UNE POÉTIQUE POUR L’ÉDUCATION – Eugène ENRIQUEZ

J’espère qu’il n’est pas trop tard pour parler du livre fort stimulant que Jean-Pierre Bigeault a publié il y a deux ans. Je ne le crois pas, car les problèmes que pose le métier d’éduquer (un des « trois métiers impossibles » comme les a nommés Freud) nous taraudent depuis des siècles et vraisemblablement continueront à le faire longtemps. En outre, Bigeault fait état d’une expérience originale : la création d’un internat pour des jeunes en situation d’échec scolaire, de son fonctionnement, de ses avatars et de sa fin. Pour ce faire, il y met toute sa fougue bien connue, ses compétences, son attrait pour la poésie et pour l’acte d’éducation.

Voici donc un ouvrage extrêmement vivant, plein de chemins de traverse, « de remords, de doutes, de contraintes » (Paul Valéry) où l’auteur se livre tout entier. Ce qui en fait son charme et en même temps son aspect un peu « ésotérique » car il est toujours difficile de comprendre et de bien interpréter la dynamique d’un auteur (et de l’institution qu’il livre à notre réflexion) quand celui-ci fait montre d’une volonté d’exhaustivité qui peut dérouter le lecteur. De plus, l’auteur ne recule ni devant une argumentation scientifique, ni devant un désir d’« enchanter » le lecteur en lui ouvrant les portes d’une expérience « poétique » de recherche-action étalée sur de nombreuses années, mélange de genres auquel les pédagogues ne nous ont guère habitués.

Ceci étant, je n’ai pu m’empêcher de céder au charme de cet ouvrage. Certes, une raison personnelle m’y prédisposait. Non seulement je connais bien Bigeault, mais j’ai rencontré et apprécié plusieurs membres de l’équipe qu’il avait réunie au moment même où cette expérience se déroulait et j’avais été extrêmement intéressé (même si je la trouvais utopique et passablement risquée) par l’aventure que ce groupe était en train de vivre. Pourtant, j’estime que tout lecteur « naïf » peut faire son profit de ce livre. Il faudra seulement qu’il soit un peu plus attentif que moi et un peu moins bien disposé que je le suis spontanément.

Je n’ai pu m’empêcher, durant la lecture de ce livre, de penser à Jorge Luis Borges et à Lewis Carroll. À Borges, tout d’abord parce que l’expérience relatée ressemble à un « jardin aux sentiers qui bifurquent » tellement il se passe d’événements contradictoires qui mettent continuellement l’institution créée (intitulée « La Maison rouge ») en situation périlleuse car elle risque toujours de suivre des voies sans issues bien qu’elle arrive toujours à se rétablir. Et puis aussi à cause d’une référence implicite : l’auteur écrit que « ce qui nous permet d’aller vers la montagne [il a comparé les cinquante adolescents que l’équipe prend en charge à une “montagne volcanique”], c’est que la montagne nous contient » ; ce qui ne peut que faire penser à la figure du « tigre », fréquemment évoqué par Borges, que nous craignons mais qui en même temps est nous-mêmes. (« Je suis le tigre », écrit Borges.) En définitive, ce qui manque d’exploser ou de nous tuer, c’est aussi les « tunnels » que nous creusons (p. 83-84). Enfin, parce que la tonalité générale de l’ouvrage, avec ses rebondissements, fait songer aux faux romans policiers qu’écrivait Borges en compagnie de son meilleur ami (et également grand romancier) Adolfo Bioy Casares.

Lewis Carroll ensuite. Non Alice au pays des merveilles ni Au-delà du miroir, mais le poème débridé La chasse au Snark, qui a été tellement apprécié des surréalistes.

En effet, comme l’écrit Raymond Cahn, qui a fait partie de l’équipe de Bigeault et qui préface le livre, ces « éducateurs » ont tenté « l’aventure d’embarquer dans leur bateau quelques dizaines de naufragés de l’enseignement secondaire ». Il ajoute que « le pari, sans modèle, ni recette, sans la moindre expérience d’une action de ce genre [je souligne], fut de partir de cette mise entre parenthèses de tout a priori et d’inventer leurs propres solutions face à tous les problèmes où ils se trouvaient confrontés » (p. 9). Dans La chasse au Snark (animal fabuleux), un capitaine (nommé « l’homme à la Cloche ») embarque avec lui pour chasser le Snark des gens sans la moindre compétence (ex. un bottier, un faiseur de bonnets et capuches, un avocat, un agent de change, etc.) qui apprécient sa sagesse jusqu’au moment où ils s’aperçoivent qu’il ne sait que bien faire une chose, « agiter sa cloche ». Certes, l’équipe de Bigeault est plus armée que cet équipage farfelu, mais elle n’a aucune expérience de ce genre et leur chasse (comment éduquer les élèves, comment développer leur capacité créatrice, comment mêler connaissance de l’inconscient et primauté de l’activité cognitive), bien que spirituelle, ne manque pas de faire penser à tout éducateur (à tout enseignant et formateur tel que je le suis) qu’elle ressemble étrangement à la découverte d’un Snark, c’est-à-dire d’un animal bizarre qui, en plus, peut devenir un « Boojum », autrement dit un être qui vous fait disparaître. Tout éducateur, tout enseignant a dû se poser non seulement un jour mais continuellement la question : mais qu’est-ce qu’éduquer ? Que poursuivons-nous ? Quel est le but, la finalité, la valeur de notre action ? Apportons-nous la connaissance, l’expérience, la sublimation ou « faisons-nous chier les mômes », comme disait Zazie ? Faisons-nous du bien en permettant aux élèves de développer leur créativité ou sommes-nous les messagers du mal ? Les élèves peuvent-ils évoluer, se transformer ou nous brisent-ils en nous renvoyant à nos peurs et à nos fantasmes ? En fin de compte, existe-t-il un art d’éduquer et un art d’apprendre ?

Le voyage auquel nous convie Bigeault est plus assuré que celui inventé par Lewis Carroll mais nous voyons continuellement cette équipe devoir inventer le mouvement pour éduquer, comprendre les symptômes, faire un « travail d’équilibriste » (p. 81), devoir se confronter à des difficultés lourdes, se sentir en situation « d’errance sociale » (p. 103), essayer comme l’écrit René Char de « s’expatrier de son huis clos » (p. 258), tenter d’apparaître comme des « donneurs de liberté », d’apporter une « poétique de l’éducation qui soit une poétique du plaisir » (p. 244) pour tous. Chacun essaie d’être, comme Montaigne, « homme d’action, et tout autant, homme de lien, homme qui n’aura jamais séparé l’autorité de l’amitié ». Il recherche non seulement en lui mais en l’autre ce que l’auteur des Essais appelle « la maîtresse forme » (p. 296). Mais tout cela ne peut durer qu’un temps car « les exercices de haute voltige », le « travail sans filet » (p. 242) va se heurter à des impératifs administratifs et la fin sera amère. Cela n’empêche pas l’expérience d’avoir été passionnante. En terminant ce bref compte rendu, je me rends parfaitement compte que j’ai dit peu de choses du contenu de cet ouvrage, des réflexions fort pertinentes sur la psychopédagogie, sur les théories mises en œuvre et continuellement réévaluées dans la pratique, sur les rapports de la poésie et de l’éducation. C’est, tout simplement, parce que je désire que le lecteur lise ce texte tranquillement et non pas qu’il se contente du résumé que j’aurais pu lui apporter tout cuit.

Il me faut néanmoins évoquer deux réserves importantes. a) Le livre aurait dû être plus court. En voulant dire le maximum, évoquer longuement la poésie de René Char, Bigeault a cédé au plaisir de l’écriture. Seulement, le lecteur moderne aime aller à l’essentiel et il peut être réservé devant un livre de trois cent cinquante pages. b) En mettant à la fin, en un « Album » de cinquante pages, les événements qui ont scandé la vie de l’institution, l’auteur a rendu moins vivant son livre. Pour ma part, chaque fois que l’un de ces événements était cité dans le corps du texte, je me suis reporté à l’album et cela m’a rendu la lecture plus agréable et moins aride.

Ces deux réserves ne doivent pas empêcher le lecteur exigeant de lire avec plaisir un texte fort bien écrit et, vu que Bigeault s’est lui-même défini comme un trapéziste, je ne peux que lui dire : « Salut l’artiste ! »

Eugène ENRIQUEZ – In Nouvelle revue de Psychosociologie – N°14 – Février 2012

LE JEUNE HOMME ET LA GUERRE – PHILIPPE TANCELIN

En lecture du livre de Jean-Pierre Bigeault

« Le Jeune homme et la guerre »

Puisque m’est ici donnée l’occasion de prononcer quelques mots à propos du livre de Jean-Pierre Bigeault, ce sera d’une part pour dire ma très vive sensibilité aux si belles pages qu’il a pu écrire, et d’autre part le remercier d’avoir choisi la collection « Témoignages poétiques » pour cette publication.

En effet comme vous pourrez le constater à l’écoute des fragments qui vont être lus, ce texte témoigne de ce que peut être une écriture poétique au service de la mémoire et comment une telle écriture rend à l’écart, à la distance entre les faits historiques, cette part de vision que la plupart des récits occultent dans leur transmission sélective.

Ainsi à partir d’une histoire d’homme nous voyons et entendons l’histoire d’une saison, l’histoire d’une voix et d’un arbre comme autant de fragments d’une mémoire future d’où l’Être surgit plus brûlant que tous les feux, plus haut que les lumières éclatantes d’un sens déterminant de l’histoire.

C’est d’abord un enfant confronté à la guerre des autres, la guerre des grands qui jouent dans la cour des horreurs. C’est une conversation de la mémoire et du souvenir, cette relation qu’ils entretiennent entre une connaissance antérieure et le toujours présent à l’esprit.

Ainsi peut-on réfléchir à partir du texte de Jean-Pierre sur le fait que ce n’est pas tant la mémoire, cette connaissance antérieure de l’explosion du corps d’un jeune homme sous les bombes qui frappe l’histoire humaine dans ses abîmes, mais ce qui depuis cette explosion surgit comme Être pour le témoin enfant Jean-Pierre Bigeault.

Dans ce corps éclaté, émietté éparpillé par l’explosion, simultanément à sa fragmentation, s’informe et s’instruit la verticalité de l’être étouffé, con-tendu par l’uniforme du soldat.

C’est une verticalité éclatante, lumineuse au sens propre et figuré qui transmet à l’enfant-témoin son message, non pas de paix mais de lutte contre la guerre.

Cette lutte s’énonce poétiquement à travers la rêverie pour une enfance et un arbre : l’enfance… source puissante de tous les étonnements aussi bien devant le terrorisant que devant le félicitant… l’arbre debout entre les branches duquel l’enfance se réfugie et abrite sa verticalité naissante.

Entre l’enfance et l’arbre, monte une voix, la voix des disparus de toujours, une voix qui, elle, paraît sans cesse. C’est la voix de la présence, cette voix qu’on entend quand rien ne parle, qui ne connaît pas l’oubli, voix poétique de l’être en devenir sans fin dans le silence, depuis les terminaisons de la parole.

Cette voix est déstabilisante, elle s’écrit contre les codes des devoirs de mémoire, contre l’arrestation de la langue par la police de cette composition qu’on nous impose de l’histoire en durées continues qui recouvrent la chair sensible du fragment lorsqu’il est investi par le témoin.

C’est la voix de Jean-Pierre Bigeault dans ses résonances entre hier et aujourd’hui, en cette période que nous traversons, période déclarée « de guerre » non pour conjurer la guerre mais hélas la convier au banquet des armes.

La mémoire nous fait bien entendre que « l’histoire ne se répète pas » comme écrivait un certain, mais bégaye et c’est dans ce bégaiement que se prononce et s’écrit le sens d’une histoire autre, histoire intervallaire, l’histoire de cet intervalle entre une enfance et son arbre.

Philippe Tancelin
prononcé à l’occasion de la signature conférence de J.-P. Bigeault
le 6/12/2015

CENT POÈMES + UN et quelques mots encore pour Christian David

J’ai souhaité dire quelques mots autour des poèmes qui vont vous être lus à présent par Sophie-Aude et sont à la fois cent et cent + un, le dernier ayant un statut particulier, puisqu’il échappe à l’ensemble des autres.

Je les ai écrits pour notre ami Christian David qui s’est lui-même échappé de notre monde le 2 octobre 2013. Je les lui ai envoyés alors que sa maladie avait pris le tour irréversible qu’il connaissait. Le 101ème, confié à sa compagne Bernadette pour lui être lu avant sa mort, lui a été redit par mon épouse au cimetière de Saint-Cloud, le jour ensoleillé de ses obsèques.

Christian David, philosophe, médecin, psychanalyste, peintre et poète, était un homme des Lumières et un homme lumineux. Mais il aimait la discrétion de l’ombre. Il s’échappait par des trous qu’on voit dans la lumière, si on la regarde de l’intérieur. Sachant que ce qui nous échappe dans la vie n’est qu’un avant-goût de ce qui nous échappe dans la mort, il souriait de ceux qui ont pour ambition de s’emparer du monde, y compris du monde de la vie psychique dont il pensait, comme Freud, que nos grands écrivains l’avaient approché avec plus de finesse que bien des spécialistes. A ces vains conquérants il préférait les poètes.

La poésie cherche son chemin entre la force qu’offrent les mots et leur fragilité d’êtres de passage, de funambules bel et bien confrontés au vide au-dessus duquel ils avancent et tout autant reculent. La poésie ressemble beaucoup à l’homme. Elle lui montre son destin, non pas seulement dans le livre qu’elle ouvre à son intention, mais directement en lui, dans son corps et son âme mêlés et même entièrement pris dans la nature et la culture, terre, mer et ciel, et coeur compris. Les tâtonnements savants du psychosomaticien qu’aura été Christian David rejoignent à cet égard ceux du poète. Aussi bien la poésie n’est-elle pas un grenier où les enfants se retrouvent avec tout ce que les parents y ont renvoyé comme dans un cimetière suspendu et où, reformant une totalité de cette dissémination constellante, ils se refont un corps à la mesure de l’histoire ? Mes pauvres cent poèmes ne pouvaient refaire le corps de mon ami, mais ils l’aideraient peut-être à se retirer dans ce grenier d’enfance où le corps et l’esprit se rejoignent pour se construire ensemble une échappée -une échappée qui prenne le relais musical de l’histoire bientôt refermée.

C’est aussi bien le sens de ce rajout du 101ème poème qu’il faut voir tout autant comme un retrait et qui symbolise le détachement de l’un par rapport au multiple, mais sait-on jamais ce qu’il en est de l’appartenance vis à vis du décrochage, ce que, pour parler d’un homme banni de sa patrie -ou de sa communauté comme Spinoza- on appelle « l’exil » ? Prépare-t-on l’exilé à l’exil, et se prépare-t-on soi-même à perdre un ami en chantant par avance ce qui déjà se dessine et que Christian David lui-même dans un de ses textes appelle « l’informe » ? Et peut-on chanter cela, cela précisément qu’à ne pouvoir nous le représenter nous ressentons jusque dans notre corps non pas seulement comme le silence mais le vide, le rien qu’aucune poussière ne matérialise sur quelque lune que ce soit et à laquelle nous pourrions nous raccrocher ? C’est pourtant ce que nous faisions – du temps où il était encore en vie- de nous chanter ces passages de la forme à l’informe et ces retours encore possibles de l’informe à la forme dont la poésie entre nous reprenait à sa façon les va et vient entre l’inconscient et le conscient qui étaient le lot commun de nos pratiques. Les limites de nos expériences et leur franchissement parfois hasardeux nous étaient d’ailleurs à cet égard aussi nécessaires que ceux de l’art vécu au quotidien par les pauvres humains qui s’y mesurent. Car quelle créativité -fut-ce précisément celle de la psychanalyse- peut s’affranchir du risque de la vie et du côtoiement avec la mort qu’il implique jusque dans la constitution du désir ? Dans quel au-delà l’objet perdu de l’art peut-il ainsi être retrouvé ? Spinoziste, Christian David s’en tenait aux ressources de la nature et de la matière dont à ses yeux la complexité suffisait pour que notre modestie d’aventuriers en humanité nous dispense de nous prendre, comme cela se voit, pour de nouveaux prêtres. L’homme, rien que l’homme, et le psychanalyste logé à la même enseigne hors des consécrations illusoires, conduisait sa vie. A l’heure d’accomplir son destin, Christian David a choisi la mort, dès lors que sa nécessité s’imposait. Stoïque assurément, cette position relevait aussi d’une esthétique au sens noble de l’accomplissement du geste, tel que Rilke peut l’évoquer pour sa retenue, dans sa Deuxième Elégie centrée sur les amants. Ainsi le mourir comme l’aimer peut-il relever d’une sorte d’accueil qui associe le désir et la soumission dans un effleurement de l’altérité alors absolue de l’autre en son étrangeté, ou comme le dit Christian David dans son dernier article « le corps (est un) étranger » son « étrangereté ».

Mais cette volonté, cette dernière volonté comme on dit, résonne si intensément encore dans le silence où notre amitié s’est jetée à la façon d’un fleuve dans la mer, qu’il me faut ici l’évoquer pour ce qu’elle donne de force aux éléments qui la composent.

C’est le dernier jour où nous nous voyons et je me tiens devant lui pour le quitter. Il se redresse sur son lit et, me tendant la main, me dit avec la douce fermeté du roi sans royaume qui pourtant règne sur cette partie encore émergée de lui : « Adieu »… et son regard vient au-devant du mien et l’emporte, au-delà de cet îlot de terre que nous partageons pour un instant, m’associant au grand cercle marin qui n’a jamais cessé il est vrai de nous entourer, la mort dans son intrication avec la vie nous étant familière depuis longtemps.

Cet adieu appelait une réponse qu’il me semblait que mes poèmes n’avaient pu apporter et c’est alors que j’ai écrit le 101ème en rêvant d’un autre chant qui sans aucun doute ne me satisferait pas davantage. Car nous voudrions un monument digne de celui que nous perdons. Un monument qui aurait la consistance symbolique de son implantation dans « un autre monde », mais un monde assez semblable au nôtre pour qu’on puisse y bâtir une maison. Donner forme à l’informe ! Mais soudain la dialectique implicite à toute création – pour qui sortir de la forme, la subvertir est une loi vitale – me revenait à l’esprit. Et surtout je pensais à la réalité de Christian David.

Pouvait-on l’enfermer dans son œuvre, comme le ferait la notice nécrologique qui lui serait consacrée ? L’autorité de sa pensée méritait-elle qu’on lui donne le pas sur la complicité qu’il avait avec les chats, sur son amour de la musique, sur l’amour tout court qui avait été son objet d’étude et certainement bien davantage ? En amitié la fidélité de cet ami avait pour socle l’indépendance qui est une solitude choisie. L’exil volontaire peut être une réponse à la menace d’emprisonnement. Un psychanalyste digne de ce nom peut-il se laisser prendre au piège du consentement à la violence du pouvoir, fut-ce le sien ? Plutôt se retirer à cette distance de soi, sur ce sommet si peu que ce soit détaché de la chaîne d’où le paysage qui se découvre se confond avec les nuages, « les merveilleux nuages » dont parle Baudelaire.

Qu’on soit un peu pris de vertige à ces hauteurs, qu’on se tâte pour tenter de savoir si on ne fait pas soi-même partie de ces nuages, faut-il s’en étonner ? La mort de notre ami nous livre à une incertitude telle que celle qui nous pénètre la nuit, si un bruit nous réveille dans une maison que nous ne connaissons pas. Nous ne croyons pas aux fantômes mais comment ne pas penser à cette « ombre qui marche » dont parle Shakespeare. Pourtant l’ombre est une partie de la lumière. L’exilé renvoie la question des racines à celle du soleil qui brille pour tout le monde. Qu’est-ce qu’une vie ? Qu’est-ce que la vie ? Chanter, dit l’ombre chère, et en effet si la matérialité de la parole n’empêche pas les mots de voler depuis au moins Homère, c’est aussi que la légèreté doit être rendue à l’être, c’est aussi que le silence doit passer dans la musique comme entre le patient et son analyste.

Aussi bien, après que la séance est retombée, n’est-ce pas la main de Christian David que nous voyons dessiner sur le papier les lignes croisées de l’ombre et de la lumière, telles qu’elles poursuivent en lui leur parcours chromatique. Car c’est qu’il s’agit de ce qu’on appelle en musique une fantaisie, composition qui associe la liberté et la rigueur. Mais voilà bien sans doute de quoi secouer les colonnes du temple, quand la théorie rigidifiée se substitue, comme il arrive, à l’atelier de création. L’attention du psychanalyste n’est pas seulement flottante, elle est celle d’un homme qui ne renonce pas à ce qu’il sent. Car nous savons que nos patients nous demandent d’être nous-mêmes au delà parfois de ce que, malgré notre expérience, nous en connaissons. C’est le métier qui le veut, plus proche à certains égards de celui du trapéziste dont le filet rassurant risque toujours de ramener l’art à sa technique au mépris de l’enjeu qui la dépasse. « Plutôt que de dire de moi : Christian David, psychanalyste, dites plutôt »-me confiait l’intéressé – « a pratiqué la psychanalyse » car, ai-je compris, la pratique n’est pas un statut ni même une fonction mais une action quelque peu aventureuse, telle celle d’Ulysse œuvrant avec la mer et le ciel sans oublier les dieux et les passions. Pour rendre la vie à la vie, Vincent Van Gogh ne devait-il pas se jeter dans les blés, bravant dieu sait quel soleil, et il était le jaune jusqu’à la nuit. Christian tournait autour de la Sainte-Victoire comme si la psyché débarrassée de sa forme conventionnelle allait devoir retrouver dans une vision de sa complexité la structuration d’un tableau de Cézanne. Mais c’était à la musique de Schumann qu’il revenait. Car l’artiste a une dette vis à vis du monde. Et le monde lui doit ce qu’il devient. Et dans une amitié entre deux hommes ce qui revient à chacun n’est sans doute que la part de l’autre en soi, comme entre le musicien et l’interprète, quand les identités se rejoignent sans pour autant se confondre.

