire.

C’est d’abord un enfant confronté à la guerre des autres, la guerre des grands qui jouent dans la cour des horreurs. C’est une conversation de la mémoire et du souvenir, cette relation qu’ils entretiennent entre une connaissance antérieure et le toujours présent à l’esprit.

Ainsi peut-on réfléchir à partir du texte de Jean-Pierre sur le fait que ce n’est pas tant la mémoire, cette connaissance antérieure de l’explosion du corps d’un jeune homme sous les bombes qui frappe l’histoire humaine dans ses abîmes, mais ce qui depuis cette explosion surgit comme Être pour le témoin enfant Jean-Pierre Bigeault.

Dans ce corps éclaté, émietté éparpillé par l’explosion, simultanément à sa fragmentation, s’informe et s’instruit la verticalité de l’être étouffé, con-tendu par l’uniforme du soldat.

C’est une verticalité éclatante, lumineuse au sens propre et figuré qui transmet à l’enfant-témoin son message, non pas de paix mais de lutte contre la guerre.

Cette lutte s’énonce poétiquement à travers la rêverie pour une enfance et un arbre : l’enfance… source puissante de tous les étonnements aussi bien devant le terrorisant que devant le félicitant… l’arbre debout entre les branches duquel l’enfance se réfugie et abrite sa verticalité naissante.

Entre l’enfance et l’arbre, monte une voix, la voix des disparus de toujours, une voix qui, elle, paraît sans cesse. C’est la voix de la présence, cette voix qu’on entend quand rien ne parle, qui ne connaît pas l’oubli, voix poétique de l’être en devenir sans fin dans le silence, depuis les terminaisons de la parole.

Cette voix est déstabilisante, elle s’écrit contre les codes des devoirs de mémoire, contre l’arrestation de la langue par la police de cette composition qu’on nous impose de l’histoire en durées continues qui recouvrent la chair sensible du fragment lorsqu’il est investi par le témoin.

C’est la voix de Jean-Pierre Bigeault dans ses résonances entre hier et aujourd’hui, en cette période que nous traversons, période déclarée « de guerre » non pour conjurer la guerre mais hélas la convier au banquet des armes.

La mémoire nous fait bien entendre que « l’histoire ne se répète pas » comme écrivait un certain, mais bégaye et c’est dans ce bégaiement que se prononce et s’écrit le sens d’une histoire autre, histoire intervallaire, l’histoire de cet intervalle entre une enfance et son arbre.

Philippe Tancelin
prononcé à l’occasion de la signature conférence de J.-P. Bigeault
le 6/12/2015

CENT POÈMES + UN et quelques mots encore pour Christian David

J’ai souhaité dire quelques mots autour des poèmes qui vont vous être lus à présent par Sophie-Aude et sont à la fois cent et cent + un, le dernier ayant un statut particulier, puisqu’il échappe à l’ensemble des autres.

Je les ai écrits pour notre ami Christian David qui s’est lui-même échappé de notre monde le 2 octobre 2013. Je les lui ai envoyés alors que sa maladie avait pris le tour irréversible qu’il connaissait. Le 101ème, confié à sa compagne Bernadette pour lui être lu avant sa mort, lui a été redit par mon épouse au cimetière de Saint-Cloud, le jour ensoleillé de ses obsèques.

Christian David, philosophe, médecin, psychanalyste, peintre et poète, était un homme des Lumières et un homme lumineux. Mais il aimait la discrétion de l’ombre. Il s’échappait par des trous qu’on voit dans la lumière, si on la regarde de l’intérieur. Sachant que ce qui nous échappe dans la vie n’est qu’un avant-goût de ce qui nous échappe dans la mort, il souriait de ceux qui ont pour ambition de s’emparer du monde, y compris du monde de la vie psychique dont il pensait, comme Freud, que nos grands écrivains l’avaient approché avec plus de finesse que bien des spécialistes. A ces vains conquérants il préférait les poètes.

La poésie cherche son chemin entre la force qu’offrent les mots et leur fragilité d’êtres de passage, de funambules bel et bien confrontés au vide au-dessus duquel ils avancent et tout autant reculent. La poésie ressemble beaucoup à l’homme. Elle lui montre son destin, non pas seulement dans le livre qu’elle ouvre à son intention, mais directement en lui, dans son corps et son âme mêlés et même entièrement pris dans la nature et la culture, terre, mer et ciel, et coeur compris. Les tâtonnements savants du psychosomaticien qu’aura été Christian David rejoignent à cet égard ceux du poète. Aussi bien la poésie n’est-elle pas un grenier où les enfants se retrouvent avec tout ce que les parents y ont renvoyé comme dans un cimetière suspendu et où, reformant une totalité de cette dissémination constellante, ils se refont un corps à la mesure de l’histoire ? Mes pauvres cent poèmes ne pouvaient refaire le corps de mon ami, mais ils l’aideraient peut-être à se retirer dans ce grenier d’enfance où le corps et l’esprit se rejoignent pour se construire ensemble une échappée -une échappée qui prenne le relais musical de l’histoire bientôt refermée.

C’est aussi bien le sens de ce rajout du 101ème poème qu’il faut voir tout autant comme un retrait et qui symbolise le détachement de l’un par rapport au multiple, mais sait-on jamais ce qu’il en est de l’appartenance vis à vis du décrochage, ce que, pour parler d’un homme banni de sa patrie -ou de sa communauté comme Spinoza- on appelle « l’exil » ? Prépare-t-on l’exilé à l’exil, et se prépare-t-on soi-même à perdre un ami en chantant par avance ce qui déjà se dessine et que Christian David lui-même dans un de ses textes appelle « l’informe » ? Et peut-on chanter cela, cela précisément qu’à ne pouvoir nous le représenter nous ressentons jusque dans notre corps non pas seulement comme le silence mais le vide, le rien qu’aucune poussière ne matérialise sur quelque lune que ce soit et à laquelle nous pourrions nous raccrocher ? C’est pourtant ce que nous faisions – du temps où il était encore en vie- de nous chanter ces passages de la forme à l’informe et ces retours encore possibles de l’informe à la forme dont la poésie entre nous reprenait à sa façon les va et vient entre l’inconscient et le conscient qui étaient le lot commun de nos pratiques. Les limites de nos expériences et leur franchissement parfois hasardeux nous étaient d’ailleurs à cet égard aussi nécessaires que ceux de l’art vécu au quotidien par les pauvres humains qui s’y mesurent. Car quelle créativité -fut-ce précisément celle de la psychanalyse- peut s’affranchir du risque de la vie et du côtoiement avec la mort qu’il implique jusque dans la constitution du désir ? Dans quel au-delà l’objet perdu de l’art peut-il ainsi être retrouvé ? Spinoziste, Christian David s’en tenait aux ressources de la nature et de la matière dont à ses yeux la complexité suffisait pour que notre modestie d’aventuriers en humanité nous dispense de nous prendre, comme cela se voit, pour de nouveaux prêtres. L’homme, rien que l’homme, et le psychanalyste logé à la même enseigne hors des consécrations illusoires, conduisait sa vie. A l’heure d’accomplir son destin, Christian David a choisi la mort, dès lors que sa nécessité s’imposait. Stoïque assurément, cette position relevait aussi d’une esthétique au sens noble de l’accomplissement du geste, tel que Rilke peut l’évoquer pour sa retenue, dans sa Deuxième Elégie centrée sur les amants. Ainsi le mourir comme l’aimer peut-il relever d’une sorte d’accueil qui associe le désir et la soumission dans un effleurement de l’altérité alors absolue de l’autre en son étrangeté, ou comme le dit Christian David dans son dernier article « le corps (est un) étranger » son « étrangereté ».

Mais cette volonté, cette dernière volonté comme on dit, résonne si intensément encore dans le silence où notre amitié s’est jetée à la façon d’un fleuve dans la mer, qu’il me faut ici l’évoquer pour ce qu’elle donne de force aux éléments qui la composent.

C’est le dernier jour où nous nous voyons et je me tiens devant lui pour le quitter. Il se redresse sur son lit et, me tendant la main, me dit avec la douce fermeté du roi sans royaume qui pourtant règne sur cette partie encore émergée de lui : « Adieu »… et son regard vient au-devant du mien et l’emporte, au-delà de cet îlot de terre que nous partageons pour un instant, m’associant au grand cercle marin qui n’a jamais cessé il est vrai de nous entourer, la mort dans son intrication avec la vie nous étant familière depuis longtemps.

Cet adieu appelait une réponse qu’il me semblait que mes poèmes n’avaient pu apporter et c’est alors que j’ai écrit le 101ème en rêvant d’un autre chant qui sans aucun doute ne me satisferait pas davantage. Car nous voudrions un monument digne de celui que nous perdons. Un monument qui aurait la consistance symbolique de son implantation dans « un autre monde », mais un monde assez semblable au nôtre pour qu’on puisse y bâtir une maison. Donner forme à l’informe ! Mais soudain la dialectique implicite à toute création – pour qui sortir de la forme, la subvertir est une loi vitale – me revenait à l’esprit. Et surtout je pensais à la réalité de Christian David.

Pouvait-on l’enfermer dans son œuvre, comme le ferait la notice nécrologique qui lui serait consacrée ? L’autorité de sa pensée méritait-elle qu’on lui donne le pas sur la complicité qu’il avait avec les chats, sur son amour de la musique, sur l’amour tout court qui avait été son objet d’étude et certainement bien davantage ? En amitié la fidélité de cet ami avait pour socle l’indépendance qui est une solitude choisie. L’exil volontaire peut être une réponse à la menace d’emprisonnement. Un psychanalyste digne de ce nom peut-il se laisser prendre au piège du consentement à la violence du pouvoir, fut-ce le sien ? Plutôt se retirer à cette distance de soi, sur ce sommet si peu que ce soit détaché de la chaîne d’où le paysage qui se découvre se confond avec les nuages, « les merveilleux nuages » dont parle Baudelaire.

