Du roman pédagogique

« La théorie n’empêche pas d’exister »1 et même – pourrions-nous ajouter – bien au contraire! Car la théorie regarde en secret une scène plus ou moins muette dont elle ne feint même pas d’être le théâtre : saurait-elle montrer en effet ce qui se montre à elle pour ainsi dire malgré elle, ce qu’elle ne met pas en scène et qui pourtant la traverse comme le silence ou la lumière le paysage construit d’une cathédrale ou celui d’un état d’âme devenu pensée !

Et aussi bien la théorie, comme tous les autres monuments, donne justement sa chance à l’existence en tant que celle-ci la porte au-dessus de l’inertie et, on peut le dire, au-dessus de la mort qui s’inscrit en elle, dans l’immobilité de son discours.

Si bien que la théorie dit ce qu’elle dit, faux-semblant et faire-valoir de ce qu’elle ne dit pas et dont pourtant elle procède comme le conscient de l’inconscient.

En éducation ce double jeu de la Théorie – (que nous distinguerons désormais par son grand T) ou grande théorie, ou théorie théorétique – s’entrevoit dans un ballet dont je considère encore (ou déjà) les quatre protagonistes s’avançant par couples au devant de ma lunette – car n’éduquant plus à part entière (comme je l’ai fait pendant longtemps et davantage!) je ne suis plus qu’un spectateur de l’éducation, et de la théorie que j’en ai sortie – ou cru sortir – et que nous appellerons petite théorie ou théorie de la pratique.

A y regarder de plus près les quatre piliers d’une (mienne) Théorie de l’éducation seraient ma propre vie se faisant (y compris ce déjà fait à refaire) ou « autobiographie » de l’éducateur, puis « l’institution » que j’inventai, puis ce qu’on montre parfois des enfants à l’occasion d’une fête ou « production » (de mes élèves) et enfin oui! ma « théorie » de la pratique telle un dessin d’adulte à exposer en haut lieu par une journée de pluie épaisse et universitaire.

Ma « théorie » de l’éducation s’élancerait donc sous mes yeux avec « l’institution » et elles formeraient ensemble en effet une paire de « choses éducatives » dont il faut bien que – plus ou moins – je sois l’auteur. De leur côté « l’autobiographie » (de l’éducateur) et la « production » (des élèves) pourraient y aller de leur pas de deux comme justement deux soeurs – soeurs espiègles qui nous attirent à la limite de la théorie et de l’institution, tout à la fois du côté des discrètes alcôves et des joyeusetés démonstratives ; et on peut ajouter qu’elles ne collent certainement pas aux auteurs comme la peau aux os (à la manière des « choses éducatives ») mais plutôt comme l’âme et le corps, comme l’homme et la femme, comme le sujet et l’objet – ce qui fait qu’entre elles aussi, « autobiographie » et « production » se lient et s’entretiennent de bien curieux rapports où assurément l’existence a pris le pas sur la théorie.

A moins que la théorie, qui montre et démontre, qui donne et ordonne, ne contienne (comme l’institution, sa grande soeur un peu gauche!) ou ne retienne – dans le sens de retenir une bête un peu farouche rien qu’en détournant la tête (ce qui n’empêche pas de ne penser qu’à ça!) – le secret des deux vierges folles…

Aujourd’hui, avec la distance, j’écrirais donc une Théorie de l’institution des enfants qui serait tout aussi bien une institution théorétique de l’éduquer et dont le principe tiendrait en quelques mots : toute construction éducative n’est-elle pas qu’une tentative de réécrire l’histoire (la sienne bien sûr!) mais sous la forme spécifiquement oedipienne de ce que Freud appelle « le roman familial ». Pour un grand public mon « roman pédagogique » développerait en parallèle deux récits : celui d’une éducation que j’aurais – comme on dit – « reçue »et celui d’une éducation que j’aurais « donnée » (ou rendue) – comme on ne fait de cadeaux qu’à soi pour réparer l’éternelle insuffisance de ses origines. (Ainsi verrait-on sortir d’une quincaillerie où j’ai pratiquement vu le jour l’école que je fis naître un peu plus tard des fondations d’une abbaye déjà revisitée par les impressionnistes!). Tout cela serait simple jusqu’à l’apparition inopinée des « productions d’élèves », car on oublie souvent – dans les institutions, dans les théories, et un peu partout si on prend soin d’y regarder… – les enfants, les sujets (comme on dit) de l’éducation (peut-être par peur de dire qu’ils sont « sujets à »l’éducation et à plusieurs autres maladies) ; et je pourrais aller jusqu’à soutenir une Théorie de l’éducation qui prendrait ce problème de l’évacuation des enfants pour ainsi dire à bras le corps et qui conclurait rapidement qu’éduquer c’est énucléer l’enfant de l’éducation, c’est donc non seulement désenfanter l’enfant mais inventer un espace si plein d’enfant(s) qu’à la fin il n’en soit que plus vide, un désert célibataire aussi glabre que le gland sacrificiel du ciré d’Uruffe2 (ce prêtre footballeur aimé des enfants et des parents!).