Mes cent poèmes donnés au vent appartiennent donc à un air en mouvement qui était celui qu’à la fois nous respirions et nous chantions, et nous n’en tirions que la gloire de nous entendre comme ceux qui écoutent la mer dans les coquillages. Peut-être étions-nous des coquillages tout aussi bien. Mais le vent soufflait et il souffle encore, et si vous l’entendez à votre tour, sachez qu’il vient de là-bas où nous allons, comme ce qu’on appelle l’esprit, cette forme sans forme d’une vie qui nous échappe ; rattrapez-la et laissez-la s’enfuir à nouveau. Cette fuite de la fugue après la toccata ne dit pas que la dureté de l’exil, elle offre la chance du retour, mais le retour n’étant pas toujours la répétition du souvenir, elle annonce, elle prophétise, il y a de l’avenir dans la perte, du rire jusque dans les larmes et bien sûr si quelqu’un le sait ici, c’est Bernadette la compagne de Christian, l’amie depuis plus longtemps encore, dont la peine n’a pas éteint le goût de peindre et d’être avec nous dans la continuité de ce vent qui nous inspire et dans lequel je vois le sourire de celui à qui cette soirée, ce poème Temps bleu fil noir illustré par Bernadette et mon modeste ouvrage sont dédiés.

L’ami Christian David s’était depuis longtemps retiré dans un pays plus accueillant que celui qui se reconnaît dans les organisations où la pensée s’installe comme l’argent dans les coffres. C’était une île où soufflait le vent, et où les idées, comme les couleurs et les sons, suivent les chemins des côtes escarpées au risque de tomber à l’eau, et même parfois s’envolent, afin de se poser plus loin sur une pierre qui se tient debout au milieu des vagues. Il dessinait, il peignait, il écrivait comme, quand on écoute la rumeur marine et les cris qui la traversent, on voit ce qui se cache dans l’épaisseur du bruit qui encombre la connaissance, et le silence revient de loin. La psychanalyse si malmenée par ceux qui la jalousent, y compris parfois ses gardiens zélés, fut aimée par Christian David pour ce qu’elle exigeait de présence à l’intime, dans ce que l’intime a de si vaste en lui qu’il ne s’ouvre qu’au vent du large.

C’est ce que j’ai reçu de lui et que j’ai tenté de lui rendre en écrivant ces 100 + 1 poèmes et encore avec ces mots que je vous remercie d’avoir accueillis pour rendre grâce à sa mémoire.

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Jean-Pierre BIGEAULT a écrit ce texte en août 2014, en pensant déjà à l’hommage qu’il voulait rendre encore et déjà
à son Ami,
ce 30 novembre 2014.
J.-P. BIGEAULT

OH ! EH

J.-P. Bigeault
18 Janvier 2016
Collectif Effraction, Poètes des cinq continents, l’Harmattan

Lorsque j’étais à l’école primaire on récitait de la poésie. C’était une procession de mots dont la mélodie assurait la continuité, fût-ce au prix de l’ennui. Ou bien un plaisir de la répétition nous laissait croire à un bercement.

Il a fallu que je me mette à écrire des poèmes, au début de mon adolescence, pour que le mot lui-même et la chose poétiques m’apparaissent sous un tout autre jour. L’unité si rassurante de la Poésie – dont le nom en grec évoque l’origine un peu pâteuse, un peu paterno-maternelle – ce fameux « poïein » qui désigne une fabrication manuelle, par exemple à partir de la terre si on tourne un vase – cette unité a eu vite fait de voler en éclats.

C’est qu’en réalité le poème, si arrondi qu’il soit, procède moins d’une continuité homogène que d’une discontinuité, du hiatus même qui affecte le lien du poète avec le monde. La versification classique tout autant que la métrique et la dispersion graphique modernes en témoignent. Et il m’arrive de penser que, dans le mot même qui la désigne, la poésie nous invite à prononcer dans un choc les deux voyelles qui, accolées à la labiale sourde de son entrée en mouvement, nous suggèrent qu’elle n’est pas seulement un travail mais un cri :

Po-é-sie comme Zo-é, la vie, comme « O hé  du matelot », la terre et la mer s’entrechoquent.

Je me suis longtemps occupé d’adolescents en chute libre et qui cassaient la barraque. Ils en avaient assez des berceaux de la poésie rituelle, de la récitation du monde, et de cet étouffement que j’avais connu moi-même, quand le discours des maîtres s’était abattu sur moi. Ils voulaient des radeaux plutôt que des berceaux.

Avec quelques adultes « résistants » (au sens politique du mot) nous avions ouvert des voies à la parole, y compris par ces poèmes faits de mots et d’action qui font l’éducation de l’homme sur le chemin de la connaissance. Nos dévoyés s’accrochaient aux branches.

Aujourd’hui, quand les pouvoirs veulent « notre bien » au point de nous asphyxier par leurs discours mous comme l’amour sur un matelas de mauvais nuages, quand la communication nous assiège par l’effet de son terrorisme à patte de velours, quand nous suffoquons sous le poids de la quantité élevée au rang de vérité transcendantale, nous crions les deux voyelles entrechoquées « Oh Eh » que la Poésie nous inspire.

Oh Eh, réveillons-nous !

Mais rudement, selon le mot de Victor Hugo dans ce « Promontoire du Songe » qu’il écrivit après avoir rencontré la lune en 1884 à l’Observatoire de Paris :

« Le possible, dit-il, n’aborde pas le réel sans on ne sait quelle mystérieuse colère », colère d’une poésie pourtant aimante, il nous faut casser les mots de pierre et les rendre à une terre un peu adoucie mais forte comme un baiser.

Ce « possible » du langage est ainsi notre affaire : « une espèce de trou dans l’obscur », dit encore Victor Hugo de ce qu’il découvre aux côtés de son ami Arago et qui résonne dans toute son écriture.

Effraction du cambrioleur, du voyant, de l’enfant lancé dans la chambre et au-delà ! Nous nous sommes réunis pour forcer les portes du Réel, pour ouvrir un espace de liberté à la pensée sensible, délivrer la parole des prisons où l’enferment les mots qui endorment.

Oh ! Eh ! réveillons-nous, levons les voiles de la langue, prenons hardiment la mer qui n’est pas seulement « ce toit tranquille où marchent des colombes » mais, comme pour Ulysse, celle dont Saint-John Perse dit qu’ « à la ronde (elle) roule son bruit de crânes sur les grèves ».

C’est « la mer à la houle nombreuse » chantée par Homère et qui menace son héros de n’être plus « personne ».

Contre ce mal même dont nous voyons se dessiner le visage dans notre société, il n’y a que le chant des Muses, contre celui des Sirènes !

FAIRE ET PENSER EN ÉDUCATION

Voici d’abord pourquoi j’ai choisi de vous parler de l’éducation sous le double aspect du “faire” et du “penser”.

Nous sommes dans un moment – je n’ose pas dire une époque – où tout se passe comme si, en éducation comme dans beaucoup d’autres domaines, on prenait prétexte de l’urgence pour ramener l’action éducative à l’un de ses pôles, c’est-à-dire précisément le “faire”, le “penser” de ce faire étant simplement entendu comme son principe méthodologique.

Pour justifier cette réduction, on a vite fait de dire, ou de laisser entendre que, si l’éducation et les éducateurs échouent, comme on ne se prive pas de le suggérer voire de le proclamer, c’est qu’ils ont trop pensé et que, comme chacun sait, à force de penser on finit par ne plus agir. Mais de crainte que ce raisonnement soit un peu court (et comment ne le serait-il pas en effet, quand on est en république et qu’on se souvient que jamais la Révolution n’aurait eu lieu s’il n’y avait eu des penseurs pour déjà la penser), de crainte donc de ne pas convaincre, on rajoute que les temps sont durs, que l’économie qui commande de produire en diminuant les frais, doit être en mesure d’évaluer ses procédures de production, donc les producteurs eux- mêmes ; et dans ce but on considère qu’il faut ramener le qualitatif au quantitatif, en éducation comme ailleurs, et mesurer des comportements voire des techniques, puisque tout le reste et en particulier la qualité des relations et tout ce qui fait cette qualité, appartiennent à des impondérables et ne sauraient relever d’une évaluation en bonne et due forme.

Voilà donc l’éducation ramenée à une action que seule la rigueur de ses procédures et la productivité attestée par ses résultats justifieraient !

Par chance, le caractère tragi-comique de cette idée rejoint aujourd’hui le fameux bilan d’un certain système financier que ses critères quantitatifs et sa rationalité à toute épreuve ont conduit là où l’on sait ! On peut donc penser que notre culture post-industrielle a aussi son bêtisier !

Tant il est vrai que le “faire” et même le “bien-faire” ne se suffisent pas à eux-mêmes. Comme le mouvement dans la marche, l’action éducative n’est pas qu’un mouvement destiné à l’accroissement musculaire, elle est une intention et même un projet qui s’inscrit dans une certaine perspective – une perspective que lui donne la pensée.

Cette première réflexion générale m’amène donc à vous parler de l’éducation comme d’un ensemble d’actions qui ne valent quelque chose que si elles s’inscrivent dans un certain sens, un sens qui, d’une certaine façon, déborde et dépasse l’action elle-même.

Mais j’ai une autre raison plus personnelle, de vous parler de ce double aspect de l’éducation. Cette raison est un paradoxe de mon expérience, un paradoxe de l’âge aussi qui peut éclairer le paradoxe de l’éducation elle-même.

Avec l’âge en effet, on s’aperçoit que les actions qu’on a menées et qui ont tantôt réussi, tantôt échoué, ont dû leur succès ou leur infortune, non pas tant à l’énergie que nous avons dépensée pour les mettre en œuvre qu’à la nature des moyens que nous avons utilisés pour nous engager dans ces actions. Parfois nous sommes parvenus à nos fins sans développer des efforts considérables, et il est même arrivé que nous fassions beaucoup avec peu de choses. Ces réussites qui peuvent nous avoir valu une certaine admiration sont en vérité trompeuses. Car nos mérites ne sont pas là où on les voit. On prend pour des habitudes talentueuses des manières de faire très ordinaires qui n’ont dû en réalité leur efficacité que de ce qu’elles venaient vraiment de nous, je veux dire de ce que nous les avions concoctées à l’intérieur de nous dans un processus fait de pièces et de morceaux qu’on appelle la pensée.

Cette vérité s’applique pour moi à l’éducation et voici pourquoi :

J’ai vécu mon adolescence à la campagne et pendant la guerre. A la campagne en ce temps-là, l’éducation, si j’ose dire, manquait de bras. Les hommes étaient au Service de Travail Obligatoire ou prisonniers ou dans le maquis. A la ferme et dans les commerces, les femmes les remplaçaient. Restaient l’instituteur et le curé et quelques vieux artisans : le bourrelier, le maréchal-ferrant et quelques autres. L’armée allemande d’occupation représentait la force devant laquelle notre monde, notre petit monde amputé, brillait surtout par sa faiblesse. A quoi donc, à qui pouvaient s’identifier les jeunes garçons que nous étions ? Quels étaient nos éducateurs ? Où était l’éducation ? Pour le dire très vite et revenir à mon sujet, la situation dans laquelle nous étions favorisait tout particulièrement l’intégration de ces deux volets de l’éducation que j’ai appelés “le faire” et “le penser”. Voici comment : l’instituteur et le curé étaient bien obligés de sortir de leur pensée pour donner un coup de main ici et là, et les artisans que nous voyions à la sortie de l’école, prenaient eux-mêmes le temps d’une pensée presque philosophique pour nous faire comprendre, entre deux cerclages de roue, que la vie était bien plus compliquée que leur sacrée technique !

Ce rappel historique, quasi anecdotique et d’une certaine façon subjectif, n’est évidemment aujourd’hui qu’une image. Je ne le donne pas comme un modèle mais comme la source d’inspiration qui fut, quelques années plus tard la mienne, lorsque je décidai de “faire de l’éducation”.

M’étant engagé dans des études qui me destinaient au professorat, je compris très vite que je n’apprendrais pas l’essentiel du métier dans les livres. Tout jeune surveillant – pion, comme on disait – j’appris à agir sans grands moyens d’action (il faut dire que j’avais l’âge de ceux que je surveillais !) et en recourant à une certaine forme de pensée qui n’était pas livresque au sens étroit du mot et qui pourtant puisait aussi sa source dans une sensibilité que j’avais nourrie de lectures, d’échanges, de rencontres, toutes choses qui n’enseignent pas d’abord, voire pas du tout, des techniques, mais plutôt des sentiments et des idées. J’étais comme un jeune et même presque déjà un vieil artisan dont les gestes obéissent à quelque chose de plus que l’habitude avec ses automatismes, et qui s’apprend lui-même dans le regard de ses clients, lorsque, cordonnier par exemple ou sabotier (il y en avait encore !), il leur présente ce qu’il ne prend sans doute pas pour un chef d’œuvre mais pour quelque chose qui vient d’un peu plus loin que de ses mains et qui appartient aussi à sa sensibilité et à sa pensée.

Car j’eus vite fait d’apprendre avec les potaches que je surveillais la nuit que, si je me bornais à l’exécution mécanique de mon travail, non seulement c’était le bazar, mais je n’apportais pas ce petit supplément fonctionnel qui transforme l’extinction des feux et la garde du sommeil en cette sorte de zone franche qui, entre deux pays limitrophes, désigne l’échappée libre d’un espace allégé de ses règlementations habituelles.

En évoquant ce très modeste moment éducatif où, en tant que pion, je jouais le veilleur de nuit, je veux surtout souligner qu’un acte éducatif aussi apparemment simple que le signal du coucher, mobilise déjà chez celui qui n’est pas une pendule mais un éducateur, quelque chose de plus que ce qui anime le gardien de musée, quand l’heure est venue de la fermeture. Les parents le savent bien qui, derrière le baiser du soir, mettent ce qu’il faut de pensée aussi, pour que la séparation si souvent angoissante de la nuit, ne s’opère pas comme une rupture du fil vivant de l’affection. Car le baiser ne suffit pas. Faut-il encore que le lien d’une pensée qui va durer assure l’enfant que ni les parents ni lui ne sont menacés de mort, alors même qu’ils ne vont plus se voir ! Cette expérience qui n’est bien sûr pas directement transposable à la situation du veilleur de nuit, en souligne pourtant l’une des contraintes. Là où précisément l’affect ne saurait être en première ligne – quand bien même il joue son rôle discret dans les lointains – une pensée aussi doit tisser des liens dans l’esprit du veilleur. Cette pensée, qui relève bien des impondérables dont je parlais et qui transforme l’acte de l’artisan en un geste dont le produit n’épuise pas le sens, de quoi est-elle faite et comment lui donner sa place, alors même que l’action éducative si souvent au contraire, lui oppose la platitude de sa répétition plus ou moins quotidienne, ou l’urgence qui fait de l’action une réaction pour ainsi dire sans recul ?

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Telles sont les questions auxquelles je vais tenter de répondre afin de nous aider à dépasser la fausse opposition qui tire l’éducation tantôt du côté de la théorie et de l’idéologie, tantôt du côté de la technique et de la stratégie, lesquelles – soit dit en passant – commencent et finissent aussi, les unes comme les autres, dans une certaine vision des choses, une vision si souvent dogmatique qu’elle n’est pour ainsi dire qu’une pensée qui se fige.

Je dois donc d’abord m’interroger sur la nature de cette pensée éducative que j’associe au geste de l’artisan le plus manuel parce que la main à laquelle je me réfère est une main nécessairement intelligente et sensible qui n’a pas grand-chose à voir avec une machine, fût-elle un robot.

L’éducateur non plus n’est pas un robot. Il n’est programmé ni par le Ministère des Affaires Sociales ni même par son employeur. La mission qui lui est confiée lui est confiée parce qu’il est une personne et non bien sûr le rouage d’une unité de production. L’objectif qui lui est globalement fixé le laisse, pour l’essentiel, responsable non seulement du but qu’il donne à chacune de ses actions mais des moyens qu’il prend pour y parvenir. Je parle des moyens qui relèvent tout justement de sa pensée, je parle de sa pensée elle-même, sans laquelle l’acte qui en découlerait, si adapté qu’il paraisse, n’aurait guère plus de chance d’être éducatif que la décharge électrique encourue par une souris dans une expérience de laboratoire visant elle-même au dressage. Car j’élimine de la perspective qui est celle de l’éducateur cette forme d’éducation dont Eichmann, le planificateur des camps de concentration, disait qu’elle lui avait simplement appris à obéir et à développer cette conscience professionnelle applicable à tout travail, fût-il immonde, pourvu qu’il lui fût commandé ! Lorsque l’obéissance n’est qu’un montage mécanique, on voit où elle conduit !

A l’opposé, on peut dire que l’éducation, procédant d’une pensée qui fait appel à la pensée de celui ou de celle à qui elle s’adresse, procède elle-même de ce qu’on appelle en psychologie un “sujet” s’adressant à un autre “sujet” déjà formé ou en voie de formation.

Mais quelle est donc cette pensée suffisamment libre, aussi dégagée que possible des idéologies qui prétendent la régir, et qui donne elle-même ou tente de donner non seulement, si c’est possible, de “bonnes habitudes”, mais la capacité pour celui qui en bénéficie de s’en inventer de nouvelles ? Car le sujet au sens moderne, républicain d’ailleurs, où nous l’entendons, est un sujet appelé à conquérir sa liberté dans une société qui, par son ouverture, est censée œuvrer elle-même dans le sens d’une liberté vraiment créatrice et non pas productive au sens restrictif du mot. La question de la pensée de l’éducateur se pose déjà, comme vous vous en doutez, vis-à-vis de ce très large objectif. Elle est liée à la question de l’humanisation de l’homme, si on entend par là que le sujet humain n’est pas préconstitué, qu’il n’advient que si l’homme non seulement accède à la conscience de lui-même mais à la reconnaissance de l’autre, les malheurs dont il souffre n’étant par ailleurs pour une large part que ceux qu’il se fabrique.

Mais la pensée spécifique dont je vais parler n’a que peu de rapport, malgré tout ce que je viens de dire, avec ce qu’on appelle une philosophie de l’éducation. L’éducateur ne peut se contenter de survoler la réalité depuis le ciel des belles et grandes idées. Il est un ouvrier qui fait de l’éducation. Et sa pensée associée à une pratique n’est pas davantage assimilable à la bonne conscience humaniste qui tend à nous faire croire que les bonnes intentions suffisent et que, grâce à elles, les meilleurs moyens d’éduquer nous viennent spontanément ou, comme on pourrait penser, naturellement. Si les choses étaient si simples, l’éducation des hommes aurait donné des résultats bien meilleurs que ceux que nous observons autour de nous. Mais d’un autre côté, les meilleurs techniques ne valent pas cher, si elles ne portent pas peu ou prou la marque de celui qui les applique.

Je reviens donc à l’artisan éducateur non sans faire remarquer qu’à la différence de bien des artisans, il travaille dans une équipe, ce qui peut augmenter aussi bien que diminuer son efficacité. On ne peut se masquer la réalité : il y a une sorte de contradiction entre la nécessité pour l’éducateur de développer une pensée personnelle et celle de l’accorder d’une manière ou d’une autre avec la pensée socialisée d’une équipe. Mais cette contradiction n’est-elle pas dans une certaine mesure celle des parents eux-mêmes ? Non seulement elle n’est donc pas contre productive, elle peut aussi bien enrichir la création éducative. Quoiqu’il en soit de cette question très importante et sur laquelle je reviendrai, on doit pourtant poser que rien n’est collectivement possible en matière d’éducation, si, en chaque éducateur, une pensée singulière attachée à la pratique ne préexiste pas.

C’est bien de cette pensée que je voudrais dire ce dont il me semble qu’elle est faite.

Quelques années après avoir été surveillant, j’ai été successivement professeur de lettres dans l’enseignement secondaire, et psychologue ; puis j’ai crée (en 1956) un internat psychopédagogique pour adolescents qui m’a valu de faire pendant 20 ans une expérience d’éducateur à laquelle je continue de me référer, même si, devenu psychanalyste, mes liens avec l’éducation se sont davantage centrés sur la formation des éducateurs.

Je vais donc partir de mes souvenirs et de témoignages de gens de terrain.

Bien avant l’invention du téléphone portable, on voyait, au collège, de ces élèves qui, au lieu de suivre le cours, passaient le plus clair de leur temps à d’obscurs bricolages qui occupaient leurs mains et leurs esprits, devenus au dessous des tables, des sortes de castors, pour qui les noms de Corneille et de Racine évoquaient plutôt le monde animal ou végétal.

En vous les décrivant comme je viens de le faire, je vous transmets à peu de chose près l’une des images que ma pensée d’enseignant laissait affleurer à ma conscience à la fois surprise, agacée et si peu que ce soit compatissante ! Car comme tous les enfants, j’avais autrefois rencontré l’ennui. Quand les grandes personnes se lançaient dans des discours, j’avais appris à m’occuper d’une mouche qui passait par là et je la suivais au dessus de la table de la salle à manger dans ses acrobaties. Mon élève avait aujourd’hui sa mouche ou plutôt sa volière de mouches, mais celles-ci se disséminaient largement au dessous de l’horizon scolaire que dessinait mon regard.

C’est donc ainsi que ma pensée du moment qui, comme la pensée en général, souvent commence par un sentiment, voire une émotion, s’en va chercher un souvenir lié à une expérience du même genre que celle que nous vivons dans un présent ainsi assimilé au passé. Mon bricoleur d’élève me revenait de si loin que tout se déroulait comme si je me laissais aller à l’assimiler à ma propre histoire. L’image qu’il me renvoyait m’attirait. Etrangeté d’une situation qui aurait dû provoquer ma réprobation et à laquelle je m’attachais presque malgré moi ! Comme la main du bourrelier caressait autrefois le cuir d’un licou à tailler dans une peau dont il connaissait le grain, l’esprit du maître laisse venir à lui la matière subtile que le comportement de son élève fait frémir juste au bord de sa conscience professionnelle, là où sa pensée professorale distraite commence à lui faire prendre le chemin de l’école buissonnière. Car le mauvais élève emmène son maître dieu sait où comme pour en faire un mauvais maître !

