IN ILLO TEMPORE

Le discours que livre la Presse de l’époque associe le plein et le vide de ce crime «hors série» (L’Aurore) qui «dépasse l’entendement» (L’Est Républicain) et «choque la Raison même» (Libération).

Car ce discours, non seulement colle au spectacle du crime et aux accidents des vies qui y conduisent, mais il épouse, pourrait-on dire, l’insaisissable réalité physique de ces corps détachés de leur chair la plus intime par l’effet d’une déchirure et d’un découpage qui semblent bien excéder la mesure d’un malheureux couteau.

Il s’ensuit que, tout à la fois compact et émietté, le texte, appelé à couvrir le crime se répète à l’infini de sa dispersion avant de sombrer à son tour dans cette sorte de béance immatérielle qui brille comme le désert de la nuit fatale, cet astre blanc et noir qui l’aspire  : le sidérant non-sens.

Poussière de la comète  !

Au premier jour, les faits – rien que les faits – s’avancent, muets, alignant les mots d’un récit en perte d’auteur.

[…]«Uruffe, petit village de 392 habitants, situé sur la route départementale rejoignant Colombey-les-Belles à la route N 60, a été hier le théâtre du plus effroyable des crimes qui émaillent l’actualité judiciaire. Une jeune fille de la localité, Régine Fays, 19 ans, employée comme décoratrice aux Verreries de Vannes-le-Chatel, a été découverte dans la nuit de lundi à mardi, vers deux heures du matin, dans le coté droit du fossé de la route menant à Pagny-la-Blanche-Côte, sur le territoire de cette commune.
Après avoir été tuée d’un coup de révolver, la malheureuse avait été éventrée et, circonstance horrible, elle allait être mère dans quelques jours, le cadavre de son nouveau-né gisait à coté d’elle. Le petit corps avait reçu un coup de couteau au cœur. Une croix de Saint-André était marquée sur son front et son visage était zébré de coups de couteau».[…]

(Le Républicain Lorrain – 5/12/1956)

Et dès le matin du deuxième jour, l’évènement tombe de son propre poids. Le village «  au ciel triste et bas  » dans lequel il s’enfonce sous la poussée de l’horreur résonne comme un théâtre antique du cri funeste de son curé  : «Je ne sais plus, je dois être un monstre».

«Oui  ! si impensable que cela puisse être, au début de la matinée d’hier, l’abbé Guy Desnoyers, 37 ans, curé du petit village d’Uruffe, a soudain cédé. Son système de défense consistant à affirmer sans relâche que l’arme du crime retrouvée chez lui, lui avait été confiée, à l’issue de sa confession, par un mystérieux criminel, a craqué tout d’un coup. Il y avait des témoignages et des évidences, et des faits qui étaient trop implacables. Alors, il a dit  :
“Oui, c’est moi. J’ai tué Régine Fays d’une balle dans la tête. Je l’ai éventrée. Et j’ai tué aussi notre enfant, qu’elle portait…”
Et il s’est effondré, la tête cachée dans ses bras sur une petite table de bois blanc».
[…]  «Au dehors, il bruinait. Devant le presbytère aux volets mi-clos stationnaient les membres du Parquet, des policiers, des journalistes. Le chemin boueux était gardé à chaque extrémité par des gendarmes. Ils devaient contenir la foule grondante de colère de ce petit village de trois cents habitants, frappés de stupeur.
C’est à midi, alors que la cloche de l’église sonnait l’heure, déchirant un silence pesant, que la porte du presbytère s’ouvrit à nouveau. L’abbé Desnoyers qui était arrivé en sanglotant, apparut cette fois, très calme. On le fit monter, accompagné d’un gendarme, dans sa propre voiture, une 4 Chevaux noire. Les policiers et les magistrats s’installèrent dans leurs automobiles. La sirène du fourgon cellulaire hurla. La reconstitution pouvait commencer.
Au passage de ce prêtre, auquel beaucoup d’entre eux avaient, dans l’ombre du confessionnal, avoué leurs fautes et demandé le Pardon, les habitants lançaient des cris de mort… » […]

(L’Aurore – 6/12/1956)

Mais la démesure du drame ne déborde pas que le village «paisible et sans histoire». De la Presse qui pense à l’Eglise qui prie, Uruffe s’empare de la Conscience instituée et la taraude de toutes parts.

L’évènement une fois circonscrit, il ne reste en effet au centre du crime qu’un abîme qui défie la Morale et les corps constitués. Leur fracture s’entend dans le silence.

Mais les faits, têtus, reviennent à la surface de l’opinion publique dont l’écho frémit sobrement sous les bonnes plumes. Car la porte défoncée du Bien est sous bonne garde.

Un rapport sans état d’âme, que traverse à égale distance – quoique en le surplombant de sa hauteur – l’Evêché de Nançy, occupe, à la page 9 du «Monde», une place à la fois discrète et significative  : le mépris de l’anecdote n’est plus de mise quand il y va de l’ordre moral !

Faut-il ajouter qu’un surcroît de pudeur y enveloppe la sexualité du prêtre, pourtant si peu que ce soit centrale dans cette affaire ?

[…] «C’est mardi matin qu’on avait découvert dans un fossé, à 3km500 du village d’Uruffe, où elle habitait avec sa famille, le corps affreusement mutilé d’une jeune fille de 19 ans, Régine Fays, qu’on recherchait depuis la veille.
Elle avait été tuée d’une balle de révolver dans la nuque puis éventrée, et l’enfant qu’elle allait mettre incessamment au monde avait été défiguré avec un acharnement abominable.
Régine travaillait aux verreries de Vannes-le-Châtel, où son père est également employé. La famille comprenait cinq enfants. A 18h15, lundi, elle avait été vue à l’épicerie d’Uruffe, où elle fit quelques achats. De là, elle gagna la sortie du village, se dirigeant vers Vannes-le-Châtel. Elle ne reparut pas. Inquiète, la famille entreprit des recherches, car la jeune fille, qui avait dû avouer qu’elle allait être mère, mais se refusait énergiquement à dire le nom du père, se montrait fort affectée. Aussi pensa-t-on tout d’abord qu’elle avait attenté à ses jours. A ses parents et aux habitants du village vinrent bientôt se joindre pour les recherches, qui durèrent toute la nuit, les gendarmes de trois brigades.
Le cadavre devait être découvert par le curé d’Uruffe, l’abbé Desnoyers, âgé de trente-sept ans. Le Parquet de Toul se rendit aussitôt sur les lieux et les inspecteurs de la brigade de Nancy, sous la direction du commissaire divisionnaire Pugnières, commencèrent leur enquête.
L’autopsie confirma que la jeune femme avait été tuée d’une balle dans la nuque. Puis l’assassin avait pratiqué ensuite sur sa victime une sorte de «césarienne», s’acharnant alors sur le corps de l’enfant et lui portant un coup de son arme au visage puis dans la région du cœur.
Régine avait été amenée en voiture à l’endroit même où elle avait été assassinée.
L’abbé Desnoyers parut tout de suite le témoin n°1 de l’affaire, car il était un familier de la maison des Fays. Près du corps, une douille de 7.35 avait été trouvée. Or les policiers, au cours de leurs investigations découvraient au presbytère un révolver du même calibre. Toute la nuit l’interrogatoire devait se poursuivre, étayé par de nombreuses auditions de parents et d’amis de la victime. Ceux-ci confirmèrent les soupçons qui pesaient déjà sur le prêtre. Et ce fut l’aveu.
Ce matin, à l’issue de la reconstitution du crime, l’abbé Desnoyers, en civil, effondré, est revenu pour quelques instants au presbytère. Le juge d’instruction ne lui a signifié jusqu’ici l’inculpation d’assassinat qu’en ce qui concerne Régine Fays. Le Parquet attend le rapport du médecin légiste pour décider de son action quand à la mort de l’enfant ».

Un communiqué de l’évêché

Nancy, 5 décembre – L’évêché de Nancy a fait parvenir à la presse le communiqué suivant  :
«L’opinion publique aura été cruellement frappée par l’annonce du terrible drame qui vient de survenir dans une paroisse de notre diocèse. Un tel acte est incompréhensible par sa monstruosité même.
Il appartient à la justice humaine de suivre son cours.
Nous partageons tous la douleur de cette famille si affreusement éprouvée et, au plus profond de notre cœur, nous ressentons, en présence d’un forfait commis par l’un des nôtres, une déchirante humiliation.
Devant des actes qui dépassent l’imagination humaine, les chrétiens, cependant, ne sont pas démunis. Il nous reste devant Dieu et devant les hommes le réconfort d’une prière confiante pour la victime et notre propre expiation pour le coupable.»

(Le Monde – 6/12/1956)

Cependant, la stupeur reprend Uruffe à sa colère. On prie. On subit l’ordre fatal d’un monde pris au piège de son histoire, de sa géographie, de sa sociologie. Si on associe dans une même figure (la sœur de l’abbé), la débilité d’une victime déjà désignée par sa folie au viol et à son prix de honte, c’est que les voies de la condition humaine sont étroites. On s’y enfonce dans «  le sombre dédale de l’esprit  » avec ses diableries campagnardes.