Mais je peux encore arrêter cette Théorie avant qu’elle ne dévore le pédoncule de chair qui la relie non seulement à l’institution « comme je l’ai créée » mais à l’institution produite par les enfants – car dans une école, et même dans une école qui « comprend » ses élèves il y a une bataille de ceux-ci contre la compréhension de celle-là, et l’institution se découvre dans ce miroir pour ce qu’elle est secrètement – à l’insu même de l’auteur (pour ne parler que d’un!) dont l’autobiographie se cache encore sous son rideau.

Ainsi l’école de mes rêves réalisés – toute cautionnée d’une équipe de non moins réalistes rêveurs – il arriva que la grande liberté de parole engendra ce bien étrange – o décidément existentiel, comme dirait le Professeur Charcot! – discours d’enfants. C’était un film – qu’en « collectif » (avec d’autres adultes de l’institution) les élèves avaient entrepris de produire sur la marge naïvement institutionnelle et perverse à souhait de nos désirs d’amour. Il racontait une école – à s’y méprendre la leur, la nôtre, la mienne – comme ce lieu privilégié de la haine dont je me souviens qu’après un pélerinage au Struthof j’avais un jour auprès de mes collègues évoqué la honteuse image – pour que précisément « nous ne recommencions pas ». Ils nous donnaient à voir et mieux! ils nous donnaient à jouer le spectacle d’un camp de concentration où nous étions les kapos élaborant ce qu’ils n’avaient pas manqué d’appeler leur « solution finale ». Faut-il que l’institution par la bouche de ceux à qui elle donne la parole s’entende nommer du nom de mon propre père contre qui je l’avais inventée !

Appelant « l’autobiographie » à la rescousse, j’ai su depuis que j’avais vécu une enfance dans la terreur qu’ « il » me tuât – car l’ampleur du complot s’est découverte quand l’idée de ce désir de mort dont j’avais été l’objet a pu trouver sa place ordinaire entre la mise à mort des agneaux que nous élevions (mon père et moi) et le destin de Jésus, cet enfant bien mal récompensé pour avoir été le premier à l’Ecole !

Ainsi cela recommençait dans ma propre maison – et faut-il l’avouer dans mon propre coeur ! Car comme Jean-Jacques Rousseau je n’ai jamais trop guère aimé les enfant ! Eduquer, c’est faire un sort à cet agacement d’abord léger que les insinuations d’abord physiques, puis rapidement métaphysiques, de l’enfant provoquent le long de cette colonne spirituelle où s’articulent nos raisonnements d’adulte encore mal assuré ! Eduquer, c’est en finir avec ce chatouillement de nos certitudes que, sous l’effet conjugué de son effarement et de sa béatitude, le bébé – relayé longtemps par nos vieux élèves nous fait subir en grimaçant et en souriant jusqu’à ce qu’il ait enfin compris que la vie – comme le savoir – n’est ni un cataclysme, ni une plaisanterie mais une affaire d’intelligence et de courage, ou de plaisir et de liberté, ou de travail et de famille, ou même d’église et de patrie – car nos vertèbres axiologiques se fortifient du corset dont amoureusement nous bâtissons l’enfant !

Ainsi donc « l’école merveilleuse » s’échafaude comme l’autre – comme les autres – sur l’état de larve assez lovecraftienne où (comme la mienne) telle éducation manquée (ou réussie!) a circonscrit confusément le territoire de quelque immaturité. Elle s’est construite de ce sursaut quasi reptilien vers les paradis érectiles dont l’enfant, en me ramenant vers les bourbiers premiers, me montre malgré lui la direction. De l’autobiographie concordante à la théorie généralisatrice je pourrais faire mon affaire jusqu’à conclure encore une fois qu’il faut conduire le deuil de l’Ecole – comme de « l’enfant merveilleux »3 -et à quoi sert la Psychanalyse sinon à cette extraction des idoles aux pieds d’argile dont l’éducateur paludéen s’est voulu l’architecte !

Mais une théorie du « roman pédagogique » peut en cacher une autre dès lors q’elle fait passer du côté de « l’ancien testament » cette vieille menace de castration (dont l’antiquaillerie rime avec quincaillerie!) que toute invention éducative – idéalisante dans son principe – a pour but de renvoyer dans les ténèbres originelles avec les vieilles lunes ou ce que nous appelions – dans le commerce antérieur – les rossignols ! La Psychanalyse elle aussi – en tant que théorie reconnue du mystère dévoilé – contribue au tissage du manteau de Noé lorsqu’elle montre du doigt avec l’insistance qu’on sait un objet du délit qui n’est sans doute primordial en éducation qu’au titre d’une violence sans nom. Car « faire l’amour » à son élève (fût-ce par les jeux aseptisés de l’informatique!) de pénétrer l’adolescent et l’enfant – sans parler de l’adulte en position de formé-couché! – et il y en a tant d’autres de se livrer à lui comme à l’intromission de la nature ragaillardie dans notre culture… si’l s’agit d’une opération que le rapport de forces déchaîne aux limites de la prise libidinale, n’est-ce pas ce que nous lisons avec horreur tous les jours dans les colonnes – tendres jusqu’à la viscosité – où se bricolent monstrueusement les crimes de l’infanticide.

