« Or de là où les choses s’engendrent vers là aussi elles
doivent périr selon la nécessité »
ANAXIMANDRE
Certainement c’est l’intérieur de soi, à bas bruit psychanalytique, qu’ « on tue un enfant »1. Mais on tue les enfants, ailleurs, chez les pauvres, à la campagne, dans la banlieue blafarde, dans cette frange dévoyée de l’amour maternel qui déporte la folie des femmes à la frontière démoniaque d’un autre monde !
Même le discours (scientifique) a réussi ce tour de force : projeter l’infanticide hors de son cercle dans une région de l’innommable où il y aurait perte de sens, alors même que tant de mythes et la simple observation en font voir, sous l’infaillible rite, une théâtralité quasi ordonnée, une liturgie de la déraison.
Ou n’est-ce pas que « l’infanticide – comme tout le monde s’accorde à le dire ) n’est pas un crime comme les autres » ?
Plutôt qu’une scène ou la pièce toute entière d’une farce2 ou d’une tragédie aux dimensions tantôt domestiques tantôt métaphysiques, l’infanticide apparaît comme le lieu d’une représentation presque sans images, et en cela nous pourrions dire de ses « loges »3 qu’elles sont aussi vides que celles d’un théâtre après que les acteurs et les spectateurs se sont évanouis.
L’infanticide – une fois qu’on a compris que les effroyables « faits divers » qui en assurent le remplissage ne servent qu’à l’épurer de sa réalité terrible – serait mieux défini si on le comparait à la totalité d’un espace voué à la vision quasi déserte (à la presque pure conception de l’idée) d’un « acte » dont l’agent lui-même ne serait que le voyeur rentré en lui par effraction.
En ce sens ou pourrait dire que le crime, quelque réel qu’il soit, participe d’une réalité plus proche de celle d’un souvenir voire de celle d’un rêve. Si bien que le criminel s’y tient comme un spectateur arrivé après le pièce et qui, faite d’en appréhender directement l’intrigue ou le simple argument, s’attacherait à en construire le support scénique (cette matérialité dépouillée de l’acte sans histoire), l’infanticide consistant dans cette conscience à peu près vide et cependant s’éveillant à elle-même, comme, à une « autre vie » le défunt ou l’enfant.
L’enfant de l’infanticide répond à l’exigence de cette conscience obstinément mais sourdement décidée à se voir naître ou renaître. L’imbécilité compulsionnelle du meurtrier témoigne du caractère impérieux (sinon assuré) de cette décision. Ainsi, le voyeur pour entrer dans ce qu’il croit avoir vu (sans jamais en avoir acquis la certitude), répète avec frénésie l’édification du lieu d’où il verrait ce qu’il ne voit pas, posant aussi que « l’objet » doit disparaître au seul profit de son regard.
Dans la psychose puerpérale comme dans l’éducation familiale et ses prolongements, le « crime » obéit – mutatis mutandis – à une même économie pseudo théâtrale : la mère et l’instance pédo-productive qui en prend de tous côtés l’imposante relève ne font que dresser l’estrade ou l’autel de leur conscience perdue-retrouvée. L’acharnement mécanique du meurtre comme celui des pédagogies donne la mesure de cette nécessité où se trouvent les « auteurs » de l’enfant de le viser jusqu’à sa possible disparition afin qu’en tous cas leur vision (du guet à la surveillance) et le grand oeil qui l’élabore4 s’ouvrent et s’élèvent en eux.
Les meurtriers d’enfants sont ressenti depuis longtemps ce besoin de rouvrir pour leur compte une matrice qui serait enfin le contenant de leur moi, le théâtre de son spectacle. Une société puéricultrice comme la nôtre n’échappe pas à la psychose de sa dépossession psychique, et on peut ainsi comprendre que plus elle s’occupe de l’enfant et plus il lui faut, dans cette occupation même (obsédante comme une passion), nier l’objet qui la possède et se reprendre en le possédant.
le paradoxe de l’infanticide tient en cela que l’enfant y figure à la fois le symbole d’un éveil de la conscience ou d’un réveil de la conscience dans un organisme en partie vidé de ce qui constituait (autrefois ?) son « image de soi », et le symbole de la perte de cette conscience absorbée comme dans un miroir. C’est donc vers une problématique du paradis et de la Chute que nous conduit l’infanticide mais dans la circularité d’un enchaînement implacable où fonctionne envers et contre tout (et par-dessus ou par-dessous les rationalismes « libérateurs ») « la Faute » – puisqu’il faut l’appeler par son nom.