Le chœur tragique des ouvriers et des ouvrières que «les autocars des verreries et des chemiseries emportent tous les jours au-delà des forêts» devrait revenir à de plus chastes sentiments, car la haine comme l’amour sent le sexe et déjà sa déchirure.

[…] «Vers 10h, les rues du village s’étaient soudain vidées. Uruffe se recueillait. Toute la population avait voulu témoigner à la famille éplorée la part qu’elle prenait à sa douleur, en participant à l’office funèbre de la jeune Régine Fays et de son enfant. Tout le village se pressait à l’église. Une émotion intense étreignait les cœurs les plus endurcis».
[…] «La voix de l’officiant, Mgr Frédéric, vicaire général, archidiacre de Toul, était voilée d’émotion. Grave, le chanoine Mansuy, vicaire capitulaire du diocèse, monta en chaire. Après s’être incliné devant la douleur des parents de Régine Fays, et s’adressant à eux, il déclara  :  «Vous ressentez le déchirement de ceux qui souffrent, vous avez dû deviner, vous aussi, de quel déchirement nous avons souffert, nous, prêtres… Nous ne sommes pas solidaires de ce crime… Si nous ne sommes pas coupables de ce crime, nous sommes solidaires cependant de l’humiliation qui atteint tout le corps sacerdotal, nous sommes marqués d’une tache profonde. C’est au nom de cette solidarité qui unit tous les confrères que, demain, nous demandons aux prêtres de célébrer une messe à l’intention des deux victimes.
Comment réparer ce crime  ? Nous ne pouvons le faire qu’en priant le Ciel. Mais le coupable doit expier son forfait». […]

(L’Est Républicain – 7/12/ 1956)

Mais l’autopsie du crime – ce découpage qui prend la forme de celui que le Curé d’Uruffe a pratiqué jusqu’à épuiser l’âme du corps – se lit en miroir dans le prompt acharnement de la Presse à ordonner le désordre.

C’est ainsi que la faute de l’Abbé Desnoyers, ouvrier de son propre châtiment, est censée procéder du simple retournement de la chair contre la chair par l’effet mécanique de l’interdit que sa prêtrise lui colle à la peau.

«Le point de vue d’un psychiatre  : L’acte criminel le moins croyable de ces vingt dernières années.
[…] «Dans les sombres dédales de cet esprit, la psychiatrie découvre une sorte de fil conducteur – le mécanisme de la «punition»  : le meurtrier s’est puni de sa faute en punissant d’abord l’instrument de cette faute (la femme), puis le fruit de cette faute  (l’enfant) et s’est enfin livré. Ce drame ne dépasse pas l’entendement humain  : il est simplement EN DEHORS de l’entendement, dans la zone imprécise des refoulements et des défoulements des instincts qu’il y a plus d’un demi-siècle, Freud explora, sans découvrir, hélas  ! le moyen de prévenir les crimes abominables qui sont la conséquence de ces tempêtes inconscientes.»

(L’Aurore – 6/12/1956)

Le désir divisé de l’Abbé Desnoyers, curé d’Uruffe, hante les témoins stupéfiés de sa cohérence.

Ce bric à brac ne ressemble à rien, et surtout pas à la foi chevillée au corps de ce pourfendeur de mère et d’enfant.

Y a t’il donc un au-delà de la folie que la raison humaine ne saurait atteindre par la science ?

Le Procès qui se prépare n’attend à peu près rien des spécialistes, de toutes façons venus trop tard, à supposé même qu’on eût eu besoin d’eux, si seulement on avait marié cet homme au lieu de le faire prêtre !

«Au moment où la Cour d’Assises de Nancy se prépare à connaître de l’extraordinaire cas de l’abbé Desnoyers, curé d’Uruffe, petit village sans importance et qui semblait devoir être sans histoire, on apprend à trois semaines environ de l’ouverture des débats que des ecclésiastiques psychiatres se penchent sur le dossier et que l’un d’eux a pu pénétrer dans la prison et être admis à s’entretenir avec le détenu».
[…] «Mais que viennent faire en l’état actuel de l’affaire du curé d’Uruffe ces psychiatres à retardement. Nous eussions compris qu’ils interviennent quand il était temps encore, avant le crime, quand les péchés commis par l’abbé Desnoyers n’étaient que de chair. On ne saurait en effet se dissimuler que les troubles… sentimentaux du jeune abbé n’étaient point un mystère et surtout pas pour ses supérieurs hiérarchiques qui peut-être, auraient eu quelque raison d’intervenir… à temps.
A quelle conclusion pourront être amenés ces psychiatres de l’Eglise qui examinent le cas de l’abbé Desnoyers, et qui en ont examiné bien d’autres certes, si ce n’est à la nécessité d’autoriser le mariage des prêtres, puisque c’est de là que vint le mal dans le cas qui occupera sous peu les instants des jurés de Nancy. Or, il n’en est rien puisqu’on prend soin de nous dire que le prêtre laïcisé doit respecter le vœu de célibat. A la lueur de cette explication, que de tempêtes sous des barrettes !»

(Libération – 4-5/01/1958)

Ou cet homme est le diable, ou il n’est «rien qu’un homme», ce «véritable faux prêtre» (L’Aurore), «Dom Juan en soutane», «Tartuffe» (Libération) qui cumule les rôles  :
«L’honorable curé de campagne… le comédien né… mais la bête toute puissante» (ibidem).

Entre l’impossible procès de l’inhumain et le démontage interminable des facettes que présente la vie humaine, trop humaine… de ce prêtre perdu, le discours de la Presse se répand jusqu’à la nausée.

Comme le crime sans cesse reconstitué, les errements de l’Abbé Desnoyers sont repris à l’infini de leur litanie.

[…] «L’abbé Guy Desnoyers a 38 ans. C’est un homme d’assez grande taille, très mince avec un visage d’une extrême maigreur. Une maigreur où achève de se consumer le feu de milles tourments intérieurs.
Il est né, au lendemain de l’autre guerre, dans une famille paysanne d’Happlemont, près de Vèzelise, un de ces villages de l’Est à l’horizon rétréci par de grasses collines fertiles.
C’est l’influence de sa grand-mère maternelle qui éveille en lui une vocation religieuse. A 13 ans, il entre au petit séminaire de Nancy. Le service militaire (qu’il effectue au 159ème RIA), la guerre puis les chantiers de jeunesse interrompent ses études de théologie. A cette époque, si l’on en croit ses familiers, il connaît son premier tourment. Il se lie avec une jeune fille. Il est sur le point de renoncer à l’Eglise pour l’épouser. Mais la jeune fille apprend qu’il se destinait à être prêtre. Très pieuse elle-même, elle préfère rompre.
Après cette déception, Guy Desnoyers quitte les chantiers de jeunesse et entre au grand séminaire.
Mais ce n’est déjà plus, sans doute, une vocation sincère qui le fait rentrer dans le giron de l’Eglise. C’est beaucoup plus la recherche de l’oubli.
Le 29 juin 1946, il est ordonné prêtre. Il est nommé vicaire de Blamont, puis de Rehon, près de Longwy. Apparemment c’est un bon prêtre, un de ces prêtres modernes qui ne dédaignent pas le franc-parler, qui n’ignorent rien des problèmes du siècle et qui, pour la gloire du patronage, savent à l’occasion relever la soutane et taper dans un ballon de football.
Mais un démon, déjà, s’est emparé de lui. Il trahit une première foi ses vœux. Il séduit une jeune fille dont il célèbrera le mariage. Il devient aussi l’amant d’une veuve, âgée de 60 ans, dont il a, en grande pompe, conduit le défunt mari au cimetière.
Il commet ces fautes avec une sorte de frénésie. Ce n’est même pas un dérèglement des sens : il ne cherche pas la volupté. Il semble qu’il commette le péché pour le péché, partout où il peut le rencontrer.
En juillet 1950, il arrive à Uruffe. Va-t-il dans ce village rustique, où les châles noirs des femmes ne suscitent guère la tentation, retrouver son équilibre ? Non. Il a une liaison avec une de ses nouvelles paroissiennes, une jeune fille, presqu’une enfant.
Appelons la X… Elle est maintenant mariée. Elle ne sera pas citée aux Assises. Elle a droit à l’oubli.
L’abbé Desnoyers rencontre X… au cours d’une des séances de cinéma qu’il donne à la salle paroissiale.
C’est un peu la répétition générale de la tragique aventure qu’il aura plus tard avec Régine Fays. Il emmène la jeune fille, avec d’autres filles et garçons de la paroisse, faire une excursion. Et X… est enceinte. Le curé exerce une grande influence sur les parents de la future maman. Il les convainc que le père est un homme étranger à la paroisse et qu’il vaut mieux, pour la réputation de la famille, que la mère accouche loin de là. Pour épargner à ses fidèles paroissiens d’inutiles déchirements, il est prêt à se charger de tout.
En effet, un soir il part avec X… Il la conduit chez des amis à lui dans le Jura. La jeune femme y donne le jour à un enfant que, sur les conseils du prêtre, elle abandonne à l’Assistance Publique.
Cependant, l’abbé Desnoyers a commis une erreur, une erreur qui aurait pu être salvatrice. Il a avoué à ses amis du Jura, chez qui l’enfant est né, qu’il en est le père. Ce sont des catholiques pratiquants. Atterrés, ils écrivent à l’évêque de Nancy. Celui-ci fait une discrète visite au curé d’Uruffe. L’abbé Desnoyers, à ce moment, peut encore tout sauver. Il a trahi son sacerdoce. Il a commis un péché mortel, mais pas un crime. Il pourrait tout avouer à l’évêque, réparer le préjudice causé à la mère et à l’enfant abandonné. Il préfère jouer une odieuse comédie. Il s’agenouille aux pieds du prélat, baise le bas de sa robe.

