Oserais-je dire à propos de ce cher monde trop souvent frappé d’hystérie et d’aveuglement ce que mon grand âge m’a permis d’entendre sans sourciller à la fin d’un excellent dîner entre amis ?
C’était une femme qui, approchant l’âge de la retraite tout en conservant, il est vrai, bien des traits de sa jeunesse, déclara sans ambages : « eh bien moi, je n’aimerais pas qu’on n’eût plus envie de me mettre la main aux fesses ! »
Cette pensée fut débattue. Dans un monde où les fantasmes ont vite fait de rejoindre les passages à l’acte, la violence d’une caresse serait-elle, comme on le martelait en effet dans les milieux bien-pensants, la marque définitive de l’esclavage féminin ? Les femmes de notre joyeuse compagnie s’étant mises à soutenir la candidate aux effleurements, les hommes se réjouirent tout en s’inquiétant. Ils avaient l’air, à 60 ans, de ces femmes qui, à 40, se croient vieilles et commencent à rêver de virginité.
Je m’attelai dès le lendemain à démêler cette sombre affaire. Je me dis d’abord : « le désenchantement du monde aurait-il sonné le rappel des religions du Salut ? Car fallait-il en effet punir les fesses et les mains baladeuses pour en finir une bonne fois avec « la domination masculine » ? Etait-ce vraiment par là qu’il fallait commencer ? C’est que je voyais pointer le retour des radicalismes et autres intégrismes pénitentiels. Les vieux démons de la « pureté » allaient-ils reprendre du poil de la bête ? Car enfin, le dérapage de quelques malappris – ce bon vieux mot qui mérite qu’on le sorte des placards scolaires – valait-il qu’on assimilât tous les hommes à ces obsédés de la fesse qu’avaient trop souvent été quelques tyrans – nationaux ou domestiques, voire de chastes prélats ? Car oui ! n’était-ce pas, d’un coup, toute la tristesse du monde – contre laquelle s’était levée notre joyeuse camarade – qui revenait encore une fois menacer la vie au nom même de la vie ? Quant à la répression du mâle (puisque c’était le mot) identifié au Mal – et tout particulièrement du Mâle blanc – était-il si simple de la justifier par le fait que l’esclavage et la colonisation avaient été historiquement menés, comme d’ailleurs la guerre, par des hommes ?
Voilà donc, me dis-je, une pensée syncrétique, ou je ne m’y connais pas ! J’avais beau chercher, mes ancêtres paysans étaient sagement demeurés sur leurs terres et, quant à moi, je n’avais jamais levé la main sur une femme, fût-ce en rêve. Etais-je donc véritablement un mâle, tout blanc que je fusse par ailleurs ? Mais certes, dans ma jeunesse, j’avais « couru après les filles », expression consacrée qui dit bien ce qu’elle veut dire : que les femmes en effet sont appelées à « se sauver » devant l’insistance de ces garnements qui, à défaut de se prendre pour Tarzan, s’autorisent tout de même à exhiber quelque chose de leur désir. Mais cela me rappelait de bien plus tristes souvenirs. C’était, à l’âge des frasques que je viens d’évoquer, les célèbres « missions » que lançait la Sainte Eglise pour le rachat des pécheurs. Les morales instituées, voire politisées – sous Vichy – n’y allaient pas par quatre chemins : bon grain d’un côté, ivraie de l’autre. Ces raccourcis me rappelaient les fascinations totalitaires qui avaient fini par plonger le monde dans la guerre et ses atrocités. Ainsi, plutôt que d’en rire, la condamnation ex-cathédra du « mâle blanc » me ramenait-elle à un passé de désolation. Etrange retour par ces temps redevenus moralisateurs où la dénonciation des Juifs, des Arabes et des Blancs dominateurs se justifie d’une clairvoyance retrouvée.
Quand une pensée collective se met à désigner d’autorité une catégorie de coupables, quel psychanalyste ne se demanderait pas si les accusations portées sur « les autres » ne servent pas d’abord à protéger les accusateurs d’un mal qui les ronge ? Il fallait bien qu’à travers les Mâles, ce fut en effet la sexualité dont, sans le dire, on rouvrait le procès. Car la sexualité portait en elle, non seulement la question des différences identitaires mais, comme l’économie elle-même, celle de sa puissance et de l’usage qu’on en fait. N’était-elle pas devenue l’objet imaginaire d’une liberté plus ou moins dévergondée : fruit défendu, figure géométrique des positions académiques ou anarcho-fascisantes, bombe ou, à tout le moins, grenade plus ou moins familiale, et enfin machine à fabriquer Dieu dans la fange originelle…
Quand, dans un tel micmac, les vierges de service ne pensent plus qu’à la maternité, fallait-il encore que les mâles s’avouent conquistadors à l’assaut des bons et doux sauvages ?
