Voici trois questions que vous pourriez me poser et auxquelles je vais tenter de répondre brièvement :
1/ Qu’est-ce qui m’a amené à écrire un livre sur le crime du curé d’Uruffe ?
2/ Pourquoi ai-je choisi d’écrire un essai qui est aussi un poème ?
3/ En quel sens peut-on tirer de ce drame une leçon pour l’éducation ?
1/ Pourquoi ai-je écrit ce livre ?
Concomitante au crime de 1956, l’idée de ce livre est liée à un certain nombre de faits et d’expériences qui ont marqué ma vie dans une époque elle-même marquée par la libération des mœurs et le développement des sciences dites humaines.
a) Un premier point concerne directement le statut de la sexualité dans un moment où se pose non seulement déjà le problème de la sexualité des prêtres, mais, de façon plus large, la question de la place de l’érotisme dans la vie et en particulier, comme le développe Georges Bataille dans toute son œuvre (1926-1961, dont l’Erotisme en 1957), la place même de la mort dans l’érotisme (« notre activité sexuelle, dit Georges Bataille, achève de nous river à l’image angoissante de la mort »).Mouvement de pensée qu’il convient de rattacher au surréalisme et au développement de la psychanalyse et qui sort de la sphère intellectuelle pour entrer peu à peu dans le domaine public.
b) Le deuxième point m’est plus personnel. Il concerne l’expérience d’un milieu éducatif particulièrement dynamique (méthodes actives) où – en tant que jeune professeur de lettres – j’ai vu des prêtres, confrontés au monde pulsionnel de l’adolescence et pour ainsi dire poussés dans leurs propres retranchements, associer la poursuite souvent sincère d’un idéal à des comportements plus ou moins pédophiliques où la violence avait sa place.
c) Le troisième point, tout aussi lié à une expérience personnelle, vient compléter le premier en ce sens qu’il concerne l’institution spécialisée que j’ai moi-même créée avec quelques amis pour y accueillir des adolescents en difficulté. Encore que le passage à l’acte pédophilique n’y ait jamais eu sa place, j’y ai été tout de même amené à m’interroger sur la fragilité de ce que l’on pourrait appeler la sublimation éducative. J’y reviendrai à la fin de cet exposé.
d) Enfin, s’agissant du curé d’Uruffe, la discordance entre la monstruosité du crime et, pour ainsi dire, la banalité de la structure psychologique du criminel me donnait à penser que l’homme n’était pas le monstre qu’essayaient d’en faire bon nombre de journalistes et l’opinion publique en général. À considérer le mélange de calcul et de naïveté qui constituait le comportement de Guy Desnoyers – ce prêtre à bien des égards apprécié du village où il brillait comme animateur (théâtre, sport) –, à considérer son obstination même à exercer son ministère jusque dans le crime, il me semblait que ces paradoxes avaient un autre sens que celui qu’on ne trouvait d’ailleurs pas dans la démence inexistante, voire dans la simple perversion. Ils exprimaient surtout la violence des conflits névrotiques qui habitaient un homme divisé entre la soumission à l’autorité et la rage d’une révolte dont la sexualité avait été le théâtre. J’en venais naturellement à penser que cet homme, emprisonné dès sa jeunesse, dans le désir qu’on avait eu pour lui de « devenir prêtre », n’avait eu de cesse de répondre à sa vocation par la fidélité à sa foi, tout en tentant de s’en échapper jusqu’à se faire payer cette échappée sexuelle par le crime qui devait le ramener en prison.
Ce schéma m’était suggéré par la situation même des adolescents dont je m’occupais. Eux aussi étaient pris au piège d’une identité que la famille et l’école leur avaient offerte comme un cadeau, mais un cadeau empoisonné qu’ils vivaient – sans clairement le savoir – comme une forme d’aliénation. Leurs passages à l’acte – certes non criminels, mais déjà largement engagés sur la voie de la transgression – exprimaient ces conflits profonds dont souffre aujourd’hui encore toute une partie non négligeable de la jeunesse.
À partir de cette expérience, je pensais que l’abbé Guy Desnoyers aurait bénéficié d’une éducation qui l’amène à se créer lui-même, plutôt qu’à se répéter dans une langue qui n’était pas la sienne.