– «J’ai raconté cela à mes amis, dit-il, pour qu’ils acceptent d’héberger la jeune maman. Ils ne l’auraient pas reçue si je ne leur avais dit être le père de l’enfant. Je préfère mourir si vous me soupçonnez».
– Capable d’une telle duplicité, jusqu’où l’abbé Desnoyers n’allait-il pas aller ? Jusqu’au crime, au plus horrible des crimes. »[…]

(Le Journal du Dimanche 19/01/1958)

Mais fait-on le procès de l’évidence  ? Mais fait-on le procès de ce qui, sous l’évidence, se dérobe à la vue, voire à la pensée  ?

Le procès sera bref et on suspecte déjà cette brièveté comme le huis clos total qu’on annonce et qu’on dément.

«Contrairement aux rumeurs qui ont circulé voilà quelques semaines, les débats ne se dérouleront pas à huis clos, sauf peut être au moment de quelques dépositions. Les autorités ecclésiastiques elles-mêmes ont demandé que le procès se fasse en pleine lumière»…

(Le Journal du Dimanche, 19/01/58)

Mais quelle lumière pour éclairer quelle nuit  ? Au cœur du Procès en Assise la nuit demeure et cependant… tout est clair  :

«La peur du scandale», la «lâcheté» de l’homme, son «égoïsme cynique», son «orgueil», son «absence de sentiment», la perversion en un mot, désigne Guy Desnoyers pour ce qu’il est  ; et dans le même temps le jugement glisse sur l’abominable et obscure clarté de son crime.

[…]«Il faudra attendre la tombée de la nuit pour discerner, maintenant que le jour ne dissimule plus le personnage qui est devant nous, ses lèvres minces, un peu cruelles. On ne saurait dire qu’il a peur. Il est mal à l’aise. Ces juges qui sont ses supérieurs l’inquiètent. Oui, ses supérieurs, car son état de prêtre lui a fait considérer le monde sous l’angle hiérarchique exclusivement.

– Vous avez accepté la suggestion du prêtre qui vous avait fait faire votre première communion d’entrer dans les ordres  ?

Guy Desnoyers, étreignant son crucifix  :

– Ah  ! de grand cœur  !

Il a bien dit ça. Nous avons constaté en étudiant cette affaire que l’abbé était un bon comédien. On ne suggérerait pas que le rôle qu’il tient aujourd’hui lui déplaise tout à fait. Ce médiocre a toujours aimé la vedette. Dominer était son plaisir et il y prenait ses plaisirs. Un médiocre dont le Président souligne les insuffisances intellectuelles pour préciser.

– Quoi qu’il en soit, vous avez été ordonné prêtre.

L’ami des familles
Il aimait surtout les jeunes filles, les fillettes qu’il avait préparé à la première communion et dont, lorsqu’il les trouvait quelques années plus tard suffisamment épanouies, il faisait ses maîtresses.

De l’unes des familles il sera chassé parce qu’il avait avec une gamine de 15 ans des gestes inconvenants.

LE PRESIDENT. – Lubricité perverse  !

Nous imaginons volontiers ce que peut représenter pour une petite fille le prêtre qui lui a fait faire sa première communion.
Dans ses dérobades perpétuelles au cours des débats, il lui arrive d’hésiter. Plutôt que de nier il se contente d’admettre -d’un ton qui peut se traduire par  : «sous réserve» – que dans telle liaison avec telle enfant c’est lui qui a sans doute eu l’initiative.

LE PRESIDENT. – C’est vous qui aviez suggéré à la jeune L… qui attendait un enfant de vous, de dire à ses parents qu’elle avait été violée le soir à la sortie du travail  ?

L’ABBE (réticent et prenant la tangente). – Elle a cherché elle-même ce qu’elle avait à dire.

C’est un lâche. D’instinct sa nature, sa complexion le veulent ainsi.
Pourquoi n’avoir jamais confié son tourment à l’évêque. Pourquoi n’avoir pas changé d’existence  ?

L’ABBE. – J’aurais voulu. Je ne peux pas expliquer  pourquoi je ne l’ai pas fait.

LE PRESIDENT.– Et vous avez pu oublier votre sacerdoce  ?

Etreinte nerveuse, désespérée du crucifix qui apparaît entre les doigts. Et c’est la tête levée orgueilleusement qu’il lance :
– Je n’ai jamais renié le sacerdoce.

Mais le crime, enfin, le crime  ?
Mais le crime est la pièce maîtresse de ce procès, qui n’a, au vrai, pas d’autre motif. Régine. Le nom qui vient de heurter la conscience de l’abbé, lui fait baisser la tête.
Régine qu’il assassina, Régine qu’il éventra.
Comment les choses avaient-elle commencé entre elle et lui  ?

LE PRESIDENT. – A l’issue d’une soirée chez les Fays, ou vous étiez reçu, Régine vous raccompagna jusqu’à la porte. La chose se fit au pied de l’escalier. Combien de fois cela se renouvela-t-il  ?
Régine ne vous fit-elle pas observer que votre qualité de prêtre était incompatible avec ce genre de divertissement  ?

Point de réponse.
Et, ce fut l’annonce d’une maternité. Régine déclara à ses parents qu’elle était enceinte des oeuvres d’un jeune homme rencontré au bal à Rehon
LE PRESIDENT. – C’est vous, Desnoyers, qui aviez suggéré cette explication à Régine  ?

L’ABBE. – Elle m’avait dit que personne ne saurait jamais.

Les parents avaient prié l’abbé d’intervenir auprès de cet hypothétique responsable en vue d’un mariage, mais Desnoyers avait rétorqué : «C’est impossible. Régine ne l’aime pas.»

LE PRESIDENT. – Pourquoi simplement n’êtes-vous pas parti avec Régine ?

L’abbé, effrayé à la pensée qu’on puisse le croire capable de se défroquer :
        – J’étais prêtre !

« Je ne peux rien expliquer »

Quand décida-t-il de tuer Régine ?
En arrivant sur les lieux du crime ?

L’ABBE (évasif). – «  A cet endroit précis je ne peux répondre que par la négative  ».

On demeure confondu par cette recherche raffinée et constante du faux-fuyant quand toute l’évidence est là dans les premiers aveux, qu’au reste il ne renie pas.

– Je suis sorti de la voiture. J’ai appelé trois fois  :  «  Régine, Régine, Régine.  » Je me sui rapproché… J’ai tiré. Je ne sais plus ce qui s’est passé. J’ai donné des explications qui, sans doute étaient exactes. Mais j’ai perdu la tête. Je ne peux rien expliquer.

Et c’est l’évocation de l’éventration de la mère pour sortir l’enfant.
LE PRESIDENT. – Vos vêtements sont souillés de sang. Vous voyez apparaître la tête de l’enfant. Vous avez dit  : «  Il avait les yeux ouverts et paraissait vivant  » Et vous vous acharnez à frapper au visage, au cou.

L’ABBE. – D’après les marques, oui, j’ai dû faire cela. Je ne sais pas ce qui s’est passé en moi.

On sait le reste, auquel l’abbé n’ajoute ni ne retranche rien.
Quant au motif, qu’il expliquait dès les premiers jours par la peur du scandale, il n’ose l’énoncer aujourd’hui.

L’ABBE. – Depuis quatorze mois que je suis en prison, j’ai réfléchi, j’ai beaucoup pensé. Je reconnais mes actes. Je ne songe pas à nier quoi que ce soit. Mais les causes elles-mêmes, je ne les connais pas. Cela me dépasse. Vous me parlez d’un état d’esprit que j’aurais eu à l’époque  ? Je ne peux plus être le même homme aujourd’hui.

Des rapports psychiatriques qui le déclarent responsable, il dit :

– Ce n’est pas à moi d’analyser. J’accepte les analyses, je ne les fais pas.

Insaisissable, fuyant, disparaissant, reparaissant et refusant toute réaction simple, humaine, secret, fermé, son souci  : ne pas livrer ce qu’il n’y a pas lieu de livrer.
Il y a de la lâcheté, certes, mais pas que de la lâcheté. Il y a la contrainte, la séquestration morale, le problème n’est pas tout à fait le sien.»[…]

(Libération – 25-26/01/1958)

Mais la «comédie» de Guy Desnoyers ne convaint que par la tragédie qu’elle impose à la vraie cohorte de ses victimes.