Cette bande dessinée disait, selon moi, une vérité difficile. Elle mettait en images la pulsion agressive là où précisément cette pulsion joue à se cacher : dans l’amour, fût-ce le plus grand et y compris dans les relations homosexuelles1 et même maternelles. Sale temps pour les artistes ! Sans doute, s’en tenant à la brutalité qui en reste la version réputée bestiale, oublie-t-on un peu vite que la violence et la vie (racine indo-européenne « vi ») sont intimement associées. A telle enseigne que cette donnée à laquelle n’échappe pas l’homme – si « animal supérieur » soit-il – justifie spécifiquement l’éducation en tant précisément qu’elle vise à faire de cette association une force maîtrisée.
Enfin donc, et pour enfoncer un peu plus le clou freudien, ne fallait-il pas se convaincre qu’après la fameuse – et il est vrai parfois malheureuse – Révolution sexuelle, un processus de refoulement plus ou moins collectif était en marche. Il s’en prenait aux pulsions agressives – supposées exclusivement masculines – pour en finir une bonne fois avec « le divin plaisir » et ses accointances douteuses avec la violence. Ainsi, d’une certaine façon, le procès de la sexualité dénonçait le pire pour attaquer le meilleur ! Ou comment l’angélisme reprend ses droits sur cette pauvre humanité faite de pièces et de morceaux. Ou encore, comment substituer le Saint Esprit de la French-théory (d’ailleurs revisitée) à la malice d’un être humain à la fois composite et tendancieux ?
J’en étais là. Fallait-il donc en revenir au Péché originel par ces temps où la Nature et l’Animal menacés nous arrachaient des larmes ? Et quant aux femmes qui avaient repris leur clitoris en main, fallait-il cependant les condamner à se remettre au vieux travail de l’innocence, fût-ce en se retirant de la « foire aux hommes » ? Après tout, les pauvres victimes de la violence avérée n’en montraient-elles pas le chemin ?
Ainsi donc, comment redire, après tant d’heureux rapprochements entre les hommes et les femmes, que les combats de la séduction, cette sorte de chasse, intéressaient tous les sexes qu’on voudra, sans que, pour autant, l’homme qui est un « loup pour l’homme », fût, en tant que mâle, le premier et le seul amateur de « gibier ». La vie humaine, comme toute vie, n’est-elle pas un jeu avec son destin ambigu ? Aussi bien, la « petite mort » dans la jouissance amoureuse, n’est-elle pas au mieux, la victoire symbolique partagée d’une prise sur la vie et qui ne tue personne ?
Mais, arrivé là, je me suis dit qu’en effet, cet art de l’amour appelé aussi « érotique » restait une marche vertigineuse au-dessus de ce qui, par-delà les plaisirs, petits et grands, relève, qu’on le veuille ou non, de ce qui reste « l’angoisse humaine ». « Faire l’amour » est aussi, comme la séduction elle-même, un jeu de capture qui vise la réciprocité et ne trouve assurément sa légitimité au bout du compte que dans le partage. Ou bien c’est une violence dont rien ne dit d’ailleurs que la femme en soit la victime exclusive. Car bien des viols échappent jusqu’à la conscience dans le désordre relationnel parfois le plus banal. Et n’est-ce pas en effet comme la tristesse d’un monde où l’on évite de penser que les machines à faire de l’argent exercent aussi sur les personnes la violence dominatrice anonyme d’une fausse libération ?
J’en arrivais là : la plus grande et la plus insidieuse des dominations – la plus exemplaire aussi – ne se cachait-elle pas derrière son ombre ? Le mâle franco-américain n’avait-il pas bon dos ? Ne servait-il pas à dissimuler l’empire d’une économie dévorante et son idéologie passe-partout ? Un train peut en cacher un autre. Quant à la grossièreté des hommes et l’attachement des femmes aux stigmates de la force, ne procèdent-elles pas le plus souvent d’une même misère en forme d’aliénation ? Une lutte politique contre les misères sociales devrait commencer à l’école, si nous acceptions véritablement que la scolarité soit d’abord éducative comme d’ailleurs elle le proclame. Car le Monde, fût-il approché sous l’angle de la production économique, doit d’abord être appréhendé comme une relation entre des personnes, puisque nous sommes en République.