La pensée dont je parle va donc très vite, qui transporte l’éducateur du désarroi à la colère, et s’en va dieu sait où ! Car s’il parvient à ne pas se dissimuler le plaisir, ou le déplaisir, qui se cache derrière les émotions immédiates, il arrive que le professeur retrouve dans ce qui l’agace un message ancien et personnel par où il reconnaît le mauvais élève qu’il avait pu être.

Mais ce n’est là bien sûr qu’un cas parmi d’autres. Il aurait sans doute suffi que mon élève en rajoute si peu que ce soit par une attitude provocante, pour que je me trouve emmené dans les régions sulfureuses de ma propre adolescence, vers ces points de rupture, ces failles que ma relation avec mon père avait longtemps laissées béantes et qui me revenaient sans crier gare.

Ou bien encore, l’illusion d’avoir déjà rencontré, dans le métier lui-même, telle ou telle entreprise de séduction ainsi déguisée en bravade aurait pu tout aussi bien me conduire à brouiller l’effet de miroir par lequel j’étais renvoyé à des ambigüités que j’avais moi-même connues.

Quoiqu’il en soit de ces variations, je viens de décrire au ralenti tout un ensemble de processus et de contenus de pensée qui sont comme les premiers atomes de ces ensembles complexes de représentations mentales d’où va surgir l’acte éducatif.

Il faudrait encore décrire la pensée qui vient ensuite en même temps que l’acte se réalise : soit que je dise à mon élève bricoleur : “reviens avec nous”, soit que je lui demande plus sèchement “où en sommes-nous restés dans le texte ?”, soit que… soit que… Car c’est en fonction de ce très rapide travail d’analyse auquel j’aurai soumis mes impressions que, m’appuyant d’autre part sur des critères d’efficacité, je vais orienter mon intervention éducative.

Pour autant, si le faire et le penser sont intimement associés, leur association remonte, comme vous le voyez, loin en amont de la décision d’agir selon telle ou telle norme. Elle remonte à ce ressenti particulier qui, une fois identifiés les mouvements affectifs et imaginaires que ce ressenti provoque en moi, désigne les limites subjectives de mon champ d’action.

La pensée dont je parle est donc moins de l’ordre de la science que de la conscience éducative. Or la conscience, dans ce métier comme dans beaucoup d’autres, ne se trouve pas dans la théorie d’abord, mais dans la pratique. A condition de regarder cette pratique non comme une pratique extérieure à moi, mais puisqu’il s’agit d’éducation comme d’une éducation dont je relève moi-même, qui me conduit à la conscience de ce que me fait intimement ressentir celui que je veux éduquer, et de ce que je veux lui faire ou lui faire faire.

Vous remarquerez que j’ai parlé d’auto éducation plutôt que de psychanalyse. Le travail de la conscience sur elle-même, qu’il s’applique à l’éducateur ou à l’éducable, ne relève pas à priori d’une étude de l’inconscient. Freud lui-même a souvent rendu hommage à ses maîtres qui furent des écrivains juste sensibles et attentifs à l’homme comme le menuisier au bois. L’éducateur, s’il s’attache déjà à regarder en face ce qui lui passe par la tête, se donne le premier moyen d’agir qui est l’attention, et paradoxalement l’attention à soi. Pour que le menuisier lui-même agisse dans le sens du bois, faut-il encore qu’il sente le fil de sa main. L’éducateur travaille selon les fils complexes du tissu d’abord intime puis relationnel où va s’inscrire son acte éducatif. Les théories peuvent et doivent aiguiser le regard mais elles ne sauraient se substituer à lui, comme parfois on l’a cru. On disait autrefois : “la culture c’est ce qui reste quand on a tout oublié !”. Le métier aussi ! Il y a une fausse expérience qui ne laisse rien derrière elle parce qu’elle est faite de recettes, alors que la cuisine éducative demande non seulement de l’information mais de l’inspiration.

Ainsi donc la pensée de ce “faire”, qui n’est pas déjà tout fait à l’avance, procède du désir intérieur de se construire comme on va de la nuit à la lumière, et d’y emmener d’autres que soi. Quand on construisait des maisons plutôt que des casernes, il y avait des maçons qui se contentaient du fil à plomb et qui bâtissaient comme on plante un arbre. La construction dans laquelle ils étaient engagés était aussi et d’une certaine façon d’abord la leur !

L’éducateur est dans cette lignée là, n’en déplaise aux ingénieurs et autres administrateurs de la chose humaine.

Mais j’en arrive au deuxième point de mon exposé : comment donner une place à la pensée éducative, entendue comme je l’entends ici, c’est-à-dire faisant déjà partie de l’acte éducatif qui en découle, alors qu’elle demeure encore intérieure à la conscience de celui ou de celle qui va en décider ? Ou pour le dire plus simplement, comment penser à ce que l’on va faire sans s’en tenir à des principes qui, tout pertinents qu’ils soient, ne suffisent pas à la tâche, dans la mesure où ce qui compte, c’est la manière dont ces principes vont être appliqués. Tant il est vrai que si l’application n’est que de l’ordre d’un ordre abstrait, elle se trouve davantage ressentie par celui qui la subit comme un acte de non droit. Pour être éducatif, l’acte en effet, ne doit-il pas être compris dans une pensée qui ne vient à l’esprit de celui qu’on éduque que si cet acte est d’abord passé dans l’esprit de l’éducateur par une pensée aussi, une vraie pensée personnalisée qui, par son élaboration, dépasse pourtant le vécu premier de l’éducateur ?

La première réponse à la question ainsi posée nous ramène à l’ouvrier, celui qui œuvre.

Il s’agit en effet pour l’éducateur de prendre un soin particulier de cet outil avec lequel il travaille et qui est cette pensée par laquelle il balaye d’un regard la masse des impressions d’où va sortir, dûment revu et corrigé, son acte éducatif.

Pour découvrir d’abord en effet ce que provoque en lui le manque, c’est-à-dire le besoin d’éducation de l’éducable, l’éducateur développe cette sensibilité particulière au métier à partir de laquelle l’outil dont il s’est d’abord servi pour se connaître lui-même, va maintenant lui servir, une fois ainsi aiguisé, à se saisir d’une réalité extérieure qui n’est pas une chose mais la situation d’une autre personne humaine.

Certes, il arrive à tout éducateur, fût-il expérimenté, que l’outil soit mal aiguisé ou mal utilisé. Le malheureux a laissé aller sa pensée tellement vite qu’il n’a pas pris le temps de voir dans quel état elle était, c’est-à-dire encore prisonnière des impressions dans lesquelles il s’est trouvé projeté. Il a tout de suite confondu son idée avec la conclusion d’une pensée aboutie, alors qu’elle n’en était que le commencement.

C’est ainsi que le sourire ironique d’un adolescent aura pu s’imposer bien au-delà de sa portée immédiate en raison même d’une vulnérabilité inattendue de l’éducateur, d’une blessure d’amour-propre si lointaine et pourtant si profonde qu’elle lui est devenue presque étrangère. Soudain le poison de la moquerie envahit le lieu et l’instant de cette rencontre aussi brutale qu’apparemment insolite. Il paralyse pour ainsi dire l’imagination qui ne voit plus que ce point. La souffrance même qui s’y trouve sans doute attachée sous la forme d’une cicatrice à peine visible, n’est pas davantage accessible à une vraie mémoire. Reste une irritation. L’outil de la pensée fixée sur ce moment ancien et personnel n’est donc, en l’état, qu’un vieil outil inadapté au moment présent. Ce n’est même plus un outil, c’est le rouage d’un système fermé sur lui-même comme un réflexe et non une pensée partie à la découverte d’une nouvelle réalité. En ce sens la pensée, pour être ajustée, ne relève pas seulement de ce qu’on appelle une réflexion. Il ne suffit pas en effet de regarder sa pensée dans un miroir qui la réfléchit à l’identique. La pensée doit être plus active qu’un miroir. Elle s’interroge elle-même sur elle-même, comme quand l’ouvrier s’arrête avant le geste pour s’assurer que son cerveau et sa main sont bien en ligne et que la main se présente comme il faut selon la configuration de l’objet à travailler. La réflexion de ce travailleur n’est pas seulement un constat. C’est une évaluation critique des conditions qui vont faire que son geste tombe juste.

Il en résulte que l’éducateur doit être son propre psychologue et, comme on dit aujourd’hui, son coach. Il ne peut déléguer à quiconque cette connaissance de soi comme premier outil de l’éducation et, s’il recourt à un conseil extérieur, ce n’est pas pour lui faire faire le travail à sa place. Aussi bien dans ce travail-là chacun sa méthode. La méthode c’est comme le couteau que le paysan tient dans sa poche et qui coupe mieux que tous les autres. Tel éducateur se promène dans sa tête à la faveur d’une rêverie qui ne fait pas très sérieux mais qui pourtant est un chemin, tel autre lit des romans où il se reconnaît comme dans une famille imaginaire, tel autre écrit peut-être même des chansons, tel autre encore chez un psychanalyste s’applique à décrypter ses rêves etc.… etc.… Une partie du temps consacré à la connaissance de soi est intimement liée au temps de travail, une autre ne lui est extérieure qu’en apparence. Car l’éducateur a une pratique continue de lui-même. Il est comme le sportif, son survêtement déposé au vestiaire, il lui reste toujours un corps. A la pause, l’esprit qui sert à l’éducateur ne prend pas la vie à contre-pied de son fonctionnement professionnel. L’esprit au repos de l’éducateur est encore si peu que ce soit l’esprit de quelqu’un qui se nourrit de sa vie, comme l’artiste qui sait bien que sa peinture ou sa sculpture lui viennent d’abord de ce qu’il est, aussi bien quand il ne peint ou ne sculpte pas.

Sous cet aspect la formation continue de l’éducateur est d’abord celle qu’il se donne lui-même à lui-même. En temps que formation personnelle, elle conditionne largement les effets de la formation continue qui peut et doit lui venir aussi de l’extérieur.

Mais la deuxième réponse à la question : “comment donner sa place à la pensée de l’éducateur dans son action éducative ?” vient ici compléter la première.

L’éducateur en effet n’étant pas seul, il y a lieu d’espérer que l’équipe, au lieu de mettre à plat les pensées individuelles, leur permette au contraire de se rencontrer et ainsi de s’encourager à la liberté. Mais c’est là, on ne peut s’en cacher, une opération bien difficile. La chape d’un discours qui se veut homogène s’abat souvent, de tout son poids, sur l’expression des pensées subjectives. L’objectivité ayant bon dos et toute pensée individuelle devenant menaçante, chacun s’abstient comme on dit de “parler vrai” et se fait plus ou moins complice de ce qu’on appelle “la langue de bois”.

Mais c’est aussi que le temps officiel consacré au partage doit se plier aux contraintes les plus évidentes du travail déjà engagé et des urgences qui le caractérisent. Peut-on perdre son temps à suivre les fils de toutes ces pensées, alors que le discours institutionnel doit aussi se présenter comme un tissu qui ne soit pas un assemblage de nœuds ? Et pourtant l’action collective se bloque aussi bien sur les nœuds de chacun, si elle prétend les ignorer. Et si chacun finit par penser que c’est à l’institution de lui donner la marche à suivre, puisque sa pensée personnelle ne serait qu’un brouillage sans intérêt, l’éducateur n’est plus alors l’artisan et encore moins l’artiste dont nous parlions, il se voit d’ailleurs lui-même plus ou moins comme un manœuvre et tout le monde y perd.

On peut donc rêver et même espérer – car cela arrive aussi !- qu’une équipe se donne le temps de ne pas limiter sa propre pensée à une sorte de réaction collective qui embraye directement sur l’action de terrain ; qu’elle se dégage parfois de ses propres urgences et même de ses principes d’efficacité pour que les ouvriers s’arrêtent d’œuvrer et parlent entre eux de leurs outils.

En évoquant le cheminement de leurs impressions devant telle situation éducative, alors délivrée de l’obligation au moins immédiate d’y intervenir, les éducateurs assoient leur liberté de sentir et d’imaginer sur celle d’en partager ouvertement le désordre. Ce travail qui peut paraître décousu est justement un travail. Dire ce qu’on éprouve est une épreuve. Il est plus aisé de se réfugier derrière des idées reçues, derrière des principes politiquement corrects, ou au contraire des provocations. Mais parler spontanément de ce qui nous vient à l’esprit suppose que l’équipe ne se présente pas dans sa globalité comme une instance devant laquelle on ferait une déposition – un tribunal plus ou moins goguenard – mais une association dans laquelle on partage des paroles au même titre que des chasseurs le gibier de la chasse, si vous acceptez cette comparaison par laquelle je veux surtout dire que la libre parole est plus proche du lièvre que du lapin domestique. Le partage de toutes ces paroles qu’on pourrait dire premières – comme on dit les arts premiers – n’est pas une mise en concurrence des pensées subjectives car, dans le pot commun, il n’y a pas de différence entre celui ou celle qui a développé beaucoup d’idées et celui ou celle qui parait en manquer. Et c’est en vérité que dans ce domaine, comme en beaucoup d’autres, ce n’est pas la quantité qui compte. Ce n’est même pas, à ce niveau, la supposée efficacité de telle ou telle idée. Ce que chacun ressent devant telle situation, alors pour ainsi dire encore virtuelle, appartient au monde de la qualité et ne s’évalue en le disant que par celui qui s’exprime et, pour ce qui concerne l’équipe éducative, que par la contagion de liberté que cela donne aux autres.

Un tel exercice peut être facilité – j’en ai eu maintes fois la preuve – si au lieu de solliciter l’expérience directe de chacun, on propose à une équipe de réagir au récit d’une séquence décalée dans l’espace et le temps et dont le contenu suscite un questionnement éducatif. La littérature abonde elle-même en textes plus ou moins autobiographiques qui parlent d’autant plus à notre sensibilité que les auteurs y ont mis beaucoup d’émotion. On aurait tort de penser que ce type d’exercice renvoie aux seules exigences d’une formation initiale. Bien au contraire ! La pratique a d’autant plus besoin de se ressourcer que ce qu’on appelle par extension la clinique éducative est souvent trop systématiquement renvoyé au psy, comme si l’expérience de terrain et le vécu qui s’y associe ne s’éclairaient que de l’extérieur.

Car – il faut le dire – la liberté de s’approprier ce qui est de l’ordre de l’émotion et de l’image dans une pensée qui va devenir éducative fait partie de l’outillage du métier ; c’est même la grande caisse à outils qui va servir à en déployer les finesses. Comme vous le voyez, la place que je donne au travail de cette forme de pensée va à l’encontre de la mode plus ou moins faussement scientifique qui laisse volontiers croire que ce qui compte en éducation, c’est ce qui relève d’une pensée suffisamment claire et directement tournée vers l’action. Ma position c’est que l’effet des mesures de bon sens – dont je ne doute pas qu’un éducateur doive aussi les prendre – est largement conditionné par ce que l’éduqué met lui-même derrière ces mesures et qui dépend d’abord de ce que l’éducateur y a mis tout le premier. L’enfer, dit-on, est pavé de bonnes intentions. Il est vrai que pour avoir trop de fois monté en épingle le rôle de l’inconscient, on a fini par pousser l’éducateur à se protéger de toute suspicion en s’identifiant au modèle de l’ingénieur social. Mais on a joué le conscient contre l’inconscient, comme si la pensée vivante ne traversait pas cette zone intermédiaire qui est faite de morceaux de conscience qui sont à la pensée ce qu’est un paysage suffisamment profond, quand notre œil, pour s’en emparer, doit aussi s’accommoder à mesure. Pour faire une autre comparaison, je dirai que les premiers coups de pelle de cette construction qu’est la pensée contribuent aux fondations de l’acte final, et ce n’est pas parce qu’elles sont moins visibles ensuite que ces fondations ne comptent pas dans la solidité de l’édifice.

Ce qui, de ce point de vue, est vrai selon moi pour l’éducation en général, l’est davantage encore pour l’éducation dite spécialisée. Les difficultés auxquelles nous y sommes confrontés nous obligent à y regarder deux fois avant d’agir. Les jeunes dont nous nous occupons nous attendent tout particulièrement au virage de nos émotions et de nos images et, au cas où nous l’oublierions, ils nous y ramènent. Nous en avons tous des exemples.

Pour ma part ce sont surtout les violences caractérisées de certains adolescents qui m’ont amené à m’interroger sur l’impact qu’elles avaient sur moi et sur le poids dont pesait cet impact sur mon intervention éducative. L’horreur que provoquaient certaines conduites agressives pouvait aussi bien paralyser ma pensée que lui imprimer une sorte d’excitation en retour. Il en résultait – surtout dans les débuts – que, pour ne tomber ni dans un excès ni dans l’autre, je m’en tenais à une sorte de réaction moyenne, une forme, comme on dit chez les gendarmes, de verbalisation qui tendait à s’abriter derrière la loi, c’est-à-dire le règlement. Il m’a fallu du temps pour m’engager dans une intervention franchement éducative. Non pas comme on se plait à le répéter pour “comprendre et pardonner” mais pour tenter de faire venir à la conscience de l’adolescent violent le sentiment de cette violence beaucoup plus agie que pensée, expulsée précisément dans le passage à l’acte pour ne pas être perçue là où elle prend sa source, dans la haine du sujet contre lui-même.

Certes il ne s’agit pas de remonter jusqu’à cette source mais d’ouvrir le chemin qui y conduit. Or ce n’est ni le raisonnement ni la raison qui offre ce passage jusqu’à la déraison de la destructivité, mais l’image et l’émotion. Il me revenait ainsi de réveiller ces fonctions court-circuitées… en laissant passer derrière ma colère mon propre désarroi. Car il y avait une perte d’humanité dans cette violence que dénonçaient déjà il y a 2500 ans les Grecs. La force du repère de la loi que je représentais n’était pas telle que le désordre de la violence ne m’atteigne pas moi-même dans mes fondations d’homme. Mais cette atteinte, témoin de ma fragilité, ne contribuait à l’éducation que si, transmettant ma propre émotion, je ne m’abandonnais pourtant ni à l’angoisse ni à son refoulement dans un passage à l’acte réactionnel.

Il arrivait ainsi que, devant une situation extrême de violence, le recours à l’équipe s’avérât nécessaire. Non seulement pour déterminer la sanction mais pour partager l’émotion et l’élaborer de manière à la rendre transmissible. Il est vrai qu’en ébranlant sans doute définitivement ma croyance en la bonté naturelle de l’homme, cette violence bousculait aussi bien mes idées sur le sadisme, que je croyais jusque là réservé à des pervers confirmés. Qu’un adolescent comme les autres, voire plus réservé que la plupart, ait pu devenir, dans la petite bande où il faisait assez pâle figure, le bourreau d’un autre, m’inspira d’abord la répulsion que vous imaginez. Des images, certainement nourries de celles qu’à l’âge de ces gamins j’avais reçues de la bouche de déportés, m’envahirent aussi soudainement que le désir d’en tirer vengeance. J’étais moi-même aspiré par la violence. Même contrôlée, la pulsion qui affleurait à ma conscience blessée ne pouvait que répondre en miroir à celle qui, chez ce jeune garçon, rôdait sans doute autour d’une horreur, mais d’une horreur qui lui échappait. Car c’était bien là la question. Le tortionnaire ne savait pas à quel désir de vengeance il sacrifiait sa victime ; ou plutôt, le prétexte qu’il avait trouvé pour justifier sa haine lui servait à voiler quelque injustice qu’il avait subie lui-même autrefois… sans doute quelque humiliation dont il ne réglait le compte qu’en en refoulant le souvenir.

Allais-je donc ainsi faire payer à ce bourreau d’occasion le prix d’un dégoût qui me venait aussi de bien plus loin que lui et dont il serait ainsi l’objet substitutif ? Etait-ce vraiment cela l’éducation ? Ajouter de la confusion à la confusion, entretenir le système des transferts de haine qui font les beaux jours du racisme ordinaire ?

C’est bien dans de telles situations que la solitude de l’éducateur fait courir un risque à la pensée éducative. Car les enjeux affectifs qui se dissimulent sous l’évidente nécessité de réprimer la violence, s’ils ne sont démêlés, l’imagination les reprend à son compte et en écrase la pensée. Le sentiment d’injustice ne fait pas la justice. Il ne lui ouvre la voie que sous la forme de ce qu’on appelle tout justement une “justice expéditive”. Or en éducation plus encore qu’ailleurs, le jugement, la sanction doivent servir la cause difficile d’une ouverture à la conscience. Dès lors que le but en effet, c’est que l’adolescent qui a exercé la violence accède d’abord à la réalité de son acte, faut-il encore que l’éducateur, si ému qu’il soit lui-même, l’aborde à suffisante distance ! C’est alors que l’échange avec un ou plusieurs collègues, voire avec l’équipe, s’est souvent avéré des plus utiles. La haine de la violence étant toujours susceptible de réalimenter la violence de la haine, on sait que le justicier passionnel, fût-il éducateur, manque son but. Dans ce domaine une socialisation de la pensée éducative paraît d’autant plus s’imposer que le passage à l’acte délictueux enferme déjà celui qui le commet dans cette forme de déni social que constitue la négation de l’autre.

Un tel travail de partage – dont l’esquisse représente déjà un succès, lorsqu’il s’agit de traiter une violence interpersonnelle – est d’autant plus requis que l’éducateur est confronté à une violence collective.

Le groupe – en l’occurrence la bande – sont en effet des lieux de mise en scène, et le spectacle qui s’y donne s’adresse au moins implicitement à un public. La pièce qui s’y joue reprend, d’un rôle à l’autre, des drames plus ou moins cachés et dont la projection théâtrale vise très souvent à transcender le malheur. C’est ainsi que la toute puissance du groupe se construit contre l’impuissance de ses membres, lesquels, avant de pouvoir se prendre pour des acteurs, se sont souvent identifiés – non sans raison – à des laissés pour compte. La prison guette et, comme on l’observe souvent, ces joueurs déjà condamnés y semblent remonter comme à leur source. Le théâtre n’était qu’un cache-misère, érigé au dessus de l’abîme !

