Dedans-Dehors – Espace institutionnel et dynamique éducative

Pour vous parler d’un espace institutionnel adapté à l’adolescence, je vais me retourner vers une très vieille histoire vécue il y a plus de 60 ans et que j’ai rapportée en 2010 dans mon livre « Une poétique pour l’éducation ». C’est l’histoire d’un internat dit psychopédagogique que j’avais créé avec quelques amis et dans lequel nous avons reçu pendant 20 ans des groupes d’une cinquantaine d’adolescents éliminés du système scolaire pour « troubles du comportement ». Un temps fort de cette expérience correspond à l’incendie qui fut l’œuvre d’un de nos élèves et sur lequel je viens tout juste de revenir dans un récit poétique intitulé « L’oiseau de feu ».
Pour introduire la question du « dedans » et du « dehors », par laquelle j’ai choisi d’aborder le thème général « adolescence et institution », je vais vous en lire un court extrait :

Parfois il nous semblait que la vérité se cachait dans nos grottes. Ces cavités prometteuses se dissimulaient derrière le rideau broussailleux qui marquait avec la falaise la limite officielle de l’institution. Elles matérialisaient ce qui n’entre pas dans l’espace désigné et qui, pourtant, à sa façon le soutient. Une pensée mal dessinée sur un tableau poussiéreux annonce ainsi quelque fois l’idée que nous caressons en secret. Nos élèves regardaient ces grottes comme non seulement une partie de ce tout que représentait l’école, mais comme le tout dans sa profondeur, c’est-à-dire ce qui se tenait au fond de la classe et de ses matières, derrière les choses à apprendre, et qui, dans cette nuit et grâce à elle, se mettait à briller de tous ses yeux.

Nos grottes étaient pleines d’yeux. Monstrueusement accroupies sur d’invisibles feux, elles pouvaient laisser surgir ce que les maîtres, quelque fraternels qu’ils fussent, gardaient en réserve de leur désir. Des ventres contiennent la pensée que les cerveaux leur volent. Et ainsi mis à nu dans ces grottes, y devenions-nous des sacs blancs dansant sous les lunes des visages, comme quand l’enfance revient. Nos élèves avaient rendez-vous avec ces lunes. Cela se passait dans notre dos et pourtant nous y étions. Car d’un côté, par des signes presque convenus, on nous mettait au courant de ces rendez-vous secrets, et de l’autre, on nous vidait la tête pour remettre à sa vraie place ce que nous appelions notre projet. Il fallait que nous fussions l’école décollée de notre peau, chauve-souris pathétique lancée dans les flammes de l’invisible feu.

La 1ère remarque que je tiens à faire concerne la forme du récit dont je viens d’extraire ce passage. C’est une forme poétique que je trouve plus adaptée au vécu de ce qui fut d’abord et avant tout, et pour tout le monde, une aventure. Pour justifier cette remarque, il suffit de savoir que le lendemain de l’incendie qui est au cœur de l’histoire, ce qui nous permit collectivement de surmonter notre angoisse fut le concert qu’un groupe de musiciens déjà présents sur les lieux improvisa pour nous sur le thème du feu. Le dehors et le dedans d’une communauté confrontée à l’éclatement de ses limites se réinscrivaient alors dans un passage de la vie tel que le langage – ici musical – le rouvrait, au plus près de l’émotion et cependant au-delà.

Ma 2ème remarque concerne le statut des grottes dans l’institution. Leurs images en creux, jouant de l’ombre et de la lumière, formaient les vagues d’une sorte de mer verticale suspendue entre terre et ciel. Plutôt donc qu’au « toit tranquille où marchent des colombes », c’est à la « peau de panthère, chlamyde trouée » dont parle Paul Valéry, qu’il faut songer. Les grottes étaient les trous de l’enveloppe. Elles s’ouvraient de l’autre côté de la frontière, mais cet autre côté qu’on pourrait appeler « l’envers du décor » n’était pas un « no man’s land ». C’était à la fois le paradis perdu, la resserre aux grosses ficelles de la scène primitive, le gouffre du non-être, la tour du quant à soi de Montaigne … et j’en passe.
D’une certaine façon ne faisions-nous pas partie nous-mêmes, tout adultes que nous fussions, de ces frontaliers qui ont un pied dans chaque camp ? Et bien des fois n’étions-nous pas ces exilés de l’intérieur devenus lieux de refuge où les adolescents s’abritaient, fût-ce en nous piégeant dans leurs filets ? Cette plasticité de nos propres formes – qui devaient aussi bien se recomposer autour des lignes de partage – ne faisait-elle pas partie de la machine institutionnelle, façon Marcel Duchamp ?
Ainsi va l’institution ! De frontières en franchissements elle n’est un assez bon contenant que parce que sa capacité de contenir s’articule avec celle de laisser aller ce qu’elle contient dans une autre intériorité que la sienne.