Qu’on soit un peu pris de vertige à ces hauteurs, qu’on se tâte pour tenter de savoir si on ne fait pas soi-même partie de ces nuages, faut-il s’en étonner ? La mort de notre ami nous livre à une incertitude telle que celle qui nous pénètre la nuit, si un bruit nous réveille dans une maison que nous ne connaissons pas. Nous ne croyons pas aux fantômes mais comment ne pas penser à cette « ombre qui marche » dont parle Shakespeare. Pourtant l’ombre est une partie de la lumière. L’exilé renvoie la question des racines à celle du soleil qui brille pour tout le monde. Qu’est-ce qu’une vie ? Qu’est-ce que la vie ? Chanter, dit l’ombre chère, et en effet si la matérialité de la parole n’empêche pas les mots de voler depuis au moins Homère, c’est aussi que la légèreté doit être rendue à l’être, c’est aussi que le silence doit passer dans la musique comme entre le patient et son analyste.

Aussi bien, après que la séance est retombée, n’est-ce pas la main de Christian David que nous voyons dessiner sur le papier les lignes croisées de l’ombre et de la lumière, telles qu’elles poursuivent en lui leur parcours chromatique. Car c’est qu’il s’agit de ce qu’on appelle en musique une fantaisie, composition qui associe la liberté et la rigueur. Mais voilà bien sans doute de quoi secouer les colonnes du temple, quand la théorie rigidifiée se substitue, comme il arrive, à l’atelier de création. L’attention du psychanalyste n’est pas seulement flottante, elle est celle d’un homme qui ne renonce pas à ce qu’il sent. Car nous savons que nos patients nous demandent d’être nous-mêmes au delà parfois de ce que, malgré notre expérience, nous en connaissons. C’est le métier qui le veut, plus proche à certains égards de celui du trapéziste dont le filet rassurant risque toujours de ramener l’art à sa technique au mépris de l’enjeu qui la dépasse. « Plutôt que de dire de moi : Christian David, psychanalyste, dites plutôt »-me confiait l’intéressé – « a pratiqué la psychanalyse » car, ai-je compris, la pratique n’est pas un statut ni même une fonction mais une action quelque peu aventureuse, telle celle d’Ulysse œuvrant avec la mer et le ciel sans oublier les dieux et les passions. Pour rendre la vie à la vie, Vincent Van Gogh ne devait-il pas se jeter dans les blés, bravant dieu sait quel soleil, et il était le jaune jusqu’à la nuit. Christian tournait autour de la Sainte-Victoire comme si la psyché débarrassée de sa forme conventionnelle allait devoir retrouver dans une vision de sa complexité la structuration d’un tableau de Cézanne. Mais c’était à la musique de Schumann qu’il revenait. Car l’artiste a une dette vis à vis du monde. Et le monde lui doit ce qu’il devient. Et dans une amitié entre deux hommes ce qui revient à chacun n’est sans doute que la part de l’autre en soi, comme entre le musicien et l’interprète, quand les identités se rejoignent sans pour autant se confondre.

Mes cent poèmes donnés au vent appartiennent donc à un air en mouvement qui était celui qu’à la fois nous respirions et nous chantions, et nous n’en tirions que la gloire de nous entendre comme ceux qui écoutent la mer dans les coquillages. Peut-être étions-nous des coquillages tout aussi bien. Mais le vent soufflait et il souffle encore, et si vous l’entendez à votre tour, sachez qu’il vient de là-bas où nous allons, comme ce qu’on appelle l’esprit, cette forme sans forme d’une vie qui nous échappe ; rattrapez-la et laissez-la s’enfuir à nouveau. Cette fuite de la fugue après la toccata ne dit pas que la dureté de l’exil, elle offre la chance du retour, mais le retour n’étant pas toujours la répétition du souvenir, elle annonce, elle prophétise, il y a de l’avenir dans la perte, du rire jusque dans les larmes et bien sûr si quelqu’un le sait ici, c’est Bernadette la compagne de Christian, l’amie depuis plus longtemps encore, dont la peine n’a pas éteint le goût de peindre et d’être avec nous dans la continuité de ce vent qui nous inspire et dans lequel je vois le sourire de celui à qui cette soirée, ce poème Temps bleu fil noir illustré par Bernadette et mon modeste ouvrage sont dédiés.

L’ami Christian David s’était depuis longtemps retiré dans un pays plus accueillant que celui qui se reconnaît dans les organisations où la pensée s’installe comme l’argent dans les coffres. C’était une île où soufflait le vent, et où les idées, comme les couleurs et les sons, suivent les chemins des côtes escarpées au risque de tomber à l’eau, et même parfois s’envolent, afin de se poser plus loin sur une pierre qui se tient debout au milieu des vagues. Il dessinait, il peignait, il écrivait comme, quand on écoute la rumeur marine et les cris qui la traversent, on voit ce qui se cache dans l’épaisseur du bruit qui encombre la connaissance, et le silence revient de loin. La psychanalyse si malmenée par ceux qui la jalousent, y compris parfois ses gardiens zélés, fut aimée par Christian David pour ce qu’elle exigeait de présence à l’intime, dans ce que l’intime a de si vaste en lui qu’il ne s’ouvre qu’au vent du large.

C’est ce que j’ai reçu de lui et que j’ai tenté de lui rendre en écrivant ces 100 + 1 poèmes et encore avec ces mots que je vous remercie d’avoir accueillis pour rendre grâce à sa mémoire.

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Jean-Pierre BIGEAULT a écrit ce texte en août 2014, en pensant déjà à l’hommage qu’il voulait rendre encore et déjà
à son Ami,
ce 30 novembre 2014.
J.-P. BIGEAULT

OH ! EH

J.-P. Bigeault
18 Janvier 2016
Collectif Effraction, Poètes des cinq continents, l’Harmattan

Lorsque j’étais à l’école primaire on récitait de la poésie. C’était une procession de mots dont la mélodie assurait la continuité, fût-ce au prix de l’ennui. Ou bien un plaisir de la répétition nous laissait croire à un bercement.

Il a fallu que je me mette à écrire des poèmes, au début de mon adolescence, pour que le mot lui-même et la chose poétiques m’apparaissent sous un tout autre jour. L’unité si rassurante de la Poésie – dont le nom en grec évoque l’origine un peu pâteuse, un peu paterno-maternelle – ce fameux « poïein » qui désigne une fabrication manuelle, par exemple à partir de la terre si on tourne un vase – cette unité a eu vite fait de voler en éclats.

C’est qu’en réalité le poème, si arrondi qu’il soit, procède moins d’une continuité homogène que d’une discontinuité, du hiatus même qui affecte le lien du poète avec le monde. La versification classique tout autant que la métrique et la dispersion graphique modernes en témoignent. Et il m’arrive de penser que, dans le mot même qui la désigne, la poésie nous invite à prononcer dans un choc les deux voyelles qui, accolées à la labiale sourde de son entrée en mouvement, nous suggèrent qu’elle n’est pas seulement un travail mais un cri :

Po-é-sie comme Zo-é, la vie, comme « O hé  du matelot », la terre et la mer s’entrechoquent.

Je me suis longtemps occupé d’adolescents en chute libre et qui cassaient la barraque. Ils en avaient assez des berceaux de la poésie rituelle, de la récitation du monde, et de cet étouffement que j’avais connu moi-même, quand le discours des maîtres s’était abattu sur moi. Ils voulaient des radeaux plutôt que des berceaux.

Avec quelques adultes « résistants » (au sens politique du mot) nous avions ouvert des voies à la parole, y compris par ces poèmes faits de mots et d’action qui font l’éducation de l’homme sur le chemin de la connaissance. Nos dévoyés s’accrochaient aux branches.

Aujourd’hui, quand les pouvoirs veulent « notre bien » au point de nous asphyxier par leurs discours mous comme l’amour sur un matelas de mauvais nuages, quand la communication nous assiège par l’effet de son terrorisme à patte de velours, quand nous suffoquons sous le poids de la quantité élevée au rang de vérité transcendantale, nous crions les deux voyelles entrechoquées « Oh Eh » que la Poésie nous inspire.

Oh Eh, réveillons-nous !

Mais rudement, selon le mot de Victor Hugo dans ce « Promontoire du Songe » qu’il écrivit après avoir rencontré la lune en 1884 à l’Observatoire de Paris :

« Le possible, dit-il, n’aborde pas le réel sans on ne sait quelle mystérieuse colère », colère d’une poésie pourtant aimante, il nous faut casser les mots de pierre et les rendre à une terre un peu adoucie mais forte comme un baiser.

Ce « possible » du langage est ainsi notre affaire : « une espèce de trou dans l’obscur », dit encore Victor Hugo de ce qu’il découvre aux côtés de son ami Arago et qui résonne dans toute son écriture.

Effraction du cambrioleur, du voyant, de l’enfant lancé dans la chambre et au-delà ! Nous nous sommes réunis pour forcer les portes du Réel, pour ouvrir un espace de liberté à la pensée sensible, délivrer la parole des prisons où l’enferment les mots qui endorment.

Oh ! Eh ! réveillons-nous, levons les voiles de la langue, prenons hardiment la mer qui n’est pas seulement « ce toit tranquille où marchent des colombes » mais, comme pour Ulysse, celle dont Saint-John Perse dit qu’ « à la ronde (elle) roule son bruit de crânes sur les grèves ».