On comprend mieux que le crime s’accomplisse dans l’obscurité d’un espace psychique qui n’a sans doute de la détérioration mentale que l’apparence trompeuse. Le meurtrier rentre dans son théâtre comme un voleur qui ne peut s’emparer de la scène et de la loge du voyeur que si elles sont vacantes. Car il se souvient bien assez de la pièce !
Et si l’infanticide contribue ainsi au règlement de la faute originelle ou faute sexuelle de l’origine, c’est que l’enfant témoigne de ce qui s’est passé dans un commencement sordide et triomphant où les « auteurs », bricoleurs invétérés, ont bel et bien failli faire sauter la planète.
Les meurtriers de l’enfant ont certainement assisté, du plus profond de leur stupidité minérale, à ce printemps de la divinité, à l’insondable jouissance cosmique dont le branle-bas s’est répercuté jusqu’à eux. Ils ont certainement vu ce qu’ils ne devaient pas voir et ils n’ont de cesse de le revoir en s’appliquant, dans le même geste, à en lier et à en délier l’image.
La « débilité » des ces « pauvres filles » plus ou moins bretonnes, ou de ce militaire vendéen ou de ce curé lorrain – qui fendent de leur cortège franchement rustique la foule civilisée de notre société éducative – aurait-elle plus d’un tour dans son sac ? Mais nos doctes constructeurs d’enfants ne se chauffent pas d’un autre bois !
Ils ont vu mieux que personne la fameuse violence originelle : leur pauvre air d’oiseaux sans becs, l’indulgence affichée jusqu’à la mièvrerie de leurs yeux qui flottent, la scientificité délavée de leurs discours, témoignent de cet effort d’édulcoration de la vie pas où tous ces faux doux avouent assez qu’ils en connaissent la cruauté.
Aussi bien n’ont-ils rien de plus pressé, comme les héros du fait-divers (fût-il monté en graine mythologique!) que de revenir à cette image qui les poursuit. Car l’enfant leur re-présente à la fois cette image et le lieu d’où cette image doit être extraite pour que, sous le prétexte de l’instruire (de le construire), émerge enfin dans sa pure potentialité de « contenant » le théâtre (enfin nettoyé!) du monde adulte. Ainsi l’infanticide développe-t-il un espace de rationalité productive sur les ruines de ce fantasme de « nature » qu’attise encore un peu l’enfant dans l’esprit de son constructeur-destructeur.
Et voilà pourquoi, par delà les registres, nous pouvons assimiler la machinerie meurtrière la plus rudimentaire et des stratégies illusoirement sophistiquées qui, pour être pédagogiques, n’en sont pas moins l’expression contournée d’un appareillage destiné tout ensemble à la « mise en scène » et à l’abolition de cette « scène » évoquée par l’enfant.
Sous cet aspect on dira que l’éducation moderne avec ses rituels désacralisés (et cette pauvreté initiatique qui la caractérise) n’exalte la position de l’enfant (promu sujet du progrès sur lequel se fonde son idéologie) que pour le soumettre à sa perspective désincarnée (un profil de carrière!) – élaboration d’un regard essentiellement narcissique où l’objet ne compte plus que comme support d’un moi meurtri.
Les coups de ciseaux de la mère qui, dans un ordre aberrant, dessine et efface à bout portant le corps de son enfant ne visent bien souvent rien d’autre.
La destruction de l’objet – soumis à la pseudo-rigueur d’un système qui le propulse au centre aveugle du désir – réarme le bras déchu du meurtrier, sinon, comme il espère encore, sa conscience vacillante. Mais c’est en vérité que la décision de tuer l’enfant ne lui vient, comme dans les sacrifices traditionnels, que d’instances dont il subit le commandement5.
Tant il est vrai que l’aveuglement d’une conscience qui substitue sans le savoir un désir à un autre n’obéit plus qu’à un destin fixé par les dieux !
Et ce n’est pas le moindre paradoxe de notre rationalisme éducatif qu’il se débatte, au nom d’une culture désemparée, dans une aliénation peut-être plus lourde encore que les « dressages » d’antan.