Ma 3ème remarque concerne précisément ce qu’on pourrait appeler la dimension créative de l’institution en tant qu’elle permet les passages « dedans-dehors » que je viens d’évoquer. Je pense à cette Joconde de Léonard de Vinci dont mon ami Raymond Cahn – qui fut auprès de nous au temps de l’institution dont je parle – vient de faire un passionnant commentaire dans le dernier chapitre de son dernier livre : « Le sujet dans la psychanalyse aujourd’hui ».

Cette Joconde dont il se trouve que l’historien de l’art Daniel Arasse dit que la fascination qu’elle exerce répond à celle d’une grotte, ne fait pas que permettre d’associer la création à l’intériorité des temps originaires. Elle s’inscrit elle-même dans le dehors exacerbé d’un paysage dont l’étrangeté – nous dit Cahn – serait inquiétante, s’il n’y avait un pont pour la traverser, sans compter – comme en écho – le sourire, le fameux sourire !
Si le processus de création réunit ainsi dans l’œuvre le lieu de la maladie d’angoisse et son traitement, la création institutionnelle ne passe-t-elle pas par ces ponts à peine visibles et leur traversée quelque peu hasardeuse ? Rejouant entre son dedans et son dehors l’intrication du présent et du passé, il arrivait que notre institution œuvre à l’invention d’une sortie par le haut, telle que cette reliaison par où, comme le dit Cahn, le sujet se construit.

Ma 4ème et dernière remarque concerne l’actualité. Il se trouve que j’ai été amené ces dernières années à superviser une équipe éducative qui intervient en province dans un Centre dit « d’éducation renforcée ». Autrement dit un internat destiné à des adolescents condamnés à la prison mais placés là pour quelques mois dans une solution dite « alternative ».

Vous comprendrez aisément que la question du dedans/dehors – tel qu’en effet la prison ne saurait la traiter – se pose à une telle institution. Associées à l’internat, des activités professionnelles chez des artisans du pays permettent aux adolescents d’aller et venir entre le CER (Centre d’éducation renforcée) et la ville. On imagine les problèmes que causent ces passages, si officiels soient-ils ! On comprend que leur réussite ne tombe pas du ciel ; qu’elle engage des processus que l’institution doit être capable d’initier dans son fonctionnement interne : Un partage institutionnel s’impose et les conditions de sa mise en place sont exigeantes, pour ne pas dire acrobatiques, voire dangereuses. L’introuvable équipe éducative que j’ai suivie se composait pour l’essentiel de footballeurs de la région, pas toujours très au clair avec l’ordre établi mais prêts à prendre des risques. Leur succès indéniable, mais évidemment relatif compte tenu de la brièveté des séjours, atteste de la nécessité d’un certain compagnonnage entre ces éducateurs d’occasion et les jeunes dont ils s’occupent. Ma question est la suivante : quels éducateurs de plus en plus diplômés, de moins en moins formés sur le tas, seront susceptibles d’offrir à des jeunes de plus en plus violents voire radicalisés la chance d’une alternative à la prison, d’un apprentissage des passages – y compris ceux qui commandent l’accès à l’altérité ?

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En conclusion, je dirais que le dedans et le dehors de l’institution ne désignent pas seulement – comme vous l’avez compris – son espace physique, si important néanmoins qu’il soit. Si les grottes peuvent bénéficier du statut ambigu et de la fonction ambivalente qui les caractérisent, c’est que le jeu avec leur réalité s’appuie déjà sur un certain mode de fonctionnement de l’institution. Dans la mesure en effet où l’équipe éducative et le groupe des adolescents construisent ensemble le projet institutionnel, c’est bien cette créativité partagée qui fait des maîtres et des élèves les partenaires d’un jeu psycho-social où le dedans et le dehors se dialectisent au profit d’une structure qui évolue sans cesse.

Mais cette dynamique vient sans doute de plus loin. Si j’évoque le film que produisit l’institution et dans lequel nous fûmes priés par nos élèves de jouer les kapos d’un camp de concentration, il peut vous apparaître que notre créativité institutionnelle ne se privait pas des ressources que pouvait lui offrir un certain inconscient collectif. Je dois ajouter que la vie même de l’équipe éducative ne se privait pas davantage de la richesse fantasmatique où s’alimentait notre projet. C’était une communauté plus proche de la troupe d’un cirque dont l’intimité se débat sur une autre scène. Entre les spectacles, les trapézistes et les clowns font et défont le monde, et tant qu’il y a ce vent de liberté, les dedans emboîtés de l’équipe et de l’internat laissent passer un air du dehors.

Mais n’est-ce pas un « jeu » dont il s’agit, un « jeu » dans tous les sens du mot, dont celui qui désigne l’espace d’un possible mouvement entre les pièces d’un mécanisme, d’une articulation ou d’une alliance ? Ce mouvement qui fait que l’autorité – dont on sait que les adolescents en ont aussi besoin – devient constructive d’un double lien avec soi et avec l’autre.

Dedans dehors si vous voulez bien !

Jean-Pierre BIGEAULT
Colloque Adolescence – janvier 2018


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