La portée universelle de sa «faute» tient à ce qu’elle entache, au-delà des femmes et des prêtres, l’image même que se fait l’Homme sinon du Bien, fût-ce sous l’espèce de la Vérité, du moins de sa propre capacité à y prétendre.
Car ce «fou» incroyablement lucide et précautionneux dans l’exécution de son crime, «humilie» par sa normalité même la raison humaine toute entière.

Ainsi donc, alors que la culpabilité du criminel n’est plus à prouver, il semble qu’on recherche un coupable dans la nature du crime, dans sa logique éclatante en même temps qu’indéchiffrable.

«L’horreur du double assassinat que va évoquer la cour d’Assises de Nancy, dépasse l’entendement. En répondant, vendredi prochain du meurtre d’une jeune fille qu’il avait séduite, et de l’enfant qu’elle allait mettre au monde, l’abbé Guy Desnoyers donnera aux jurés de Meurthe et Moselle et à l’opinion, un exemple de perversion et de déchéance peut-être sans précédent.
Non seulement ce curé de village de 37 ans, reconnu conscient de ses actes, a cédé à des mobiles abominables mais tout son comportement avant et après son forfait, est marqué par une duplicité et un cynisme étonnants.
Aux yeux de la loi, l’assassinat avec préméditation et l’infanticide qui lui sont reprochés peuvent valoir à l’accusé, la peine capitale. On saura dans la soirée de samedi quelle expiation lui sera demandée pour un geste que les chrétiens n’ont pas été les seuls à ressentir comme une humiliation».[…]

(Le Monde – 22/1/58)

L’humiliation de l’Homme ne saurait relever d’un procès qui, au-delà de l’Eglise, viserait pour ainsi dire Dieu lui-même.

Ainsi déjà épinglé dans son inévitable flottement, le jugement qu’on attend souffre moins de l’ambiguïté de l’accusé que de l’étendue du désastre où conduit le mélange des genres impliqués dans son acte. Déjà battue sur son propre terrain, l’intelligence du crime cède la place au vœu de son expiation.

L’Eglise revient en force sur ce programme.

«Un instant de grande émotion nous a été donné ce soir dans l’église d’Uruffe, ce petit village de Lorraine dont le nom a été porté à la connaissance de tous par la faute de celui qui, demain matin comparaîtra, à Nancy, devant la Cour d’Assises.
Quand la date de ce procès eut été fixée, l’évêque de Nancy et de Toul, Mgr Pirolley, ordonna que des services expiatoires soient célébrés dans chaque église de son diocèse. Samedi, en fin d’après-midi, c’est le prélat lui-même qui officiera dans la cathédrale nancéenne.
Ce soir, une partie de la population d’Uruffe, a gagné l’église du village, à l’orée duquel une enfant fut tuée par Guy Desnoyers.
Il y avait dans la nef et sur les bas-côtés, une cinquantaine de femmes, de filles et de fillettes recueillies, ferventes face au maître-autel, d’où bientôt le nouveau curé, l’abbé Hayotte, allait, précédé de six enfants de chœur en aube blanche, suivre le chemin de la Croix.
Emmitouflées – le pays tout entier est blanchi par la neige – les fillettes chantaient les répons et les cantiques.
A chacune des stations, après avoir récité une prière spéciale pour les prêtres, l’officiant invoquait la miséricorde de Dieu.
– Ayez pitié Seigneur de ceux qui trébuchent sur le chemin où vous les appelez.
– Secourez, Seigneur, ceux qui par leur lâcheté faillissent à leur devoir.
Implorant la Vierge Marie, le prêtre pria  :
– Reine du clergé, veillez sur les prêtres et aidez les à êtres dignes de leur dignité.
Le Chemin de Croix prit fin. Il était plus de neuf heures. Le maître-autel fut plongé dans l’obscurité.
Lentement, les fidèles quittèrent l’église et le petit bourg fut plongé dans le bleu dur de la nuit.»

(Le Figaro – 24/01/1958)

Du verdict qui tombe enfin, la vérité blessée se relève à peine.
L’inexplicable évitement de la sanction suprême semble bien sauvegarder l’inclassable irrationalité de ce crime sur lequel «les travaux forcés» jettent le manteau de Noé d’on ne sait quelle inavouable compréhension.

On soupçonne l’Eglise de n’avoir réclamé la lumière que pour mieux préserver la nuit. La nuit de la bonne et de la mauvaise conscience réunies, telle qu’en elle-même, ce procès, pour ainsi dire avorté, la consacre. Le crime appelle l’oubli du crime, crime à son tour de la «discrétion ecclésiastique et judiciaire».

[…] «Avant même de dire ce que fut la dernière audience, il est bon de saluer ici, avec toute l’ironie qu’il convient, le chef-d’œuvre que furent ces débats publics. Comme on a du hésiter avant de décider qu’un huis clos total ne ferait pas sur l’affaire la nuit totale  !
Le procédé eût paru un peu vif. Alors on s’est arrêté à un moyen terme, qui a consisté à ne lever le voile qu’imparfaitement, en croyant ainsi donner le change à l’opinion.
[…] Le procureur général Borel avait demandé la peine de mort. Sur le mode de la plus classique tragédie pour tournée théâtrale de banlieue. Sans doute, il n’y croyait pas. Il n’y croyais pas même lorsqu’il décrivit dans un langage d’un réalisme évocateur les scènes de luxure et de meurtre. Même lorsqu’il nous montra l’abbé camouflant ses mensonges derrière d’apparentes vérités qu’on ne se donna même la peine de vérifier.
[…] Quand plus d’une heure après que la Cour se fût retirée pour délibérer, elle revint avec le verdict, Guy Desnoyers n’est plus qu’une sorte d’automate. Il ne voit rien. Il a son crucifix maintenant bien visible au bout des doigts. Il le regarde et ses lèvres remuent vite. Il prie, il supplie, il prie encore et il est exaucé. Les circonstances atténuantes sont accordées. Sa vie est épargnée  : les travaux forcés à perpétuité.
[…] La salle d’audience se vide dans un silence stupéfait. E finita la comedia. Le rideau tombe sur ce chef-d’œuvre de discrétion ecclésiastique et judiciaire.»

(Libération – 27/01 1958)

Mais où est donc la vérité de ce «prêtre malgré lui» (Le Monde) qui, comme il l’affirme, veut «demeurer prêtre et réparer en prêtre»? Où est la vérité de ce manipulateur avisé, lucide jusque dans son omnubilation et qui, pour l’un des esprits les plus pertinents du moment, reste «un enfant…livré à lui-même» ?

[…] « Il semble en réalité que, par nature  et par un concours de circonstances, Desnoyers n’ait pas quitté l’enfance. Il a gardé d’elle une un instinct sexuel qui se satisfait pour son propre compte et ne s’accompagne d’aucun échange affectif. Du jeune âge il a conservé une intelligence exclusivement concrète, «  activiste  », qui ne lui a pas permis de «  réinvestir  », à force de réflexion, dans une vie spirituelle intense et dans la générosité, les forces laissées libres par la solitude  ; autant qu’il les multipliât, les kermesses, les jeux et les voyages que la minuscule paroisse d’Uruffe lui donnait l’occasion d’organiser ne suffisaient pas à épuiser son besoin de dépense physique.
Après ses premiers égarements, son comportement à l’égard de la hiérarchie catholique et de lui-même s’explique encore par son manque de maturité. Il a gardé de la piété et de la morale les notions qu’il en avait lorsqu’il fréquentait à treize ans le petit séminaire  : pour la première, un élan du cœur ou une brève émotion  ; pour la seconde, un règlement arbitraire arrêté par une autorité supérieure que l’on apprend machinalement et que l’on peut transgresser aussi longtemps qu’on ne se fait pas «  prendre  ». Ainsi a-t-il contracté l’habitude de ruser avec tout le monde et de fuir sa responsabilité.
Lorsqu’il se trouve dans la situation redoutable, qui était la sienne à la veille du crime, il est comme un enfant, prêt à n’importe quoi pour se débarrasser de son sentiment de culpabilité, dût-il se montrer cruel. Il s’acharne sur sa victime de la même façon absurde que les enfants frappent le meuble contre lequel ils se sont cognés.
A travers le nouveau-né, c’est sa faute qui risque de le trahir et de lui valoir une réprimande qu’il veut, à tout prix, tuer. Le malheur a voulu que cet «  enfant  » livré à lui-même, avec ses pensées inexistantes, ait à plus de trente ans, des désirs d’homme, une fonction qui inspirait la confiance, un révolver aussi…
Loin d’excuser le moindre des gestes du curé d’Uruffe, ces comparaisons offrent une des explications possibles à un mystère, dont les juges, en raison même de leur certitude, n’avaient pas à chercher la clé  : comment Desnoyers est-il devenu criminel s’il n’était pas fou  ?  »

(Le Monde 26/27/01/1958)

On avait voté, dira t’on, «contre la peine de mort» (L’Aurore), et, tout à la fois, «parce que c’était un curé» (L’Humanité) car comment expliquer qu’un jury qui avait reconnu la préméditation du crime ait pu accorder à l’accusé le bénéfice des «circonstances atténuantes» ?