J’écrirais donc une Théorie de l’éducation où l’archaïque revisité descendrait beaucoup plus bas que les fondations encore visibles de mon école. La haine sortirait des salons voire des livings de la folie éducative ordinaire où la Psychanalyse, se perdant elle-même, aura pu la circonscrire à son tour, comme si, dès lors qu’il s’agit d’inconscient, toute théorie devient éducative malgré soi et renvoie le secret surpris à de plus stricts secrétaires.

Je n’échapperais pas à ce destin. Il me resterait à rameuter en moi – et dans ma culture – tout ce qui bave et éjacule subtilement, grossièrement, devant l’humiliation d’un petit d’homme, ou d’un petit homme, ou de l’ombre encore affaiblie de quelque brave animal – et considérer l’irradiation de ma pensée la plus éducationnelle par la vibration de ce que – dès lors que nous ne manions plus le hachoir musical de Gilles de Rais4 – nous nous contentons d’appeler des « fantasmes ». Oui! il faudrait faire ce travail psychanalytique – mais sans trop le dire et même en oubliant de le savoir – dans des conciliabules plus louches que les couloirs de nos discours où rien ne rôde (entre les clairs alignements de nos concepts) sinon l’idée toujours affadie de l’enfant qu’aucune chair ne hante (sinon toujours la sienne!) et alors même que le désir d’éduquer s’élève au dessus du « pot aux roses » (du petit Hans) comme le soupir éternel de l’esprit des maîtres qui ne pensent qu’à la pensée !

Mais le « roman pédagogique » laisserait-il passer entre les piliers de sa nef le soupir de derrière ce soupir, la chair pas triste de derrière ces livres mallarméens lus et sus, en quoi le sifflement de fouets très anciens pourraient encore être entendus sous le bruissement acide des admonestations de « celui qui sait » – quand il les distribue à la ronde de l’ignorance, à la fraîcheur stupide de la naïveté condamnée. Il faudrait à la Théorie cette force architecturale qui fait d’une cathédrale aussi bien désertée par l’idée de dieu qu’emplie de sa croyance le carrefour des sexualités expertes – ainsi qu’un tableau de l’enlèvement des Sabines où la vertu menacée se pare de l’attrait des corps qui en sont le rempart léger.

Une Théorie de l’éducation où la Psychanalyse serait entrée offrirait ces visions déculottées dont le rebondissement imprévu pourrait conduire de scabreux paysages tels qu’une Ecole où on apprendrait à oublier ce qu’on sait – et à la façon justement de ces temples qui conduisent à l’idée de l’Etre par le détour lumineux d’un vide où son absence confine à la densité, où l’alchimie de la chair tendre du nouveau né secrète sous d’inévitables déchirures l’émanation philosophale de son or déjà royal, car l’enfant naît aussi de sa mort délicieuse en nous.

En bref une Théorie de nos théories éducatives ressemblerait à l’existence – de Dieu, ou de la Nature, ou du bonhomme qui va faire de l’éducation (scions-scions) comme on fait du bois : on y verrait comme dans un tunnel – fût-ce même de nuit! – les deux bouts de ciel un peu moins épais qui sont l’entrée et la sortie de la pensée à travers les corps opaques, et seulement, lorsque son train illuminé le traverse, un aprçu des parois jusque-là muettes et aveugles.

Dans l’obscure forêt des pratiques (éducatives) il n’y a de Théorie qui éclaire que celle qui la déoupe – sans peur ni pitié – d’une retombée de pensée bûcheronne à la hache éclatante.

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1. voir Serge Leclaire, On tue un enfant, Le Seuil, 1975
2. voir Georges Bataille, Gilles de Rais, J.J. Pauvert, 1965.
3. Nous avons choisi de « déloger » l’infanticide de son non-dit culturel d’où le titre à la fois spectaculaire (doublement, si on admet l’hypothèse théâtrale) et déplacé (par l’effet de ce jeu de mots réparateur) de l’ouvrage en préparation : Les loges de l’infanticide !
4. Le grand oeil de ce voyeuriste dont la conscience serait toute entière dans la visée de l’enfant a été décrite par Michel Foucault, dans son analyse de l’institution carcérale et pédagogique dite panoptique. Voir Michel Foucault, Surveiller et punir, NRF, Gallimard, page 197 à 229.

On ne peut manquer de rattacher par ailleurs cette métaphore de la conscience (aux aguets dans la surveillance) à la culpabilité sépulcrale de CAIN: « l’oeil était dans la tombe… »

Jean-Pierre Bigeault
In Le Bloc-notes de la psychanalyse, n°7, 1987