Mais je dois ajouter – pour revenir à ce que je disais au début de ce propos – que j’éprouvais un sentiment plus large encore, s’agissant de ce crime. Je le ressentais comme une tragédie qui mettait en scène non seulement l’inconscient d’un homme, mais celui d’une société d’après-guerre où les forces de vie et de mort s’affrontaient dans un combat mythique. La monstruosité du crime se nourrissait de cette globalité cachée. Comme devait le montrer Georges Bataille dans le livre qu’il consacra à la fin de sa vie (1959) à Gilles de Rais, « le crime appartient au monde où il est commis ».
Nous sommes bien placés aujourd’hui pour savoir ce qu’il en est d’une jeunesse dont la délinquance est aussi le miroir d’une société dévoyée.
e) Enfin, cette dimension mythique du crime résonnait d’autant plus en moi qu’elle réveillait les années sombres de la guerre que j’avais vécue adolescent. Certains aspects apparemment anecdotiques de cette expérience refaisaient surface dans mon appréhension du crime.
J’avais en effet dix ans quand l’armée allemande victorieuse avait commencé à occuper la France. Je vivais avec mes parents dans une maison d’école qui avait été en grande partie réquisitionnée pour loger les officiers d’un régiment ennemi. Les images de ces soldats fringants dans leurs tenues parfaitement élégantes, volontairement courtois avec mes parents, comme dans le livre de Vercors intitulé Le silence de la mer – ainsi qu’ils étaient d’ailleurs sur ordre et au début de l’occupation avec la population en général – éventuellement délicats vis-à-vis d’un enfant, celui que j’étais, qui leur rappelait les leurs restés en Allemagne et parfois, ce qui ne gâte rien, cultivés (à la manière d’Ernst Junger, l’auteur des Falaises de marbre) – ces images me fascinaient. Elles me fascinaient (au sens positif et négatif du mot) parce qu’elles s’associaient dans mon esprit à celles qui collaient aussi à ces guerriers et qui concernaient leurs capacités à devenir, à redevenir les meurtriers, voire les assassins qu’ils avaient été ou qu’ils seraient. Le contraste entre tant d’élégance et la possible cruauté me donnait à penser que la Beauté comme la Gentillesse éventuellement sincère pouvaient soutenir la cause du Mal ; que peut-être même la vertu légitimait le crime.
Une telle fascination, je dois le dire, rejoignait celle qu’à cet âge j’éprouvais à l’égard de mon père dont l’affection justifiait l’autorité jusqu’à me pousser à lui prêter la force menaçante d’une toute puissance.
Officiers et père mélangés, il m’arrivait ainsi de me relever la nuit, terrorisé, pour m’assurer que ces hommes dont j’entendais les voix au-dessous de ma chambre ne se préparaient pas à me tuer.
C’est donc sur ce fond si peu que ce soit traumatique que la question de la duplicité dite monstrueuse du curé d’Uruffe est venue s’inscrire. Elle rejoignait aussi bien la zone troublée de ma conscience où flottait cette ligne de partage entre le Bien et le Mal que les professeurs de morale familiaux et extra-familiaux m’avaient pourtant dessinée d’une main qui ne tremblait pas. La guerre étant ce qu’elle était, n’avais-je pas appris, avec la bénédiction de mon père, homme rigoureux s’il en était, à voler l’ennemi qui disposait de nourritures que nous n’avions pas. Je découvrais Montaigne et le relativisme de la morale dans le texte même de la vie. Je n’étais pas un monstre et pourtant le vol, quelque nécessaire qu’il fût, m’était aussi un plaisir.
Par cette petite porte de la transgression quasi domestique, j’entrais dans le mystère de la rage heureuse et malheureuse telle que l’ordre de la guerre pouvait m’en laisser entrevoir la sombre érotique. Et c’est ainsi qu’au temps d’Uruffe, je trouvai dans le crime de l’abbé Desnoyers un écho de ces confusions où la frontière dont on veut croire qu’elle sépare absolument le sexe et la mort se dissout dans l’une de ces extases ambiguës toujours plus ou moins prêtes à associer le sacré et la barbarie.