[…] «Des clameurs éclatèrent quand parut le fourgon. Elles l’accompagnèrent longtemps, tandis qu’il roulait lentement sur la neige glacée. A la prison Charles III, on avait déjà, à tout hasard, aménagé la cellule des condamnés à mort. Elle ne servira pas cette fois, et, en attendant son envoi dans une maison centrale, Guy Desnoyers a gagné son habituelle cellule où, cette nuit, il put enfin dormir, délivré de l’obsession de la guillotine.
En effet, et c’est la question qu’on se pose aujourd’hui à Uruffe, à Nancy, en France, quelles circonstances atténuantes peut-on découvrir au crime de ce prêtre félon et parjure, qui fut poussé au crime non pas par la passion, non pas par la défaillance d’un instant, mais par toute une vie de débauche, de démission morale et pour éviter que le scandale lui fasse perdre sa situation sociale  ?  » […]

(Le Journal du Dimanche – 26/01/1958)

Sombre crime, et, pour toute lumière, sombre procès! La nuit du crime retombe sur Uruffe où passent, après que la Messe est dite, des visiteurs de l’ombre. Curiosité malsaine, indéracinable rancune, désespoir de l’intelligence…

[…] «A Uruffe, les commentaires allaient bon train dans la grande salle de l’unique café du village qui est tenu par l’oncle de Régine Fays, la victime. Mais très vite cette indignation s’apaise.
Mme Fays elle-même, la mère de la victime, déclarait qu’elle ne voulait plus parler de ce procès et de ce verdict, qui ont encore accru sa douleur.
Dès la porte du petit cimetière, tout au bout du village, les traces de pas dans la neige convergent toutes vers la tombe de Régine Fays, surchargée de perles et de fleurs artificielles. Tant d’amis étaient venus pour s’y recueillir, tant de curieux pour voir…
Tout autour du village, un cirque de collines enneigées couronnées de boqueteaux aux arbres décharnés et noirs sur tant de blancheur, composaient un paysage de désespoir. Quand sonna la grand’messe, une centaine de fidèles à peine se hâtèrent par les rues verglacées jusqu’à l’église trop grande, dont les bancs ne sont jamais pleins. La glace avait figé l’eau dans les bénitiers. Un froid intense régnait dans la nef. Les jeunes filles de la chorale (dont Régine fut naguère la compagne) grelottaient en chantant les réponses tandis que leur haleine faisait comme un brouillard autour de leur tête.
Un enfant de chœur aux cheveux blonds soigneusement calamistrés s’avança pour lire l’épître du jour, dont le texte coïncidait étrangement avec les circonstances. Saint Paul écrivait aux Romains:
«Ne rendez à personne le mal pour le mal… Ne vous faites pas justice vous-même… Laissez agir la colère divine…»
En terminant son prône, l’abbé Hayotte, qui a recueilli la lourde succession du condamné de samedi ; a dit :
«La justice humaine a parlé… Que Dieu accorde à notre paroisse, non pas d’oublier ses épreuves, mais d’y puiser les enseignements qu’elles comportent ». […]  »

(France Soir – 28/01/1958)

Le souvenir omniprésent rase les murs. Les amateurs de décryptage se déguisent en touristes. Le mystère s’est empoussiéré. Même l’église avec sa Jeanne d’Arc s’est repliée sur son ennui. Un écrivain s’empare de l’affaire. Mais l’Eglise a d’autres chats à fouetter. Les psychiatres et autres psychanalystes aussi. Les années se bousculent autour du fameux passage de la décade qui ébranle le principe d’autorité et annonce la suppression de la peine de mort.

Encore dix ans – et voilà 22 que Guy Desnoyers purge sa peine – et le bruit court puis la nouvelle éclate qu’il est désormais «en mesure de reprendre une vie d’homme libre» (le Directeur des Affaires criminelles et des Grâces).
[…] «Le calme, en apparence, n’a plus quitté Uruffe. Qui pourrait croire que la rue déserte et blanche de l’église, qui fait ressembler le village à un bourg du Languedoc, avait été barrée par les gendarmes  ? Que la foule avait vu Guy Desnoyers bouleversé, descendre les marches du presbytère et s’éloigner entre deux inspecteurs  ? A quelques dizaines de mètres du terrain de football où les jeunes, ce dimanche, disputent un tournoi de sixte en rêvant au Mondial, le cimetière conserve pourtant une trace nette du drame. Une inscription sur une tombe  : «Ici reposent Régine âgée de dix neuf ans et sa fille Marie-Line, tuées le 3 décembre 1956 par le curé G. D.» Une première plaque de marbre, mystérieusement disparue, était encore plus explicite: «… assassinées par le curé de la paroisse, Guy Desnoyers.»
La famille Fays, l’ancien et le nouveau maires, jugent la dette à la société impayée. «Nous ne pouvons pas pardonner à la justice.»

[…] «Il vaut mieux pour lui qu’il ne revienne pas ici.» La colère après le retour de la peur. Et s’il revenait  ?… S’il lui prenait l’envie de revoir l’église ou le presbytère, même à la sauvette, même en se cachant  ? La question vient hanter, certains soirs des esprits qui ne parviennent pas à trouver le sommeil. […] »

(Le Monde – 05/07/1978)

Enfin la libération conditionnelle du plus ancien condamné de France le conduit dans un couvent inconnu où il disparaît dans l’anonymat.
Mais cette ultime disparition n’est-elle pas la suite de l’effacement paradoxal pour lequel – en dépit des spectacles où il se sera donné à voir- l’ancien Curé d’Uruffe a manifesté tant de dons qu’on aura pu le prendre pour son propre fantôme?

[…] «Depuis sa condamnation, l’ex curé d’Uruffe (il est suspendu «a divinis») s’était montré un prisonnier irréprochable. Renfermé.
Quelques visites ont rompu la monotonie de ces années passées à expier son double crime. Il s’est livré à de menus travaux. Il s’est occupé du chauffage de la prison, de la bibliothèque, de l’infirmerie où il a été aide-soignant. Mais tout cela ne lui a jamais pris bien longtemps. Alors, il a passé des heures à lire son bréviaire et à faire de la reliure. Le samedi et le dimanche, il a servi la messe. Il a aussi connu une visiteuse de prison qu’il voulait, un moment, épouser.»

(France-Soir – 10-11/09/1978)

N’est-il pas étrange en effet qu’une femme – une dernière femme?- soit passée par le clair-obscur de cet homme emprisonné ?

Lui, l’infatigable, que son aumônier décrit avec insistance comme un homme «  lassé  », cèderait-il à cette revenante de l’impossible ?

Et elle, la visiteuse, quelle ombre sans nom aura-t-elle pu voir à travers le corps cendreux de ce Dom Juan, cet enfant qui a failli naître ?


Guy DESNOYERS
Devant les jurés de Meurthe et Moselle

– L’est Républicain, 25 janvier 1958 –

[…] «Dès que la sonnette annonçant l’entrée de la cour a retenti, une sorte d’immense clameur monte du fond de la salle: cris de dépit de ceux qui, voyant l’assistance se lever devant eux, craignent de ne pas voir l’arrivée de l’accusé. Accueilli par ce brouhaha indécent, Monsieur le président Facq, une seconde interloqué, réagit aussitôt pour adresser à la salle, avant même que d’être assis, une sévère admonestation d’une voix cinglante :
«Vous n’êtes pas à un spectacle, mais à un débat judiciaire. Il n’y a qu’une seule manière de suivre un débat judiciaire, c’est dans le silence et le respect».
Le silence, le respect se rétablissent instantanément, et le président peut prononcer la première phase du procès, celle qui était, sans doute, la plus attendue : «Faites entrer l’accusé D».
Il fait une entrée furtive et modeste entre les deux sous-officiers de gendarmerie qui l’accompagnent. Il est bien tel que l’attendait et l’imaginait la curiosité populaire .C’est un garçon de petite taille, aux épaules étroites, dans un veston noir étriqué dans lequel il ne semble absolument pas à son aise. Son col de chemise est ouvert, sans cravate, sur un cou maigre. Il a le visage émacié, aux traits cependant incertains, aux yeux très creux, mais extrêmement mobiles derrière ses lunettes sans monture.
Ses tempes sont amplement dégarnies. Ses lèvres sont minces. Il prend aussitôt une attitude humble et discrète, la tête inclinée sur le côté.
Il serre quelque chose dans ses deux mains réunies aux doigts entremêlés, les pommes tournées vers le haut, et l’on devine qu’il s’agit d’un chapelet, un dizainier dont on apercevra, par instants la croix noire.
Il répond d’une voix grave, extrêmement bien timbrée, au bref interrogatoire d’identité : Guy, Marie, Louis, Henri, né à Gerbécourt, profession : prêtre, domicile : Uruffe. Puis il s’assied et il suit avec une sorte d’effroi les formalités solennelles du tirage au sort du jury qui décidera de son sort.

[…] «Pendant la lecture de l’acte d’accusation, document concis mais précis qui doit lui être particulièrement pénible, comme il est pénible à tout le monde, Desnoyers, assis, conserve son attitude d’humilité craintive. Il lui est enfin précisé qu’il est inculpé d’homicide volontaire prémédité et d’infanticide, avec la circonstance aggravante des deux crimes.»