Devant des conduites de ce genre, l’éducateur isolé ne peut qu’être démuni. La pensée éducative se bloque, quand elle ne prend pas la dimension sociale de l’entreprise que requiert déjà la prévention des violences collectives. S’il faut aider les acteurs de la méchante pièce qui se prépare à devenir si peu que ce soit les auteurs de leur vie, tout n’est-il pas à réécrire ? Ne faut-il pas restituer au groupe le vrai texte de sa plainte, alors même qu’il s’emploie à lui donner l’allure conquérante d’une déclaration de guerre ? L’écoute – certainement nécessaire – devient elle-même une action beaucoup plus active que sa caricature psychothérapeutique, quand elle émane d’une équipe éducative non pas massivement intervenante mais néanmoins potentiellement présente à travers les intervenants qui s’y réfèrent. Si l’éducateur doit en effet déverrouiller sa pensée (jusqu’à la décontraction du corps) pour libérer un passage entre la bande et lui, cela n’est possible que s’il s’appuie sur la base arrière d’une réflexion ouverte à toute l’équipe éducative. Car en la circonstance, ce n’est pas le tout de savoir jouer du violon, faut-il encore se sentir soutenu par l’orchestre ! Sous réserve bien sûr que l’orchestre travaille lui aussi sur l’émotion avant de s’avancer en ordre dans la pensée musicale.

Faut-il ajouter, pour en finir avec cette question du partage des émotions et des images au sein de l’équipe, qu’il est un autre cas où la pensée éducative doit aller jusqu’à prendre une véritable dimension institutionnelle. C’est ce qui arrive, lorsqu’une catastrophe se produit, telle que l’incendie déclenché volontairement par un adolescent dans une institution qu’à l’époque je dirigeais. En ce cas, comme en beaucoup d’autres, la réponse éducative, ne peut s’en tenir à l’action évidemment nécessaire qu’exige d’abord la mise en sécurité des personnes. Un traumatisme frappe d’autant plus une collectivité que celle-ci – comme c’était le cas puisqu’il s’agissait d’un internat – se vit comme une sorte de grand corps, dont non seulement l’espace mais l’étendue du temps partagé contribue à structurer l’image comme un tout unifié. Contre l’insidieuse menace de dislocation que génère un drame d’une aussi grande ampleur, il s’agit donc que l’ensemble du corps éducatif se reprenne dans une pensée commune. Dans la situation que j’évoque, des manifestations tel qu’un concert, offrirent l’occasion de repenser l’impensable. Comme on le vit en son temps à Vaison la Romaine lors d’une inondation meurtrière, l’art peut permettre de reprendre la peur où, comme aux temps de nos lointains ancêtres, les éléments tels que le feu et l’eau, l’ont fixée pour longtemps dans l’inconscient de l’homme.

Et c’est ainsi, en refaisant d’émotion en émotion le parcours monstrueux de la catastrophe, que le lent et difficile trajet de la raison se refraye un chemin contre l’angoisse.

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Conclusion

Qu’il faille penser avant d’agir est une règle si générale qu’on ne voit pas pourquoi l’éducateur y échapperait. Mais le penser dont je vous ai parlé n’est pas ce penser là. J’ai voulu faire ressortir l’importance toute particulière d’une sorte de pensée avant la pensée qui correspond chez l’éducateur à ce qui se passe en lui, lorsqu’il commence à imaginer ce qu’il va faire pour faire ou refaire de l’éducation. Pour souligner l’importance de cette phase préliminaire j’ai comparé l’éducateur à un artisan, à un artiste pour qui l’œuvre, si modeste soit-elle, est marquée du sceau de ce ressenti personnel voire interpersonnel ou même groupal à défaut duquel l’acte éducatif serait un produit interchangeable et par là même insignifiant. J’ai souligné que l’éducateur, pour éveiller ou réveiller la conscience de celui qu’il éduque, se devait d’accéder en lui-même à cette liberté qui consiste pour la pensée à traverser sans contrainte tout ce qui n’est pas encore de la pensée mais qui en constitue la matière première toute chargée d’images et d’affects.

Ce qui se passe en effet dans la psyché de l’éducateur s’apparente d’abord à une palette comme celle du peintre où se côtoient et parfois se mélangent les ingrédients colorés dont il va faire sa peinture.

Or c’est bien là que tout commence et sans cesse recommence.

Notre vraie pensée, celle qui sera la plus créative, part de ces éléments-là dont l’organisation finale se sert non seulement comme d’une base mais, quelque soit l’ordre que nous allons y mettre, comme tout aussi bien d’un guide. Si l’éducateur sait ce qu’il fait, il doit aussi le sentir. La peinture conduit aussi bien le peintre que le peintre la conduit. C’est là son savoir-faire. Si formé qu’il ait été, il sait qu’il y a des peintres qui ont dessiné et peint en partant d’une esquisse intime qu’ils n’ont pas reçue de l’école puisqu’ils n’y sont pas allés. Il y a chez beaucoup de vrais éducateurs un sens comme celui-là, qu’on ne peut sans doute pas dire tout à fait inné, parce qu’il procède d’apprentissages non académiques, mais d’apprentissages tout de même ! Un grand peintre ne crée que s’il redevient un enfant devant sa toile, un enfant concentré sur quelque chose qu’il ne connaît pas encore. L’éducateur ne sait ce qu’il sait qu’en le découvrant, car son attention n’a pas d’âge et c’est comme si, chaque fois, il repartait à zéro. Le fameux peintre japonais Okusaï disait à 73 ans que malgré tout ce qu’il savait en peinture il “commençait à comprendre la véritable forme des animaux”. Les choses que doit comprendre l’éducateur ne sortent pas toutes comprises des manuels d’éducation, ni même de la pratique. Pour se saisir des situations complexes qu’il a à traiter, il lui faut se mieux comprendre lui-même dans son rapport avec ces situations.

J’ai eu à m’occuper autrefois de bien des adolescents qui volaient et j’ai dû comprendre que le vol, qui est un délit clairement répertorié, demande à l’éducateur de le penser selon le voleur qui le commet, quand bien même, souvent, il devra être sanctionné comme le vol de n’importe quel autre. Quelque nécessaire que soit dans une société la répression des violences, l’intervention spécifique de l’éducateur ne peut s’en tenir à cette vision dite objective d’un phénomène global et indifférencié. Il lui faut si peu que ce soit se mettre à la place de l’éducable. Il lui faut comprendre, comme dit Okusaï, sa véritable forme. Non bien évidemment pour lui faire oublier son acte mais pour qu’il en assume la responsabilité non seulement sociale mais personnelle, c’est-à-dire encore une fois pour qu’il pense véritablement ce qu’il a fait.

C’est dire si l’éducateur doit développer de son côté une pensée active. Comme l’idée du tableau ne vient au peintre que si l’acte de peindre s’esquisse déjà dans sa pensée, de même l’éducateur ne se lance dans la pensée de l’acte éducatif qu’en se projetant comme un acteur et même un auteur tout prêts à s’engager dans l’action.

C’est en prenant déjà le pinceau et la palette que le peintre souvent aperçoit son sujet. Car l’action vient chercher la pensée qui se soumet elle-même à l’épreuve de sa fonction critique. Pour en sourire, j’appellerais volontiers “faire à repenser” cette poussée de l’action avant l’action, quand les sentiments et les images sont appelés à se faire connaître. Et j’ajouterais, pour me justifier que c’est grâce à ce faire-là que l’esprit qui nous enveloppe comme une peau cesse d’être un vieux chiffon pour claquer au soleil comme le linge aperçu autrefois par Ulysse au dessus du lavoir de Nausicaa.

La peinture commence ainsi. Et l’éducateur se met à dessiner l’acte éducatif, non pas comme le produit d’une construction conceptuelle mais comme le fruit d’une reliaison vivante qui commence à l’intérieur de son propre vécu et vient remettre en relation avec eux-mêmes celui et celle à qui s’adresse l’éducation.

Lorsque je parle du “faire” et du “penser” en éducation en les rattachant fortement l’un à l’autre, je me réfère à cette conception freudienne et grecque de la vie qui en fait une force de lien. L’éducation comme l’art crée et recrée du lien. Elle se méfie des principes, s’ils viennent avant la vie et se font passer pour elle. Dans son livre célèbre intitulé Mars, Zorn disait qu’il avait été “éduqué à mort”. Au jour d’aujourd’hui, alors que se réveillent des intégrismes, des clivages intellectuels et sociaux, alors que le désespoir – notamment des jeunes – alimente une violence largement autodestructive, il me semble urgent de n’agir qu’en libérant notre pensée éducative des modèles tout faits qu’on tente de lui imposer.

Sans doute faut-il rappeler à cet égard que le dieu grec du lien, opposé à Thanatos, s’appelait Eros. L’éducation est du côté d’Eros. Le “faire” de l’éducation est à prendre comme le “faire” de l’expression “faire l’amour”. S’il est si difficile d’éclairer les enfants sur cette dernière question, c’est que l’objet sur lequel butent les enfants n’est pas l’objet technique dont une éducation dite sexuelle a vite fait le tour. Les enfants s’interrogent sur la pensée qui entre dans l’acte du “faire l’amour” et qui le qualifie plus ou moins comme un acte relationnel.

Mais si je fais ce rapprochement, c’est pour dire aussi que l’éducation a des liens avec le désir et avec le plaisir.

S’il est difficile d’apprendre les règles qui structurent la science mathématique sans passer par le plaisir de les maîtriser, cela est vrai des apprentissages innombrables que comporte l’éducation. Ainsi, vivre en société dans le respect des autres passe aussi bien par une certaine modalité du plaisir de la vie sociale. Là où le vrai plaisir social manque, on sait ce qu’il advient !

Mais si l’éducateur – comme d’ailleurs bien sûr l’enseignant – n’alimente pas son difficile métier en le nourrissant d’éléments porteurs de plaisir, il aura vite fait de se déprimer, comme on le voit souvent, et son travail lui deviendra impossible.

Penser l’éducation en repartant de cette source des émotions et des images que j’ai tenté de mettre en valeur, c’est rouvrir les chemins du désir et du plaisir que suit aussi la pensée, quand elle est vivante et qu’elle aspire à son propre développement.

Le plaisir de l’acte éducatif se heurte vite aux limites de la répétition, s’il ne trouve pas dans la pensée qui le prépare et l’accompagne, les plaisirs associés de la spontanéité et du discernement, auprès desquels le désir même d’éduquer renouvelle sa force.

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10 juin 2009, Jean-Pierre BIGEAULT
Conférence donnée en direction des équipes UHD SOS Insertion et Alternatives

D’UN AVEUGLEMENT A L’AUTRE

ou
les avatars de l’observation dans la connaissance
des faits de maltraitance et d’abus sexuels

Après avoir longtemps sous-estimé la réalité des actes de maltraitance et des abus sexuels dont les enfants sont depuis toujours les victimes désignées, on entre aujourd’hui dans une « ère du soupçon » qui ne connaît plus ses limites. La montée en puissance de l’accusation de pédophilie est là pour ne témoigner. Ce renversement, qui oppose à l’obscurantisme présumé du passé les lumières d’une conscience moderne éclairée, appelle – comme toujours en pareil cas – un vigilance critique.

Il ne suffit pas en effet de décréter que nous allons au devant des faits – faits dont la nature, c’est le moins qu’on puisse dire, n’est pas neutre – pour que soit levé le voile qui a si longtemps fait écran à leur connaissance.

Au cas où nous serions amenés à confondre la liberté – de principe – qui nous est donnée de « dévoiler » la violence fait aux enfants, avec notre capacité concrète à en « observer » les conditions (pour analyser avant d’intervenir), nous serions bien inspirés de revenir sur l’histoire – somme toute récente – d’un aveuglement singulier. Nous y verrions que les difficultés à mettre en oeuvre non seulement une « volonté de savoir » mais des stratégies et des méthodologies appropriées ont généralement moins tenu au déficit des équipements disponibles qu’à des empêchements spécifiques à les utiliser. L’analyse de ces empêchements – telle que nous l’avons menée auprès d’un certain nombre d’intervenants1 fait apparaître que les incapacités à voir et donc à juger et agir sont liées pour l’essentiel à des résistances psychologiques, à la fois diluées dans une société donnée et cristallisées dans les personnalités des intervenants concernés.

Faut-il en effet rappeler que, par leur nature même; les violences -en particulier sexuelles – exercées sur les enfants ont longtemps appartenu à ce monde de l' »impensable » dans lequel les institutions comme les intervenants individuels se sont enfermés avec leur bonne conscience de relais familiaux. Une sidération, qui rigidifiait la pensée sous l’effet d’un afflux d’affects mal identifiés, paralysait alors non seulement l’intervention mais l’enquête et la recherche elle-même. Tant ile st vrai que les traumatismes de l’enfance (réels aussi bien que fantasmatiques) ont tôt fait de se réactualiser en chacun … « lorsque l’enfant paraît ».

Les fondements archaïques de l’aveuglement qui tient des o-souffrances la plupart du temps indicibles hors même de la représentation suffisent à expliquer les clivages et les dénis sur lesquels se rebâtit, tant chez les anciennes victimes que chez ceux qui ont la vocation de les aider, l’illusoire paradis des origines.

En comprenant ainsi – un peu mieux ! – les véritables raisons de l’ignorance et de l’inaction, souvent étranges, de spécialistes pourtant confirmés, on pourrait se demander si nos propres résistances ne sont pas toujours capables d’agir en sous main de nos interventions vertes « libérées » de certains tabous, mais, par là-même, assez souvent hâtives et brouillonnes, pour ne pas dire plus passionnelles que rationnelles !

Car comme l’a montré autrefois Bachelard2, la levée des « obstacles épistémologiques » qui tendent à enfermer toue science, toute connaissance, dans la statu quo de ses à priori le plus souvent implicites – c’est à dire inconscients – ne s’opère ni par décret ni par l’effet magique d’une illumination plus ou moins collective.

C’est pourtant ce qu’une campagne largement médiatisée laisse actuellement espérer.

Or, sous prétexte de luter contre un passé marqué par une sorte d' »obscur consentement à l’horreur », la suspicion, voire la dénonciation systématiques qui s’y trouvent promues répondent curieusement – sur le registre spectaculaire d’une « chasse aux sorcières »3 – à la même violation de l’intime que celle qu’on prétend combattre.

Il y a donc lieu d’interroger l’excitation informative et interventionniste qui affecte plus particulièrement l’approche actuelle des abus sexuels, comme il y a toujours lieu de remettre sur le métier l’analyse des déficits (irréductibles à des hypocrisies) qui nous ont valu – et nous valent encore – de faire passer par la trappe du refoulement4 des faits et des images dont la fascination nous paralyse.

Un constat vient aujourd’hui confirmer nos craintes quant au « retour du refoulé » dans le traitement des faits de maltraitance et d’abus sexuels concernant les enfants : le statut – supposé si peu que ce soit scientifique – de l' »observation » dans la mise à jour des faits incriminés nos parait en effet mal assuré, si l’on s’en tient à la pauvreté méthodologique (pour ce qui est de la France en tout cas) d’un certain nombre de procédures.

Tout se passe trop souvent comme si la « parole de l’enfant » ou de l’adolescent – par ailleurs si souvent dévalorisée – retrouvait en la circonstance la valeur quasi absolue d’une révélation. Au discours de cette catégorie de victimes semble s’appliquer non seulement le principe qu' »il n’y a pas de fumée sans feu » mais qu – dans la ligne quelque peu classiquement déviée d’une pensée de Platon « la vérité sort de la bouche des enfants.. ».5

A lire nos meilleurs auteurs6, on reste étonné devant leur souscription presque unanime à ce postulat. on s’en étonne d’autant plus que, s’agissant notamment des adolescents, les fluctuation quasi normales et bien connues du fonctionnement psychique à cette époque de la vie, réintroduisent plus d’une fois dans la pensée, comme bien entendu dans le discours, des « confusions » qui ont tôt fait d’ébranler les critères habituels de la réalité vis à vis du roman largement enrichi (fût-ce dans la discrétion) de leur vie fantasmatique. Et les expertises psychologiques et psychiatriques (pour ne parler que d’elles) ne sont pas les dernières, dans un certain nombre de cas, à soumettre leur méthodologie à cette même présomption de la « crédibilité à priori » des jeunes plaignants.

On est donc en droit de se demander si les « inhibitions » qui ont bloqué si longtemps l’observation voire la perception des faits de maltraitance et d’abus sexuel n’ont pas tout simplement fait place à des « passages à l’acte » dont le soubassement psychologique ne serait guère différent de celui qui fut à l’origine du vieil aveuglement. Le crédit inconditionnel accordé à la parole de l’enfant répondrait alors comme un même « déni de réalité » au doute systématique qui en dévalua si souvent ne fût-ce que la fonction d’appel.

C’est donc à réfléchir à la signification psychologique et culturelle de ce « déni » que les intervenants sociaux doivent en tout cas s’atteler, s’ils veulent éviter les pièges que tend à l’observation des situations complexes l’idéalisation simplificatrice, ce barrage à l’ambivalence qui reste si souvent le support de l’action en particulier éducative.

On doit en effet tout aussi bien se demander si la défense aveugle des « droits de l’enfant » ne court pas le risque de s’aligner inconsciemment sur les principes idéologiques qui assurèrent en leur temps la protection théorique de la famille en l’innocentant par avance de tout dérèglement. A la place de l’impossible « mauvaise mère » (pour ne parler que d’elle) l’enfant pourrait bien devenir le repère atomisé d’une société incertaine de sa cellule familiale.

Le développement de l’individualisme, l’épanouissement conceptuel d’une notion telle que la subjectivité (l’enfant sujet de l’éducation) prêteraient alors main forte au retour irrépressible du mythe qui oppose à la sauvagerie redoutée de l’enfant sa pureté angélique revisitée.

Vis à vis de tels dangers, qui ne plaideraient aujourd’hui pour que l’observation rationalise ses méthodes ? Encore cette rationalisation – précisément scientifique – doit-elle passer par l’élucidation de ce qui – au nom de l’Ethique voire de la Science elle-même – lui oppose un amalgame faussement généreux de « croyances ».

D’avoir déjà souvent été pris pour un « sauveur », l’enfant – qui, pour cela même, décevait bientôt – s’est souvent vu diabolisé. Et n’est-ce pas ce qui arrive, lorsqu’en contrepoint de notre foi quasi mystique en l’enfant (et sa parole), nous vouons à l’abandon agressif une fraction (c’est le mot!) – supposée menaçante – de notre jeunesse ?


1 BIGEAULT (JP) et AGOSTINI (D), Violence et savoir, Paris, L’Harmattan, 1996
2BACHELARD (G), La formation de l’esprit scientifique – Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Vrin, 15ème Ed., 1993
3 Ou plutêt « chasse aux sorciers » si l’on s’en rapporte aux comportements d’un certaine presse anglaise.
4 Ce que nous avons appelé ailleurs (opus cité) « l’interdit de savoir ».
5« Et – poursuite Platon – des alcooliques » ce qui infléchit l’interprétation dans le sens d’un discours de l’inconscient, discours dont la vérité doit être décodée.
6 Cf. « Les enfants victimes d’abus sexuels » publié sous la direction de Marcelin GABEL, Paris, PUF Psychiatrie de l’enfant, 1992.

L’ACTE ÉDUCATIF : UNE PENSÉE EN ACTION… MAIS « QUELLE PENSÉE » EN « QUELLE ACTION »

1 – Sous le signe de Montaigne

L’un de ceux qui a le mieux parlé de l’éducation est aussi l’un de ceux qui a le mieux parlé de l’amitié. Et dans le rapport si essentiel de sa parole à sa pratique, il est aussi le même qui a montré que l’éducation est une pensée en acte, une action qui associe la conscience se soi et la passion de l’autre.

La pratique de l’éducation selon Montaigne aurait pu porter tout aussi bien le nom très simple de son oeuvre : les Essais1. L’éducation est une suite d’essais dans laquelle j’ai moi-même modestement cherché à m’inscrire. Je m’y suis trouvé, trébuchant et assuré, comme le cavalier de sa vie que fut Montaigne, invoqué ici parce qu’il reste aussi – pour ces temps de servitude faussement rationnelle et de vraie intolérance – un maître en liberté.

C’est donc sous ce patronage que, pour parler de l’homme à l’épreuve de l’éducation, nécessairement je parlerai de moi, non certes pas comme du but de cette tentative oratoire, mais comme l’incontournable moyen par lequel passe l’éducation de l’autre, lorsqu’à la fois je la fais à partir de ce que je suis et qu’elle me revient, m’éduquant moi-même, m’enrichissant, comme dit Montaigne, de ce que je donne.

2 – « L’arrière-boutique » d’où je parle

N’en déplaise à ceux qui rêveraient d’une figure emblématique, le moi que je vais évoquer ne sera pas votre idéal, ou, si jamais il l’est, il le sera – je l’espère – de vous renvoyer à votre « quant à soi », car, comme le dit Montaigne : « Il se faut réserver une arrière-boutique », toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissions notre vraie liberté » (livre I, chapitre 38).

Ainsi donc, mon arrière-boutique – cette réserve d’incertitude et de bonne foi où je m’efforce à tenter d’élever ma liberté – s’est-elle constituée, pour moi comme pour chacun, d’expériences beaucoup plus intimes, beaucoup plus primitives aussi – et par là même beaucoup plus importantes – que toutes celles dont voudrait globalement rendre compte ce que l’on appelle ensuite avec un grand E : l’Expérience, cette totalisation imaginaire faite des pièces et des morceaux choisis de ce qu’on appelle une vie. Le parcours auquel je peux me référer aujourd’hui a beau avoir suivi les étapes d’une carrière qui a fait son chemin entre l’enseignement, l’éducation spécialisée, la thérapie institutionnelle et la psychanalyse, il n’empêche que les éléments en jeu dans ces diverses pratiques non seulement se trouvaient déjà là dès le départ de mon action éducative mais qu’ils donnaient déjà lieu à des organisations, en partie spontanées, en partie construites, qui alimentèrent de leurs fournitures l’arrière-boutique d’où je vous parle.

D’avoir pignon sur rue, la boutique élégante du penseur en éducation – que les circonstances et le rebond du narcissisme finissent par opposer à l’homme de terrain – nous tend toujours un piège : car c’est du côté de l’arrière-boutique que les choses se passent ! Simple remarque pour affirmer d’emblée que si l’acte éducatif renvoie à une pensée, ce n’est pas de la pensée d’un penseur en éducation qu’il s’agit mais de celle plutôt – pour reprendre le mot de Lévi-Strauss – d’un « bricoleur », d’un bricoleur d’humanité sans grand âge, ni grand diplôme, dont les premiers gestes d’enfant contenaient déjà les poèmes.