Car l’enfant, objet d’un regard qui ne le traverse que pour revenir à cette société quasi orpheline (qui le dévore des yeux), disparaît de la scène où ce regard l’inscrit et qui est celle précisément d’un désir interdit.
Ainsi dirait-on qu’une société qui ne se remet pas de « la mort de Dieu » tente à la fois de se refaire un destin dans sa pédophilie « propre » (nettoyée à la lessive scientifique) et de s’affranchir de l’image incestueuse qui structure ce destin. En posant son objet éducatif hors de la sphère pulsionnelle, à distance en particulier du « désir de mort » qui hante pourtant la conscience de cultures moins expertes à discourir sur l’inconscient; en isolant l’enfant de sa réalité et de la réalité de ceux qui le font, cette société fonctionne dans l’abstraction d’un univers qui se défend d’être ce qu’il est.
Les meurtriers d’enfants ne savent pas davantage que leurs coups, lorsqu’ils s’abattent sur une ombre, sont l’envers et donc l’équivalent de ce qui les attache inexorablement à leur victime. Et faut-il dire que l’ombre en effet – qui n’est pas sans rappeler les morts-nés dont s’effraya le Moyen-Age6 – s’étend aujourd’hui sur l’enfant à proportion de cette menace que fait aussi peser sur lui la légitimation de l’avortement. La royauté de l’Enfant peut toujours s’augmenter de ce qu’induit le statut (quantitatif et qualitatif) d’une jeunesse plus ou moins hypostasiée, cette royauté n’est plus ce qu’elle était!
Si bien que l’ambivalence sociale à l’égard de l’enfant prend les proportions d’un conflit où la haine de l’adulte à l’égard de son jeune séducteur se développe à raison même de cette séduction et en des termes où la « réalité » (du désir de mort) vient soutenir le fantasme.
A telle enseigne que, tout comme les meurtriers d’enfants, la société qui pourrait dire avec le curé d’Uruffe « il y a quelque chose en moi que je ne comprends pas » ne s’acharne à « éduquer » sa progéniture que pour ignorer (refuser) ce qui l’attache doublement à elle : un désir, qui, sous le couvert même de l’idéalisation conduit à une fusion tellement régressive que l’amour s’y fait peur à lui-même, et n’a plus qu’à se déguiser en hystérie éducative; et un autre désir – où affleure le sadisme et qui, toujours trouvant plus ou moins à s’institutionnaliser dans un cérémonial, débouche sur le sacrifice laïcisé des mises au pas militaire ou scolaire où s’accomplissent ce que, parlant d’Iphigénie et de son père, André Green a appelé des « noces de mort »7.
Entre les Bacchantes et Agamemnon s’opère ainsi, d’une misère à une espèce de gloire, du HLM déclassé à l’école obligatoire de Jules Ferry, un infanticide ordinaire qui – dans sa version moderne en tout cas – ne dit même plus son nom !
Le lieu théâtral de l’infanticide s’estompe dans la nuit des légendes qui ont fait long feu. Déjà vidé par essence de toute représentation, il se vide une deuxième fois de cette forme étrangement creusée dans le désir humain où prend pied la conscience. Ainsi peut-être passe-t-on – pour ce qui est de la conscience moderne – d’une modalité de malheur à une modalité de désespoir. Le lieu théâtral de l’infanticide n’est plus que ruine au milieu du mythe démythifié. On a tout compris mais rien ne nous comprend plus. Monstrueux fait-divers, l’infanticide-dont-on-parle associe contradictoirement la banalité événementielle et un prodige d’ailleurs démodé. Il a le statut néo-bourgeois de l’objet surréaliste qu’environne – au point même de le permettre – un décor rationnel. Ainsi réduit à une aberration que ne soutiennent plus les dieux, sans référence à la sacralisation sacrificielle qui en démontrait collectivement la démesure orgiaque aussi bien que l’émergence à peine voilée d’un calcul8, débarrassé facticement de son imaginaire comme si, une fois son cauchemar interprété, la conscience du rêveur demeurait seule avec elle-même, l’infanticide peut infiltrer le monde entier des relations de l’Homme avec son Enfant.
Et cette infiltration – qu’organisent les forces conjuguées du refoulement chrétien (où le filicide théologique prend les allures plus séculières d’un fratricide) et de la réduction rationaliste – prive de son inquiétante vigueur la dynamique originelle de « la génération » (ou mise au monde), sans parler de la dynamique du conflit de ce qu’on appelle aussi « les générations ».