C’est « la mer à la houle nombreuse » chantée par Homère et qui menace son héros de n’être plus « personne ».

Contre ce mal même dont nous voyons se dessiner le visage dans notre société, il n’y a que le chant des Muses, contre celui des Sirènes !

FAIRE ET PENSER EN ÉDUCATION

Voici d’abord pourquoi j’ai choisi de vous parler de l’éducation sous le double aspect du “faire” et du “penser”.

Nous sommes dans un moment – je n’ose pas dire une époque – où tout se passe comme si, en éducation comme dans beaucoup d’autres domaines, on prenait prétexte de l’urgence pour ramener l’action éducative à l’un de ses pôles, c’est-à-dire précisément le “faire”, le “penser” de ce faire étant simplement entendu comme son principe méthodologique.

Pour justifier cette réduction, on a vite fait de dire, ou de laisser entendre que, si l’éducation et les éducateurs échouent, comme on ne se prive pas de le suggérer voire de le proclamer, c’est qu’ils ont trop pensé et que, comme chacun sait, à force de penser on finit par ne plus agir. Mais de crainte que ce raisonnement soit un peu court (et comment ne le serait-il pas en effet, quand on est en république et qu’on se souvient que jamais la Révolution n’aurait eu lieu s’il n’y avait eu des penseurs pour déjà la penser), de crainte donc de ne pas convaincre, on rajoute que les temps sont durs, que l’économie qui commande de produire en diminuant les frais, doit être en mesure d’évaluer ses procédures de production, donc les producteurs eux- mêmes ; et dans ce but on considère qu’il faut ramener le qualitatif au quantitatif, en éducation comme ailleurs, et mesurer des comportements voire des techniques, puisque tout le reste et en particulier la qualité des relations et tout ce qui fait cette qualité, appartiennent à des impondérables et ne sauraient relever d’une évaluation en bonne et due forme.

Voilà donc l’éducation ramenée à une action que seule la rigueur de ses procédures et la productivité attestée par ses résultats justifieraient !

Par chance, le caractère tragi-comique de cette idée rejoint aujourd’hui le fameux bilan d’un certain système financier que ses critères quantitatifs et sa rationalité à toute épreuve ont conduit là où l’on sait ! On peut donc penser que notre culture post-industrielle a aussi son bêtisier !

Tant il est vrai que le “faire” et même le “bien-faire” ne se suffisent pas à eux-mêmes. Comme le mouvement dans la marche, l’action éducative n’est pas qu’un mouvement destiné à l’accroissement musculaire, elle est une intention et même un projet qui s’inscrit dans une certaine perspective – une perspective que lui donne la pensée.

Cette première réflexion générale m’amène donc à vous parler de l’éducation comme d’un ensemble d’actions qui ne valent quelque chose que si elles s’inscrivent dans un certain sens, un sens qui, d’une certaine façon, déborde et dépasse l’action elle-même.

Mais j’ai une autre raison plus personnelle, de vous parler de ce double aspect de l’éducation. Cette raison est un paradoxe de mon expérience, un paradoxe de l’âge aussi qui peut éclairer le paradoxe de l’éducation elle-même.

Avec l’âge en effet, on s’aperçoit que les actions qu’on a menées et qui ont tantôt réussi, tantôt échoué, ont dû leur succès ou leur infortune, non pas tant à l’énergie que nous avons dépensée pour les mettre en œuvre qu’à la nature des moyens que nous avons utilisés pour nous engager dans ces actions. Parfois nous sommes parvenus à nos fins sans développer des efforts considérables, et il est même arrivé que nous fassions beaucoup avec peu de choses. Ces réussites qui peuvent nous avoir valu une certaine admiration sont en vérité trompeuses. Car nos mérites ne sont pas là où on les voit. On prend pour des habitudes talentueuses des manières de faire très ordinaires qui n’ont dû en réalité leur efficacité que de ce qu’elles venaient vraiment de nous, je veux dire de ce que nous les avions concoctées à l’intérieur de nous dans un processus fait de pièces et de morceaux qu’on appelle la pensée.

Cette vérité s’applique pour moi à l’éducation et voici pourquoi :

J’ai vécu mon adolescence à la campagne et pendant la guerre. A la campagne en ce temps-là, l’éducation, si j’ose dire, manquait de bras. Les hommes étaient au Service de Travail Obligatoire ou prisonniers ou dans le maquis. A la ferme et dans les commerces, les femmes les remplaçaient. Restaient l’instituteur et le curé et quelques vieux artisans : le bourrelier, le maréchal-ferrant et quelques autres. L’armée allemande d’occupation représentait la force devant laquelle notre monde, notre petit monde amputé, brillait surtout par sa faiblesse. A quoi donc, à qui pouvaient s’identifier les jeunes garçons que nous étions ? Quels étaient nos éducateurs ? Où était l’éducation ? Pour le dire très vite et revenir à mon sujet, la situation dans laquelle nous étions favorisait tout particulièrement l’intégration de ces deux volets de l’éducation que j’ai appelés “le faire” et “le penser”. Voici comment : l’instituteur et le curé étaient bien obligés de sortir de leur pensée pour donner un coup de main ici et là, et les artisans que nous voyions à la sortie de l’école, prenaient eux-mêmes le temps d’une pensée presque philosophique pour nous faire comprendre, entre deux cerclages de roue, que la vie était bien plus compliquée que leur sacrée technique !

Ce rappel historique, quasi anecdotique et d’une certaine façon subjectif, n’est évidemment aujourd’hui qu’une image. Je ne le donne pas comme un modèle mais comme la source d’inspiration qui fut, quelques années plus tard la mienne, lorsque je décidai de “faire de l’éducation”.

M’étant engagé dans des études qui me destinaient au professorat, je compris très vite que je n’apprendrais pas l’essentiel du métier dans les livres. Tout jeune surveillant – pion, comme on disait – j’appris à agir sans grands moyens d’action (il faut dire que j’avais l’âge de ceux que je surveillais !) et en recourant à une certaine forme de pensée qui n’était pas livresque au sens étroit du mot et qui pourtant puisait aussi sa source dans une sensibilité que j’avais nourrie de lectures, d’échanges, de rencontres, toutes choses qui n’enseignent pas d’abord, voire pas du tout, des techniques, mais plutôt des sentiments et des idées. J’étais comme un jeune et même presque déjà un vieil artisan dont les gestes obéissent à quelque chose de plus que l’habitude avec ses automatismes, et qui s’apprend lui-même dans le regard de ses clients, lorsque, cordonnier par exemple ou sabotier (il y en avait encore !), il leur présente ce qu’il ne prend sans doute pas pour un chef d’œuvre mais pour quelque chose qui vient d’un peu plus loin que de ses mains et qui appartient aussi à sa sensibilité et à sa pensée.

Car j’eus vite fait d’apprendre avec les potaches que je surveillais la nuit que, si je me bornais à l’exécution mécanique de mon travail, non seulement c’était le bazar, mais je n’apportais pas ce petit supplément fonctionnel qui transforme l’extinction des feux et la garde du sommeil en cette sorte de zone franche qui, entre deux pays limitrophes, désigne l’échappée libre d’un espace allégé de ses règlementations habituelles.

En évoquant ce très modeste moment éducatif où, en tant que pion, je jouais le veilleur de nuit, je veux surtout souligner qu’un acte éducatif aussi apparemment simple que le signal du coucher, mobilise déjà chez celui qui n’est pas une pendule mais un éducateur, quelque chose de plus que ce qui anime le gardien de musée, quand l’heure est venue de la fermeture. Les parents le savent bien qui, derrière le baiser du soir, mettent ce qu’il faut de pensée aussi, pour que la séparation si souvent angoissante de la nuit, ne s’opère pas comme une rupture du fil vivant de l’affection. Car le baiser ne suffit pas. Faut-il encore que le lien d’une pensée qui va durer assure l’enfant que ni les parents ni lui ne sont menacés de mort, alors même qu’ils ne vont plus se voir ! Cette expérience qui n’est bien sûr pas directement transposable à la situation du veilleur de nuit, en souligne pourtant l’une des contraintes. Là où précisément l’affect ne saurait être en première ligne – quand bien même il joue son rôle discret dans les lointains – une pensée aussi doit tisser des liens dans l’esprit du veilleur. Cette pensée, qui relève bien des impondérables dont je parlais et qui transforme l’acte de l’artisan en un geste dont le produit n’épuise pas le sens, de quoi est-elle faite et comment lui donner sa place, alors même que l’action éducative si souvent au contraire, lui oppose la platitude de sa répétition plus ou moins quotidienne, ou l’urgence qui fait de l’action une réaction pour ainsi dire sans recul ?

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Telles sont les questions auxquelles je vais tenter de répondre afin de nous aider à dépasser la fausse opposition qui tire l’éducation tantôt du côté de la théorie et de l’idéologie, tantôt du côté de la technique et de la stratégie, lesquelles – soit dit en passant – commencent et finissent aussi, les unes comme les autres, dans une certaine vision des choses, une vision si souvent dogmatique qu’elle n’est pour ainsi dire qu’une pensée qui se fige.

Je dois donc d’abord m’interroger sur la nature de cette pensée éducative que j’associe au geste de l’artisan le plus manuel parce que la main à laquelle je me réfère est une main nécessairement intelligente et sensible qui n’a pas grand-chose à voir avec une machine, fût-elle un robot.