Je me souvenais aussi : sous les bombes, autrefois, par temps de guerre, il fallait bien tenter de vivre. Les hommes et les femmes étant ce qu’ils étaient, il arrivait que l’amour fût plus fort que la violence du monde et que ses modestes enchantements nous rendent, non seulement nos corps, mais nos âmes.2 Ainsi donc fallait-il ré enchanter ce monde plutôt que de le jeter avec l’eau du bain, bébé mal aimé ; se souvenir que les corps humains sont appelés à l’aide, quand précisément les esprits se perdent dans les idées-choses de la grande machine à penser.
Ainsi, tout vieil homme que je fusse et aimé d’une femme que j’aimais, la joie de vivre me semblait aussi importante que le pain dont j’avais manqué à l’époque. L’attirante beauté des femmes comme celle des hommes illumine le monde et elle échappe plus d’une fois à certains de ses codes comme à son exploitation trop souvent éhontée.
Et quant à la violence des hommes et des femmes (car les formes de ces violences, si différentes soient-elles, renvoient aussi bien à une domination subie), il serait assez naïf de croire que les lois et les règlements en viendront à bout. Elles ne diminueront significativement que si la culture dont nous nous réclamons cesse elle-même de nourrir la violence en l’instituant comme une force de la vie tant sociale que professionnelle. A la violence des maîtres répond en effet celle des esclaves.3 Ce jeu voulu par la grande machine à la fois moralisante et destructrice de l’attention à l’autre par la fascination des choses et des exploits4 doit être dénoncée. Les violences des riches comme celles des pauvres se répondent. Elles relèvent d’une perversion sociale connue (en tous cas par les sages de tous les temps) et la plupart du temps acceptée. La suffisance des dénonciations théoriques et leur arrogance font partie de cette violence contre-productive ; s’il s’agit véritablement de défendre le bonheur, il serait grand temps de rechercher les chemins calmes au milieu du bruit et de la fureur de celles et ceux qui vendent leur vérité au prix du mal qu’ils dénoncent.
Et je pensais à la Psychanalyse à la fois si omniprésente et déniée dans un monde qui préfère les morceaux de la mise en pièces à la tentative de cohérence d’une pensée. Elle n’est qu’une vérité qui se cherche et cependant elle a aussi tendance à confondre ses hypothèses avec des certitudes. La violence ne l’épargne pas. Toute science, ou présumée telle, ne tombe-t-elle pas à son tour dans tel ou tel piège de l’inconscient, fût-il paré de chiffres ? Reste le cheminement de la recherche semblable à une vie. Une politique gagnerait tout autant à donner l’exemple d’une démarche en quête. Elle se fixerait l’objectif moins minimaliste que celui qui consiste à s’occuper des effets sans soigner les causes. Les pouvoirs symboliques, comme ceux de la pensée, ne devraient-ils pas tout aussi bien s’interroger sur les forces qui les produisent ? Et ainsi, l’amour de la Nature, aujourd’hui à la mode, n’est-il pas une simple consolation comme cela arrive à l’Amour ? Ne risque-t-il pas d’être emporté par la violence des appropriations ? Et quant à la sexualité elle-même, qu’on lui demande trop ou pas assez, le danger qu’on lui fait courir n’est-il pas le même ? Le Monde a besoin aussi de nous échapper pour que, remis à sa juste place, il nous inspire plus de tendresse que sa capture. Et aussi bien les femmes vis-à-vis des hommes que l’inverse, et les femmes entre elles et les hommes entre eux.
Quant aux fesses de notre amie, elles brilleront, pensais-je, comme le font au soleil les pierres de Lune.
C’était encore une fois mon âge poétique qui parlait. Je m’étais rapproché des arbres. Ils me faisaient rire dans ma barbe et je les caressais. Ah ! les caresses. Sourions avec les feuilles. Les murmures de l’amour ont-ils eu raison de ma violence ?
Jean-Pierre Bigeault,
1er octobre 2021