Mais à cette expérience de la guerre, il me faut en ajouter une autre qui fut plus directement éducative.
Me trouvant pour mes études secondaires dans un lycée religieux, j’avais côtoyé des garçons engagés prématurément dans ce qu’on appelait alors la « vocation ». Ces engagements, venus obturer très tôt (c’est-à-dire trop tôt) – et on peut l’imaginer de façon quelque peu artificielle – la béance psychologique de l’adolescence, répondaient en même temps à une forme collective de culpabilité que la guerre – avec la défaite et l’occupation – avait provoquée. Le pouvoir politique de Vichy et la partie la plus visible de l’Église avaient ainsi appelé le peuple au rachat de ses fautes, invitant pour l’occasion au sacrifice une jeunesse dont les parents étaient censés avoir trahi directement ou indirectement « l’ordre moral ».
Épargné moi-même à cet égard grâce à la culture de ma famille plus proche des hussards de la République que de cette pensée rédemptrice, je n’en voyais que mieux comment nombre de mes camarades se trouvaient alors enrôlés dans une machinerie psychologique et sociale où déjà leur sexualité et leur violence juvénile cédaient à une répression qui préparait de plus obscurs dérapages. Comme Guy Desnoyers, ils venaient pour la plupart d’une paysannerie à la fois violente et intimidée, et le séminaire qui les attendait ne ferait pas dans la dentelle psychologique pour les ficeler dans sa camisole doucereusement dogmatique.
Telle était donc cette époque dont je vous ai déjà suggéré qu’elle préparait – en sous-main de la reconstruction à laquelle serait consacrée l’après-guerre – les tragédies et les comédies de sa destructivité peu à peu recouverte du manteau de Noé de ce que l’on appelle aujourd’hui les Trente Glorieuses.
J’en ai fini avec le contexte qui se trouve être à l’origine de mon désir non seulement d’écrire sur le crime de Guy Desnoyers, mais de tenter de le comprendre aussi fraternellement qu’il m’était possible.
2/ Qu’est-ce qui m’a amené à choisir la forme d’un poème pour écrire sur le curé d’Uruffe ?
La réponse à cette question est pour ainsi dire contenue dans ce que je viens d’exposer. La réalité du mélange vivant qu’est un homme comme Guy Desnoyers n’est pas réductible à l’énoncé des éléments qui le composent. Aborder le criminel (ou le fou) comme l’objet d’une science – par ailleurs souvent incertaine – risque de nous faire passer à côté d’une vérité humaine qui est aussi la nôtre. Quelle que soit en effet la démesure du crime, nous ne pouvons le comprendre au seul moyen de notre langage présumé le plus contrôlé. La mesure même de notre discours rationnel nous trompe sur ce que nous mesurons, dès lors qu’il s’agit de ce que refuse notre conscience, c’est-à-dire la confusion de nos sentiments, l’intrication même des pulsions qui sous-tendent nos idéaux comme nos conduites les plus banales – qui n’ont pas besoin d’être sexuelles pour mélanger la volonté de pouvoir au charme discret de la servitude volontaire.
Or ces mélanges qui sont bel et bien les nôtres, comme l’ont montré tous les grands moralistes, ne nous sont véritablement accessibles que grâce aux poètes qui, comme Sophocle, Shakespeare ou Racine, cherchent moins à expliquer l’homme qu’à l’impliquer dans la recherche de lui-même en lui tendant les miroirs grossissants de ceux qu’il appelle ses monstres et qui sont aussi ses fantasmes.
Car la poésie, dans ses constructions délibérément associatives, cherche à recoudre les morceaux de ce que nous nous appliquons à découper en parcelles pour nous faire croire que nous le maîtrisons. Elle rend aux choses comme aux êtres vivants et donc aux personnes elles-mêmes ce qui les rapproche de notre corps, de notre esprit, de notre cœur, dans l’unité de notre propre multiplicité. Elle fait du « il » ou du « elle » – par lesquels nous désignons des objets – le « tu » de notre « je », le « nous » d’un partage qui rend à la connaissance sa capacité de nous aider à vivre.