L’éducateur non plus n’est pas un robot. Il n’est programmé ni par le Ministère des Affaires Sociales ni même par son employeur. La mission qui lui est confiée lui est confiée parce qu’il est une personne et non bien sûr le rouage d’une unité de production. L’objectif qui lui est globalement fixé le laisse, pour l’essentiel, responsable non seulement du but qu’il donne à chacune de ses actions mais des moyens qu’il prend pour y parvenir. Je parle des moyens qui relèvent tout justement de sa pensée, je parle de sa pensée elle-même, sans laquelle l’acte qui en découlerait, si adapté qu’il paraisse, n’aurait guère plus de chance d’être éducatif que la décharge électrique encourue par une souris dans une expérience de laboratoire visant elle-même au dressage. Car j’élimine de la perspective qui est celle de l’éducateur cette forme d’éducation dont Eichmann, le planificateur des camps de concentration, disait qu’elle lui avait simplement appris à obéir et à développer cette conscience professionnelle applicable à tout travail, fût-il immonde, pourvu qu’il lui fût commandé ! Lorsque l’obéissance n’est qu’un montage mécanique, on voit où elle conduit !

A l’opposé, on peut dire que l’éducation, procédant d’une pensée qui fait appel à la pensée de celui ou de celle à qui elle s’adresse, procède elle-même de ce qu’on appelle en psychologie un “sujet” s’adressant à un autre “sujet” déjà formé ou en voie de formation.

Mais quelle est donc cette pensée suffisamment libre, aussi dégagée que possible des idéologies qui prétendent la régir, et qui donne elle-même ou tente de donner non seulement, si c’est possible, de “bonnes habitudes”, mais la capacité pour celui qui en bénéficie de s’en inventer de nouvelles ? Car le sujet au sens moderne, républicain d’ailleurs, où nous l’entendons, est un sujet appelé à conquérir sa liberté dans une société qui, par son ouverture, est censée œuvrer elle-même dans le sens d’une liberté vraiment créatrice et non pas productive au sens restrictif du mot. La question de la pensée de l’éducateur se pose déjà, comme vous vous en doutez, vis-à-vis de ce très large objectif. Elle est liée à la question de l’humanisation de l’homme, si on entend par là que le sujet humain n’est pas préconstitué, qu’il n’advient que si l’homme non seulement accède à la conscience de lui-même mais à la reconnaissance de l’autre, les malheurs dont il souffre n’étant par ailleurs pour une large part que ceux qu’il se fabrique.

Mais la pensée spécifique dont je vais parler n’a que peu de rapport, malgré tout ce que je viens de dire, avec ce qu’on appelle une philosophie de l’éducation. L’éducateur ne peut se contenter de survoler la réalité depuis le ciel des belles et grandes idées. Il est un ouvrier qui fait de l’éducation. Et sa pensée associée à une pratique n’est pas davantage assimilable à la bonne conscience humaniste qui tend à nous faire croire que les bonnes intentions suffisent et que, grâce à elles, les meilleurs moyens d’éduquer nous viennent spontanément ou, comme on pourrait penser, naturellement. Si les choses étaient si simples, l’éducation des hommes aurait donné des résultats bien meilleurs que ceux que nous observons autour de nous. Mais d’un autre côté, les meilleurs techniques ne valent pas cher, si elles ne portent pas peu ou prou la marque de celui qui les applique.

Je reviens donc à l’artisan éducateur non sans faire remarquer qu’à la différence de bien des artisans, il travaille dans une équipe, ce qui peut augmenter aussi bien que diminuer son efficacité. On ne peut se masquer la réalité : il y a une sorte de contradiction entre la nécessité pour l’éducateur de développer une pensée personnelle et celle de l’accorder d’une manière ou d’une autre avec la pensée socialisée d’une équipe. Mais cette contradiction n’est-elle pas dans une certaine mesure celle des parents eux-mêmes ? Non seulement elle n’est donc pas contre productive, elle peut aussi bien enrichir la création éducative. Quoiqu’il en soit de cette question très importante et sur laquelle je reviendrai, on doit pourtant poser que rien n’est collectivement possible en matière d’éducation, si, en chaque éducateur, une pensée singulière attachée à la pratique ne préexiste pas.

C’est bien de cette pensée que je voudrais dire ce dont il me semble qu’elle est faite.

Quelques années après avoir été surveillant, j’ai été successivement professeur de lettres dans l’enseignement secondaire, et psychologue ; puis j’ai crée (en 1956) un internat psychopédagogique pour adolescents qui m’a valu de faire pendant 20 ans une expérience d’éducateur à laquelle je continue de me référer, même si, devenu psychanalyste, mes liens avec l’éducation se sont davantage centrés sur la formation des éducateurs.

Je vais donc partir de mes souvenirs et de témoignages de gens de terrain.

Bien avant l’invention du téléphone portable, on voyait, au collège, de ces élèves qui, au lieu de suivre le cours, passaient le plus clair de leur temps à d’obscurs bricolages qui occupaient leurs mains et leurs esprits, devenus au dessous des tables, des sortes de castors, pour qui les noms de Corneille et de Racine évoquaient plutôt le monde animal ou végétal.

En vous les décrivant comme je viens de le faire, je vous transmets à peu de chose près l’une des images que ma pensée d’enseignant laissait affleurer à ma conscience à la fois surprise, agacée et si peu que ce soit compatissante ! Car comme tous les enfants, j’avais autrefois rencontré l’ennui. Quand les grandes personnes se lançaient dans des discours, j’avais appris à m’occuper d’une mouche qui passait par là et je la suivais au dessus de la table de la salle à manger dans ses acrobaties. Mon élève avait aujourd’hui sa mouche ou plutôt sa volière de mouches, mais celles-ci se disséminaient largement au dessous de l’horizon scolaire que dessinait mon regard.

C’est donc ainsi que ma pensée du moment qui, comme la pensée en général, souvent commence par un sentiment, voire une émotion, s’en va chercher un souvenir lié à une expérience du même genre que celle que nous vivons dans un présent ainsi assimilé au passé. Mon bricoleur d’élève me revenait de si loin que tout se déroulait comme si je me laissais aller à l’assimiler à ma propre histoire. L’image qu’il me renvoyait m’attirait. Etrangeté d’une situation qui aurait dû provoquer ma réprobation et à laquelle je m’attachais presque malgré moi ! Comme la main du bourrelier caressait autrefois le cuir d’un licou à tailler dans une peau dont il connaissait le grain, l’esprit du maître laisse venir à lui la matière subtile que le comportement de son élève fait frémir juste au bord de sa conscience professionnelle, là où sa pensée professorale distraite commence à lui faire prendre le chemin de l’école buissonnière. Car le mauvais élève emmène son maître dieu sait où comme pour en faire un mauvais maître !

La pensée dont je parle va donc très vite, qui transporte l’éducateur du désarroi à la colère, et s’en va dieu sait où ! Car s’il parvient à ne pas se dissimuler le plaisir, ou le déplaisir, qui se cache derrière les émotions immédiates, il arrive que le professeur retrouve dans ce qui l’agace un message ancien et personnel par où il reconnaît le mauvais élève qu’il avait pu être.

Mais ce n’est là bien sûr qu’un cas parmi d’autres. Il aurait sans doute suffi que mon élève en rajoute si peu que ce soit par une attitude provocante, pour que je me trouve emmené dans les régions sulfureuses de ma propre adolescence, vers ces points de rupture, ces failles que ma relation avec mon père avait longtemps laissées béantes et qui me revenaient sans crier gare.

Ou bien encore, l’illusion d’avoir déjà rencontré, dans le métier lui-même, telle ou telle entreprise de séduction ainsi déguisée en bravade aurait pu tout aussi bien me conduire à brouiller l’effet de miroir par lequel j’étais renvoyé à des ambigüités que j’avais moi-même connues.

Quoiqu’il en soit de ces variations, je viens de décrire au ralenti tout un ensemble de processus et de contenus de pensée qui sont comme les premiers atomes de ces ensembles complexes de représentations mentales d’où va surgir l’acte éducatif.

Il faudrait encore décrire la pensée qui vient ensuite en même temps que l’acte se réalise : soit que je dise à mon élève bricoleur : “reviens avec nous”, soit que je lui demande plus sèchement “où en sommes-nous restés dans le texte ?”, soit que… soit que… Car c’est en fonction de ce très rapide travail d’analyse auquel j’aurai soumis mes impressions que, m’appuyant d’autre part sur des critères d’efficacité, je vais orienter mon intervention éducative.

Pour autant, si le faire et le penser sont intimement associés, leur association remonte, comme vous le voyez, loin en amont de la décision d’agir selon telle ou telle norme. Elle remonte à ce ressenti particulier qui, une fois identifiés les mouvements affectifs et imaginaires que ce ressenti provoque en moi, désigne les limites subjectives de mon champ d’action.

La pensée dont je parle est donc moins de l’ordre de la science que de la conscience éducative. Or la conscience, dans ce métier comme dans beaucoup d’autres, ne se trouve pas dans la théorie d’abord, mais dans la pratique. A condition de regarder cette pratique non comme une pratique extérieure à moi, mais puisqu’il s’agit d’éducation comme d’une éducation dont je relève moi-même, qui me conduit à la conscience de ce que me fait intimement ressentir celui que je veux éduquer, et de ce que je veux lui faire ou lui faire faire.

Vous remarquerez que j’ai parlé d’auto éducation plutôt que de psychanalyse. Le travail de la conscience sur elle-même, qu’il s’applique à l’éducateur ou à l’éducable, ne relève pas à priori d’une étude de l’inconscient. Freud lui-même a souvent rendu hommage à ses maîtres qui furent des écrivains juste sensibles et attentifs à l’homme comme le menuisier au bois. L’éducateur, s’il s’attache déjà à regarder en face ce qui lui passe par la tête, se donne le premier moyen d’agir qui est l’attention, et paradoxalement l’attention à soi. Pour que le menuisier lui-même agisse dans le sens du bois, faut-il encore qu’il sente le fil de sa main. L’éducateur travaille selon les fils complexes du tissu d’abord intime puis relationnel où va s’inscrire son acte éducatif. Les théories peuvent et doivent aiguiser le regard mais elles ne sauraient se substituer à lui, comme parfois on l’a cru. On disait autrefois : “la culture c’est ce qui reste quand on a tout oublié !”. Le métier aussi ! Il y a une fausse expérience qui ne laisse rien derrière elle parce qu’elle est faite de recettes, alors que la cuisine éducative demande non seulement de l’information mais de l’inspiration.