[…] « La période claire de sa vie
Aussitôt après l’appel à témoins, peu nombreux, 10 en tout, D. se lève. Il va être procédé à son interrogatoire. Il va, selon la coutume, reprendre sa vie – ou plutôt on va la lui remettre sous les yeux – depuis sa plus petite enfance. Il répondra assez volontiers puisqu’il s’agit de la période claire de sa vie et qu’il ne doit pas se la remémorer sans nostalgie ni plaisir.
– Votre père est décédé
– Hélas oui, au mois de juillet dernier
– Vous avez eu une soeur qui tombe malade et il faut mentionner que des individus sans scrupules ont abusé de la situation de cette malheureuse. Des enfants sont nés qui ont été adoptés par de braves gens d’Uruffe. Vous avez été à l’école. Avez-vous obtenu le certificat d’études  ?
– Non
– Vous étiez, dit-on, très émotif
– Oui, c’est vrai
– Le curé de votre village avait remarqué l’intérêt que vous portiez aux choses touchant à l’exercice de culte. Il a pensé qu’il serait bon et opportun que vous vous dirigiez vers la prêtrise. Vous avez accepté cette direction  ?
– De grand coeur
– Au Petit Séminaire de Bosserville, vous êtes considéré comme un élève moyen et vous vous êtes présenté sans succès aux épreuves du baccalauréat.
– Je n’étais pas très porté vers ces études
– Plus tard, après une courte entrée au Grand séminaire, c’est la guerre et votre mobilisation, votre courte captivité…
– Trois semaines
– Et les chantiers de Jeunesse. Tous ceux qui vous ont connu vous dépeignent comme un homme d’une conduite irréprochable. Puis vous gagnez Rodez où vous passez votre examen d’études de deuxième année au Grand séminaire. En octobre 1941, vous reprenez le chemin de Nancy et, une année plus tard, vous passez vos examens de philosophie.
D., docile et poli, répond par de brefs «oui» ou des signes d’acquiescement de tête. Le président évoque ensuite son affectation au travail forcé à Neuves-Maison et son activité de passeur de prisonniers jusqu’au moment où l’un des chefs de la filière, le curé de Joeuf, a été arrêté et déporté à Dachau.
– Je crois même que vous avez été recherché par la police allemande
– Oui ! Je me suis réfugié chez les pères de Sion.

« Vos études ont subi de singulières interruptions »
– En octobre 1944, vous commencez votre 5ème année au Grand Séminaire, études encore interrompues par un court séjour au 26ème RI. Les appréciations de vos camarades sont que vous êtes renfermé et peu communicatif, mais que, sans être brillant, vous suivez les cours assez facilement : qu’en tout cas, vous vous efforcez toujours de donner satisfaction. Il est évident que vos études ont subi de singulières interruptions. Si cela est fâcheux pour toutes études, ce le fut sans doute plus encore pour ces études qui requièrent autre chose qu’un effort d’intelligence. En aviez-vous le sentiment  ?
– Oui, c’est certain
– Quoi qu’il en soit vous êtes ordonné prêtre et nommé à Blamont. Vous êtes immédiatement considéré comme un prêtre dévoué, serviable et actif, mais l’un de vos amis a rapidement décelé chez vous une absence presque totale de préoccupations intellectuelles.
(Un peu piteux) – J’ai toujours eu beaucoup de mal pour apprendre. Mais tout de même, je lisais mes livres de théologie.
– On peut se demander si ce ne sont pas d’autres activités qui se sont substituées à celle-ci. Et nous allons malheureusement être obligés de les évoquer. Vous affirmez que vous n’avez pas eu de liaisons féminines avant 1946, avant l’arrivée à Blamont.
– (D’une voix blême) – Je l’affirme.

La période noire précédant la période sinistre
Pour la dernière fois, nous venons d’entendre distinctement le son de sa voix. La période claire est terminée. L’interrogatoire du président Facq aborde de la période noire, préludant à la période sinistre de la vie de GD. Ses réponses deviennent de moins en moins perceptibles. Elles ne seront bientôt plus qu’un souffle.
– C’est là que vous avez fait la connaissance d’une jeune fille de 18 ans
– Bien entendu, à l’insu de ses parents
– Bien entendu.
– L’abbé Klein votre curé ne vous a-t-il pas immédiatement mis en garde  ?
– Non ! Seulement quand je suis parti.
– Il est difficile de croire qu’il ait attendu pour vous faire des remontrances, que vous ne soyez plus sous son autorité.
D. commence la série de ce que nous appellerons ses demi-mensonges ou ses demi-vérités, le chapitre des dissimulations légères et d’ailleurs parfaitement inutiles dans la situation présente.
– Il vous a cependant mis en garde contre les tentations et toute relation qui pourrait être équivoque par rapport à votre qualité de prêtre.
Signe d’assentiment muet.
– Vous continuez cependant votre liaison et vous retournez fréquemment à Blamont. N’avez-vous cependant pas été tourmenté par cette première défaillance ?
– Oh ! Si.
– Et cependant vous retourniez à votre péché.
Geste d’impuissance à peine ébauché.
– Lorsque vous fûtes à Rehon, vous avez fait connaissance d’une dame, une veuve, dans des circonstances assez pénibles.
Le public à cette évocation rit assez bruyamment. C’est l’occasion pour le président de manifester une seconde fois son autorité.
«Il n’y a vraiment pas de quoi rire. J’avertis le public que je ferai arrêter et écrouer à la maison d’arrêt pendant 24 heures les personnes qui se rendraient coupables d’un délit d’audience, sans préjudices de peines plus graves».
Le silence se rétablit instantanément. Le président poursuit un interrogatoire qui demeurera jusqu’au bout empreint de mesure et de tact :
– En tout cas, cette personne vous semblait très attachée. Elle n’a pas hésité à faire en votre faveur des sacrifices matériels. Elle vous a prêté 50000 francs pour vous installer à Uruffe.
Piteux – Je ne m’en suis pas servi pour moi.
– Ne lui avez-vous pas dit qu’une voiture serait plus commode pour vous qu’une motocyclette  ?
– Je le lui ai dit mais je ne lui ai rien demandé.
– Elle vous a cependant prêté 150000 francs, l’essentiel de ses économies. Les lui avez-vous remboursé ?
– Pas encore.
– Vous voici donc à Uruffe. Vous êtes seul désormais. Vous êtes le pasteur de la localité. Vous vous présentez sous l’aspect d’un prêtre moderne, qui a le sens de ses responsabilités sociales. Sous cette façade cependant continue à vivre un homme en quête de bonnes fortunes. Les villageois s’en aperçoivent. On ne vous invite plus. Mais il y a beaucoup plus grave. Il y a cette jeune fille qui s’appelait M….

L’épreuve est arrivée
L’épreuve est arrivée pour GD. Il a les yeux baissés. Il est rouge. Il conserve perpétuellement les mains crispées sur son dizainier. On le devine priant tout bas alors que les questions se font plus précises, plus lourdes, plus graves.
– Qui a fait le premier pas de vous deux ? Est-ce vous, est-ce elle ?
– Je pense que c’est moi.
– En 1953, que vous apprend-t- elle, en décembre  ?
(Après une hésitation dans un souffle) – Qu’elle est enceinte.
– N’y a-t-il pas déjà des rumeurs qui courent ? Que vous dit votre confrère du voisinage ?
– Je lui ai dit que c’était faux.
– N’avez-vous pas fait une offre à cette jeune fille de partir et de l’épouser  ?
On s’attend à ce qu’il réponde par l’affirmative. Surprise ! Il répond non. Ou plutôt, admettant sa duplicité, il reconnaît qu’il a fait cette proposition sachant que ni elle, ni lui n’auraient l’ntention et la possibilité de partir dans ces conditions.
– Ses parents ne s’inquiétaient-ils pas de son état ? N’est-ce pas vous qui avez suggéré la fable d’un rôdeur de passage ?
– Elle a cherché elle-même ce qu’elle pourrait dire
– Que vous ont dit vos amis, à qui vous vouliez conduire votre amie ?
– Qu’ils accepteraient de la prendre.
– Dans quelle tenue avez-vous fait ce voyage ?
– En civil.
– A l’arrivée, vous avez rencontré un confrère, qui avait été prévenu. Que vous a-t-il conseillé ?
– De rentrer et d’aller voir mes supérieurs.
– Pourquoi ne vous êtes vous pas arrêté à Nancy ?
– Je n’ai pas pu.
– Vous avez attendu que l’évêque vous demande des explications. Quelles sont-elles, ces explications que vous lui fournissiez ?
– Je dis que le fautif était quelqu’un de ma famille.
– N’y a-t-il pas eu deux explications successives ?
– Je ne me souviens pas.
Encore un demi mensonge, un oubli partiel.
Le président insiste  :
– Il semble que vous avez une occasion exceptionnelle de rompre avec une vie à la vérité singulière. N’avez-vous pas envisagé de tout dire ?