L’arrière-boutique d’où je vous parle n’en reste pas moins une histoire. L’éducateur surgit très tôt d’une histoire qu’il aime et qu’il déteste, et c’est sans doute par là qu’il s’intéresse à l’histoire des autres jusqu’à rêver de la faire, de la refaire. Mes parents, le monde paysan d’une Basse-Normandie tournant autour « des mots, des sorts et de la mort », mes instituteurs, les veillées d’hiver qui inspirèrent l’anthropologue Marcel Jousse et le pédagogue que je rencontrai plus tard en Bachelard, la guerre – « quelle connerie la guerre ! » – la voix retrouvée des grands poètes et le retour des déportés, de l’herbe à la fin repoussée d’après la nuit et le brouillard, le goût du pain et de la paix, le désir frais et l’éternelle tentation de l’amour, voilà ce que l’on trouve aussi dans l’arrière-boutique d’où je vous parle.

Mais toute vie a sa fracture ou du moins se montre-t-elle à elle-même quelque chose qui ressemble à une séparation. Après 20 ans d’éducation (disons) pure, j’ai fait semblant de jeter le froc aux orties pour devenir psychanalyste.

Après 20 ans encore et même davantage, et alors que la psychanalyse et l’éducation se distinguent mieux dans mon esprit, ce qui communique pourtant d’une arrière-boutique à l’autre, m’apparaît aussi un peu plus clairement, et il me semble qu’une partie de moi que je croyais avoir perdue dans la fracture continue d’alimenter cette pensée vive dont se nourrit dans son berceau sans concepts l’éducateur-enfant que je reste.

Coupée de l’action éducative directe par son voeu fondateur, la psychanalyse ne se travaille-t-elle pas elle aussi comme une pensée en acte ? Et cette pensée de la psychanalyse ne tire-t-elle pas ce qu’elle peut avoir d’opérativité des liens qui la lient à sa praxis, de ce qui la fonde précisément dans l’entre-deux de son arrière-boutique, là où se rencontrent comme chez Montaigne, le soi et l’autre ?

Entre les exercices d’expression française que je sollicitais de mes élèves de 6ème il y a près de 50 ans, entre le partage des nuits – et d’ailleurs des jours – de ces adolescents « difficiles » pour lesquels, avec quelques amis insomniaque, j’avais ensuite créé un internat, entre la formation continue et d’ailleurs discontinue (pour ne pas dire syncopée) des maîtres et autres quartiers-maîtres embarqués dans la même galère de l’inadaptation, entre tout cela et enfin les embarcations en forme de divans où nous ramons aujourd’hui, mes patients et moi, le fil rouge qui conduit à mon arrière-boutique reste en ce labyrinthe celui du mythe cher à Racine :

« Ariane ma soeur de quel amour blessée… »

Réparatrice, la poésie de l’acte éducatif a des sources – et des racines – qui sont aussi des pertes au fond de nous, celles mêmes vers lesquelles il nous faut quelque fois remonter – via la psychanalyse ou d’autres chemins – pour tisser le roman d’une vie.

Tout cela pour vous dire déjà que l’éducation ne débouche quelquefois sur la rationalité qu’après avoir traîné ses guêtres et son idéal plus ou moins lyrique dans… les songes.

Quant à l’acte éducatif – pour finir par y arriver – il n’est pas sûr qu’il soit beaucoup plus facile d’en parler que de l’acte sexuel, ni que de l’acte de la pièce qui est toujours plus grande que la somme de ses parties !

Mais, comme dit Montaigne, « les abeilles pillotent de ça de là les fleurs, et elles font – après – le miel qui est tout leur : ce n’est plus thym, ni « marjolaine ».

3 – L’éducation à la croisée des chemins

A 18 ans donc, comme je devais surveiller des élèves qui avaient presque tous mon âge, j’ai du lire à plusieurs reprises le règlement d’une célèbre école privée que je découvrais en même temps que Paris. Le règlement comportait cet article que je vous livre en prime initiatique :

« Lorsqu’il y a un chahut, le surveillant doit d’abord s’en rendre compte ».

Aujourd’hui où il n’est pas certain que nos politiques voient arriver, au delà des mots, la fameuse « fracture sociale » que, justement les mots ne suffisent pas à réduire, je ne ris pas de cette prescription.

La perception de l’autre passe par la conscience de soi mais la conscience de soi se nourrit aussi de la reconnaissance de l’autre.

Un soir où il m’a fallu me « rendre compte » – alors que je venais d’éteindre la lumière de leur chambre – que les deux adolescents à qui j’avais charge d’annoncer l’extinction des feux s’adonnaient à l’acte de sodomie, ma conscience de moi s’est d’abord mise à vaciller, comme si on la prenait par surprise.

Pourtant la solution de ce problème éducatif passa non seulement par le rétablissement de ma fichue propre conscience, mais par l’intégration dans cette conscience de ce qui précisément l’avait d’abord absorbée comme fait un traumatisme : non pas tant la sexualité, ni la sexualité dans telle modalité particulière, mais l’autre, le désir de l’autre, le désir tout court, le désir qui reste court… « Cette imagination, comme dit Montaigne, plus jalouse de notre action que de notre science ».

Le règlement n’offrait aucune réponse à cette question…

Comme j’avais mis le doigt sur l’interrupteur de la chambre, ce doigt avait bien fini par lui imprimer le choc silencieux de mon saisissement. Le vol tardif d’une mouche emplissait ma conscience. L’un de mes premiers actes éducatif fut donc de fuir dignement sans d’abord me retourner.

Puis je fis, comme on dit, les cent pas dans le couloir et après de longues minutes d’un retour à moi, je revins à eux.

Restons en là : vous aurez maintenant tout le temps de mon propos pour deviner mon deuxième acte éducatif.

Mais, en attendant nous allons repasser par Montaigne. A emboîter le pas de ses illustres commentateurs – Merleau-Ponty et Masud Khan parmi tant d’autres – nous voyons tout de suite que l’acte éducatif se situe, comme l’homme lui-même, du côté de l’ambigüité. C’est à la croisée de deux chemins que la pensée et l’action d’éduquer se rencontrent :

– l’un – et nous ne dirons pas nécessairement le premier – porte l’homme à prendre la mesure de son intériorité et à s’identifier à elle.

– L’autre le porte à s’inscrire dans son extériorité ou, comme le dit Montaigne, à « servir… l’action imparfaite de la vie ».

Le premier qu’on peut appeler « chemin de la conscience de soi » imprime à l’acte éducatif un mouvement qui se rapproche du mouvement de la pensée, tandis que le second projette l’homme dans une action qui risque d’être aussi « déréglée » – c’est le mot de Montaigne – que la vie, mais, dit-il, « il faut vivre avec les vivants ». Ce chemin qui nous emporte quelque peu hors de nous-mêmes est celui d’une éducation à l’épreuve du désir. Jusqu’où l’acte éducatif va-t-il épouser la courbe de la passion ?

En l’exemple sexuel que je vous ai donné, vous noterez que le premier chemin m’étant d’abord barré, j’appelle éducatif l’acte pour ainsi dire suspensif qui me retint de me jeter dans le second : car la voie du « dérèglement » de la vie n’est pas une sinécure. Et pourtant l’éducation doit aussi l’emprunter.

4 – Une éducation à la conscience de soi

S’il y a donc deux voies de l’éducation, commençons par la plus facile à concevoir sinon à suivre. La conscience de soi qui nous cherchons à éduquer suppose – comme l’écrit Merleau-Ponty – que « tout en adhérant à l’objet et le faisant nôtre, cependant nous nous en retirions et le tenions à distance ».

Dans le couloir où je vous ai laissés le travail fut, vous ai-je dit, de me retirer non seulement de ces deux-là qui m’avaient envahi mais de ce moi hybride, venant d’eux et de moi, qui me collait à la peau.

A supposer en effet que mon but fût encore de les aider à, si j’ose dire, « se répondre à soi », encore l’acte éducatif commençait-il de ce côté où, me dédoublant, j’avais aussi à retrouver mon dialogue avec moi.

Tel est donc l’objet-sujet de l’acte éducatif. Mais, édifiant ce dialogue en moi, je ne crée ni le soi de tel autre, ni même le mien dont Montaigne n’a pas attendu Freud pour savoir qu’il m’échappe car, dit-il, au dedans comme dehors je reste « le scrutateur sans connaissance, le magistrat sans juridiction et après tout le badin de la farce ».

La haute visée de l’acte éducatif lui impose donc tout aussi bien sa modestie. L’éducation n’est pas un commencement. Elle sait que la conscience de soi n’est pas le soi. Si elle s’occupe de ce qu’il y a d’inachevé dans l’homme, encore prend-elle le train en marche. Elle va vers un achèvement de l’homme qui lui est aussi étranger que son origine, elle n’est pas une religion ni d’ailleurs une science. Comme la poésie poétise le langage en lui rendant sa polysémie, l’éducation humanise l’homme en lui ouvrant une conscience, en fleurissant cette conscience d’autant de fragiles savoirs qui n’en abolissent pas le mystère.

Je fais les cent pas dans le couloir et je ne sais toujours pas ce que je vais dire, leur dire, me dire. Quelle parole prononcée d’abord devant moi me placera où je suis devant la vie de ces deux-là, devant ma vie qui elle-même se fait dans l’incertitude de son devenir ?

L’éducation n’est qu’une question dont la réponse n’achèverait l’homme qu’en le sortant tout à fait de lui-même et à jamais, comme à Auchwitz. La tentation de réduire ces deux-là – et avec eux l’incertitude en moi de ma vie réfractée par leur sexualité polymorphe – a même pu me venir dans les soubassements de mon indulgence : écraser leur conscience de soi en écrasant la mienne, oublier l’acte ou l’ériger dans la honte. On a vite fait pour l’idéal d’être bourreau. Le soi indélogeable de l’autre nous rappelle à l’étrangeté du nôtre : « Que sais-je ? », « Qui suis-je ? ».

Ainsi donc l’acte éducatif ne peut espérer aider au développement de la conscience de soi qu’une fois que j’ai compris, comme Montaigne, que si j’apprends quelque chose à quelqu’un, ce n’est pas tant à partir de ce que je sais mais de ce que je crois et peut-être même plus sûrement de ce que nous croyons, ce quelqu’un là et moi.

L’acte éducatif ne repose pas sur une autorité mais sur un pacte. Ce pacte – qui est le pacte de la vie – inspire l’autre voie de l’éducation, plus ambitieuse qu’il n’y paraît : « servir la vie dans son action imparfaite ».

5 – Une éducation à « l’action imparfaite de la vie »

« La vie en effet, dit Montaigne, est une action imparfaite de sa propre essence : je m’emploie à la servir selon elle », car « il faut vivre avec les vivants ».

Une éducation à la conscience de soi ne suffit pas : il nous fait vivre avec les autres sans le regard desquels nous ne serions guère davantage nous-mêmes que Montaigne sans son ami La Boétie. Incontournable, le lien à l’autre qui trouve sa consécration dans l’amour, dans l’amitié, s’appuie tout aussi bien – lorsqu’il touche au politique, au métier – sur le « dérèglement » de la passion, ou à tout le moins de l’affect.

Même le lien du sujet à l’objet dans une simple perception emprunte si peu que ce soit le chemin d’une conscience qui, en se laissant remplir par l’objet, s’absente d’elle-même. Tel est le mouvement de la vie aussi nécessaire que sans doute incertain. Nos passions nous délogent quelque peu de nous-mêmes, mais elles nous font. Et d’ailleurs, quelque distance qu’elle prenne avec son propre objet, la conscience de soi a vite fait de s’en remplir jusqu’à s’y perdre comme l’acteur dans son personnage. Le désir – ou la Libido ici narcissique – commande la pièce, que nous jouons extra ou intra-muros.

Ainsi donc, pour coller à la vie, l’acte éducatif n’échappe pas à sa loi.

Et de fait, ce que Montaigne appelle « l’imperfection de la vie » que nous pouvons appeler aussi bien « inachèvement » ou « manque », ce versant du désir par où justement, par delà tous les doutes, la vie va de l’avant, ce mouvement qui défie la conscience critique appartient aussi à l’action éducative.

Il ne suffit donc pas qu’arpentant le couloir de mon internat je me ressaisisse. Même si la phase interrogative dans laquelle nous nous trouvons, mes deux lascars et moi, est essentielle, eu égard à l’intensité pulsionnelle de l’heure, il faut bien que nos questionnements – y compris sur le caractère si peu que ce soir inattendu voire émouvant des objets du désir – ne nous coupent pas du désir. Et j’ajouterai : ni eux, ni moi.

Si peu que ce soit, il faudra ben finir par agir : par exemple mettre des mots sur le fond non langagier du désir, fixer la multiplicité des sens possibles dans une signification qui, comme le corps, permette à la conscience de s’éprouver car, comme le dit Montaigne : « Si mon âme pouvait prendre pied, je ne m’essaierais plus ».

L’éducation produit des actes qui placent l’homme en condition de s’essayer ou de mettre son humanité à l’épreuve – y compris donc, prenant son pied, de prendre pied.

Mais à vrai dire, infortuné poète, ce ne sont pas d’abord les pieds, ni les mots que je cherche. Ce qu’il me faut trouver – par delà le lien du veilleur à mes deux faux-dormeurs – c’est aussi le désir, si sublimé soit-il, qui me porte à leur parler d’eux et de moi, de cet essai commun d’humanité qui nous lie si étrangement, de ce pacte qu’ils ont cherché eux-mêmes dans le corps à corps et qui me fait être là, d’une certaine façon collé à eux et à mon destin – n’était la porte qui nous sépare.

Certes, je n’aurais jamais su le dire à l’époque comme je vous le dis aujourd’hui. Mais je sentais qu’éduquer, dans ce moment-là, c’était prendre le risque de la vie !

6 – L’institution de l’acte : l’acte éducatif acte à deux, l’acte éducatif acte à trois.

Entre la pensée et l’action, l’acte éducatif reconnaît sa finalité – et la donne à reconnaître – dans ses moyens ou, comme on le dit du « fond » d’un texte, dans sa « forme » même. Ce qu’il vise à produire en l’homme, il ne l’atteint que selon ce qu’il est. Et à cet égard, même le plus beau discours éducatif ne tire sa force que du statut de sa parole, de l’entre-deux où les mots n’ont – comme d’ailleurs les gestes – que la valeur du sens qu’ils y trouvent, où le sens naît de l’échange, du pacte-échange avec l’autre, pacte avec la vie.

J’ai appris cela à l’université de ma cambrousse. Pour être entendu, il faut d’abord entendre. A 18 ans, la merveilleuse Sorbonne – comme beaucoup plus tard la Société des Psychanalystes – a failli me le faire oublier.

Pourtant Montaigne – toujours lui – s’inquiétant de ce que le maître a pour premier devoir – écrit :

« Je ne veux pas qu’il invente et parle seul, je veux qu’il écoute son disciple parler à son tour »

Et pour plus de détails :

« Il est bon qu’il le fasse trotter devant lui pour juger de son train et juger jusqu’à quel point il doit se ravaler pour s’accommoder à sa force ».

Et pour conclure :

« C’est l’effet d’une haute âme et bien forte que de savoir condescendre aux allures puériles (de son disciple) et le guider. Je marche plus sûr et plus ferme à mont qu’à val ».

Avant Bachelard, je n’avais guère connu qu’au CP un instituteur indochinois et, beaucoup plus tard, mon premier professeur de grec, pour appliquer ce principe.

Fût-il d’enseignement, l’acte éducatif est, à minima, un acte à deux.

Il commence avec la conscience d’une dualité, conscience relationnelle et politique qui occupe le coeur de la philosophie de Socrate plus de vingt siècles avant Montaigne et que Montaigne lui-même redécouvre à travers le lien qui le lie à son ami La Boétie, l’auteur justement d’un livre dédié à « l’honneur de la liberté contre les tyrans ».

De même que « l’amitié se nourrit de communication », selon l’expression de Montaigne, de même l’acte éducatif ne tend pas à la réduction forcée d’un rapport de forces au nom d’une inégalité des partenaires, mais à la reconnaissance et à la transformation de ce rapport en ce que Montaigne appelle une « accointance libre et volontaire ».

L’acte éducatif n’est donc ni la décharge agressive par laquelle le plus faible épouse le plus fort comme dans une guerre, ni la jouissance sujette à satiété qui se consume avec le feu amoureux par le même processus d’où vient si souvent que l’acte se perd dans le « passage à l’acte ».

Ainsi, dire de l’acte éducatif qu’il est un « acte à deux » revient à dire qu’il vise à transformer un rapport quantitatif de dominant-dominé en une relation qualitative dans laquelle la dissymétrie des positions, loin d’appeler à l’écrasement des forces en présence, inspire tout au contraire l’idée de leur composition, de leur intégration dans une dynamique « plus proche même, dit Montaigne, de l’amitié que de la justice ».

Une « accointance » de ce type ne passe donc par la communication que si l’acte éducatif ne cède pas à la tentation de l’hégémonie qui guette les chefs et d’ailleurs aussi les amants.

Et s’il arrive – comme nécessairement il arrive – que le recours à l’autorité menace de désinstituer l’éducation, il reste que sa réinstitution s’impose. C’est où l’on voit généralement que le « 2 de l’acte » ne suffit pas : le cercle d’une accointance trop parfaite présente aussi sa tyrannie ! A s’ouvrir sur le triangle de l’acte médiatisé à minima par son cadre, la circulation du désir éducatif a quelque chance d’échapper au toujours tentant collage hypnotique. Autoritaire ou séductrice, la force exerce en effet sur nous son vertige et nous savons qu’elle reste un élément incontournable de « dérèglement éducatif ».

Ah ! Si du fond du couloir où je temporisais, j’avais seulement aperçu ce tiers à l’horizon ! « Ariane, ma soeur… ne vois-tu rien venir ? »

Mais la nécessité du recours au « tiers institutionnel » n’épuise pas la question de l’accointance éducative et il nous faut le reprendre pour mieux comprendre où l’acte s’élabore déjà – sur le modèle amical de Montaigne – comme une pensée en action.

Lorsque Montaigne en effet demande à l’éducateur de « se ravaler » pour s’accommoder à l’éduqué, lorsqu’il lui conseille de moduler sa force et donc son désir y compris sous sa forme idéalisée, lorsqu’il l’invite en un mot à descendre de l’amont où il domine à l’aval où il s’abandonne si peu que ce soit à une autre pente que la sienne, l’auteur des Essais suggère que les accointances communicationnelles procèdent d’un mouvement qui n’entraîne l’autre que par le mouvement de l’un vers l’autre, y compris de celui qui a toutes les raisons de croire qu’il sait vers celui qui a toutes les raisons de croire qu’il ne sait pas.

A un rapport de forces d’où il ne procède qu’en apparence, l’acte éducatif substitue – comme l’acte de réelle amitié – une relation de sens, c’est à dire une relation dont les enjeux ont glissé de l’appropriation à l’identification, ou si l’on veut de l’amont si banalement pensant des avoirs à l’aval de l’insoutenable légèreté de l’être.

Il y a du dérèglement dans l’air ! Quoi ! Non seulement l’élève se verrait dans son maître, mais le maître dans son élève !

Ainsi, comme en l’amitié dont Montaigne dit qu’on y « négocie du fin fond de son courage » nous faut-il dire aussi qu’en éducation le hasard du coeur l’emporte sur la nécessité de la raison. Car enfin ce que nous appelons aujourd’hui l’identification nous paraît plus proche de l’inspiration sensible que du sens du devoir ! En son action même, l’acte éducatif répondrait donc à un mouvement incertain qui, comme la chaleur de l’amitié, n’a certes « rien – dit Montaigne – d’âpre et de poignant » et qui pourtant, participe de cette « force inexplicable et fatale » que Montaigne ne peut nommer davantage et à laquelle nous donnons aujourd’hui le nom de désir.

Mais si l’acte éducatif est ainsi, de par son essence, de par les conditions mêmes de sa finalité, déporté du côté affectif, qu’en est-il de la pensée qui le porte ?

Dans l’acte à deux ou à trois, cette pensée que j’ai tenté d’isoler dans le couloir de la conscience de soi ne tient pas l’acte suspendu comme au-dessus de lui-même ou de ses acteurs. Soit qu’elle le précède, soit qu’elle lui revienne après coup – comme dans beaucoup de cas d’urgence – en tout cas elle l’accompagne.

Car la pensée de l’acte éducatif est aussi le lien vivant du sujet éduquant avec lui-même. C’est une pensée ouverte non seulement à l’autre mais à soi, à cette région de soi faussement connue ou d’emblée inconnue que l’autre fait affleurer à la surface de nos affects. Comme dans l’amour – ou plutôt dans l’amitié selon Montaigne – la liaison qu’opère le pensée entre les représentations mobilisées par la rencontre précède la rencontre elle-même et l’alliance qui en découle.

Car la pensée de l’acte éducatif se meut du préconscient vers le conscient, comme, dans l’esprit du skieur qui va descendre, la perception de la montagne s’empare de son moi calculateur et, pour mieux y imprimer ses pentes, se glisse elle-même dans les traces de ce moi cursif.

C’est ainsi qu’on peut dire que l’instant de l’acte n’est que l’émergence d’un processus aussi peu théorique que la vie de l’éducateur, ce continuum singulier d’images, d’idées et de sentiments qui ne se trouve dans aucun livre.

La capacité éducationnelle de l’acte, sa fécondité, tient à ce qu’il se libère d’une formule toute faite comme la sexualité de ses rigidités partielles, de ses partialités névrotiques.

La pensée de l’éducateur est toujours plus déterminante que sa pensée de l’éducation, comme celle de l’amoureux prend le pas sur sa théorie de l’amour.

Mais l’acte éducatif n’est pas seulement une pensée en action : il est une pensée en interaction. Une pensée de l’un par l’autre à propos de l’homme.