Tant il est vrai que le lieu théâtral de l’infanticide auquel rituellement l’Homme fut longtemps convié par les dieux (et l’est encore dans les sociétés qui pratiquent l’initiation) – lieu vide de son propre plein (cette image fascinante des origines) – pourrait aussi, sous certaines conditions, s’associer la représentation active d’un passé dans le présent d’une création.
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Une théorie de l’infanticide devra donc trouver sa place à l’intérieur d’une théorie qui rende compte des phénomènes quasi cosmiques de la création de l’enfant.
Car l’enfant, véritable corps astral dans l’immensité du firmament psychique (y compris le plus apparemment désert) ne naît pas d’un processus univoque – entièrement favorable ou défavorable – comme la bonne ou la mauvaise étoile de nos rêverie sur le destin.
Une astrophysique de la génération humaine – s’allégeant des restrictions mentales qui nous fabriquent des morales (toujours) plus soucieuses de bonne conscience que de lucidité – reste à inventer.
En l’attendant, nous savons qu’à l’échelon individuel l’enfant procède d’une rencontre où le conflit des différences intervient comme un moteur certainement plus originaire que l’harmonie des conjonctions. Dans le monde des désirs la guerre justifie l’amour, sinon l’inverse.
Nous savons qu’en même temps la mère ne « produit » l’enfant qu’au terme d’un processus où la fusion appelée « symbiotique » ne débouche au moins physiquement sur la mise au monde qu’à raison de se heurter à cette force contraire dite d’expulsion, soit une agressivité (quasi ou pré-infanticide) qui conditionne ni plus ni moins la « sortie » de l’enfant.
Il ne saurait à cet égard y avoir de naissance sans l’intervention d’une violence originelle. Et cette évidence bio-psychologique devient très vite une évidence éducative : le sujet ne se construit qu’au prix d’un « abandon » minimal, et ce que les psychologues ont pointé sous le terme de « séparation »9 renvoie à un mouvement parental où le rejet tient sa place. Les mythes dits ‘de la naissance du héros » nous en apprennent là-dessus beaucoup plus que les manuels de puériculture pour qui l’enfant, scientifiquement aimé, échapperait à la « haine » de ses éducateurs.
Mais c’est oublier que l’enfant « excède » naturellement ceux qui l’aiment: il les excède non seulement par sa vitalité débridée mais, dès le départ, par la surcharge de sens qu’il donne au Désir de l’Homme; ouverture si vite refermée, toute puissance renvoyée à ses limites – puisque mettre qu monde un vivant, c’est aussi mettre un terme anticipateur à sa propre vie, signer en quelque sorte par avance son arrêt de mort. Et aussi bien l’enfant – agresseur de cette imagerie (si vite refoulée dans une idéologie de l’enfant-sauveur!) s’emploie-t-il à réveiller – précisément chez ceux qui l’aiment – une hostilité dont le bénéfice peut encore lui revenir. Car qu’est-ce que l’autorité – quelque justification qu’on en donne par ailleurs – sinon cette hostilité potentiellement bénéfique que l’éduqué demande (aussi) à l’éducateur pour se tenir à bonne distance de son amour et de sa haine. Dans le rejet qu’elle réitère – comme en faveur d’une deuxième naissance – l’autorité délimite un « dehors » (qui n’est vertes pas un « nulle-part ») et on pourrait dire que l’éducation (au sens étymologique du mot), cette « sortie » seconde, constitue un « abandon » doublement nécessaire mais qui ne se légitime aussi bien que de « remettre l’enfant au monde », soit donc de lui ouvrir un autre espace que celui-même où se joue entre les partenaires le combat toujours trop singulier de l’hostilité des personnes.
Ainsi, ce que nous avons appelé « l’infanticide éducatif » correspond-il à la dérive d’une telle hostilité (potentiellement bénéfique), lorsque, méconnue dans son principe, elle prend une revanche dans ces formes régressives où l’autorité se met à jouir de son excès comme de son manque, au lieu de tracer entre l’adulte et l’enfant les nécessaires limites symboliques d’une séparation.
De la famille à l’école une véritable « mise au monde » de l’enfant impliquerait donc que les conditions institutionnelles de l’autorité éducative soient réarticulées avec les conditions d’une authentique créativité.