Ainsi donc la pensée de ce “faire”, qui n’est pas déjà tout fait à l’avance, procède du désir intérieur de se construire comme on va de la nuit à la lumière, et d’y emmener d’autres que soi. Quand on construisait des maisons plutôt que des casernes, il y avait des maçons qui se contentaient du fil à plomb et qui bâtissaient comme on plante un arbre. La construction dans laquelle ils étaient engagés était aussi et d’une certaine façon d’abord la leur !

L’éducateur est dans cette lignée là, n’en déplaise aux ingénieurs et autres administrateurs de la chose humaine.

Mais j’en arrive au deuxième point de mon exposé : comment donner une place à la pensée éducative, entendue comme je l’entends ici, c’est-à-dire faisant déjà partie de l’acte éducatif qui en découle, alors qu’elle demeure encore intérieure à la conscience de celui ou de celle qui va en décider ? Ou pour le dire plus simplement, comment penser à ce que l’on va faire sans s’en tenir à des principes qui, tout pertinents qu’ils soient, ne suffisent pas à la tâche, dans la mesure où ce qui compte, c’est la manière dont ces principes vont être appliqués. Tant il est vrai que si l’application n’est que de l’ordre d’un ordre abstrait, elle se trouve davantage ressentie par celui qui la subit comme un acte de non droit. Pour être éducatif, l’acte en effet, ne doit-il pas être compris dans une pensée qui ne vient à l’esprit de celui qu’on éduque que si cet acte est d’abord passé dans l’esprit de l’éducateur par une pensée aussi, une vraie pensée personnalisée qui, par son élaboration, dépasse pourtant le vécu premier de l’éducateur ?

La première réponse à la question ainsi posée nous ramène à l’ouvrier, celui qui œuvre.

Il s’agit en effet pour l’éducateur de prendre un soin particulier de cet outil avec lequel il travaille et qui est cette pensée par laquelle il balaye d’un regard la masse des impressions d’où va sortir, dûment revu et corrigé, son acte éducatif.

Pour découvrir d’abord en effet ce que provoque en lui le manque, c’est-à-dire le besoin d’éducation de l’éducable, l’éducateur développe cette sensibilité particulière au métier à partir de laquelle l’outil dont il s’est d’abord servi pour se connaître lui-même, va maintenant lui servir, une fois ainsi aiguisé, à se saisir d’une réalité extérieure qui n’est pas une chose mais la situation d’une autre personne humaine.

Certes, il arrive à tout éducateur, fût-il expérimenté, que l’outil soit mal aiguisé ou mal utilisé. Le malheureux a laissé aller sa pensée tellement vite qu’il n’a pas pris le temps de voir dans quel état elle était, c’est-à-dire encore prisonnière des impressions dans lesquelles il s’est trouvé projeté. Il a tout de suite confondu son idée avec la conclusion d’une pensée aboutie, alors qu’elle n’en était que le commencement.

C’est ainsi que le sourire ironique d’un adolescent aura pu s’imposer bien au-delà de sa portée immédiate en raison même d’une vulnérabilité inattendue de l’éducateur, d’une blessure d’amour-propre si lointaine et pourtant si profonde qu’elle lui est devenue presque étrangère. Soudain le poison de la moquerie envahit le lieu et l’instant de cette rencontre aussi brutale qu’apparemment insolite. Il paralyse pour ainsi dire l’imagination qui ne voit plus que ce point. La souffrance même qui s’y trouve sans doute attachée sous la forme d’une cicatrice à peine visible, n’est pas davantage accessible à une vraie mémoire. Reste une irritation. L’outil de la pensée fixée sur ce moment ancien et personnel n’est donc, en l’état, qu’un vieil outil inadapté au moment présent. Ce n’est même plus un outil, c’est le rouage d’un système fermé sur lui-même comme un réflexe et non une pensée partie à la découverte d’une nouvelle réalité. En ce sens la pensée, pour être ajustée, ne relève pas seulement de ce qu’on appelle une réflexion. Il ne suffit pas en effet de regarder sa pensée dans un miroir qui la réfléchit à l’identique. La pensée doit être plus active qu’un miroir. Elle s’interroge elle-même sur elle-même, comme quand l’ouvrier s’arrête avant le geste pour s’assurer que son cerveau et sa main sont bien en ligne et que la main se présente comme il faut selon la configuration de l’objet à travailler. La réflexion de ce travailleur n’est pas seulement un constat. C’est une évaluation critique des conditions qui vont faire que son geste tombe juste.

Il en résulte que l’éducateur doit être son propre psychologue et, comme on dit aujourd’hui, son coach. Il ne peut déléguer à quiconque cette connaissance de soi comme premier outil de l’éducation et, s’il recourt à un conseil extérieur, ce n’est pas pour lui faire faire le travail à sa place. Aussi bien dans ce travail-là chacun sa méthode. La méthode c’est comme le couteau que le paysan tient dans sa poche et qui coupe mieux que tous les autres. Tel éducateur se promène dans sa tête à la faveur d’une rêverie qui ne fait pas très sérieux mais qui pourtant est un chemin, tel autre lit des romans où il se reconnaît comme dans une famille imaginaire, tel autre écrit peut-être même des chansons, tel autre encore chez un psychanalyste s’applique à décrypter ses rêves etc.… etc.… Une partie du temps consacré à la connaissance de soi est intimement liée au temps de travail, une autre ne lui est extérieure qu’en apparence. Car l’éducateur a une pratique continue de lui-même. Il est comme le sportif, son survêtement déposé au vestiaire, il lui reste toujours un corps. A la pause, l’esprit qui sert à l’éducateur ne prend pas la vie à contre-pied de son fonctionnement professionnel. L’esprit au repos de l’éducateur est encore si peu que ce soit l’esprit de quelqu’un qui se nourrit de sa vie, comme l’artiste qui sait bien que sa peinture ou sa sculpture lui viennent d’abord de ce qu’il est, aussi bien quand il ne peint ou ne sculpte pas.

Sous cet aspect la formation continue de l’éducateur est d’abord celle qu’il se donne lui-même à lui-même. En temps que formation personnelle, elle conditionne largement les effets de la formation continue qui peut et doit lui venir aussi de l’extérieur.

Mais la deuxième réponse à la question : “comment donner sa place à la pensée de l’éducateur dans son action éducative ?” vient ici compléter la première.

L’éducateur en effet n’étant pas seul, il y a lieu d’espérer que l’équipe, au lieu de mettre à plat les pensées individuelles, leur permette au contraire de se rencontrer et ainsi de s’encourager à la liberté. Mais c’est là, on ne peut s’en cacher, une opération bien difficile. La chape d’un discours qui se veut homogène s’abat souvent, de tout son poids, sur l’expression des pensées subjectives. L’objectivité ayant bon dos et toute pensée individuelle devenant menaçante, chacun s’abstient comme on dit de “parler vrai” et se fait plus ou moins complice de ce qu’on appelle “la langue de bois”.

Mais c’est aussi que le temps officiel consacré au partage doit se plier aux contraintes les plus évidentes du travail déjà engagé et des urgences qui le caractérisent. Peut-on perdre son temps à suivre les fils de toutes ces pensées, alors que le discours institutionnel doit aussi se présenter comme un tissu qui ne soit pas un assemblage de nœuds ? Et pourtant l’action collective se bloque aussi bien sur les nœuds de chacun, si elle prétend les ignorer. Et si chacun finit par penser que c’est à l’institution de lui donner la marche à suivre, puisque sa pensée personnelle ne serait qu’un brouillage sans intérêt, l’éducateur n’est plus alors l’artisan et encore moins l’artiste dont nous parlions, il se voit d’ailleurs lui-même plus ou moins comme un manœuvre et tout le monde y perd.

On peut donc rêver et même espérer – car cela arrive aussi !- qu’une équipe se donne le temps de ne pas limiter sa propre pensée à une sorte de réaction collective qui embraye directement sur l’action de terrain ; qu’elle se dégage parfois de ses propres urgences et même de ses principes d’efficacité pour que les ouvriers s’arrêtent d’œuvrer et parlent entre eux de leurs outils.

En évoquant le cheminement de leurs impressions devant telle situation éducative, alors délivrée de l’obligation au moins immédiate d’y intervenir, les éducateurs assoient leur liberté de sentir et d’imaginer sur celle d’en partager ouvertement le désordre. Ce travail qui peut paraître décousu est justement un travail. Dire ce qu’on éprouve est une épreuve. Il est plus aisé de se réfugier derrière des idées reçues, derrière des principes politiquement corrects, ou au contraire des provocations. Mais parler spontanément de ce qui nous vient à l’esprit suppose que l’équipe ne se présente pas dans sa globalité comme une instance devant laquelle on ferait une déposition – un tribunal plus ou moins goguenard – mais une association dans laquelle on partage des paroles au même titre que des chasseurs le gibier de la chasse, si vous acceptez cette comparaison par laquelle je veux surtout dire que la libre parole est plus proche du lièvre que du lapin domestique. Le partage de toutes ces paroles qu’on pourrait dire premières – comme on dit les arts premiers – n’est pas une mise en concurrence des pensées subjectives car, dans le pot commun, il n’y a pas de différence entre celui ou celle qui a développé beaucoup d’idées et celui ou celle qui parait en manquer. Et c’est en vérité que dans ce domaine, comme en beaucoup d’autres, ce n’est pas la quantité qui compte. Ce n’est même pas, à ce niveau, la supposée efficacité de telle ou telle idée. Ce que chacun ressent devant telle situation, alors pour ainsi dire encore virtuelle, appartient au monde de la qualité et ne s’évalue en le disant que par celui qui s’exprime et, pour ce qui concerne l’équipe éducative, que par la contagion de liberté que cela donne aux autres.