L’image sportive de notre skieur en écoulement de l’aval ne suffit plus. Il nous faut bien accepter le renversement de l’image par lequel – dans le mouvement même de notre descente – la montagne nous donne aussi bien le sentiment de se jeter elle-même et pour ainsi dire humainement dans son propre vide – qui est le nôtre. C’est ici le pacte entre deux images qui ne se font plus peur !

Ainsi l’éduqué le plus rocailleux en sait-il toujours plus long sur celui qui lui imprime sa trace que sa pâleur de faux innocent ou son hostilité même ne le laisseraient croire.

L’éduqué attend l’homme sinon là où l’éducateur l’attend – tout au bout de cette piste idéale qui brille en lui comme l’épure d’une théorie – du moins là où se place concrètement avec lui, à la jonction de l’un et de l’autre, cette attention technique aux bonds et aux rebonds du terrain dont la résonance guide l’éducateur plutôt que l’éducateur ne la guide.

Il y a même souvent fort à parier que l’éduqué s’est mis là où il fallait pour que la place où doit s’inscrire le désir d’éduquer s’impose à l’éducateur comme la remontée et la rechute de sa propre histoire.

Si agressive qu’elle soit, la provocation – la convocation – de l’éduqué n’est pas seulement, comme on le sait, un appel à l’aide. Elle s’adresse à l’éducateur comme du fond de lui-même, elle vient le questionner sur son humanité, du point exact où celle-ci s’apprête à se dérober, là où la bât de la vie blesse le dos du discours :

« Sois un homme, mon père », dit aussi le fils.

Il faut avoir éduqué soi-même pour savoir que notre fragilité n’est pas scientifique mais humainement humaine. Notre attention technique non seulement ne peut se défaire de ce handicap mais elle en fait une arme : c’est ma timidité disait à peu près Stendhal, qui m’a rendu si peu intelligent que ce soit ! Notre pensée éducative s’essaie à faire le tour d’un aval qui n’est pas le point bas de l’autre mais déjà, très précisément, l’évasement en nous de ce qui s’y est d’abord soulevé et érigé sous la forme d’un idéal. Nos éduqués nous y ramènent. Nos éduqués ont une pensée de ce qui non seulement fait le défaut de nos cuirasses mais notre vide plus essentiel, celui que met en scène Italo Calvino dans son Chevalier inexistant2, le héros qui n’est que son armure.

La pensée interactive du couple éducateur-éduqué est une pensée du négatif. Nous y allons chacun vers notre manque. L’action qu’elle inspire en est menacée comme la nuit d’amour que doit passer le chevalier sans corps avec sa princesse. Comment combler le vide sinon comme Sheakespeare par « les mots, des mots, encore et toujours des mots ». Mais quels mots peuvent valoir le prix des actes ? Ou quels actes ? Ou quels actes disent aussi bien que les mots ce qu’il en est de cette pensée à la fois tournée vers ce qui défaille en l’homme et ce qui le pousse en avant ?

Dans un époque tournée vers l’acte rationalisé je crois devoir défendre « une pensée en action » qui ne fasse pas l’économie de son dérèglement vital. L’éducation ne s’avance pas dans une zone que baliseraient, comme des banlieues reprises en main, je ne sais trop quelles stratégies de la reconquête.

La pensée interactive de ce qui manque à l’homme conditionne la rencontre éducative comme le partage du désert rapproche entre eux les méharis et leurs bédouins. La pensée du désert partagé est déjà une action qui crée la source avant qu’elle ne soit là, car la source est aussi du côté du désir de la trouver. L’enfant décrit par Winnicott n’invente la réalité que parce qu’il a l’illusion de la créer et l’illusion vient elle-même de la perte. Ainsi tout ce que peut dire ou faire l’éducateur n’a quelque chance de créativité que si son éduqué le reçoit comme ce qui déjà manque à celui-là même qui lui donne pourant le pouvoir de le combler.

Ce n’est donc pas par hasard si les idéologies religieuses prennent le relais d’une éducation désemparée par son propre vide. A défaut d’intégrer dans ses essais d’humanisation ce qui la fonde du côté d’une dépression, l’éducation emmène ses éducateurs au casse-pipe comme les zouaves d’antan, le fleur au fusil. Car n’est-ce pas à la faveur de sa dépression même que l’adolescent découvre aussi bien ce qui, dans l’acte d’amour, requiert une passivité sans laquelle son accès au désir de l’autre demeure impossible.

Comme le dit Montaigne, c’est « l’effet d’un haute âme » que de savoir s’abaisser, nous ne dirons pas à l’enfant ni même à l’autre, mais à l’humain de l’homme.

Dans mon couloir il me semblait bien que le grotesque de la situation où nous étions n’était qu’un reflet de ce que la prégénitalité (comme le reste !) m’imposait de gêne encore, d’humour déjà et certainement de modestie. Analité pour analité, les couloirs de mon doute valaient bien ceux de leurs tâtonnements expérimentaux.

7 – Pour une pensée éducative « désasservie » (du passage à l’acte)

Mais comment conclure : « l’acte éducatif, une pensée en action » ? Comment « désasservir » la pensée de l’action, l’action de la pensée ?

J’ai autrefois développé avec Terrier dans Une école pour OEdipe3 que la pensée substitue au plus court chemin – au « court-circuit » – de l’acte ou plus précisément de l’acting, le détour de ce qu’on appelle tout justement une réflexion. Il s’agissait de redire, dans la ligne de la pensée grecque et freudienne, que l’humanisation de l’homme passe par la victoire de la pensée, ou plus précisément de l’activité de pensée sur la violence. Nous avions presque le loisir alors d’évoquer la violence comme un mauvais souvenir et moins comme un phénomène individuel particulièrement repérable dans sa constance psychologique au moment de l’adolescence.

Mais aujourd’hui, comme au début de la célèbre pièce de Sophocle, le fléau que constitue la violence prend à nouveau la dimension d’un phénomène social.

A considérer les idéologies qui la nourrissent, on peut même rapprocher cette violence de l’époque où Montaigne prônait une éducation du respect de l’autre.

Il y a donc lieu de reprendre avec lui – aujourd’hui plus que jamais – l’idée d’un acte éducatif qui ne se laisserait pas lui-même aspirer par la violence – y compris évidemment sous le fallacieux prétexte de la combattre – c’est-à-dire d’un acte qui ne se laisserait pas réduire au court-circuit de passage à l’acte mais prendrait très précisément le détour d’une pensée en action.

Mais notre éducation moderne, enrichie par les apports plus ou moins vulgarisés de l’anthropologie, de la psychologie et même de la psychanalyse, court-elle le risque d’emprunter les voies discréditées de la violence éducative ?

A la suite d’Alice Miller, et alors même que nous n’en partageons pas toutes les thèses, nous répondons: « Oui, l’éducation noire existe ! ». Mais notre affirmation va plus loin.

La violence éducative en effet n’inspire pas que des actes de maltraitance caractérisée qu’on voudrait faire passer pour des actes éducatifs. La violence éducative est déjà présente chaque fois que l’acte éducatif sacrifie sa visée plus ou moins idéale au plaisir plus ou moins avoué de la décharge qui constitue le passage à l’acte. Le plaisir et le déplaisir qui sont normalement associés à l’acte éducatif – et ne sauraient donc par eux-mêmes le déconsidérer – sont en effet articulables avec une autre réalité que celle qui concerne la réduction des tensions de l’éducateur. Le plaisir et le déplaisir dont nous prenons ici la défense, parce qu’ils distinguent radicalement les personnes éduquantes des machines formatrices qu’on voudrait parfois leur substituer, peuvent et doivent s’articuler avec la réalité de l’activité de pensée. car la pensée, par le détour qu’elle fait subir, si légèrement, voire furtivement que cela soit, au flux énergétique mobilisé dans l’acte, génère aussi son plaisir et son déplaisir comme cela s’observe si bien chez l’enfant lorsqu’il « comprend » ce qu’il lui faut pourtant renoncer à prendre.

Dans les moments – les plus heureux – où elle se reconnaît comme l’instrument d’une créativité, la pensée éducative prend aisément ses distances vis à vis des bénéfices immédiats de ce que nous appelons la décharge éducative. Mais ces moments sont rares et encore faut-il parfois les suspecter, car les bonnes intentions de l’idéal peuvent s’avérer tout aussi bien les pavés d’un enfer caché !

La petite éducation quotidienne qui requiert une activité soutenue pour ne pas dire répétitive – et urgente plus souvent qu’à son tour – laisse voir en tout cas une contradiction dont nous devons rendre compte et qui n’est pas liée qu’aux circonstances de l’acte éducatif mais, me semble-t-il, à son essence même.

Car comment concilier le détour, le recul de la pensée et si souvent la nécessité pour l’action de s’exercer concrètement comme une prise sur la réalité, une prise suffisamment directe non seulement pour répondre à l’urgence éventuelle mais pour satisfaire à l’une des conditions paradoxales du rapport éducatif qu’est aussi la spontanéité ?

Peut-on donc penser l’acte et à la fois l’inscrire dans cette réalité relationnelle qui en constitue à la fois le moyen et la fin et qui passe par le raccourci en grande partie affectif de ce qui se noue entre l’éducateur et l’éduqué : ce « nous » précisément sur le fond duquel vont se détacher le « je » et le « tu » éducatifs ?

Cette question sur l’acte éducatif rejoint celle qu’on peut se poser avec Montaigne sur l’acte d’amitié ? Comment être à la fois dans la séparation d’une pensée qui ne réduit pas l’autre à soi et dans l’union d’une action qui rapproche si spontanément soi et l’autre, l’autre et soi, que la couture qui les joint leur permet de s’identifier dans une réciprocité qui ne tourne pourtant pas à la confusion ni à la fusion ?

C’est à cette croisée aussi, à ce lieu de rencontre des contradictions que l’acte éducatif échappe à la violence. Car la violence la guette tout aussi bien du côté de l’union confusionnelle et confusionnante que du côté de la séparation autoritariste et intellectualisante. On le voit clairement dans ces pathologies éducatives qui signent l’éclatement d’un acte plus ou moins réduit à l’un de ses composants : une pédophilie qui ne dit pas non nom mais qui infiltre de son poison une relation qui n’a pas besoin d’être sexuelle pour être abusive, ou, à l’autre extrémité – mais les extrêmes se touchent – une pédophobie d’essence sadique qui peut prendre les marques les plus trompeuses que l’intellectualisme même sait si bien plaquer sur la haine de l’autre.

Mais c’est qu’en vérité l’ambivalence de l’éducateur vis à vis de l’éduqué mérite d’être soutenue non seulement dans une théorie qui prenne en compte la réalité complexe de son désir d’éduquer mais dans une pratique qui se constitue elle-même pragmatiquement comme la construction d’un espace clos et ouvert. Une pensée unique est donc à cet égard aussi dangereuse en éducation que la culture d’un affect qui prétendrait faire l’économie de son contraire : ne faut-il pas beaucoup aimer les adolescents pour découvrir qu’on les déteste ! L’action d’une pensée éducative découle de positions qui « s’entre-tiennent » – pour reprendre le mot de Montaigne – qui se tiennent ensemble à travers le jeu de leurs différences. Mais il est si difficile de parcourir si peu que ce soir dans sa composition, quelque peu hétéroclite, l’espace psychique individuel d’où émergent ces positions (celles par exemple qui nous fait vouloir à la fois la liberté et la soumission de notre éduqué) que le passage de « l’acte à deux » à « l’acte à trois », que le recours à la réfraction d’une équipe et à la plurispection institutionnelle s’imposent ne serait-ce qu’à ce titre.

Cependant, cette nécessaire connaissance de l’ambivalence éducative, pour déterminante qu’elle soit dans le dépassement du passage à l’acte, peut devenir elle-même paralysante. Et il n’est pas dit que le psychanalyste à cet égard n’apparaisse pas, en bien des circonstances éducatives, comme le cordonnier le plus mal chaussé ! Pour soutenir notre action immédiate nous devons souvent nous en tenir, éducateur, à une conscience de soi plus partielle sinon plus partiale. Pour nous engager dans l’action éducative il nous faut faire le pari que cette conscience – acquise, espérons-le, comme celle de Montaigne, non seulement à travers les livres, mais à travers les travaux et les jours – prendra le relais de notre inconscience relative sinon de notre inconscient. Mais n’avons-nous pas dit et redit que l’acte éducatif se fonde sur des liens dont la maîtrise nous échappe – et en particulier ce lien vital de personne à personne qui à la fois repose sur l’incomplétude de l’homme et s’efforce à compenser l’imperfection même de la connaissance que nous en avons ?

En vérité l’action imparfaite de l’acte éducatif n’est pernicieuse que lorsqu’elle donne à croire qu’elle est parfaite. Car si le passage à l’acte éducatif s’inscrit – y compris pour la meilleure des causes – dans le prolongement d’une toute puissance infantile, l’acte éducatif au contraire participe d’une expérience de nos limites que nous les appelions « inachèvement » ou « castration ».

La reconnaissance de nos limites ne se lit pourtant pas dans l’acte éducatif, là où se faisant peur lui-même cet acte deviendrait aussi incertain que la connaissance que nous en avons. Elle se situe au contraire dans l’acceptation à laquelle nous sommes contraints d’une réalité moins glorieuse encore pour notre affectivité que pour notre pensée : en dépit du peu que nous savons, nous devons nous déterminer à agir. Il n’est pas jusqu’à l’autorité dont nous sommes appelés à faire usage qui ne nous rappelle méchamment au souvenir de notre impuissance à convaincre – ce qui est un comble quand on veut le bien de l’autre.

Faut-il rappeler que ces limites, l’éducation qui nous les rend inexorablement présentes, nous les rend aussi, malgré l’âge et l’expérience, aussi insupportables qu’au premier jour ? Il en résulte même que dans les même temps où nous voulons les apprendre à notre éduqué qui ne se fait d’ailleurs pas faute de nous les envoyer à la figure, nous en arrivions à partager secrètement avec lui le désir anti-éducatif de les évacuer – fut-ce même en les déniant. Dans l’acte éducatif le déni de réalité menace l’éducateur comme l’ivresse des profondeurs le plongeur. Je l’ai écrit il y a longtemps pour dénoncer un certain psychanalysme appliqué à l’éducation, un idéalisme de l’innocence retrouvée.

Dans sa pureté rêvée, l’acte éducatif est aspiré par le vide comme le sont certains de nos souvenirs par l’oubli. C’est que l’inconscient n’est pas loin, comme chaque fois qu’allant vers l’autre de toutes nos forces claires et obscures nous revenons à nous sans justement le savoir. Le déni de la réalité de l’autre est inscrit dans l’idéal éducatif comme le retour d’une violence refoulée dans l’utopie d’une société sans conflits : les grands éducateurs des peuples que furent Hitler et Staline – entre autres – nous l’ont diaboliquement montré, mais la toute puissance narcissique existe à l’état naissant chez tout homme qui, pour délivrer l’homme des limites de son humanité, rêve avec lui d’un affranchissement qui tourne très vite à l’esclavage. Lorsque le pire sort de l’idée du meilleur, c’est que l’idée se nourrissait des charognes d’une réalité déjà tuée dans la pensée ou que les actes qu’elle inspire continuent d’assassiner sur un fond musical comme dans les camps de la mort.

Ramassé sur lui-même comme une matière à la densité primitive qui évoque la violence originaire, l’acte éducatif contient en germe la haine de ses propres limites, calquées sur celles de l’homme. Une éducation qui exalte l’homme a vite fait de l’abaisser, cela se voit tous les jours dans le secret des familles et même à l’école. L’éducateur gagnerait à confronter sa pensée au dérèglement de son désir et pour cela, regarder son action dans le miroir que lui tend Montaigne, le vrai « miroir de nos discours qu’est le cours de nos vies ».

J’avais donc tout cela à prendre en compte avant de rouvrir la porte de la chambre où j’avais rendez-vous avec mon action éducative. Mais ces raisonnements ou d’autres – plus fumeux encore ! – n’avaient pas fait naître en moi le début d’une phrase que je prononcerais, ni à fortiori l’idée d’une autre action que celle d’ouvrir à nouveau la bouche… puisque c’est ainsi qu’on parle.

Comme vous l’aviez deviné, j’entrai donc à nouveau et m’assis sur un tabouret devant mes deux explorateurs. Puisqu’il fallait bien dire quelque chose, ma bouche se décida à lâcher : « Maintenant, redressez-vous et expliquez-moi ».

Ils s’assirent comme deux diables ressuscités, mais l’explication ne vint pas. Il me sembla plutôt qu’ils s’attendaient à ce que je reprenne la parole. D’accusateur, je devenais l’accusé. Ainsi se retourne le monde, en éducation comme partout.

Puis l’un d’eux, courageusement, hasarda :

– « j’essayais de l’en… »

Mais l’un des mots les plus employés de la langue vernaculaire de l’internat se trouva soudainement amputé. Chacun son tour ! Certainement sa partie manquante allait envahir la chambre et ce fut comme si, dans le silence, le corps de l’informe se mettait – ainsi que dans un film de Bunuel – à nous narguer. Nous avions convoqué pour notre scène éducative une sorte de Compostelle ou de dieu sait quel pèlerinage plus franchement païen – de trois unijambistes pas près d’être rendus.

C’est alors que me vint enfin l’idée :

– « Et bien, leur dis-je, puisque c’est ainsi, nous reprendrons tout cela demain lorsqu’il fera jour ! »

L’idée du jour nous apaisa. Peut-être que le jour pardonne à la nuit ! Peut-être que l’éducation aide l’homme à voir le jour au bout des tunnels.

Jean-Pierre Bigeault
Colloque Buc-Ressources – 1997


1 MONTAIGNE, Les Essais, in : Oeuvres complètes, Coll. La Pléiade, Gallimard, 1967.

2 Italo CALVINO, Le chevalier inexistant, Le Livre de Poche, 1970.

LA POÉSIE, LA MORT ET L’AUTRE MONDE

Il m’est arrivé de penser qu’écrire de la poésie revenait à disposer des signes sur les parois d’une grotte où, m’enfermant à l’abri du monde, je me construirais un autre monde à la fois semblable et différent, comme le faisaient sans doute les artistes anonymes du temps des cavernes.

Cette idée m’est d’abord venue de mon père. Ayant « fait », c’est à dire subi la Grande Guerre, il s’était ensuite retiré de tous les vains combats et vivait pauvrement dans une sorte d’abri que nous partagions. C’était une petite maison en torchis dont la pensée de cet homme se rapprochait tant par son lien avec la terre que par sa connaissance des auteurs grecs et latins qu’il associait à son travail presque religieux de paysan-penseur.

Mais un événement de l’Histoire me poussa plus concrètement encore dans cette direction. Ce fut à l’époque du fameux Débarquement de la seconde guerre mondiale, lorsqu’il nous fallut, normands que nous étions, nous protéger contre les bombes et les obus qui devaient nous frapper pendant plus de deux mois. La tranchée que nous avions nous-mêmes creusée dans un bout du verger qui entourait la maison devint notre refuge quotidien et c’est là que se constitua en abri l’intimité d’un partage où la mort devait trouver sa place dans la vie. Pensée pour moi en partie nouvelle mais qui rejoignait celle de mon père et dont il me semble encore, avec le recul de tant d’années, qu’elle portait en germe ce qui continue aujourd’hui encore de m’animer, ces images à disposition des parois de ma caverne que je m’applique à préserver au fond d’une sorte de sommeil éveillé, tel qu’il m’arrive de le retrouver aussi dans ce qu’on appelle en psychanalyse « l’attention flottante ».

La poésie s’est donc inscrite dans cette configuration plus ou moins cachée de l’expérience ainsi marquée par deux guerres. Je l’ai pratiquée non pas tant pour me défendre de la peur de la mort en me blottissant dans le ventre d’une mère retrouvée – ainsi que le suggère toute retraite – que pour l’apprivoiser comme une bête si peu que ce soit sauvage, témoin discret de la violence que nous portons nous-mêmes en nous, y compris peut-être surtout dans les plis des étendards que nous brandissons pour protester de nos idéaux. Mais sans doute aussi la volonté d’en préserver la musique – cet « air languissant et funèbre » qu’évoque Gérard de Nerval – dit-elle aussi bien le désir d’en exorciser si peu que ce soit la cruauté. Quelle poésie, quel art, fût-il préhistorique, ne s’attache à extraire, de la rude matérialité de son support, l’harmonie des courbes qui s’y dessinent comme sur un visage ? Qu’une tranchée, taillée dans l’argile, fût enveloppante ainsi, et que l’eau de la pluie s’y ajoutât pour en faire l’étrange caresse d’une crypte où s’adoucit le divin, aura peut-être permis d’opposer au feu céleste la matière d’une terre assez proche de la chair – ce dans quoi il me semble apercevoir aujourd’hui les linéaments d’un murmure où s’esquisse une poésie de l’accueil. Etions-nous accueillis dans ce monde au double, au multiple visage quand la colère et la bienveillance côtoient la ruse et la franchise, ou entrions-nous déjà dans « l’autre monde » de ce monde alors guerrier que l’union des contraires – « la mer allée avec le soleil » comme le dit Rimbaud – consacrait à jamais ?

Incertaine et pourtant solidement arrimée à ce qu’il me semble que je suis, telle aura donc été l’expérience personnelle à la fois modeste et essentielle à partir de laquelle je reprends aujourd’hui l’idée que la poésie – toute poésie, mais peut-être faudrait-il dire tout art – se constitue, autour de la mort, en construction plus ou moins sacrée, sanctuaire d’un « autre monde ».

L’occasion d’aborder ce point m’est offerte par la parution de mes deux derniers livres : « Cent poèmes donnés au vent » et « Le jeune homme et la guerre ».

Après avoir resitué ces écrits dans le contexte concret où ils ont puisé leur substance, je voudrais montrer que l’expérience personnelle du poète, pour historique et tout à la fois subjective qu’elle soit, passe par une autre confrontation qui, à travers le langage même, met en cause le destin de la parole humaine, sa vie et sa mort dans la matière qui lui est propre , et au-delà.

Ainsi dois-je faire ressortir d’entrée de jeu ce que le résumé des événements risque de faire oublier : que leur nature défraye toute chronique en ce sens qu’ils défient toute temporalité et ne peuvent se dire que comme s’ils étaient déjà hors de ce monde, relevant ainsi d’une parole qui, pour retracer le chemin que fait la mort dans la vie, doit prendre les mots du discours et les jeter contre la silencieuse paroi de l’effroi.