Car seul l’éclatement de la vie justifie le retour d’une violence naturelle telle que celle qui se manifeste au coeur du nécessaire procès de la séparation.
Mais la réinvention des institutions pédo-productrices appelle que le modèle fonctionnel d’où elles procèdent soit lui-même revitalisé. Une théorie de l’éducation réinsérée dans une théorie de la naissance – qui réintégrerait elle-même l’infanticide comme tout à la fois sa condition et sa limite – est ainsi devenue d’autant plus nécessaire qu’une dynamique de la mise au monde ne se dégage pas – bien au contraire – d’une problématique de la production.
Dans cette perspective on dira que la Famille et l’Ecole modernes ont tout à apprendre de ce qui, en elles continue de fonctionner sur le mode inavouable de l’exclusion de l’enfant. « Mettre au monde » et « sortir un produit » ne procèdent pas du même mouvement centrifuge puisque, dans le premier cas, le « sujet » n’échappe à sa condition d’ « objet » que si son auteur en vient à l’imaginer lui-même comme « autrui » à part entière et, pour cela, s’en débarrasse paradoxalement comme d’un intrus, le renvoie à une origine censée (déjà) lui appartenir (du jour de cette naissance tous les jours répétée où il va commencer), l’expédie vers un avenir réputé libre, c’est-à-dire insaisissable, si bien qu’au bout de cette « expédition » se dessine en filigrane latin le « ad patres » d’une sale idée !
Quel producteur demande à son produit d’être ainsi – dans l’ambiguïté d’un désir qui contient sa perte – son propre père ? Une théorie de la mise au monde, en reprenant les éléments complexes de cette destructivité essentielle, ne permettrait plus de confondre les auteurs et les producteurs, surtout quand les auteurs font une oeuvre appelée à devenir auteur à son tour. Et en associant à la destructivité la créativité singulière du poète qui consent ainsi à « l’échappée » du poème (car la maîtrise du créateur n’est pas le tout de l’oeuvre!), elle indiquerait un lien qui ne lie plus depuis longtemps l’institution éducative avec elle-même : car sa violence séparatrice tourne à vide chaque fois qu’elle oublie que son « enfant-poème » peut aussi l’ « inspirer », la tirer loin au dehors des limites de sa machinerie, la déborder d’un secret qu’elle a voulu et qui pourtant (fût-ce à elle-même tout justement!) ne se livre pas…
C’est donc à retrouver sa « fonction initiatique », à mieux articuler « l’infanticide symbolique » d’une exclusion avec le désir sans cesse repris de la « mise au monde » ou inclusion (d’ailleurs elle-même symbolique), que l’institution pédo-productrice pourra devenir pédo-créative dans une société qui vise à la fois l’intégration et (en cela plus ambitieuse que les sociétés traditionnelles) la liberté subjective
Il reste que « changer de modèle » pour une Famille et une Ecole tiraillées entre l’autoritarisme sans image de sa bureaucratie et le pédocentrisme d’un espace éducatif sans étendue (réduit à un point fixe comme une obsession) appelle une conversion profonde : se détourner d’une idéologie qui constitue les institutions (par opposition aux personnes) en instances supposées solidement unifiées dans l’univocité morale de leur destination. Car ni la Famille ni l’Ecole ne sont bonnes – ni d’ailleurs mauvaises – par essence : leur identité même n’est qu’un leurre si on la rapporte à la figure simplifiée que leur fonction « privilégiée » dessine.
Une structure créative ne l’est-elle pas en effet qu’au prix du risque qu’elle prend de ne plus savoir « qui elle est » vis-à-vis de ce qu’elle crée (de celui qu’elle crée) puisqu’aussi bien c’est ce « créé » qui la crée elle-même ? Il y a là, au coeur de la structure, une potentialité de folie même qui la définit certainement beaucoup mieux que la sempiternelle référence à la pureté (ou à la malignité) de ses intentions.
« Changer de modèle » en matière d’institution éducative, c’est d’abord retrouver qu’il existe une « impureté » dans le mélange de la raison pédo-productrice, une faille par où le « système » pourrait s’engouffrer et l’enfant de l’infanticide avec…
Rien ne se crée d’un sujet pour qui la fracture – toujours vue comme venue d’ailleurs (fût-ce d’un lieu de soi « mauvais » et précisément projeté sur l’enfant) – n’apparaît pas comme ce gouffre où se trouve le monde de la mise au monde.