« Je ne peux pas m’expliquer »
– J’aurais voulu le faire.
– Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?
– Je ne peux pas l’expliquer.
– Vous aviez sans doute le sens de votre culpabilité. Vous avez dit que vous aviez été encouragé par l’attitude extrêmement compréhensive et paternelle de votre supérieur, pourquoi n’en avoir pas profité ?
– C’est ce que je ne peux m’expliquer
– Vous avez perdu toute notion de votre sacerdoce
(Très ému) – Non, non. Je n’ai jamais renié mon sacerdoce.
– Et pourtant vous n’êtes alors qu’un homme livré à ses passions et assez peu désireux de les dominer. Je ne crois pas manquer à l’objectivité en examinant ainsi cette partie secrète ou semi secrète de votre existence. Et cet enfant abandonné, vous en êtes-vous préoccupé ?
– J’ai demandé des nouvelles.
– Votre amie vous a-t-elle fait part de ses remords  ?
– Parfois, à mots couverts
– Nous en arrivons maintenant à R. Dans quelles circonstances l’avez-vous connue  ?
– En allant dans sa famille
– Qu’est-ce qui vous a attiré, au sein de cette famille, qui n’était pas particulièrement pratiquante  ?
– Ils avaient la gentillesse de m’inviter
– Et ils avaient une absolue confiance en vous. Enfin, un jour d’avril, en revenant d’une promenade à Rehon, R. vous apprend qu’elle attend un bébé. Quel a été votre sentiment, à ce moment  ?
– De crainte.
– Vous vous trouvez donc dans la même situation que deux ans auparavant. Quelle solution envisagez-vous  ?
– A cette époque, je n’envisageais rien
– N’est-ce pas vous qui avez suggéré à R. la manière dont elle devrait apprendre la nouvelle à sa famille  ?
– Elle l’a fait en dehors de moi. Elle m’avait dit que jamais personne ne saurait.
– Vous a-t-on demandé de vous mettre en rapport avec le père imaginaire  ?
– J’ai répondu ce que R m’avait dit de répondre. Que c’était d’une famille qui ne convenait pas.

Il fallait bien trouver quelque chose
– Mais cela c’est vous qui l’avez imaginé
(Piteux) – Il fallait bien trouver quelque chose.
– On s’est préparé avec joie, semble-t-il, à accueillir dans la famille cet événement. Comment vous envisagiez les choses  ?
– A ce moment je n’avais qu’une idée, partir
Et pour la deuxième fois, Guy Desnoyers va se refuser à admettre cette très minime circonstance atténuante, qu’aurait été une velléité ou une offre de départ commun.
– Je n’ai jamais envisagé de partir avec elle. Je voulais m’éloigner, dans l’espoir de me racheter. Et seulement pour le temps que Régine mette l’enfant au monde. Je savais bien qu’elle ne voulait pas quitter sa famille.
– Quel était votre état d’âme  ?
– Je pense que je serais parti. Mais je ne voulais pas l’abandonner, j’avais bien l’intention de l’aider.
– Comment alors éviter le scandale, car les gens commençaient à en parler. M. avait été mise au courant par Régine.
– Je lui ai toujours nié
D. est blême maintenant, il sait que l’on va, devant lui, faire le récit du drame.
– Courant novembre, n’aviez-vous pas encore proposé de partir  ?
– On m’a fait dire cela. À la vérité, je le dis devant Dieu, c’est inexact.
– Le temps presse et vous êtes toujours curé d’Uruffe. Comment pensez-vous sortir de cette situation  ?
– Je ne suis pas parti malgré tout.
– Pourquoi pas, avec Régine.  ?
– Parce que j’étais prêtre
– C’est exactement pour cela que vous n’avez pas envisagé la solution déplorable sur le plan religieux, moral ou social, du suicide
– Oui
– Vous repoussez ainsi les solutions incompatibles avec les règles qui régissent votre état. Alors, soyez logique. Respectez ces règles. Soumettez-vous à la hiérarchie dont vous relevez. Pourquoi ne le faites-vous pas  ?

« Par une sorte de crainte… »
– Par une sorte de crainte dont je ne me suis jamais séparé. Je l’ai dit aux psychiatres.
– Quelle solution vous reste-t-il puisque vous repoussez toutes les autres? N’est-ce pas celle qui vous a conduit jusqu’aux Assises?
-Ce n’est que le dimanche soir que j’ai songé…
– Est-ce bien vrai  ? Pas avant  ?
(Avec conviction) – Bien vrai
– L’achat du revolver était-il en rapport avec vos idées homicides  ?
– Il était toujours dans la voiture. Je ne le voyais même pas.
– Lorsque vous avez donné à Régine. ce rendez-vous, quelle explication  ?
– C’était une dernière entrevue. Elle savait que je devais partir.
– Vous saviez ce que vous alliez faire  ?
-Je n’avais rien de précis
– Vous avez cependant échafaudé un plan, envisagé un alibi  ?
– Il y a certainement eu quelque chose. Je le reconnais
– Au rendez-vous, que vous a dit Régine.  ?
– Rien
– Et vous  ?
– Rien
– Rien non plus. Elle ne vous demande pas où vous l’emmenez  ?
– Elle me dit simplement de ne pas aller trop loin.
– Votre décision est-elle alors bien arrêtée  ?
– Je ne peux pas vous répondre par l’affirmative
– Pourquoi proposer vous à Régine de lui donner l’absolution  ?
– Je ne sais pas…
– Est-ce que vous ne lui offrez pas l’absolution à l’article de la mort  ?
(La tête penchée, dans l’attitude d’un trouble infini) – Je ne sais pas…
– Ne lui avez-vous pas demandé si elle vous avait pardonné  ?
Signe de tête affirmatif
– Que vous a-t-elle répondu  ?
– Depuis longtemps…
Mais le président, qui s’est comporté vis-à-vis de ce pitoyable accusé sans cruauté aucune et qui l’a aidé au maximum, désire cependant que Desnoyers participe un peu plus à cette relation du drame. Il augmente ainsi s’il était possible le caractère dramatique du dialogue, écouté par l’assistance dans un silence impressionnant :
– Il faut avoir le courage de nous dire ce qui s’est passé désormais. N’avez-vous pas pris le revolver dans le vide poche  ? Elle s’éloigne, vous la rejoignez…

« J’ai perdu totalement la tête »
– Je ne suis pas arrivé à côté d’elle
– Ne l’avez-vous pas interpellée à trois reprises  ?
– Oui, depuis la voiture
– Et alors  ?
– J’ai tiré
– Vous visiez  ?
– Je ne pouvais pas voir exactement.
– N’avez-vous pas réalisé alors l’horreur de votre geste  ?
– J’ai totalement perdu la tête
– Et la scène atroce qui va suivre  ?
– Je ne pensais pas à cette scène
– Qu’est-ce qui vous a incité à poursuivre votre oeuvre de mort  ?
– Je ne peux expliquer.
Le président reprend alors la parole, sentant bien qu’il ne pourra tirer un récit cohérent de cet accusé perdu dont la voix n’est plus qu’un imperceptible murmure inaudible malgré micros et haut-parleurs.
– Sur la route, en vous enfuyant, vous avez réalisé alors  ?
– Oui, j’ai réalisé
– Lorsqu’on réalise de tels actes, qu’est-ce que l’on fait  ?
(Comme un gosse interrogé et presque naïvement) – On va se constituer prisonnier.
– Au contraire, vous cherchiez à vous soustraire à la justice. Chez vos parents vous faites preuve d’une certaine force de caractère.
– Je n’avais pas encore tout à fait réalisé.
– Vous avez plus tard essayé de justifier votre silence par certaines règles qui vous enjoignent le silence. Est-ce que quiconque insistait d’ailleurs pour savoir quelque chose  ?
– Je ne le pense pas
– Votre attitude était celle de quelqu’un qui essaie de détourner les soupçons.
L’interrogatoire est presque terminé. Le président Fracq entend cependant le ramasser, le résumer et le compléter par des questions qu’ils jugent essentielles.
– Quel est le mobile de votre crime  ?

