Au cœur de l’action sociale, quelle érotique, quelle éthique ?

Une culture de l’individu et de la rationalité, telle que celle qui prévaut aujourd’hui dans le management sinon « la gestion » des relations humaines, menace les espaces supposés réparateurs du travail social. Elle renvoie insensiblement les travailleurs sociaux du côté d’un ordre – c’est-à-dire d’une remise « en ordre » – susceptible de les détourner de leur vraie mission : appréhender ce qui, dans la complexité d’une vie, voire dans son désordre, peut être précisément rendu à la vie.

On sait comment le traitement technocratique et politique de la question conduit à inspirer des modèles de formation qui tendent à privilégier – au nom de savoirs scientifiques par ailleurs discutables – une conception morcelée de « l’objet » (accessoirement humain !) et des procédures explicatives qui finissent par priver le « sujet » de sa réalité. Ce qui appartient en effet au sujet avant toute autre considération est un vécu, et c’est bien ce vécu que le travailleur social doit d’abord pouvoir accueillir et partager. Il s’agit là d’une réalité qui implique tout autant le corps et l’esprit – c’est-à-dire le cœur aussi – d’une ou de plusieurs personnes qui n’existent elles-mêmes que de participer d’une manière ou une autre à une communauté. Le travailleur social ne s’avance vers cette complexité vivante qu’en s’y impliquant. On ne saurait dissimuler que l’émotion dont vibre sa nécessaire empathie nourrit cette intuition professionnelle sans laquelle sa démarche froidement objective manquerait tout simplement son « objet ». L’intelligence d’un homme ou d’une femme d’action (ladite action fût-elle sociale) ont même beau disposer des meilleurs outils – que ne sont d’ailleurs ni ceux du chercheur ni ceux du théoricien – si l’enthousiasme et une volonté spécifique ne viennent l’inspirer, il ne restera face à face qu’un opérateur préprogrammé et le fantôme abstrait d’une personne vidée de sa vie.
Or, vouloir en effet s’ouvrir au vécu de l’autre n’est-ce pas déjà l’aimer ? S’il s’agit de com-prendre1 avant d’agir et d’agir aussi bien dans le cadre de ce partage auquel renvoie une con-naissance2 digne de ce nom, la dimension érotique (d’Eros, le dieu du lien) du travail social n’appelle-t-elle pas une éthique qui, à certains égards, pourrait être comparée à celle du psychanalyste ? Ou, pour le dire autrement, c’est-à-dire de façon moins étroitement référencée, comment aider le travailleur social à soumettre l’exercice de ce que le sociologue Michel Maffesoli appelle « la raison sensible3 » à une éthique qui en respecte le principe ?

 

1. Pour redonner précisément au préfixe d’origine latine « com / con » sa signification de partage (avec).
2. Idem.
3. MAFFESOLI Michel, Éloge de la raison sensible, La Table ronde, Paris 2005.

Jean-Pierre Bigeault, psychanalyste,
membre du Conseil scientifique d’orientation de l’EFPP
In Les Cahiers de l’EFPP – N°20 – p. 21 – Automne 2014