J’ai donc écrit « Cent poèmes donnés au vent » pour les envoyer à mon ami Christian David que sa maladie, comme il le savait, condamnait à mort. Comment vivre avec sa mort, les yeux ouverts, et comment accompagner celui qui s’en va, dont la perte déjà nous arrache le cœur ? Quelle poésie de la vie – à cette extrémité – peut encore servir «  la timide espérance » dont parle Sophocle ? A ma table, le dos tourné à la mer, je ne faisais qu’entrer dans l’absence, cette absence dont mes objets les plus familiers me parlaient comme d’une forme de l’être, ainsi que dans l’attente ils nous emplissent; je ne faisais que prier le dieu inconnu. Mais être psychanalyste, comme l’avait été mon ami, n’était-ce pas se perdre déjà, faire – disait-il – « le deuil de soi-même », écouter ce qui ne s’entend que de ce lieu perdu de soi ? Mon ami se perdait depuis si longtemps que sa présence y gagnait cette force qu’on trouve dans les arbres et dans l’intimité de leur musique. Ce vent pouvait être l’esprit soufflant sur la matière. N’était-ce pas cette poésie, qui lui revenait de droit, que je devais pour ainsi dire lui retourner comme l’écho non pas tant de sa parole que de cette écoute par laquelle il entrait dans le silence comme quelqu’un que nous avons perdu et qui revient, et nous dit quelque chose qui n’est ni une chose ni un mot. J’aurais voulu que cette matière entre l’ombre montante et le reste de lumière, ce visage commençant à s’effacer, puisse apparaître au sommet de son arbre, et que ma poésie feuillue, retombée jusqu’à ses racines, nous le garde longtemps. La mort de mon ami fut après les autres, le 101ème poème des « donnés au vent ».

L’histoire que je raconte de manière plus directe dans « Le jeune homme et la guerre » me vient d’une réalité plus ancienne, à la fois plus impersonnelle et pourtant, à certains égards, presque plus intime. C’est un drame de la guerre auquel je me suis trouvé mêlé en 1944. J’avais 14 ans. Je me trouvais sur une petite route campagnarde, suivant à vélo une charrette de foin conduite par un garçon de 18 ans que je connaissais bien, puisque nous habitions le même village. Les avions sont arrivés et la mort s’est taillé son chemin dans le mélange d’hommes, de chevaux et de foin que nous formions par cette belle après-midi d’Août où celui que je n’appellerai plus jamais que « le jeune homme » s’est installé en moi. Car c’est ainsi qu’une voix que nous entendons parler à l’intérieur de notre corps – comme il arrive lorsqu’on écrit – provient d’une bouche qui, telle une blessure, aura pu s’ouvrir à côté de la nôtre, comme si nous l’attendions pour grandir. Une rencontre n’est pas toujours dans ce qu’elle sait d’elle-même au moment où elle arrive. Il y a des intrusions qui, comme des balles, s’implantent dans notre chair et, tout en la perçant, l’augmentent jusqu’à la faire déborder sur ce que nous appelions assez innocemment notre âme et qui devient cette Voix, la voix de l’autre en nous : et cela se produit comme en dehors de toute attente et pourtant il n’est pas dit que nous n’étions pas prêts. La Guerre, ce monstre, nous revient d’un enfer déjà connu ; elle nous en apprend beaucoup plus sur l’homme, comme le Ciel et la Terre, que toute notre philosophie. Mon jeune homme n’était pas si loin de Shakespeare, lorsqu’il s’est adressé à moi ce jour-là par dessus les cadavres, son ombre même déjà partie à sa recherche. Comme il y a des souvenirs qui n’ont même plus besoin de la mémoire pour nous porter, certains morts habitent notre pensée et ils en font partie sans avoir à le dire : le passage de leur vie est pris dans la trame de la nôtre. On n’entend plus que ce frémissement qui traverse le bruit des bombes, jusqu’à s’écrire dans la terre, poème du jour éclaté.

« Poème du jour éclaté », le chant qui me semble s’imposer au poète ne serait pourtant pas qu’un rite circonstanciel. Si la mort en effet ouvre dans l’homme, dans sa chair, dans son esprit, la béance ultime dans laquelle, tout vivants que nous soyons, il nous semble déjà sombrer, n’est-ce pas que l’ombre appartient à la vie, si lumineuse soit-elle ? N’est-ce pas que l’amour – jusque dans le sexe et sa transfiguration – déporte l’homme, le jette dans l’inconnu, creusant ainsi en lui ce passage de l’extase, tout aussi bien mystique que physique, que le poète chante depuis la nuit des temps ? Quelle violence du vivre n’appelle-t-elle pas ce « poème du jour éclaté » dont nous attendons qu’il porte le monde à la limite à peine apaisée de son cri ?

C’est donc de la Poésie, en tant qu’elle crée elle-même la déchirure, l’éclatement de cette forme de jour entre nous que crée le langage qu’il faudrait parler. Certes cela a déjà été fait. Je ne saurais qu’y ajouter le modeste témoignage d’un praticien qui croit que la poésie nous aide à vivre par la force qu’elle oppose à la vaine agglomération des faux espoirs : « l’autre monde » promis par « ceux qui savent » n’est que « le  même » désespérément arc-bouté contre la mort. La Poésie ne promet rien : elle donne ce que nous pouvons entendre d’une voix déjà perdue, ou jamais entendue, l’autre, ce qui hors de nous nous emporte, l’absence dans la pensée plus ouverte que toutes les certitudes.

J’en reviens à mes morts comme à mes guides.

Entre mon ami – philosophe, médecin, psychanalyste – qui était, comme on dit, un homme de culture et le jeune paysan confronté à la guerre, pour qui l’école s’était terminée alors qu’il avait 14 ans, il y a ce que la psyché comme la terre justifie de silencieuse écoute, de retour au murmure, de retour à la source. Les formes qui nous fabriquent nous attendent au fond du monde où il nous faut descendre si nous voulons qu’elles nous reconnaissent. Je pense que ces deux hommes, si différents à tant d’égards, se retrouvent en moi pour qui la campagne fut autant que tous les livres et les livres autant de champs de blé bordés de coquelicots. Mais la terre et l’âme, si nous les travaillons, ne sont des paysages, une fois retournés, que lancés dans une œuvre vive, ainsi que le fait la poésie avec le langage. Qui reconnaîtrait ce socle originaire sur lequel va pousser la vie, quand nous y laissons entrer cette « lumière » dont le poète Philippe Jaccottet dit à propos précisément de la poésie et de sa lumière qu’ « elle franchit les mots comme en les effaçant » ?

Prendre les mots, comme ces mottes d’une terre labourée, et les conduire jusqu’à ce dépassement de l’évidence par lequel ils s’éclairent d’une autre assurance, d’une fonctionnalité bravement conquise, « produire », dit-on, qui veut dire aussi bien « faire avancer » que « faire apparaître » fut d’une certaine façon la tâche de ces deux là et encore aujourd’hui la mienne.

Je parle donc de la poésie à travers eux qui sont chacun à leur façon, des sourciers, voire des magiciens, des alchimistes ou des prêtres, si l’on considère qu’ils travaillent à transformer ce qui est en ce qui va devenir, métier d’arrachement au statu quo et de soulèvement de la jeunesse, sans parler des apparitions qui, comme les fleurs déjà citées, entrouvrent ce monde à l’autre.

Par exemple Rimbaud.

« La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui ne dit pas son nom ».

L’entreprise matinale pourrait être tout aussi bien celle du langage, si nous nous avançons en poètes sur le sentier d’une poésie qui, entre la nuit et le jour, se fraye un passage. Dans l’Aube (c’est le titre du poème de Rimbaud) qui voit se lever la parole, ne sommes-nous pas encore des ombres en , marche ? Car si le langage participe du soleil, de quel pacte avec la nuit n’est-il pas le garant ?

Comme le dit Borgès :

« Nous ne saurons jamais qui forgea la parole
Pour l’intervalle d’ombre
Qui divise les deux crépuscules.
Nous ne saurons jamais en quel siècle elle fut le signe
De l’espace étoilé. »1

La mort annoncée ouvrait à mon ami la nuit des signes. Les mots qui lui venaient, si semblables qu’ils fussent encore à ceux d’autrefois, ne se laissaient plus porter tranquillement par le flux de la parole ordinaire. Ils s’en détachaient comme pour se déposer sur une autre surface qui était déjà, y compris pour lui-même, celle de la mémoire. A la distance où déjà ils se situaient, ils se confondaient peu à peu avec les personnes et les choses que, dans la séparation d’un exode, on est appelé à laisser derrière soi : Par une sorte de paradoxe, leur vanité saute aux yeux, et dans le même temps, ils prennent une importance à la mesure de la perte dont ils sont à la fois les victimes et les témoins.

Le jeune homme était tombé d’un coup. Les mots qu’il aurait dits s’étaient perdus dans le corps avec la terre et le sang, et cela parlait d’une autre voix que la sienne et qui pourtant le portait par-dessus tout, le tirant vers le haut du ciel où son visage flottait.

Il arrive que le langage, soumis à l’émotion, se disloque aux quatre coins de la phrase mais le lit rude qui s’ouvre ainsi sous la langue s’emplit d’un écoulement de signes. Puis monte la musique.

« Le poème, dit René Char, est ascension furieuse ; la poésie le jeu des berges arides »

Devant l’ami qui va mourir, l’étranger plus proche au moment où il s’éloigne, ce que nous pouvions nous dire autrefois se dessine dans le vide comme la paroi rocheuse d’un cratère au sommet du volcan endormi. Il faut marcher avec notre parole au-dessus du gouffre. Les mots sont de la lave qui, jaillie des profondeurs, n’attend plus pour être féconde que d’être éteinte et refroidie.

Voici donc la poésie, « cette chose légère, ailée et sacrée » dont parle Platon. Nous la voyons s’effacer au loin comme dans cet appauvrissement du sens, qui fait de l’ultime échange un chuchotement. Mais comment passer d’un monde à l’autre sinon en s’estompant à l’horizon ? Et par quel chemin d’eau éclatée, sinon en s’arrachant à la transparence du jour ?

Qu’elle obéisse en effet à une rationalité comme celle qui, à sa façon, gouverne la mer, n’empêche pas la poésie de rouler ses vagues sur ce qui la révèle à son marinier comme beaucoup plus que la plaine liquide d’un langage. Ses creux disent la folie d’une parole déchaînée, délivrée même pour ainsi dire de sa matière, et emportée vers des formes qui, chez Homère, semblent sortir directement de la bouche des dieux. Les coquillages de nos versificateurs du dimanche ou de l’école ne disent pas tout ; ils ne donnent à entendre que la litanie d’une mer apaisée : La poésie pédagogisée vue de la plage avec, sur le grand tableau noir, les voiles forcément blanches d’une récitation évoque la liturgie d’un culte plus ou moins désaffecté. Mais il n’est pourtant pas jusqu’au plain-chant de Charles Péguy qui ne contienne, comme le ronflement de la houle, ses cris de colère. La poésie la plus explicitement narrative ne s’écoule dans le flux régulier de l’alexandrin que pour s’en évader sans bruit comme chez Racine : « Ariane ma sœur de quel amour blessée vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée » ? Le rythme et l’harmonie chez Lamartine, l’atonalité chez André Breton répondent à la nécessité d’ordonner selon les règles d’une composition fondamentalement musicale ce qui aura été pour l’un comme pour l’autre – et pour ainsi dire en amont de la pensée – l’objet d’une contemplation plus ou moins hallucinatoire. Elvire et Nadja sont sœurs vis-à-vis d’un tel destin. Le poète, fut-il aussi réaliste que François Villon, n’a pas attendu Rimbaud pour être un « voyant » : le vent qui fait danser les cadavres dans la « Ballade des pendus » remet la mort dans la vie, car mourir, dit-il, c’est « perdre vent et haleine » (testament 315) et cette force du souffle ne fait pourtant qu’en dissimuler la faiblesse car, dit-il encore, « autant en emporte le vent » (testament 392); et il arrive ainsi que nous voyons notre monde sous son double visage. Nous voyons ce que ce contemporain de Jérôme Bosch voit dans les ténèbres : l’éclat presque mystique des neiges d’antan. Mais il n’est pas – plus près de nous – jusqu’à l’auteur du philosophique « cimetière marin » qui ne se demande quelle voix lui a soufflé ce poème dont le mouvement procède, dit-il d’une « abstraction motrice ». Vue de Sète par Paul Valéry, « la mer, la mer toujours recommencée » n’est rien moins que le toit d’un temple qu’un « seul soupir résume ».

Faut-il donc que la poésie la plus élaborée avoue qu’elle ne tient son modeste pouvoir que de se perdre elle-même « entre le vide et l’évènement pur » dans ce qui n’est, selon le même Valéry, qu’un « écho », qu’une « étincelle », qu’un « songe » ; ce songe qui, selon le poète, n’en est pas moins un savoir.

Qu’on nous l’ait appris depuis longtemps ne nous dispense pas d’y revenir : les poètes sont inspirés par les vieilles Muses toujours aussi jeunes ou, pour le dire dans le langage d’aujourd’hui, par l’inconscient. L’écriture automatique de Philippe Soupault n’a-t’elle pas fait que mettre un mot sur une réalité que les vieux grecs savaient depuis longtemps et dont la Pythie et les cultes orphiques, sans oublier Pindare et Empédocle, ont autrefois cultivé le mystère.

C’est donc du coté du mystère que nous sommes renvoyés et, par là-même, à ce qui m’a convaincu que la poésie entretient avec la mort, et avec les morts, un rapport qui peut éclairer sa fonction peut-être la plus essentielle.

« Ne te plains pas », dit René Char au poète, « ne te plains pas de vivre plus près de la mort que les mortels »2.

Car la Poésie ne fait pas que rompre avec le discours plus ou moins rationnel -et qu’en littérature on a longtemps cru devoir circonscrire à ce qu’on appelle la prose- elle va chercher la parole là où elle nait et, ce faisant, elle nous révèle la fragilité du langage. Les mots qu’elle reprend à son compte, dont elle fait jusqu’à un certain point comme un enfant, ses jouets, sont certes libérés de la signification plus ou moins restrictive qui en facilite l’usage, mais leur délivrance pourrait aussi bien les condamner à une errance, cette errance des âmes que valait autrefois aux défunts l’abandon de leurs malheureuses dépouilles, ou, sur un mode moins funèbre, l’abandon des enfants eux-mêmes voués au destin de leurs jouets. La Poésie met le langage devant cette mort qui le menace et, ce faisant, elle lui donne aussi cette possibilité de renaître dont nous savourons la fraicheur dans les tâtonnements de ce linguiste innocent qu’est l’enfant, lorsqu’il puise dans son lexique incertain comme dans un sac de billes. Mots trouvés -enfants trouvés- qui, comme Moïse ou comme Œdipe, tirent de leurs difficultés de départ la force légendaire de leur destin.

« La violence poétique, dit Octavio Paz, est d’abord une violence faite au langage. Son premier acte est de déraciner les mots. Le second acte est le retour du mot : le poème se convertit en objet de participation Exode et retour ».3

Mais cette violence originelle de la Poésie ne relève pourtant pas seulement d’une décharge pulsionnelle que le plaisir des mots sollicite tant au niveau de la production des phonèmes (le plaisir de l’allitération) que de leur articulation. C’est aussi d’un jeu guerrier qu’il s’agit. Le langage est attaqué. Il est poussé dans ses retranchements. Et il s’agit en effet de le confronter à sa faiblesse, à ce voile d’irréalité que, contrairement aux apparences, il fait porter aux choses dites, à cette difficulté qu’il nous impose de nous couper du monde, fût-ce de nous-mêmes, quand il nous conduit à séparer malgré nous notre corps et notre esprit, comme s’il s’agissait de deux réalités qui s’excluent. Contre cette défaite du langage, cette défaite qui devient aussi la nôtre, la Poésie victorieuse propose une alliance entre les mots et les choses, cette même alliance que nous cherchions, mon ami et moi, alors que ce que nous avions à nous dire ne pouvait plus se dire selon l’ordre assuré de l’habituel discours. Dès lors en effet que la mort, échappant à la prise de ces mots qui ne font qu’en réduire la réalité à l’état d’une indicible absence, méritait d’être parlée pour ce qu’elle était d’un parcours ( ou comme on dit de manière si distante d’un processus), il n’était plus de parole qu’au-delà de la parole ou en-deçà, ne fût-elle plus qu’un geste, comme de prendre la main, comme quand Rodin sculpte La Main jusqu’à l’épuisement – tant de mains qu’on peut voir dans son atelier de Meudon et qui sont aussi le plein d’un silence.

« Il existe dans l’homme, dit Francis Ponge4, une faculté de savoir que les choses existent justement par ce qu’elles ont d’irréductibles à l’esprit.
La reconnaissance (et l’amour, la glorification) de cette sorte d’existence des choses
Telle peut-être la fonction de la poésie ».

Art plastique à sa façon, la poésie anticipe la fin de toute parole au profit d’un signe qui va et vient entre les corps, signe d’adieu sans doute mais pas seulement, à en croire ce que le poète Rainer Maria Rilke (au passage ancien secrétaire de Rodin) dit du regard de l’animal, ou de celui de l’amant, ou de celui du mourant, lorsque leurs yeux se fixent sur cet « ailleurs » auquel dans sa 8ème Elégie il donne ce nom de « l’ouvert », cette « libre sortie » (ce sont ses propres mots) vers un autre monde qui reste pourtant le nôtre.

Sous cet aspect on peut dire que la poésie dessine à notre horizon l’envers de ce décor qu’est aussi le langage. Son esthétique même ne lui suffit pas : elle doit le soumettre à l’ordre d’une vérité plus exigeante, car quel silence, à la toute fin de ses mots emportés si loin de la semence qui les aura lancés comme des étoiles, quel silence au terme de ce parcours où le moindre des poètes s’expose à un ailleurs ! Combien de mots simples et qui pourtant auront revisité la réalité si multiple des choses ont pu, jusque dans l’horreur des Camps de la mort, rouvrir de ces portes secrètes par où déjà des enfants prisonniers s’étaient échappés ! Un autre ami, Jean Lorenceau, lui aussi disparu et qui avait appris et qui savait de nombreux poèmes, les disait à Dachau dans ces temps de misère où, du côté de ceux qui étaient restés au pays, les mots de Paul Eluard et d’Aragon soutenaient, contre la langue confisquée de l’Occupation, la liberté d’une parole rendue à la vie. « L’ouvert » n’est pas qu’une réalité restituée à elle-même au-delà des mots qui l’emprisonnent, il est le mouvement même qui marie notre réalité à celle d’un monde en foisonnement de sens ; une rose n’est pas qu’une fleur devant nous, elle est celle dont le poète dit « et rose elle a vécu », et nous touchons à travers elle la fragilité de notre matière et de notre destin, cette vérité masquée qui n’est « l’ailleurs » vers lequel nous allons que parce que nous lui appartenons. Résister, c’est ainsi déchirer les masques qui défigurent la réalité, tel que nous le voyons aujourd’hui dans la réduction du monde aux objets d’une communication asservie. La poésie – ne faut-il pas le dire ici ? – devient aussi nécessaire que l’air pas ces temps où la pollution qui touche aussi le langage compromet aussi bien notre respiration au sens le plus large du mot. Mais sans doute nos difficultés spirituelles de mammifères humains ne sont-elles pas nouvelles à cet égard ? On n’a pas attendu Arthur Rimbaud pour lancer ce cri : « la vraie vie est ailleurs ». Sans le dire aussi ouvertement, que fait le vieil Homère ! Dans son poème ne crée t-il pas, au-delà des aventures guerrières dont il fait le récit, un monde tout aussi « autre » que l’est celui auquel nous aspirons, quand nous voyons aujourd’hui ce que nous voyons. Lorsque le visage d’une jeune fille comme Nausicca s’éclaire d’un sourire devant l’irruption d’Ulysse, l’éternel soldat, comment ne pas sentir que ce sourire vient d’ailleurs, de cet ailleurs que Rilke retrouve dans la sculpture grecque, lorsqu’il évoque dans sa Deuxième élégie « l’amour et l’adieu légèrement posés sur les épaules comme s’ils étaient d’une autre matière que chez nous. » La matière même de la poésie transcende les mots qui la constituent.

Ainsi, comme le dit Philippe Jaccottet, qu’il faille plus écouter que chercher à savoir, sinon à comprendre, reste la condition d’accès à une poésie qui, dans sa lenteur presque rituelle, opère déjà cette espèce de transmutation du divin en humain dont notre culture chrétienne et post chrétienne s’est nourrie. Aussi bien n’écoutons-nous pas les ultimes paroles de celui qui s’en va, comme si la route qu’il suivait selon le rite secret d’un retour, nous importait davantage que le pays traversé, puisque les mots eux-mêmes rendus à leur musique nous disent ce qui ne peut plus se dire.

Ainsi, par un effet particulier de délivrance, la Poésie restitue la parole à cette source dont le tarissement pourtant reste si proche. Le mot du poème est suspendu entre la vie et la mort. « Oh ! les pierres précieuses s’enfouissant et les fleurs ouvertes », dit Rimbaud au tout début des Illuminations. Le langage de la Poésie n’est-il pas comme l’écrivait Pierre Reverdy5 :

« sur l’écran glacé d’un horizon qui boude
ce fin profil de fil de fer amer
si délicatement délavé
par l’eau qui coule
larmes de rosée
les gouttes de soleil
les embruns de la mer »

ou encore, selon Yves Bonnefoy6 :

« Ce papier mince, et par endroit si mince que dissipé, déchiré, parce que c’est la même matière-limite qu’autrefois on appelait l’âme »

Comme mon ami et moi dans notre ultime échange, la poésie nous aide à franchir la frontière qui entre les mots et les choses, comme entre nous, prend cette forme nouvelle de « fil de fer amer » ou de « papier déchiré ». La poésie nous unit en même temps qu’elle nous aide à nous séparer : c’était comme si, naissant, nous devions perdre ce que nous avions appris pour gagner cette connaissance nouvelle d’un monde qui n’a jamais été, qui devient. Quelque nostalgique qu’elle soit, la poésie, fût-elle élégiaque comme sans doute le meilleur d’Apollinaire, regarde vers ce que ce poète appelle « l’autre bord »

« Et notre amour aussi se mêlait à la mort
au loin près d’un feu chantent des bohémiens
un train passait les yeux ouverts sur l’autre bord
nous regardions longtemps les villes riveraines ».7

A quoi fait écho René Char (dans « Les temps épars ») lorsqu’il dit :

« Faire un poème c’est prendre possession d’un au-delà nuptial qui se trouve bien dans cette vie, très rattaché à elle, et cependant à proximité des urnes de la mort ».

