D’une inquiétante intimité – J-P. Bigeault – 25 avril 2013

Le mot latin intimus est le superlatif du mot interus et désigne ce qui est le plus intérieur, le mot intérieur – en latin interior 1– désignant déjà un degré supérieur de l’intériorité. C’st donc d’une extrême intériorité que je vais parler.

Mais comme Freud a pu parler du familier sous l’aspect de son « inquiétante étrangeté », je voudrais évoquer ici une certaine forme d’étrangeté de l’intime, étrangeté que j’appellerais plutôt « étrangèreté », comme vient de le faire récemment Christian David dans un article intitulé « Sous l’étranger, le familier perce 2» à propos du corps comme corps illusoirement étranger à soi.
Pour cela, je dois faire référence à une expérience paradoxale où ce qui me tient au plus loin de moi m’en rapproche aussi.
C’est pendant la guerre. J’ai 14 ans. J’accompagne mon père en vélo sur une route normande. Soudain des avions américains surgissent et, prenant la route en enfilade et en rase-mottes, mitraillent tout ce qui s’y trouve en commençant par deux chars allemands qui nous précèdent et que nous n’avons pas vus. Nous nous jetons dans le large fossé, nous enfouissant dans les broussailles. Les avions reviennent trois fois avant d’attaquer à la bombe…
Dans un tel moment qui ne dure sans doute tout au plus que huit minutes, non seulement le temps se contracte et s’étend au-delà de toute mesure, mais le sentiment de me retirer sur moi ou même en moi comme dans une ultime cachette se perd lui-même dans l’anticipation de ma propre perte.
Qu’est-ce qu’il en est de ce moi devant la mort qui frappe à la porte ?
Le souvenir que j’en ai est qu’à la fois je me trouve à l’extrême pointe d’une presqu’île qui serait moi, abruptement découpé dans une solitude taillée dans le roc, et que la mer, dans laquelle je m’avance, m’absorbe déjà. Surpris sans doute, je suis projeté au-delà de ma peur et, passé l’instant de l’agitation, je me ramasse dans un resserrement presque ponctuel qui me fait coïncider avec ce quelque chose qui m’appartient et qui n’existe pourtant surtout que de m’être imposé par ce qui arrive. Vis-à-vis même de ce compagnon, ce père qui me protège en m’obligeant, sitôt l’attaque passée, à rester tapi, je sens que ma solitude me fait émerger d’une expérience qui me dessine, pour la première fois peut-être, dans une autonomie d’homme presque sans âge, ou en tout cas de sujet presque détaché de tous ses liens. Ainsi ce soi dont j’éprouve l’inviolable intimité n’est presque déjà plus moi. Il n’est là qu’en s’appuyant sur ma prévisible disparition. Ou, pour le dire autrement, cette nouvelle intimité se soutient de l’étrangeté, de l’étrangèreté de ce qui m’attend et qui, à travers l’angoisse, déjà m’efface.
Je ne sais si cette expérience peut être étendue à celle que fait tout homme exposé à la mort, voire, qui plus est, condamné. Mais la retrouvant de temps à autre dans la rêverie, il me semble qu’elle n’est pas si originale qu’il y paraît. Je connais comme chacun sans doute et en tous cas, si j’ai bon souvenir, comme Jean-Jacques Rousseau, de ces « états intermédiaires » qu’on pourrait comparer à ceux, présumés, de la naissance, voire de ce qui la suit pendant un certain temps ; je veux parler de ces moments où le moi et le non-moi s’interpénètrent dans un mélange qui laisse sans doute moins sa trace dans la conscience que dans l’inconscient. On peut penser que la fréquentation de telles zones, qu’évoque largement dans son œuvre le psychanalyste anglais Winnicott, se retrouve fréquemment chez les artistes qui, comme Van Gogh, sont au plus près de ce qu’ils sont en devenant les corbeaux ou les champs de blé où nous voyons ensuite se profiler, plus ou moins fantomatiques, leurs visages.
Comme Bachelard, je plaide donc pour un droit à la rêverie. L’intimité est une enfance retrouvée jusque dans son intime fragilité. L’expérience du « soi caché » à laquelle se réfère le psychanalyste indo-britannique Masud Khan nous renvoie aussi bien à un Montaigne qui, contrairement à ce que dit Pascal, ne fait le portrait de son moi qu’en se perdant dans le reflet du monde, voire dans celui de Dieu.
Mais ce processus psychique ne renvoie-t-il pas à celui que Freud et ses successeurs ont appelé l’identification ? Qu’elle soit primaire comme tout au début de la vie alors que le moi n’est pas même constitué, ou secondaire, comme pour y revenir dans le cas fameux de l’amitié entre Montaigne et La Boétie, l’identification à « un autre que soi » paraît aussi essentielle à la construction du sujet qu’à son développement.
C’est du reste pour une assez large part ce que reprend à sa façon dans son dernier livre « De l’intime, Loin du bruyant Amour » le philosophe François Jullien.
Ainsi donc, pour revenir à mon expérience personnelle, l’intimité qui s’éclaire en effet si souvent d’être partagée (être intime avec quelqu’un) ne nous renvoie à nous-mêmes que de faire référence à ce qui pourtant par son « étrangèreté » peut aussi bien nous menacer.
L’idée que la mort nous serait ainsi plus familière que nous ne voulons le penser pourrait découler d’une telle conception de l’intimité décidément plus dialectique que celle qui, selon Littré, désigne « le confort d’un endroit où l’on se sent tout à fait comme chez soi, isolé du monde extérieur ».
Si nous allons encore plus loin dans le sens du paradoxe que je souligne ici, on pourrait dire que l’intimité désigne un lieu psychique où nous approchons des secrets de l’origine et de la fin – notre origine et notre fin – là où le rapport à soi nous rapproche de cet « autre » sans visage qui est certainement beaucoup plus extérieur à soi que le « je est un autre » d’Arthur Rimbaud. On se trouve là sans doute devant cette expérience assez typique de l’adolescence – bien qu’elle la déborde à mon avis très largement – où la prégnance de l’intimité sexuelle en tant que découverte ambiguë d’un soi en partie étranger à soi s’articule avec l’entrée en scène d’une pulsion possiblement suicidaire qui met la mort à portée de cette nouvelle vie.

Mais au-delà de cette étape significative en matière d’intimité, sans doute convient-il de rappeler que les processus qui interviennent dans le développement de l’état amoureux et dans l’amour lui-même n’ont pas attendu le Romantisme pour se donner à vivre dans un mélange qui ne manque pas d’associer l’intimité à une certaine perte de soi. Montaigne lui-même dans son texte célèbre sur l’amitié, n’y va pas par quatre chemins. Parlant de son lien avec son ami La Boétie, « ce mélange dit-il, ayant saisi toute ma volonté, l’amena à se plonger et à se perdre dans la sienne ». Mélange du je et du tu, l’intime s’accroît d’une perte qui en rappelle une autre et que suggère pudiquement Montaigne, lorsqu’il écrit, évoquant la mort de son ami : « nous qui avons si peu à durer. » L’intime est une pensée de la fragilité, une force tirée de cette fragilité. Une pensée de l’homme confronté à la mort et cherchant à la faire entrer dans sa vie par un partage qui en adoucit la rudesse.


1 Interior intimo meo : plus intérieur que mon intime, St Augustin.

2 In Penser/Rêver n° 23, Le corps (est un) étranger, printemps 2013, Ed. de l’Olivier.