L’intimité…. au risque de l’autre

Qu’en est-il de l’intimité  au temps de la communication, quand la frontière entre vie privée et vie publique s’avère chaque jour un peu plus poreuse ?

La réponse à cette question n’est sans doute pas si simple !

L’intimité de l’être humain pourrait en effet gagner en profondeur ce qu’elle perd en extension dans un monde éclairé de toutes parts comme une conscience en perpétuel éveil. C’est que l’homme, pour qui les secrets d’alcôve ne sont plus que des secrets de Polichinelle, s’interroge sur « des choses cachées » qui, en deçà même de la question de Dieu, le concernent directement (et, pourrait-on dire, laïquement) en tant qu’il est un sujet confronté à ce noyau clair-obscur qu’est non seulement l’âme ou le cœur mais le soi de son être-au-monde.

Ainsi, après Saint Augustin, Montaigne, Rousseau, l’individu se voit-il embarqué dans la conquête d’une identité qui lui ressemble vraiment et c’est alors qu’il tente « l’expérience de soi ». Car, comment se trouver soi-même au bout du compte interminable de ses idées, de ses images, de ses désirs, tels que les lui renvoie dans un miroir le monde exhaustif qui est le sien ?

Dans la perspective d’une telle démarche la vieille idée d’intimité (chaumière d’un moi supposé serein) ne renvoie plus au simple retrait d’une vie privée à l’abri de laquelle l’homme pourrait accéder à son intériorité la plus intime. Le soi profond n’échappe-t-il pas déjà au simple dédoublement d’une conscience loyalement réflexive ? La connaissance de ce que le psychanalyste Masud Khan appelle « le soi caché1 » relève d’un autre « travail. Elle nécessite de forcer les retranchements de cette conscience somme toute toujours plus ou moins aliénée au monde, ne serait-ce que par le langage et ses rationalisations.

Et n’est-il pas remarquable que, dans le prolongement des voies ouvertes par les mêmes Saint Augustin, Montaigne et Rousseau, cette « expérience de soi » s’édifie paradoxalement sur la présence (la singulière présence, faudrait-il dire) d’un « autre que soi » ?

L’intimité rejoint alors à la fois l’espace poétique du rêve et celui de l’amitié voire de l’amour. Car c’est au-delà des mots et sous le regard de l’autre, au cœur d’une découverte aussi aventureuse que celle d’un dévoilement (qui n’est pas toujours sexuel) que, comme Montaigne avec La Boétie2, le sujet moderne – depuis longtemps annoncé par les mystiques – découvre sans doute le mieux (ou le moins mal) ce qui lui appartient en propre.

Si donc il reste vrai qu’il faut se retirer d’un certain monde saturé de ses objets pour se trouver ou se retrouver en tant que sujet, on dira que ce retirement ne vaut que de la rencontre où notre intimité s’offre en partage. Ainsi peut-on se rappeler que « l’expérience de soi » proposée par la psychanalyse se fonde elle-même à la fois, comme le disait André Green, sur « la cachette du cadre analytique » et sur « le corps à corps psychique » d’une relation entre deux vivants.

Freud, dont l’analyse originaire émergea de l’amitié avec Fliess3, a rouvert la porte ancienne et même antique d’une co-naissance qui, selon la célèbre acception claudélienne, peut être comprise comme l’expérience d’un « naître ensemble ». Familier ou non de la psychanalyse, l’individu postmoderne attend beaucoup – parfois sans doute beaucoup trop – de la rencontre avec l’autre. C’est qu’il sent que la flamme vacillante du « soi caché » ne se laisse apercevoir que dans la présence accueillante d’une autre intimité que la sienne, fût-elle, comme l’ombre ou le silence, le reflet ou l’écho du secret qui lie chacun avec soi-même.

Ainsi pourrait-on dire que l’intime de l’intime ne se dévoile qu’au-delà de l’individu, là où surgissent de la relation qui les rapproche… les personnes.

 

1. Masud Khan, Le Soi caché, Paris, Gallimard.
2. Montaigne, Les Essais, – De l’amitié, ch. XXVIII.
3. Wilhem FLIESS, médecin allemand qui ne fut pas l’analyste de Freud, mais une figure anticipatrice du « supposé savoir ».

 

Jean-Pierre Bigeault
In Les Cahiers de l’EFPP – N°16 – p.11-12 – Automne 2012