Ainsi ce que Rilke appelle « l’ouvert » est le monde que voient ceux qui ne séparent pas la vie de la mort. La poésie ouvre le tissu du langage. Par ces trous, le langage nouveau laisse passer ce que Rilke appelle « le pur, l’insurveillé » et aussi « le regard vers l’avenir ». Car les mots libres, les mots défaits de la signification partielle où ils nous tiennent enfermés avec eux, créent le sens élargi de tout le possible

« Elle est retrouvée
Quoi ? L’éternité », dit Rimbaud.

Ainsi pouvons-nous dire d’un poème qu’il n’est à tout instant que le dernier souffle de quelqu’un : les mots qui le forment atteignent à l’épuisement d’un élan presque démesuré par lequel et dans lequel il plonge comme ce fameux plongeur de Paestum que nous identifions à une courbe qui traverse l’espace et le temps. La poésie s’écarte du langage installé par un effort particulier d’affranchissement : il n’est pas jusqu’à la période oratoire d’un Bossuet en plein classicisme, sous la surveillance étroite d’un ordre qui associe l’Eglise et la Cour du Roi au culte de la clarté, sinon de l’évidence, qui n’échappe d’une certaine façon à son objet en le projetant dans « l’autre monde » d’une construction musicale où l’infini de Pascal vibre comme un corps.

Ecoutons plutôt -le lancement de la fameuse oraison funèbre pour Henriette- Marie de France, reine de Grande Bretagne :

« Celui qui règne dans les cieux et de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté et l’indépendance, est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois et de leur donner, quand il lui plait, de grandes et de terribles leçons ».

C’est ici le rythme qui ouvre la langue à l’immensité d’une réalité qui invite l’homme au dessaisissement de ses maigres pouvoirs. Les mots ne subissent aucun effet de déplacement : ils disent bien ce qu’ils disent, mais ils se plient à la loi d’une harmonie supérieure.

Rimbaud fait-il autre chose ?

« J’ai embrassé l’aube d’été. Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombre ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit…/…En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps… »

L’inanimé reprend vie dans un murmure. Entre le Dieu de Bossuet et l’Aube de Rimbaud, c’est l’immensité de l’autre monde qu’il faut sentir, son corps prenant corps dans le souffle de celui qui le dit, jusqu’à sa retombée.

Le poème, fût-il en prose, fût-il enfermé dans les limites d’une culture, d’un moment culturel, introduit à une forme de totalité à la fois ouverte et contenante : une intimité retrouvée avec le monde.

Certes « l’œuvre pure, comme le dit Mallarmé8, implique la disparition élocutoire du poète qui cède l’initiative aux mots » ce que confirme à sa façon René Char « Eclair et rose en nous dans leur fugacité, pour nous accomplir, s’ajoutent »9. L’accomplissement passe par la liberté rendue au mot dont Octavio Paz10dit de son côté :

(il) se lève
il marche
sur un fil tendu
entre le silence et le cri
sur le fil
du dire rigoureux.

Le poète écoute ce que lui dicte le mot, qui n’est presque plus un mot sur « l’âme blanche de la page » – précise Paz – mais le revenant d’un autre monde.

Comment ne pas penser à Victor Hugo et à son expérience spirite de Jersey, lorsqu’il interroge sa fille morte Léopoldine. Peut-être pouvons-nous créditer la poésie d’un pouvoir de « recouvrance », comme on disait autrefois, tel que celui qu’on accorde dans la plupart des cultures, à la contemplation mystique. La poésie a cette vertu de la prière qui lui fait nous rendre présent ce qui nous manque et que notre mémoire ne suffit pas à ranimer dans notre corps. Les énumérations des comptines n’ont-elles pas déjà ce pouvoir quelque peu magique de relancer en nous, dans une continuité rassurante, le sang d’une vie qui nous donne à craindre que, comme le fil des Moires ou des Parques, elle ne soit coupée. « Orléans, Beaugency, Notre Dame de Cléry, Vendôme, Vendôme » en disent beaucoup plus que la géographie ou même l’histoire qui s’y trouvent évoquées. Le courant de la vie dans sa répétition reprend forme et cependant c’est la scansion des mots qui en crée la dynamique musicale, car ce qui s’en va doit aussi être traversé, ainsi qu’il revient à la langue de le faire et singulièrement à la poésie.

« Sous le pont Mirabeau coule la Seine, faut-il qu’il m’en souvienne » retourne la fuite du temps dans un sentiment de permanence qui, comme le pont, parvient à l’enjamber : « les jours s’en vont, je demeure ». La disparition de ceux qui nous sont chers occupe notre pensée dans une pénombre de souvenirs que n’éclaire parfois qu’une image, remontée de ce fond commun (fait de détails) avec l’enfance et que nous retrouvons, comme Gérard de Nerval dans :

« Un air très vieux, languissant et funèbre
qui pour moi seul a des charmes secrets »11

C’est sur le temps dont nous aimons secrètement l’effusion que la poésie nous permet de jeter un pont, nous aussi, entre ce monde et l’autre monde, entre notre parole silencieuse et le silence parlant de ceux que nous n’avons qu’en partie perdus. Or ce pouvoir nous est donné. Nous nous murmurons des chansons sans paroles qui en disent plus que tous les discours. L’enfant qui ne voit plus sa mère la réinvente ainsi avec les moyens du bord. C’est un poète – non pas seulement un rêveur mais l’acteur d’une restitution vivante – on pourrait dire une résurrection – qui défie le monde des fantômes : que serions-nous devenus, si nous n’avions appris depuis longtemps à faire de tant d’absences, non seulement autour de nous mais en nous, ces présences qui nous font vivre. La poésie rend justice d’une absence que ne comble pas le langage et elle en fait ce que nous avons vu : d’une béance – le monde dans lequel nous tombons jusqu’à la mort – une ouverture, cette « libre sortie » de Rilke que nous cherchons toujours.

Elle est retrouvée !
Quoi ? L’éternité
C’est la mer mêlée
au soleil.12

Le secret de ces vers nous reste sans doute en partie inaccessible. « De joie, dit Rimbaud, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible ». D’emblée le poème brouille les pistes. Que faire d’une éternité qui ne serait que cela : l’exaltation de l’eau et de la lumière dans une mer consubstantiellement unie au soleil comme Dieu et le Verbe. Et pourtant c’est de la retrouver avant de la reconnaître que nous en éprouvons en nous l’étendue : En si peu de mots nous sommes enlevés. Mais où ? Nous nous souvenons assurément d’avoir été pris par ces ensoleillements marins qui nous semblaient revenir de si loin qu’ils nous portaient au-delà du temps et du corps étroits, ou de cet esprit ratiocineur, dans lesquels nous nous sentons enfermés.

« Là tu te dégages
et voles selon. »

comme dit plus loin Rimbaud. Nous redisons ces vers graves, naïfs et -puisque le dit l’auteur- « bouffons », comme on marche la nuit en répétant le nom des étoiles, comme si nous les retrouvions. Sommes-nous vraiment de ce monde ou de l’autre ? Et si je dis « l’autre », ou si je dis comme notre poète : «  je est un autre », en sais-je davantage sur moi ou sur l’autre que sur la terre et le ciel ? « Science et patience », s’amuse encore Rimbaud vers la fin du poème sur le ton de Montaigne : « je sais que je ne sais pas grand-chose » – alors l’éternité ! Pourquoi pas la poésie de notre mort, les morts perdus et retrouvés d’une langue qui a peut-être été la nôtre, ou le sera ?

La force qui s’attache à son jaillissement condamne la poésie à cette fragilité qui renvoie la pensée à un murmure de source, à ce balbutiement de nouveau né qui pourrait être aussi bien celui du mourant. Car l’idée d’où vient le poème se dessine d’abord en creux dans le corps du poète. Elle prend la forme d’une perception qui ne prétend pas comprendre le monde, ni même le prendre dans sa réalité convenue. C’est un son ou une vue détaché d’un ensemble inconnu, peut-être perdu et qui s’impose en étranger, et dont pourtant quelque signe, émanant de si loin, n’est pas sans évoquer la communauté d’une appartenance. Ainsi, le visiteur, si souvent dans les cultures traditionnelles, est-il reçu comme le messager d’une intimité peut-être un moment égarée et qui, de là-bas où on l’avait laissée, revient. Quelle trace d’un au-delà re-présenté dans sa familiarité vient ici visiter le poète ?

Hölederlin, de s’être perdu sur le chemin du divin, nous revient ainsi un moment parmi les hommes :

Arrive, feu !
Nous sommes avides
D’assister au jour
Et, l’épreuve aussitôt
A travers nos genoux accomplie,
Se devine le vacarme dans la forêt…
Nul, sans ailes, n’a le pouvoir
De saisir ce qui est proche
De plain-pied
Et passer à l’autre bord.13

Mais n’est-il pas jusqu’au théâtre classique – tel celui de Racine – dont le rideau narratif s’entrouvre pour laisser passer le chant d’une poésie – quelques fois appelée pure – qui aura pu être la visite improbable et pourtant depuis longtemps attendue de ce que le psychanalyste Masud Khan appelle « le soi caché ». Ainsi dans Andromaque, lorsque Racine dit :

« Dans l’Orient désert quel devint mon ennui » la musique donne à l’espace cette configuration d’un ailleurs qui rompt avec le fil de l’histoire, et de son récit, et c’est une suspension comme dans toute mort. On pense à un théâtre de l’intime. Loin du « moi haïssable » que notre auteur janséniste partage avec Pascal. Loin des discours académiques. On aperçoit le grand Racine dans l’exil sans doute impossible de sa vie la plus secrète. Il faudra Rimbaud pour pousser la réalité de l’exil poétique jusqu’à l’emprisonnement dans son désert d’Abyssinie, là où les mots ne seront plus que des pierres et des armes. Cette coïncidence peut nous éclairer ; la poésie confronte l’homme à une vérité dont les mots de la langue si bien apprise tendent à le séparer. Une musique de la perte inscrite dans l’orient de la naissance comme dans l’occident de la mort résonne sous la peau du poème : le corps et l’âme se rejoignent sous le moi, dans cette profondeur des mots errants, visiteurs de l’aube ou du soir qui esquissent la forme sans forme d’un au-delà, ou d’un en-deçà qui ne parle pas mais peut-être au loin, si loin, chante.

Mais qu’est-ce qui se cache derrière la poésie sinon ce que nous découvrons la nuit en regardant le ciel ou, dans cette présence-absence de l’autre, alors qu’il est là et qu’il s’en va ? Comment en effet ne pas penser à ce que, devant l’ami sur son chemin de mort et bientôt immobilisé dans une figure difficilement adoucie du néant, je ressens dans mon propre corps ? Comme la mer qui se retire, penser mon ami découvre une étendue si proche du désert qu’il me semble qu’elle n’est faite que de souvenirs, comme d’autant de mirages auxquels s’accrocher.
Pourtant ce qu’a été cet ami me revient d’une autre manière que si je n’avais fait que l’enregistrer sur la surface étale d’une absence. Il m’apparaît non pas comme l’étoile ou la galaxie suspendue au-dessus de moi, ou le beau texte d’un livre dont ma bibliothèque s’illustrerait. Il m’apparaît à l’intérieur d’un espace qui me contient, plus proche du livre que j’écrirais, que j’écris, et qui n’existe encore en moi que dans le mouvement qui le fait. Cette commune appartenance qui nous associait au monde nous associe toujours à ce qui, au-delà de chacun, se constituait comme une intériorité beaucoup plus grande que celle de nos deux moi. Au-delà même du « soi caché » de chacun, c’est bel et bien où la poésie nous emmenait que nous nous retrouvions, non pas seulement dans l’objet de notre rêverie mais dans l’acte même de rêver qui fait partie tout aussi bien du corps et de l’esprit, et qui n’est pas qu’une pensée, comme l’a montré Bachelard, mais une volonté et un geste. La poésie transforme celui qui l’écrit et celui qui la lit, ou l’entend, par le fait même qu’elle l’emmène dans cet ailleurs qui est toujours la place de l’autre, quelque lien qui nous unisse à lui. C’est une illusion, comme le montre Montaigne, de s’appartenir entièrement. L’amitié fonde la présence de soi à soi sur une expérience qui, comme celle de Saint-Augustin dans sa relation à Dieu, fait de l’invisible altérité le moteur d’une participation au monde. La poésie nous recentre dans le monde en y convoquant le plus intime de notre intimité, ce voyage paradoxal avec l’autre. Comme l’amitié, elle va chercher l’autre jusqu’au fond de nous. Elle sollicite ce qui échappe à notre conscience et ce qui se dissimule si bizarrement dans ce que Christian David dans son dernier article appelait « l’étrangèreté » de notre corps. Car c’est aussi notre exil ordinaire de nous sentir hors de chez nous, lorsque, par une mise à distance délibérée, nous réduisons le monde qui nous entoure à un « environnement », alors qu’il est aussi notre peau et peut-être même davantage.

Mon Jeune homme participait de cette campagne où je vivais comme, non pas tant dans la camaraderie du voisinage, que dans cette extension du corps à un village et à la terre où se tissent des liens pour ainsi dire organiques. Or n’est-ce pas, jusque dans la mort d’un ami, la réalité retrouvée d’une forme de communauté physique, matière humaine émergeant des pensées et même des sentiments, comme si la chair, telle une terre, tremblait dans ses fondations ? Quelle voix remontant de ces profondeurs me parle, et de qui, et de quoi, alors même que la terre s’ouvre, alors même que le corps se disloque si loin, et pourtant si près, alors même que le Jeune homme, tombé de sa montagne de feu sous les balles d’une armée libératrice, annonce et prophétise à sa façon le mélange des mondes ?

Oui la poésie nous ouvre à ce monde qui pour être « nôtre », n’en est pas moins aussi l’autre monde, ce visiteur inattendu, ce prophète venu d’ailleurs, cette voix d’outre-tombe qu’interrogeait Victor Hugo et que Rilke attendait au château de Muzot, quand l’ange de l’invisible lui dicta ses Elégies.

Mais ces grands noms de la poésie ne doivent pas nous faire oublier que l’acte poétique est un acte aussi simple et pourtant riche en complexité qu’un dessin d’enfant. Dans un atelier d’écriture que j’animais il y a quelques décades, des adolescents exclus de l’école écrivaient des poèmes qui m’étonnaient tout autant qu’eux. Portés sans même le savoir par le désir d’aller au-delà de la langue, et à coup sûr de la situation fermée où ils croupissaient, ces « mauvais élèves » accédaient à un autre monde que celui dans lequel, tout en y errant, ils se sentaient emprisonnés. Ne sommes nous pas tous, un jour ou l’autre, les mauvais élèves d’une vie qui ressemble à « l’Orient désert » de Racine ? Comme dans la dépression, nous nous laissons porter vers la mort, sans vouloir lui laisser prendre en nous la place qui lui revient, qui est celle de l’étranger, notre « soi caché ». Comme les morts viennent un jour éclore en nous, il faut bien pourtant que notre propre mort nous habite, la même où, dans l’amour, nous touchons à cette frontière du pays qui nous rappelle à la fois le nôtre et lui tourne le dos. Des passages que l’effraction amoureuse ouvre ainsi, telle chez les mystiques la percée de l’extase, nous sont donnés par la poésie. Il est probable que cela vient de son origine physique. Le poème a pris sa forme d’une perception qui ne prétend pas comprendre le monde, ni même le prendre dans sa réalité convenue d’objet offert à la connaissance et qui, une fois remis à sa place, servirait au poète de repère sinon de guide ? C’est un son, une vue, la sensation d’un toucher qui, détaché de l’ensemble où il aurait pu ou dû se situer, s’impose en intrus, alors même qu’un signe, venu de si loin, n’est pas sans évoquer quelque origine retrouvée et cependant aussi difficile à délimiter que le souvenir dans un roman de Modiano. Notre corps en sait plus long sur nous que nos longues études. Il prend l’espace et le temps dans leur corporéité partagée, puisqu’il en est fait. N’a-t-il pas déjà vécu dans un corps qui n’était pas le sien et qui pourtant le produisait dans une gestation où, comme dans le fameux poème de Baudelaire intitulé « Correspondances »

« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ».

Notre connaissance du monde et de soi dans le monde s’est-elle nourrie des lointains symboles qui éclairèrent la nuit de notre vie d’avant la vie ? C’est sans doute le fil d’Ariane que dévide dans son labyrinthe, notre vie même, relancée de si loin par les images sonores et visuelles, que la poésie retrouve sous et entre les mots, comme entre les pierres le ruisseau d’une eau déterminée à suivre son cours.

Ainsi donc, si la poésie prend tout son sens dans le dernier échange que nous pouvons avoir avec celui qui s’en va, comme on dit, dans l’autre monde, c’est qu’elle y opère selon sa nature. N’est-elle pas en effet cette sourcière – et sorcière à sa façon – qui, pour avoir fracturé la couche apparente du langage, s’applique à en retrouver la dynamique originelle, retrouvant par là-même ce que, pour grandir, nous avons dû sacrifier de notre plaisir, quand il nous fallut sortir de ce bain où les mots n’étaient encore que musique. Et par sa capacité à nous offrir un tel retour, ne pourrait-on penser que cette poésie nous facilite le nouveau passage auquel nous contraint non seulement la mort dans sa radicalité mais la vie, sans cesse appelée à son propre dépassement dans la rencontre de l’autre, ne fût-il que l’ombre encore projetée de soi-même sur l’écran du monde.

Car nous ne cessons guère, y compris dans notre désir de nous approprier les choses, ou les mots si souvent devenus des choses, de tenter cette « sortie » qu’il se peut que nous jalousions aux animaux, aux amants, et peut-être même à nos morts dont l’expérience nous effraie autant qu’elle nous fascine : nous voudrions que notre moi et le monde, ce monde dont il nous a fallu nous détacher pour nous sentir plus libres et plus forts, se retrouvent au bout du compte, et c’est ainsi que nous tentons d’en faire la conquête, de le coloniser, y compris tout justement par le langage qui en fait une projection de notre pensée. Mais nous savons bien que même la connaissance objective de notre corps, son appropriation raisonnée, ne nous le rend pas assez proche, loin s’en faut, pour que notre esprit s’y reconnaisse comme tout à fait chez lui. Nous sommes jetés hors de ce paradis comme de ce ciel étoilé dont la physique ne nous permet pas – malgré ce qu’elle nous en apprend – de nous sentir les enfants plus ou moins prodigues.

Or c’est bien à la poésie qu’il revient de nous faire sortir, comme les anciens juifs de la terre de Pharaon, du rude pays de l’exil. Sortir pour rentrer au pays du « soi caché » qui est fait de la même matière que le monde et qui inexorablement y retourne. La poésie nous fait faire ce travail que l’amour dans sa folie et la mort dans son désordre nous imposent. C’est par la nuit d’une parole délivrée que nous retrouvons la lumière sans nom, telle qu’elle vibre en nous, ne fût-ce que par le lent passage où nos morts s’en vont et nous reviennent. Chaque fois notre souffle de vie nous emmène où il veut et nous le suivons. De même nous suivons des airs, des mots devenus comme chez Homère des oiseaux, et la parole parle presque sans nous, petits et grands poètes que nous sommes.

Le vieil homme et le jeune homme autour desquels j’ai fait voler mes oiseaux se sont envolés autour de moi, autour de vous, mais, comme les mots qui n’arrivent à l’intérieur de la parole que pour l’enlever au-dessus de la langue, ils nous prennent sur leurs ailes et nous font nous perdre au loin sur les cimes du silence aux sombres arêtes.

L’un de ces mots tout justement me revient, qui me montre la chair retrouvée dans l’ombre, comme si c’était de l’esprit revenu de son éclat au grain terreux de l’origine. Quel champ de blé chante au plus bas, à la racine de la racine, sous l’eau brouillée de l’enfance, là où commence le mot « pain » qui dit « le pain » ?

Je reprends le mot au temps de la guerre, lorsque le pain était rare comme le sont les amis. Nous le mangions avec respect. Nous l’avions connu fort et abondant. Il n’était plus qu’une ombre grise. Si je redis son nom, ce qui me revient n’est presque plus un mot mais la matière foisonnante, et à la fois pauvre dans sa nudité, qu’on attribuerait plutôt à quelqu’un.

C’est que nous devons passer par dessus le mot « pain » pour aller chercher les soleils du blé coupé, battu et écrasé, dont, sous la croûte fermée, s’avance doucement la pâte aussi lente et durable que l’air, quand nos mains devant nous lui donnent fièrement sa forme.

Nos morts sont notre pain.

La poésie, par les temps difficiles où il manque, redonne au pain sa présence presque divine.

Il y a pour nous au-delà des mots un autre monde : l’air que nous modelons toujours plus loin devant nous, jusqu’aux amis qui se font rares, les morts mêmes, et c’est avec tous ceux-là que nous marchons sous le ciel étoilé et dans la nuit de nos poèmes.


1Histoire de la nuit.
2Les matinaux.
3In L’art et la lyre.
4In Une figue de paroles et pourquoi.
5En 1959 dans Sable mouvant.
6Rue Traversière 1978 «  à propos de Miklos Bokor ».
7Le Guetteur mélancolique.
8In Variations sur un sujet.
9In La bibliothèque est en feu.
10Jours ouvrables.
11Les petits châteaux de Bohême.
12Une saison en enfer Alchimie du verbe en Délires II.
13Poèmes traduits par André Du Bouchet, Paris, Mercure de France, 1963.

J.-P. Bigeault, juin 2015