Mais la poésie a aussi – et je dirais particulièrement ici – cette fonction religieuse dont Kafka créditait la littérature lorsqu’il la chargeait de « relier » les éléments éclatés de ce qu’il appelait prophétiquement « une époque de mal ». Ce n’est donc pas sans arrière-pensées que je le cite, s’agissant de réunir les parties éparpillées d’un prêtre et de ses victimes. « L’art, dit en effet Kafka, est, comme la prière, une main tendue vers l’obscurité, une main qui veut saisir une part de grâce pour se muer en main qui donne » (Janouch, Conversations avec F. Kafka).
Je dirais enfin que je devais ce poème à un criminel qui était aussi une victime, qui payait de son image exclusive de meurtrier et même d’assassin la ressemblance criminelle et victimaire qu’il avait avec beaucoup d’hommes souvent plus malins que lui et jusqu’à un certain point avec chacun d’entre nous. Je lui devais ce poème au nom d’une société – et bien sûr de ses institutions – qui ne lui avait pas donné, en l’éduquant, la chance que j’ai eue moi-même de pouvoir m’échapper de quelques prisons.
3/ J’en arrive au troisième point de mon exposé : en quel sens peut-on tirer de ce drame une leçon pour l’éducation ?
Je dois d’abord rappeler un aspect particulier de l’expérience éducative dans laquelle je me lançais à l’époque du crime d’Uruffe.
Cette expérience, que j’ai rapportée dans Une poétique pour l’éducation, soulevait la grave question de la place de la destructivité dans l’éducation.
D’un côté, en effet, nous avions à faire avec des adolescents qui se trouvaient exclus (oui ! déjà à l’époque) du système scolaire et qui, sans être des monstres, passaient en tous cas pour les marginaux imprévisibles d’une société qui entendait se reconstruire en bon ordre. Or, ces adolescents à la fois révoltés et inhibés s’attaquaient le plus souvent à eux-mêmes et s’attaquaient entre eux dans le prolongement des attaques dont ils se sentaient plus ou moins confusément avoir été victimes. Sous cet aspect, on peut dire que notre travail consistait à leur faire inventer des objets qui ne les attaquent pas a priori (que ces objets fussent des savoirs, des organisations ou des personnes) ; ou pour le dire autrement notre pédagogie visait à leur offrir des partenaires qui leur laissaient au besoin la liberté de les remettre en cause plutôt que d’en dénier la réalité. Ainsi, leur propre négativité, sollicitée dans l’attitude critique, devenait-elle cet instrument positif que les pouvoirs sans contre-pouvoirs (les pouvoirs dogmatiques qui ne sont rien d’autre que tyranniques) interdisent à ceux qui leur sont assujettis.
On voit dans cette perspective la force de contre-exemple qui se dégageait de l’impasse où s’était perdu le curé d’Uruffe. Il s’agissait d’un homme que son éducation mécaniquement normative n’avait pas préparé le moins du monde à s’inventer lui-même. Prisonnier de son propre vide, il s’était raccroché au pouvoir sacerdotal jusqu’à s’y fabriquer une ombre d’homme, un spectre qui jouait au football et administrait les sacrements. Mais cette identité de compensation manquait de corps. Pour tenter de se rattraper, l’homme s’était drogué au sexe sur le mode adolescent d’une régression infantile marquée par la toute puissance. Quelque scandaleuse qu’elle fût, l’alliance entre sa débauche, son dévoiement criminel et l’exercice impérieux de son sacerdoce trahissait une commune origine : la misère psychique.
La plupart des adolescents dont nous nous occupions ne souffraient pas d’autre chose. Ils n’avaient pas nécessairement manqué d’éducation au sens quantitatif du mot, mais l’éducation qu’ils avaient reçue n’avait été qu’un montage. Ils s’appliquaient à le démonter jusqu’à sacrifier leur force vitale à une destructivité qu’ils ne s’expliquaient pas. Il nous revenait de les aider à trouver un meilleur équilibre entre ces forces contraires.