« Je ne peux plus être le même homme »
– Les causes, je suis bien incapable de les donner. Depuis 14 mois que je suis en prison, j’ai réfléchi, j’ai pensé. Je ne cherche pas à nier quoi que ce soit, mais les causes en elles-mêmes, je suis incapable de les déceler. Cela me dépasse !
– La scène qui a suivi la mort de Régine, Comment peut-on l’expliquer  ? Vous avez dû aussi réfléchir depuis 14 mois.
– C’est un état d’esprit que j’avais à l’époque. C’est une scène que je ne peux plus avoir devant les yeux. Je ne peux plus être le même homme…
– Les coups que vous avez portés…
– Je dois les admettre puisque les constatations sont là. Mais je suis bien incapable de me souvenir comment je les ai donnés.
– Les médecins psychiatres ont déclaré pourtant que vous étiez sain d’esprit et responsable du point de vue mental.
– Ce n’est pas à moi de discuter le rapport des experts. J’accepte seulement tout ce qu’il y a dans le dossier.
Guy Desnoyers a repris quelque vie. Le cauchemar s’éloigne. Il retrouve des forces pour la discussion. Alors que les huissiers éprouvent quelque mal à rompre les scellés des pièces à conviction et que les jurés sont invités à regarder les horribles photos du dossier, l’accusé assis et la tête penchée, la mine contrite, risque ses premiers regards sur ce qui l’entoure, cet énorme appareil mis en place pour le juger.
Cependant, une nouvelle épreuve l’attend presque immédia-tement. Le premier témoin est Mme Fays mère, qui s’approche de la barre d’un pas déterminé. Elle ne pleurera pas. Elle a tant pleuré déjà. Desnoyers accoté au bois clair du box très contracté et presque craintif la regarde s’avancer dans son manteau de lainage noir.
– Madame, comment avez-vous fait la connaissance de Desnoyers  ?
– Un après son arrivée
– Comment l’avez-vous reçu  ?
– En prêtre. Il était venu soigner l’un de mes enfants. On s’est crû obliger de le recevoir. Il avait été si chic.
– N’avez-vous jamais rien remarqué à l’égard de vos filles  ?
– Absolument rien.
– Comment votre fille vous a-t-elle appris sa proche maternité  ?
– C’est le docteur qui m’a appris qu’elle allait être maman. Elle m’ a dit que c’était un gars de Rehon. J’en ai parlé à M. l’abbé. Il m’a dit qu’il ne fallait pas chercher le père.
– Quelle fut alors votre attitude  ?
– Nous avons décidé de garder l’enfant.
Au terme de cette déposition simple, sans éclat et sans haine, Desnoyers, interrogé, déclare avec humilité :
– Je reconnais les faits. Je regrette sincèrement.
– Il est bien temps, crie Mme Fays
– Si elle accepte, je dirais à Mme que depuis 14 mois je n’ai pas cessé de prier pour elle et tous les siens.
– Combien j’en ai passé des mois à souffrir et combien j’en passerai encore.
À la suite de cette déposition émouvante, M. André Vivier se constitue partie civile, laquelle constitution est reçue immé-diatement par la Cour.
La fin de la première matinée d’audience, après une courte suspension, est consacrée à la suite des dépositions. Tout d’abord, le maréchal des logis chef Joseph Houin, chef de la brigade de gendarmerie de CLB qui reçut, au cours de la nuit, la visite insolite de Desnoyers, agité, volubile mais secret.
– Monsieur le curé, que se passe-t-il  ?
– Je regrette beaucoup, je voudrais vous aider, mais je suis tenu par le secret de la confession.
Alerté à son tour, l’adjudant chef Lucien Drouot, adjoint au chef de la brigade touloise a commencé son enquête qui devait le mener sur-le-champ à son premier soupçon.
-J’ai appris aussitôt, par la rumeur publique, les relations de Desnoyers et de la victime. Il s’est élevé avec véhémence contre ces propos. Il m’a déclaré qu’il savait quelque chose mais ne voulait pas le dire.
– Ensuite, nous avons questionné Mme Fays et elle nous a dit qu’au début de grossesse de sa fille, elle avait eu un vague soupçon contre Desnoyers, mais qu’à la réflexion, elle n’avait pu croire une chose pareille. Dès l’arrivée de M. Husson, procureur de la république de Toul, je lui ai fait part de mes soupçons. Un gendarme m’a apporté une douille de 6mm35 et un étui de cartouche. Desnoyers interrogé m’a donné son arme. Je l’ai adjuré de dire la vérité.
– Ma conviction est faite, lui ai-je dit. Vous êtes l’assassin.
-J’ai alors dit à mes gendarmes de le garder à vue ».
En une très brève déposition, le maire d’Uruffe, M. Gabriel Arnauld, employé à la SNCF, est venu, de manière assez saisissante parce qu’elle reflète un état d’âme collectif, dépeindre quelle était l’impression des habitants d’Uruffe, ses administrés, sur le curé dynamique serviable à l’époque et avant le drame :
– Les cérémonies religieuses qu’il faisait étaient vraiment bien et il était capable de rendre service à n’importe qui, de nuit comme de jour.
– Avez-vous eu des échos de sa mauvaise conduite  ?
– Aucune plainte de mes administrés
– Et la famille Fays  ?
– C’est une famille d’ouvriers travailleurs et personne dans le pays ne peut émettre la moindre critique sur cette famille.
– Quant à la petite Régine…
– C’était une bonne petite fille.

«Huis clos partiel»
Devant l’accusé, qui jette autour de lui des regard de bête traquée et dans l’émotion générale, le Dr de Ren médecin légiste décrit avec une grande précision professionnelle, les résultats de ses autopsies. Il nous apprend que le malheureux bébé, une petite fille était née viable et avait respiré.
Ensuite, le commissaire principal Jean Chapuis, de la brigade PJ de Nancy est appelé à faire sa déposition sur les faits d’abord. Il s’y livre rapidement. C’est alors que le président Facq à l’ instant où le policier va être entendu sur son enquête de moralité, pose la question du huis clos, les propos qui vont être tenus étant susceptibles de nuire à l’ordre et aux bonnes moeurs.
Les parties se révélant d’accord immédiatement, c’est sans débat que cette mesure est décidée par la Cour. Le public évacuant la salle à midi et quart, apprend donc qu’à 14 heures, à la reprise de l’audience, il ne sera pas admis dans la salle.
Une grande partie de l’audience de l’après-midi se déroule à huis clos. Elle fut consacrée à l’audition des derniers témoins, en particulier celles des médecins psychiatres. Le Dr Sénac, de Paris, le Dr Kammerer, professeur à la clinique psychiatrique de Strasbourg, le Dr Pierre Royer, médecin au centre psychiatrique de Nancy.
Ils ont, sans nul doute, devant la Cour, les jurés et les seuls journalistes auxquels il est interdit, toutefois, de relater le moindre propos, confirmé les termes de leur rapport joint au dossier à la suite de l’examen approfondi auquel ils se sont livrés, de l’accusé Guy Desnoyers.
Il est certain aussi que M. Robert Gasse, ainsi qu’il en avait l’intention, a essayé de poser à ces médecins des questions allant au-delà de la mission qui leur avait été confiée, dans le domaine des contestations d’ordre psychologique et psychanalytique.

La voix des parents
Puis, vers 16 heures, le public, qui avait attendu dans la nervosité le droit de reprendre sa place dans la salle, était à nouveau admis. Il ne devait revenir que pour fort peu de temps, l’audience se terminant après la seule plaidoirie de la partie civile.
M. André Vivier déclara en préambule de son impressionnante intervention :
« J’ai été désigné d’office pour faire entendre la voix des parents de Régine Fays et réclamer en leur nom la réparation symbolique du préjudice, pourtant inappréciable qu’ils subissent.
«  À quoi bon, demandez-vous, puisque tout est clair dans cette noirceur, trop clair  : un double homicide effroyable, un dossier accablant, des aveux complets : une responsabilité totale.
«  A quoi bon  ? Je vais vous le dire mais auparavant faites à cette famille éprouvée, honorable et modeste, l’honneur de croire qu’il n’entre pas dans ses desseins de réclamer vengeance, ni de passionner ces épouvantables débats  ».
Monsieur le bâtonnier Vivier indique alors que le juge d’instruction avait reçu, quelque temps après le drame, une lettre anonyme adressée aux parents de la victime et dépeignant celle-ci sous un jour inadmissible.
C’est contre de telles affirmations odieuses et contre d’autres lettres adressées par des déséquilibrés à l’accusé lui-même, que la partie civile s’insurge « parce que ce n’est pas vrai, parce que ce serait rendre le crime plus odieux encore que de le laisser croire  ».
M. Vivier, avant d’aborder les faits dont il fera un court et saisissant résumé, tient à réfuter des explications cherchées dans la psychanalyse et dans les méthodes éducatives car ce serait « faire injure à tous ces prêtres abreuvés aux mêmes sources, nourris aux mêmes principes et dont la vie n’est faite que de piété, de charité, de vertu et d’abnégation  ».
S’adressant alors directement à Desnoyers, qui est resté tout l’après-midi serré dans un coin du box, se faisant le plus petit possible, il s’écrie «  Vous avez accepté le pain et le sel de ces gens simples et vous avez tué leur fille leur petite fille… On vous avait appris que ce n’est pas la règle qui vous garde, mais que c’est vous qui gardez la règle, vous y avez failli. Vous avez fui toutes vos responsabilités. Vous avez menti à votre évêque alors qu’un aveu vous eut libéré, impur parmi les purs, vous aviez seulement emprunté l’habit de ceux que vous avez trahis. Malheur à vous, par qui le scandale est arrivé  ».
C’est maintenant la péroraison émouvante qui retentit dans la salle absolument silencieuse :
«A l’heure où dans nos églises montent vers le Ciel des prières expiatoires, je voudrais avoir tout simplement une pensée pour celle dont les restes reposent sous la neige, dans le petit cimetière d’Uruffe, auprès de son enfant qu’elle n’a pas connu.
«Voilà, Desnoyers !»
«Je ne sais si le Dieu de Bonté et d’Amour aura pour vous quelque indulgence à l’heure peut-être proche, de la mort.
Je n’ai à connaître, moi, que la justice des hommes. Elle ne peut pas vous pardonner».

L’Est Républicain 25/01 1958
Georges DIRAND