Un tel exercice peut être facilité – j’en ai eu maintes fois la preuve – si au lieu de solliciter l’expérience directe de chacun, on propose à une équipe de réagir au récit d’une séquence décalée dans l’espace et le temps et dont le contenu suscite un questionnement éducatif. La littérature abonde elle-même en textes plus ou moins autobiographiques qui parlent d’autant plus à notre sensibilité que les auteurs y ont mis beaucoup d’émotion. On aurait tort de penser que ce type d’exercice renvoie aux seules exigences d’une formation initiale. Bien au contraire ! La pratique a d’autant plus besoin de se ressourcer que ce qu’on appelle par extension la clinique éducative est souvent trop systématiquement renvoyé au psy, comme si l’expérience de terrain et le vécu qui s’y associe ne s’éclairaient que de l’extérieur.

Car – il faut le dire – la liberté de s’approprier ce qui est de l’ordre de l’émotion et de l’image dans une pensée qui va devenir éducative fait partie de l’outillage du métier ; c’est même la grande caisse à outils qui va servir à en déployer les finesses. Comme vous le voyez, la place que je donne au travail de cette forme de pensée va à l’encontre de la mode plus ou moins faussement scientifique qui laisse volontiers croire que ce qui compte en éducation, c’est ce qui relève d’une pensée suffisamment claire et directement tournée vers l’action. Ma position c’est que l’effet des mesures de bon sens – dont je ne doute pas qu’un éducateur doive aussi les prendre – est largement conditionné par ce que l’éduqué met lui-même derrière ces mesures et qui dépend d’abord de ce que l’éducateur y a mis tout le premier. L’enfer, dit-on, est pavé de bonnes intentions. Il est vrai que pour avoir trop de fois monté en épingle le rôle de l’inconscient, on a fini par pousser l’éducateur à se protéger de toute suspicion en s’identifiant au modèle de l’ingénieur social. Mais on a joué le conscient contre l’inconscient, comme si la pensée vivante ne traversait pas cette zone intermédiaire qui est faite de morceaux de conscience qui sont à la pensée ce qu’est un paysage suffisamment profond, quand notre œil, pour s’en emparer, doit aussi s’accommoder à mesure. Pour faire une autre comparaison, je dirai que les premiers coups de pelle de cette construction qu’est la pensée contribuent aux fondations de l’acte final, et ce n’est pas parce qu’elles sont moins visibles ensuite que ces fondations ne comptent pas dans la solidité de l’édifice.

Ce qui, de ce point de vue, est vrai selon moi pour l’éducation en général, l’est davantage encore pour l’éducation dite spécialisée. Les difficultés auxquelles nous y sommes confrontés nous obligent à y regarder deux fois avant d’agir. Les jeunes dont nous nous occupons nous attendent tout particulièrement au virage de nos émotions et de nos images et, au cas où nous l’oublierions, ils nous y ramènent. Nous en avons tous des exemples.

Pour ma part ce sont surtout les violences caractérisées de certains adolescents qui m’ont amené à m’interroger sur l’impact qu’elles avaient sur moi et sur le poids dont pesait cet impact sur mon intervention éducative. L’horreur que provoquaient certaines conduites agressives pouvait aussi bien paralyser ma pensée que lui imprimer une sorte d’excitation en retour. Il en résultait – surtout dans les débuts – que, pour ne tomber ni dans un excès ni dans l’autre, je m’en tenais à une sorte de réaction moyenne, une forme, comme on dit chez les gendarmes, de verbalisation qui tendait à s’abriter derrière la loi, c’est-à-dire le règlement. Il m’a fallu du temps pour m’engager dans une intervention franchement éducative. Non pas comme on se plait à le répéter pour “comprendre et pardonner” mais pour tenter de faire venir à la conscience de l’adolescent violent le sentiment de cette violence beaucoup plus agie que pensée, expulsée précisément dans le passage à l’acte pour ne pas être perçue là où elle prend sa source, dans la haine du sujet contre lui-même.

Certes il ne s’agit pas de remonter jusqu’à cette source mais d’ouvrir le chemin qui y conduit. Or ce n’est ni le raisonnement ni la raison qui offre ce passage jusqu’à la déraison de la destructivité, mais l’image et l’émotion. Il me revenait ainsi de réveiller ces fonctions court-circuitées… en laissant passer derrière ma colère mon propre désarroi. Car il y avait une perte d’humanité dans cette violence que dénonçaient déjà il y a 2500 ans les Grecs. La force du repère de la loi que je représentais n’était pas telle que le désordre de la violence ne m’atteigne pas moi-même dans mes fondations d’homme. Mais cette atteinte, témoin de ma fragilité, ne contribuait à l’éducation que si, transmettant ma propre émotion, je ne m’abandonnais pourtant ni à l’angoisse ni à son refoulement dans un passage à l’acte réactionnel.

Il arrivait ainsi que, devant une situation extrême de violence, le recours à l’équipe s’avérât nécessaire. Non seulement pour déterminer la sanction mais pour partager l’émotion et l’élaborer de manière à la rendre transmissible. Il est vrai qu’en ébranlant sans doute définitivement ma croyance en la bonté naturelle de l’homme, cette violence bousculait aussi bien mes idées sur le sadisme, que je croyais jusque là réservé à des pervers confirmés. Qu’un adolescent comme les autres, voire plus réservé que la plupart, ait pu devenir, dans la petite bande où il faisait assez pâle figure, le bourreau d’un autre, m’inspira d’abord la répulsion que vous imaginez. Des images, certainement nourries de celles qu’à l’âge de ces gamins j’avais reçues de la bouche de déportés, m’envahirent aussi soudainement que le désir d’en tirer vengeance. J’étais moi-même aspiré par la violence. Même contrôlée, la pulsion qui affleurait à ma conscience blessée ne pouvait que répondre en miroir à celle qui, chez ce jeune garçon, rôdait sans doute autour d’une horreur, mais d’une horreur qui lui échappait. Car c’était bien là la question. Le tortionnaire ne savait pas à quel désir de vengeance il sacrifiait sa victime ; ou plutôt, le prétexte qu’il avait trouvé pour justifier sa haine lui servait à voiler quelque injustice qu’il avait subie lui-même autrefois… sans doute quelque humiliation dont il ne réglait le compte qu’en en refoulant le souvenir.

Allais-je donc ainsi faire payer à ce bourreau d’occasion le prix d’un dégoût qui me venait aussi de bien plus loin que lui et dont il serait ainsi l’objet substitutif ? Etait-ce vraiment cela l’éducation ? Ajouter de la confusion à la confusion, entretenir le système des transferts de haine qui font les beaux jours du racisme ordinaire ?

C’est bien dans de telles situations que la solitude de l’éducateur fait courir un risque à la pensée éducative. Car les enjeux affectifs qui se dissimulent sous l’évidente nécessité de réprimer la violence, s’ils ne sont démêlés, l’imagination les reprend à son compte et en écrase la pensée. Le sentiment d’injustice ne fait pas la justice. Il ne lui ouvre la voie que sous la forme de ce qu’on appelle tout justement une “justice expéditive”. Or en éducation plus encore qu’ailleurs, le jugement, la sanction doivent servir la cause difficile d’une ouverture à la conscience. Dès lors que le but en effet, c’est que l’adolescent qui a exercé la violence accède d’abord à la réalité de son acte, faut-il encore que l’éducateur, si ému qu’il soit lui-même, l’aborde à suffisante distance ! C’est alors que l’échange avec un ou plusieurs collègues, voire avec l’équipe, s’est souvent avéré des plus utiles. La haine de la violence étant toujours susceptible de réalimenter la violence de la haine, on sait que le justicier passionnel, fût-il éducateur, manque son but. Dans ce domaine une socialisation de la pensée éducative paraît d’autant plus s’imposer que le passage à l’acte délictueux enferme déjà celui qui le commet dans cette forme de déni social que constitue la négation de l’autre.

Un tel travail de partage – dont l’esquisse représente déjà un succès, lorsqu’il s’agit de traiter une violence interpersonnelle – est d’autant plus requis que l’éducateur est confronté à une violence collective.

Le groupe – en l’occurrence la bande – sont en effet des lieux de mise en scène, et le spectacle qui s’y donne s’adresse au moins implicitement à un public. La pièce qui s’y joue reprend, d’un rôle à l’autre, des drames plus ou moins cachés et dont la projection théâtrale vise très souvent à transcender le malheur. C’est ainsi que la toute puissance du groupe se construit contre l’impuissance de ses membres, lesquels, avant de pouvoir se prendre pour des acteurs, se sont souvent identifiés – non sans raison – à des laissés pour compte. La prison guette et, comme on l’observe souvent, ces joueurs déjà condamnés y semblent remonter comme à leur source. Le théâtre n’était qu’un cache-misère, érigé au dessus de l’abîme !

