Notre diable, notre pacte avec le diable

Laïcisé depuis sa disparition officielle (à la fin du XVIIe siècle, quand les procès en sorcellerie ne furent plus qu’un mauvais souvenir de l’Inquisition), le diable n’a jamais manqué de refaire surface. Fluctuat nec mergitur (il flotte mais ne coule pas), telle pourrait être sa devise ! Le mouvement romantique ayant pris le relais de la tradition religieuse, il n’est pas jusqu’à Goethe qui n’ait fait une place à Méphistophélès dans sa philosophie de la nature. Et plus près de nous (du côté de la psychiatrie : Esquirol 1838, Charcot 1862, et de la psychanalyse : Freud 1883), la science elle-même ne s’est-elle pas employée à redorer le blason d’un personnage que le caractère irrationnel de la croyance dont il avait été l’objet avait fini par déconsidérer ? Cette science, en effet, n’a pas hésité à faire du diable la métaphore de ce qui s’est trouvé assimilé à « la part maudite » (Georges Bataille) de notre psychisme : l’inconscient – pour l’appeler par son nom dans cette construction qui l’oppose à la conscience – voire les pulsions elles-mêmes (qui d’ailleurs, pour l’occasion, ne sont plus les vices opposés aux vertus) et – moins distinctement sans doute – ce que Freud a appelé « la pulsion de mort », entité contestée qui reprend à bien des égards l’aspect tour à tour terrifiant et séducteur d’un démon originaire.

Et c’est ainsi qu’en délivrant les anciens « possédés » de cet étrange occupant qu’était jusque là le diable (tel qu’on le voyait encore à l’époque chez les hystériques) la jeune psychanalyse est venue réintégrer « l’autre » dans le sujet lui-même, lui renvoyant ainsi, à travers le miroir de sa névrose, l’image de sa propre division intime.

Mais, comme l’arroseur arrosé, la psychanalyse s’est à son tour (et encore tout récemment : Michel Onfray) trouvée diabolisée ; car à force de suspecter l’unité de l’homme (et donc sa bonne conscience tout autant que sa bonne foi), elle est devenue suspecte de destructivité. On l’a accusée de réinstaller l’irrationalité sur le trône d’un diable faussement destitué. On a voulu voir de l’occultisme dans sa pratique quasi magique, et on l’a assimilée à une religion dont les prêtres fonctionneraient à la fois comme des exorcistes et des sorciers.

Ces accusations font ressortir des errements endémiques dans cet espace psychanalytique entrouvert entre le mythe, la théorie et les jeux rituels du transfert et de l’interprétation. Mais il n’en reste pas moins qu’une autre vérité traverse ce mouvement de dénigrement haineux : quand le malade a les meilleures raisons de ne pas vouloir guérir (et c’est bien ce que lui demande sa névrose), il n’a plus qu’à accuser d’obscurantisme celui qui le soigne. Tant il est vrai que le thérapeute, contaminé par la nuit du royaume des ombres, s’avance lui-même en aveugle tel le devin Tirésias. Le diable n’est pas loin !

Ainsi, au moment où les concepts de la théorie freudienne se sont infiltrés dans le discours mimétique, il est de bon ton d’attaquer la psychanalyse non seulement comme une secte (qu’il convient a minima de contrôler), mais comme une de ces philosophies dites « philosophies du soupçon » dont l’une des caractéristiques essentielles est la négativité.

On n’aime pas le « négatif ». On l’aime encore moins quand remonte, avec telle ou telle crise (supposée aujourd’hui essentiellement économique), la dépression d’une société qui se croyait délivrée de sa violence (après les guerres du dernier siècle) et qui la retrouve dans les coulisses mal éclairées de sa démocratie. La vieille recette revient au goût du jour : plutôt casser le thermomètre que regarder dans les yeux la morbidité de ce diable totalitaire qui sommeille et aussi se réveille dans le lit de chacun.

Pour conjurer le Mal, on déclare à tout va qu’il faut être positif, productif, intelligent, beau et riche comme les dieux du stade d’une certaine Allemagne alors enfin débarrassée de ses parasites (y compris au passage les livres de Freud).

Il va de soi qu’on se méfiera par-dessus tout de « l’obscure clarté » d’une pensée qui se cherche en tâtonnant, car le diable – assure-t-on – va se nicher dans les spectres qui sont des ombres (les clandestins, par définition), des figures hybrides (des enfants capables de tuer), des mélanges de matières incertaines (errance et communauté) et toutes les idées « troubles » qui leur ressemblent.

On éduquera donc, on jugera et on assignera à telle identité dans la clarté retrouvée des critères objectifs, si possible chiffrés. Car, comme chacun sait, on ne joue pas avec les chiffres qui donnent à l’expert ses lettres de noblesse ! Comme le fait le préposé de « La colonie pénitentiaire », on sollicitera enfin du condamné la condamnation du conflit kafkaïen où il se débat dans un combat douteux. Ce diable du doute (cher à Montaigne) n’a-t-il pas assez perturbé le bon ordre et la bonne conscience des bons apôtres de la « servitude volontaire » (repérée par La Boétie) ?

Et pourtant, force est de voir que ce qui se crée n’échappe à la répétition mortifère que de s’aventurer hors des sentiers battus et même ensoleillés !

Et, en effet, s’il se trouvait que l’éducation, plus sensible à l’intelligence des passions (comme le recommande le philosophe italien Remo Bodei1) – y compris cette violence chaque jour un peu plus diabolisée et qui est bien de l’homme même –, s’employait à en faire quelque chose, comme en leur temps les pédagogues les plus inventifs, ne verrait-on pas que l’éducation doit passer un « pacte avec le diable » comme Faust ?

Car faut-il rappeler que l’éducateur n’éduque que d’inscrire son action autorisée (capable de « faire autorité » au sens étymologique du mot) dans la réalité de la vie qui reste claire-obscure et tortueuse et même souvent évasive au milieu de nos principes droits comme des cadavres.

« Il reste à faire le négatif, disait Kafka, le positif nous est déjà donné. » Ainsi, la poésie nous révèle-t-elle le creux de la parole – sa faille ou son manque – derrière le plein de mots, et aussi bien au cœur du désir l’inquiétude du sens qui nous porte à connaître.

1 Remo Bodei Géométrie des passions. Peur, espoir, bonheur : de la philosophie à l’usage politique. Paris, P.U.F., 1997.

Jean-Pierre Bigeault
in Cahiers de l’EFPP N°14 – p.17-18 – Automne 2011