Le modèle sacrificiel auquel renvoient tous les grands mythes de fondation et de formation contenait sans doute ce vide immense, l’installait au centre de la pensée alors que nos mythologies de la production (relayées par celles de l’élucidation explicative) n’en font plus qu’une défaillance de la Raison, une Crise.
De la jouissance mal vécue des auteurs coupables (devenus tueurs d’enfant) au plaisir de créer des poètes (tombés fous comme d’une grossesse divine) s’ouvre l’abîme de l’infanticide.
Sa théorie serait une passerelle jetée par-dessus pour servir de fil à une traversée qui, au lieu d’en recouvrir l’étendue, s’efforcerait d’en maintenir à distance les deux bords vertigineux.
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Il était une banlieue… L’infanticide occupe faussement un espace du dehors. On voit bien que l’organicité souffrants de la banlieue soutient le système de la raison urbaine une fois que sa déchéance éclate au soleil.
L’infanticide étant le meurtre des commencements, il fleurit de ces démembrements de jeunes corps rendus au déchirement des matrices dont s’honorent les hommes dès qu’ils se mettent à construire (à penser) « un peu sérieusement ».
Il faut que jeunesse se passe !
Aussi bien, ce rapport des auteurs au lecteur prend la forme ici de l’espace concentrique où les premiers (pâles princes!) balancent à la jeune figure du second la juvénile incongruité des images par où le livre (qui reste à écrire!) commence. Ce livre naît de ce démembrement renvoyé à la déchirure.
Tout ce qui commence dans l’esprit – fût-ce la plus dérisoire des idées – passe par cette violence de tout ce qui, dans les images, reflète encore la violence organique des commencements.
« Mettre aumonde » c’est aussi revenir sur les lieux du crime !
Une ville – une pensée sagement construite – reviendrait si souvent à son origine que sa blessure de plaisir d’être au monde s’ouvrirait dans ses jardins.
Un père, une mère, des écoles s’aimeraient d’avoir osé aimer. Les jardins de cette ville seraient aussi les cimetières rigoureux et secrets du passé – ce qu’on appelle sa culture, sa violence à peine radoucie. Un jour on y enfermerait les enfants. Un autre jours, les forains y plantant leurs manèges, la fête éducative se mettrait à tourner sur les siècles enfouis, sur les mises au monde décolorées.
Mais la couleur du sang de la naissance reviendrait parmi les cris et les rires. Notre théorie serait rouge dans le matin trop blanc.
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1. S. FREUD, « Jean Martin CHARCOT », GW I 21-35. Trad française Résultats Idées Problèmes, tome I, P.U.F. 1984
2. A Uruffe (en Lorraine), le 1er décembre 1956, l’abbé D. éventra sa maîtresse, Régine, qui attendait un enfant de lui. En ayant ensuite extrait le foetus, il le baptisa avant de le tuer à son tour.
3. Serge Leclaire, On tue un enfant, Le Seuil, 1975.
4 Cf. à propos des manécantries subventionnées par Gilles de Rais, Georges Bataille, Gilles de Rais, J.J. Pauvert, 1965.
5. Agamemnon et Abraham là-dessus se retrouvent ! Voir André Green, Un oeil en trop, les Editions de Minuit, page 213.
6. voir Charles Didier, Faut-il baptiser les enfants ?, Editions du Cerf, 1967. Lire aussi quant à l’hypothèse d’une culpabilité collective relative à l’avortement, l’excellent article de Laurent Dispot « E.T. sur le divan » in Le Matin, 01.12. 82.
7 voir André Green, opus cité
8. On se reportera, pour éclairer cette articulation (économique au sens d’une économie psychique) entre la démesure de la dépense et la mesure (ou son simulacre) de la Raison calculatrice à l’oeuvre de Georges Bataille et en particulier : la part maudite, les Editions de Minuit, 1949.
9. Sur la valeur de la séparation en tant qu’expérience fondamentales et potentiellement constructive, on pourra lire en particulier Winnicot D. W., « La position dépressive dans le développement affectif normal », De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, Paris, 1969.
Jean-Pierre Bigeault
In Le Bloc-notes de la psychanalyse, n°7, 1987