Devant des conduites de ce genre, l’éducateur isolé ne peut qu’être démuni. La pensée éducative se bloque, quand elle ne prend pas la dimension sociale de l’entreprise que requiert déjà la prévention des violences collectives. S’il faut aider les acteurs de la méchante pièce qui se prépare à devenir si peu que ce soit les auteurs de leur vie, tout n’est-il pas à réécrire ? Ne faut-il pas restituer au groupe le vrai texte de sa plainte, alors même qu’il s’emploie à lui donner l’allure conquérante d’une déclaration de guerre ? L’écoute – certainement nécessaire – devient elle-même une action beaucoup plus active que sa caricature psychothérapeutique, quand elle émane d’une équipe éducative non pas massivement intervenante mais néanmoins potentiellement présente à travers les intervenants qui s’y réfèrent. Si l’éducateur doit en effet déverrouiller sa pensée (jusqu’à la décontraction du corps) pour libérer un passage entre la bande et lui, cela n’est possible que s’il s’appuie sur la base arrière d’une réflexion ouverte à toute l’équipe éducative. Car en la circonstance, ce n’est pas le tout de savoir jouer du violon, faut-il encore se sentir soutenu par l’orchestre ! Sous réserve bien sûr que l’orchestre travaille lui aussi sur l’émotion avant de s’avancer en ordre dans la pensée musicale.

Faut-il ajouter, pour en finir avec cette question du partage des émotions et des images au sein de l’équipe, qu’il est un autre cas où la pensée éducative doit aller jusqu’à prendre une véritable dimension institutionnelle. C’est ce qui arrive, lorsqu’une catastrophe se produit, telle que l’incendie déclenché volontairement par un adolescent dans une institution qu’à l’époque je dirigeais. En ce cas, comme en beaucoup d’autres, la réponse éducative, ne peut s’en tenir à l’action évidemment nécessaire qu’exige d’abord la mise en sécurité des personnes. Un traumatisme frappe d’autant plus une collectivité que celle-ci – comme c’était le cas puisqu’il s’agissait d’un internat – se vit comme une sorte de grand corps, dont non seulement l’espace mais l’étendue du temps partagé contribue à structurer l’image comme un tout unifié. Contre l’insidieuse menace de dislocation que génère un drame d’une aussi grande ampleur, il s’agit donc que l’ensemble du corps éducatif se reprenne dans une pensée commune. Dans la situation que j’évoque, des manifestations tel qu’un concert, offrirent l’occasion de repenser l’impensable. Comme on le vit en son temps à Vaison la Romaine lors d’une inondation meurtrière, l’art peut permettre de reprendre la peur où, comme aux temps de nos lointains ancêtres, les éléments tels que le feu et l’eau, l’ont fixée pour longtemps dans l’inconscient de l’homme.

Et c’est ainsi, en refaisant d’émotion en émotion le parcours monstrueux de la catastrophe, que le lent et difficile trajet de la raison se refraye un chemin contre l’angoisse.

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Conclusion

Qu’il faille penser avant d’agir est une règle si générale qu’on ne voit pas pourquoi l’éducateur y échapperait. Mais le penser dont je vous ai parlé n’est pas ce penser là. J’ai voulu faire ressortir l’importance toute particulière d’une sorte de pensée avant la pensée qui correspond chez l’éducateur à ce qui se passe en lui, lorsqu’il commence à imaginer ce qu’il va faire pour faire ou refaire de l’éducation. Pour souligner l’importance de cette phase préliminaire j’ai comparé l’éducateur à un artisan, à un artiste pour qui l’œuvre, si modeste soit-elle, est marquée du sceau de ce ressenti personnel voire interpersonnel ou même groupal à défaut duquel l’acte éducatif serait un produit interchangeable et par là même insignifiant. J’ai souligné que l’éducateur, pour éveiller ou réveiller la conscience de celui qu’il éduque, se devait d’accéder en lui-même à cette liberté qui consiste pour la pensée à traverser sans contrainte tout ce qui n’est pas encore de la pensée mais qui en constitue la matière première toute chargée d’images et d’affects.

Ce qui se passe en effet dans la psyché de l’éducateur s’apparente d’abord à une palette comme celle du peintre où se côtoient et parfois se mélangent les ingrédients colorés dont il va faire sa peinture.

Or c’est bien là que tout commence et sans cesse recommence.

Notre vraie pensée, celle qui sera la plus créative, part de ces éléments-là dont l’organisation finale se sert non seulement comme d’une base mais, quelque soit l’ordre que nous allons y mettre, comme tout aussi bien d’un guide. Si l’éducateur sait ce qu’il fait, il doit aussi le sentir. La peinture conduit aussi bien le peintre que le peintre la conduit. C’est là son savoir-faire. Si formé qu’il ait été, il sait qu’il y a des peintres qui ont dessiné et peint en partant d’une esquisse intime qu’ils n’ont pas reçue de l’école puisqu’ils n’y sont pas allés. Il y a chez beaucoup de vrais éducateurs un sens comme celui-là, qu’on ne peut sans doute pas dire tout à fait inné, parce qu’il procède d’apprentissages non académiques, mais d’apprentissages tout de même ! Un grand peintre ne crée que s’il redevient un enfant devant sa toile, un enfant concentré sur quelque chose qu’il ne connaît pas encore. L’éducateur ne sait ce qu’il sait qu’en le découvrant, car son attention n’a pas d’âge et c’est comme si, chaque fois, il repartait à zéro. Le fameux peintre japonais Okusaï disait à 73 ans que malgré tout ce qu’il savait en peinture il “commençait à comprendre la véritable forme des animaux”. Les choses que doit comprendre l’éducateur ne sortent pas toutes comprises des manuels d’éducation, ni même de la pratique. Pour se saisir des situations complexes qu’il a à traiter, il lui faut se mieux comprendre lui-même dans son rapport avec ces situations.

J’ai eu à m’occuper autrefois de bien des adolescents qui volaient et j’ai dû comprendre que le vol, qui est un délit clairement répertorié, demande à l’éducateur de le penser selon le voleur qui le commet, quand bien même, souvent, il devra être sanctionné comme le vol de n’importe quel autre. Quelque nécessaire que soit dans une société la répression des violences, l’intervention spécifique de l’éducateur ne peut s’en tenir à cette vision dite objective d’un phénomène global et indifférencié. Il lui faut si peu que ce soit se mettre à la place de l’éducable. Il lui faut comprendre, comme dit Okusaï, sa véritable forme. Non bien évidemment pour lui faire oublier son acte mais pour qu’il en assume la responsabilité non seulement sociale mais personnelle, c’est-à-dire encore une fois pour qu’il pense véritablement ce qu’il a fait.

C’est dire si l’éducateur doit développer de son côté une pensée active. Comme l’idée du tableau ne vient au peintre que si l’acte de peindre s’esquisse déjà dans sa pensée, de même l’éducateur ne se lance dans la pensée de l’acte éducatif qu’en se projetant comme un acteur et même un auteur tout prêts à s’engager dans l’action.

C’est en prenant déjà le pinceau et la palette que le peintre souvent aperçoit son sujet. Car l’action vient chercher la pensée qui se soumet elle-même à l’épreuve de sa fonction critique. Pour en sourire, j’appellerais volontiers “faire à repenser” cette poussée de l’action avant l’action, quand les sentiments et les images sont appelés à se faire connaître. Et j’ajouterais, pour me justifier que c’est grâce à ce faire-là que l’esprit qui nous enveloppe comme une peau cesse d’être un vieux chiffon pour claquer au soleil comme le linge aperçu autrefois par Ulysse au dessus du lavoir de Nausicaa.

La peinture commence ainsi. Et l’éducateur se met à dessiner l’acte éducatif, non pas comme le produit d’une construction conceptuelle mais comme le fruit d’une reliaison vivante qui commence à l’intérieur de son propre vécu et vient remettre en relation avec eux-mêmes celui et celle à qui s’adresse l’éducation.

Lorsque je parle du “faire” et du “penser” en éducation en les rattachant fortement l’un à l’autre, je me réfère à cette conception freudienne et grecque de la vie qui en fait une force de lien. L’éducation comme l’art crée et recrée du lien. Elle se méfie des principes, s’ils viennent avant la vie et se font passer pour elle. Dans son livre célèbre intitulé Mars, Zorn disait qu’il avait été “éduqué à mort”. Au jour d’aujourd’hui, alors que se réveillent des intégrismes, des clivages intellectuels et sociaux, alors que le désespoir – notamment des jeunes – alimente une violence largement autodestructive, il me semble urgent de n’agir qu’en libérant notre pensée éducative des modèles tout faits qu’on tente de lui imposer.

Sans doute faut-il rappeler à cet égard que le dieu grec du lien, opposé à Thanatos, s’appelait Eros. L’éducation est du côté d’Eros. Le “faire” de l’éducation est à prendre comme le “faire” de l’expression “faire l’amour”. S’il est si difficile d’éclairer les enfants sur cette dernière question, c’est que l’objet sur lequel butent les enfants n’est pas l’objet technique dont une éducation dite sexuelle a vite fait le tour. Les enfants s’interrogent sur la pensée qui entre dans l’acte du “faire l’amour” et qui le qualifie plus ou moins comme un acte relationnel.

Mais si je fais ce rapprochement, c’est pour dire aussi que l’éducation a des liens avec le désir et avec le plaisir.

S’il est difficile d’apprendre les règles qui structurent la science mathématique sans passer par le plaisir de les maîtriser, cela est vrai des apprentissages innombrables que comporte l’éducation. Ainsi, vivre en société dans le respect des autres passe aussi bien par une certaine modalité du plaisir de la vie sociale. Là où le vrai plaisir social manque, on sait ce qu’il advient !

Mais si l’éducateur – comme d’ailleurs bien sûr l’enseignant – n’alimente pas son difficile métier en le nourrissant d’éléments porteurs de plaisir, il aura vite fait de se déprimer, comme on le voit souvent, et son travail lui deviendra impossible.