Ce fut un travail où leur désir d’en découdre avec les savoirs formels qu’on leur avait appliqués comme des potions médicinales devait être pris en compte dans une approche démystifiée et dédramatisée – c’est-à-dire le plus souvent ludique – des objets à connaître. Leur créativité ne pouvait être sollicitée qu’en passant par une certaine forme de désobéissance irrévérencieuse vis-à-vis des formes officielles des savoirs, voire des savoirs eux-mêmes. De plus, les aventures de la pensée – oserais-je dire de la libre pensée ? – n’étaient possibles que pour autant qu’elles étaient associées à ce qu’on pourrait appeler « l’aventure sociale » d’une institution dont les cadres, qu’ils fussent organisationnels ou relationnels, relevaient eux-mêmes d’une invention collective. C’était à ce prix que nous tentions de rendre à chacun non seulement sa dignité, mais son désir d’avancer, de grandir, à partir d’un partage fondé sur la rencontre, fût-elle conflictuelle. De sorte qu’on pourrait dire que ce grand réservoir d’agressivité constitué par une soixantaine d’adolescents rebelles fournissait l’énergie d’une organisation éducative toujours plus ou moins en procès, c’est-à-dire se développant elle-même comme un processus. Processus pédagogique et socio-politique qui, dans la ligne générale d’une pensée psychanalytique, se fixait comme objectif d’élaborer des rapports de force en les mettant à jour derrière des systèmes défensifs dont la négativité (qu’elle s’exprime sous la forme de l’inertie ou de l’agressivité déclarée) devait être au contraire considérée comme positivement révélatrice de conflits essentiels à la vie.
En conclusion – et pour relier le crime d’Uruffe à notre réflexion sur l’éducation – je dirais qu’une éducation moralisante qui fonde son idéal positif sur le déni de la réalité des pulsions n’aboutit qu’à des sublimations qui ne sont que des châteaux de sable.
Il revient, me semble-t-il, à l’éducation d’intégrer dans des démarches souvent acrobatiques, sinon scabreuses, les forces contraires qui opposent chez l’homme comme chez l’enfant et l’adolescent ce que Baudelaire, au prix de bien des souffrances, a tenté de réunir en lui – et en nous – par la création : aspiration à la vie et attirance pour la destruction, c’est-à-dire la mort.
Par ces temps où un érotisme de la consommation s’associe des forces qui mettent à mal la planète et la personne humaine, le crime de l’abbé Desnoyers ne devrait pas nous être étranger. Qu’ils soient en effet sexuels ou non – et qu’ils concernent des choses, des idées ou des personnes, ces objets que nous mettons au compte de notre libération nous ligotent à des forces aliénantes qui ne sont pas les dernières à se parer des dépouilles de l’idéal. La tragédie d’Uruffe devrait nous être d’autant plus proche que la déconfiture de notre système de valeurs nous révèle les insuffisances d’une éducation plus vite enfermée dans ses principes et son formalisme qu’ouverte au nécessaire apprentissage de soi et du monde. Alors même que depuis cinquante ans la revendication subjective de l’individu et le déploiement social de la communication se développent, n’est-il pas urgent – comme le rappelait un récent colloque, celui de Bahrein sur l’Ecole – que l’éducation se réinvente au regard des nouveaux besoins qui concernent à la fois et de façon souvent contradictoire l’exigence d’autonomie des personnes et la nécessité de la compenser par l’ouverture de véritables liens sociaux. Il en va – pourrais-je dire dans le prolongement du drame de l’abbé Desnoyers – de la possibilité pour chacun de « se créer soi-même » sans pourtant se couper des autres, comme nous le faisons en les instrumentalisant au service de notre désir, quel que généreux qu’il soit.
Si malsain que soit en effet à bien des égards le débat récent sur l’identité, n’est-il pas le symptôme d’un trouble qui dépasse le racisme ordinaire. Comme l’abbé Desnoyers, prisonnier de son rôle et incertain du désir de ce qu’il voudrait être, l’homme et la femme, l’adolescent et l’enfant d’aujourd’hui vont trop souvent d’un objet à l’autre dans l’avidité toujours frustrée d’un paradis déjà perdu, et par là même faudrait-il s’étonner qu’après avoir brûlé les voitures de l’autre, on s’acharne enfin directement sur l’autre pour lui ôter son visage qui est notre miroir ?
Il est sans doute plus urgent que jamais de prendre en considération la négativité de cette violence tout à fait humaine pour orienter notre action éducative.
Jean-Pierre Bigeault
le 19 novembre 2011