Penser l’éducation en repartant de cette source des émotions et des images que j’ai tenté de mettre en valeur, c’est rouvrir les chemins du désir et du plaisir que suit aussi la pensée, quand elle est vivante et qu’elle aspire à son propre développement.

Le plaisir de l’acte éducatif se heurte vite aux limites de la répétition, s’il ne trouve pas dans la pensée qui le prépare et l’accompagne, les plaisirs associés de la spontanéité et du discernement, auprès desquels le désir même d’éduquer renouvelle sa force.

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10 juin 2009, Jean-Pierre BIGEAULT
Conférence donnée en direction des équipes UHD SOS Insertion et Alternatives

D’UN AVEUGLEMENT A L’AUTRE

ou
les avatars de l’observation dans la connaissance
des faits de maltraitance et d’abus sexuels

Après avoir longtemps sous-estimé la réalité des actes de maltraitance et des abus sexuels dont les enfants sont depuis toujours les victimes désignées, on entre aujourd’hui dans une « ère du soupçon » qui ne connaît plus ses limites. La montée en puissance de l’accusation de pédophilie est là pour ne témoigner. Ce renversement, qui oppose à l’obscurantisme présumé du passé les lumières d’une conscience moderne éclairée, appelle – comme toujours en pareil cas – un vigilance critique.

Il ne suffit pas en effet de décréter que nous allons au devant des faits – faits dont la nature, c’est le moins qu’on puisse dire, n’est pas neutre – pour que soit levé le voile qui a si longtemps fait écran à leur connaissance.

Au cas où nous serions amenés à confondre la liberté – de principe – qui nous est donnée de « dévoiler » la violence fait aux enfants, avec notre capacité concrète à en « observer » les conditions (pour analyser avant d’intervenir), nous serions bien inspirés de revenir sur l’histoire – somme toute récente – d’un aveuglement singulier. Nous y verrions que les difficultés à mettre en oeuvre non seulement une « volonté de savoir » mais des stratégies et des méthodologies appropriées ont généralement moins tenu au déficit des équipements disponibles qu’à des empêchements spécifiques à les utiliser. L’analyse de ces empêchements – telle que nous l’avons menée auprès d’un certain nombre d’intervenants1 fait apparaître que les incapacités à voir et donc à juger et agir sont liées pour l’essentiel à des résistances psychologiques, à la fois diluées dans une société donnée et cristallisées dans les personnalités des intervenants concernés.

Faut-il en effet rappeler que, par leur nature même; les violences -en particulier sexuelles – exercées sur les enfants ont longtemps appartenu à ce monde de l' »impensable » dans lequel les institutions comme les intervenants individuels se sont enfermés avec leur bonne conscience de relais familiaux. Une sidération, qui rigidifiait la pensée sous l’effet d’un afflux d’affects mal identifiés, paralysait alors non seulement l’intervention mais l’enquête et la recherche elle-même. Tant ile st vrai que les traumatismes de l’enfance (réels aussi bien que fantasmatiques) ont tôt fait de se réactualiser en chacun … « lorsque l’enfant paraît ».

Les fondements archaïques de l’aveuglement qui tient des o-souffrances la plupart du temps indicibles hors même de la représentation suffisent à expliquer les clivages et les dénis sur lesquels se rebâtit, tant chez les anciennes victimes que chez ceux qui ont la vocation de les aider, l’illusoire paradis des origines.

En comprenant ainsi – un peu mieux ! – les véritables raisons de l’ignorance et de l’inaction, souvent étranges, de spécialistes pourtant confirmés, on pourrait se demander si nos propres résistances ne sont pas toujours capables d’agir en sous main de nos interventions vertes « libérées » de certains tabous, mais, par là-même, assez souvent hâtives et brouillonnes, pour ne pas dire plus passionnelles que rationnelles !

Car comme l’a montré autrefois Bachelard2, la levée des « obstacles épistémologiques » qui tendent à enfermer toue science, toute connaissance, dans la statu quo de ses à priori le plus souvent implicites – c’est à dire inconscients – ne s’opère ni par décret ni par l’effet magique d’une illumination plus ou moins collective.

C’est pourtant ce qu’une campagne largement médiatisée laisse actuellement espérer.

Or, sous prétexte de luter contre un passé marqué par une sorte d' »obscur consentement à l’horreur », la suspicion, voire la dénonciation systématiques qui s’y trouvent promues répondent curieusement – sur le registre spectaculaire d’une « chasse aux sorcières »3 – à la même violation de l’intime que celle qu’on prétend combattre.

Il y a donc lieu d’interroger l’excitation informative et interventionniste qui affecte plus particulièrement l’approche actuelle des abus sexuels, comme il y a toujours lieu de remettre sur le métier l’analyse des déficits (irréductibles à des hypocrisies) qui nous ont valu – et nous valent encore – de faire passer par la trappe du refoulement4 des faits et des images dont la fascination nous paralyse.

Un constat vient aujourd’hui confirmer nos craintes quant au « retour du refoulé » dans le traitement des faits de maltraitance et d’abus sexuels concernant les enfants : le statut – supposé si peu que ce soit scientifique – de l' »observation » dans la mise à jour des faits incriminés nos parait en effet mal assuré, si l’on s’en tient à la pauvreté méthodologique (pour ce qui est de la France en tout cas) d’un certain nombre de procédures.

Tout se passe trop souvent comme si la « parole de l’enfant » ou de l’adolescent – par ailleurs si souvent dévalorisée – retrouvait en la circonstance la valeur quasi absolue d’une révélation. Au discours de cette catégorie de victimes semble s’appliquer non seulement le principe qu' »il n’y a pas de fumée sans feu » mais qu – dans la ligne quelque peu classiquement déviée d’une pensée de Platon « la vérité sort de la bouche des enfants.. ».5

A lire nos meilleurs auteurs6, on reste étonné devant leur souscription presque unanime à ce postulat. on s’en étonne d’autant plus que, s’agissant notamment des adolescents, les fluctuation quasi normales et bien connues du fonctionnement psychique à cette époque de la vie, réintroduisent plus d’une fois dans la pensée, comme bien entendu dans le discours, des « confusions » qui ont tôt fait d’ébranler les critères habituels de la réalité vis à vis du roman largement enrichi (fût-ce dans la discrétion) de leur vie fantasmatique. Et les expertises psychologiques et psychiatriques (pour ne parler que d’elles) ne sont pas les dernières, dans un certain nombre de cas, à soumettre leur méthodologie à cette même présomption de la « crédibilité à priori » des jeunes plaignants.

On est donc en droit de se demander si les « inhibitions » qui ont bloqué si longtemps l’observation voire la perception des faits de maltraitance et d’abus sexuel n’ont pas tout simplement fait place à des « passages à l’acte » dont le soubassement psychologique ne serait guère différent de celui qui fut à l’origine du vieil aveuglement. Le crédit inconditionnel accordé à la parole de l’enfant répondrait alors comme un même « déni de réalité » au doute systématique qui en dévalua si souvent ne fût-ce que la fonction d’appel.

C’est donc à réfléchir à la signification psychologique et culturelle de ce « déni » que les intervenants sociaux doivent en tout cas s’atteler, s’ils veulent éviter les pièges que tend à l’observation des situations complexes l’idéalisation simplificatrice, ce barrage à l’ambivalence qui reste si souvent le support de l’action en particulier éducative.

On doit en effet tout aussi bien se demander si la défense aveugle des « droits de l’enfant » ne court pas le risque de s’aligner inconsciemment sur les principes idéologiques qui assurèrent en leur temps la protection théorique de la famille en l’innocentant par avance de tout dérèglement. A la place de l’impossible « mauvaise mère » (pour ne parler que d’elle) l’enfant pourrait bien devenir le repère atomisé d’une société incertaine de sa cellule familiale.

Le développement de l’individualisme, l’épanouissement conceptuel d’une notion telle que la subjectivité (l’enfant sujet de l’éducation) prêteraient alors main forte au retour irrépressible du mythe qui oppose à la sauvagerie redoutée de l’enfant sa pureté angélique revisitée.

Vis à vis de tels dangers, qui ne plaideraient aujourd’hui pour que l’observation rationalise ses méthodes ? Encore cette rationalisation – précisément scientifique – doit-elle passer par l’élucidation de ce qui – au nom de l’Ethique voire de la Science elle-même – lui oppose un amalgame faussement généreux de « croyances ».

D’avoir déjà souvent été pris pour un « sauveur », l’enfant – qui, pour cela même, décevait bientôt – s’est souvent vu diabolisé. Et n’est-ce pas ce qui arrive, lorsqu’en contrepoint de notre foi quasi mystique en l’enfant (et sa parole), nous vouons à l’abandon agressif une fraction (c’est le mot!) – supposée menaçante – de notre jeunesse ?


1 BIGEAULT (JP) et AGOSTINI (D), Violence et savoir, Paris, L’Harmattan, 1996
2BACHELARD (G), La formation de l’esprit scientifique – Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Vrin, 15ème Ed., 1993
3 Ou plutêt « chasse aux sorciers » si l’on s’en rapporte aux comportements d’un certaine presse anglaise.
4 Ce que nous avons appelé ailleurs (opus cité) « l’interdit de savoir ».
5« Et – poursuite Platon – des alcooliques » ce qui infléchit l’interprétation dans le sens d’un discours de l’inconscient, discours dont la vérité doit être décodée.
6 Cf. « Les enfants victimes d’abus sexuels » publié sous la direction de Marcelin GABEL, Paris, PUF Psychiatrie de l’enfant, 1992.