Dedans-Dehors – Espace institutionnel et dynamique éducative

Pour vous parler d’un espace institutionnel adapté à l’adolescence, je vais me retourner vers une très vieille histoire vécue il y a plus de 60 ans et que j’ai rapportée en 2010 dans mon livre « Une poétique pour l’éducation ». C’est l’histoire d’un internat dit psychopédagogique que j’avais créé avec quelques amis et dans lequel nous avons reçu pendant 20 ans des groupes d’une cinquantaine d’adolescents éliminés du système scolaire pour « troubles du comportement ». Un temps fort de cette expérience correspond à l’incendie qui fut l’œuvre d’un de nos élèves et sur lequel je viens tout juste de revenir dans un récit poétique intitulé « L’oiseau de feu ».
Pour introduire la question du « dedans » et du « dehors », par laquelle j’ai choisi d’aborder le thème général « adolescence et institution », je vais vous en lire un court extrait :

Parfois il nous semblait que la vérité se cachait dans nos grottes. Ces cavités prometteuses se dissimulaient derrière le rideau broussailleux qui marquait avec la falaise la limite officielle de l’institution. Elles matérialisaient ce qui n’entre pas dans l’espace désigné et qui, pourtant, à sa façon le soutient. Une pensée mal dessinée sur un tableau poussiéreux annonce ainsi quelque fois l’idée que nous caressons en secret. Nos élèves regardaient ces grottes comme non seulement une partie de ce tout que représentait l’école, mais comme le tout dans sa profondeur, c’est-à-dire ce qui se tenait au fond de la classe et de ses matières, derrière les choses à apprendre, et qui, dans cette nuit et grâce à elle, se mettait à briller de tous ses yeux.

Nos grottes étaient pleines d’yeux. Monstrueusement accroupies sur d’invisibles feux, elles pouvaient laisser surgir ce que les maîtres, quelque fraternels qu’ils fussent, gardaient en réserve de leur désir. Des ventres contiennent la pensée que les cerveaux leur volent. Et ainsi mis à nu dans ces grottes, y devenions-nous des sacs blancs dansant sous les lunes des visages, comme quand l’enfance revient. Nos élèves avaient rendez-vous avec ces lunes. Cela se passait dans notre dos et pourtant nous y étions. Car d’un côté, par des signes presque convenus, on nous mettait au courant de ces rendez-vous secrets, et de l’autre, on nous vidait la tête pour remettre à sa vraie place ce que nous appelions notre projet. Il fallait que nous fussions l’école décollée de notre peau, chauve-souris pathétique lancée dans les flammes de l’invisible feu.

La 1ère remarque que je tiens à faire concerne la forme du récit dont je viens d’extraire ce passage. C’est une forme poétique que je trouve plus adaptée au vécu de ce qui fut d’abord et avant tout, et pour tout le monde, une aventure. Pour justifier cette remarque, il suffit de savoir que le lendemain de l’incendie qui est au cœur de l’histoire, ce qui nous permit collectivement de surmonter notre angoisse fut le concert qu’un groupe de musiciens déjà présents sur les lieux improvisa pour nous sur le thème du feu. Le dehors et le dedans d’une communauté confrontée à l’éclatement de ses limites se réinscrivaient alors dans un passage de la vie tel que le langage – ici musical – le rouvrait, au plus près de l’émotion et cependant au-delà.

Ma 2ème remarque concerne le statut des grottes dans l’institution. Leurs images en creux, jouant de l’ombre et de la lumière, formaient les vagues d’une sorte de mer verticale suspendue entre terre et ciel. Plutôt donc qu’au « toit tranquille où marchent des colombes », c’est à la « peau de panthère, chlamyde trouée » dont parle Paul Valéry, qu’il faut songer. Les grottes étaient les trous de l’enveloppe. Elles s’ouvraient de l’autre côté de la frontière, mais cet autre côté qu’on pourrait appeler « l’envers du décor » n’était pas un « no man’s land ». C’était à la fois le paradis perdu, la resserre aux grosses ficelles de la scène primitive, le gouffre du non-être, la tour du quant à soi de Montaigne … et j’en passe.
D’une certaine façon ne faisions-nous pas partie nous-mêmes, tout adultes que nous fussions, de ces frontaliers qui ont un pied dans chaque camp ? Et bien des fois n’étions-nous pas ces exilés de l’intérieur devenus lieux de refuge où les adolescents s’abritaient, fût-ce en nous piégeant dans leurs filets ? Cette plasticité de nos propres formes – qui devaient aussi bien se recomposer autour des lignes de partage – ne faisait-elle pas partie de la machine institutionnelle, façon Marcel Duchamp ?
Ainsi va l’institution ! De frontières en franchissements elle n’est un assez bon contenant que parce que sa capacité de contenir s’articule avec celle de laisser aller ce qu’elle contient dans une autre intériorité que la sienne.

Ma 3ème remarque concerne précisément ce qu’on pourrait appeler la dimension créative de l’institution en tant qu’elle permet les passages « dedans-dehors » que je viens d’évoquer. Je pense à cette Joconde de Léonard de Vinci dont mon ami Raymond Cahn – qui fut auprès de nous au temps de l’institution dont je parle – vient de faire un passionnant commentaire dans le dernier chapitre de son dernier livre : « Le sujet dans la psychanalyse aujourd’hui ».

Cette Joconde dont il se trouve que l’historien de l’art Daniel Arasse dit que la fascination qu’elle exerce répond à celle d’une grotte, ne fait pas que permettre d’associer la création à l’intériorité des temps originaires. Elle s’inscrit elle-même dans le dehors exacerbé d’un paysage dont l’étrangeté – nous dit Cahn – serait inquiétante, s’il n’y avait un pont pour la traverser, sans compter – comme en écho – le sourire, le fameux sourire !
Si le processus de création réunit ainsi dans l’œuvre le lieu de la maladie d’angoisse et son traitement, la création institutionnelle ne passe-t-elle pas par ces ponts à peine visibles et leur traversée quelque peu hasardeuse ? Rejouant entre son dedans et son dehors l’intrication du présent et du passé, il arrivait que notre institution œuvre à l’invention d’une sortie par le haut, telle que cette reliaison par où, comme le dit Cahn, le sujet se construit.

Ma 4ème et dernière remarque concerne l’actualité. Il se trouve que j’ai été amené ces dernières années à superviser une équipe éducative qui intervient en province dans un Centre dit « d’éducation renforcée ». Autrement dit un internat destiné à des adolescents condamnés à la prison mais placés là pour quelques mois dans une solution dite « alternative ».

Vous comprendrez aisément que la question du dedans/dehors – tel qu’en effet la prison ne saurait la traiter – se pose à une telle institution. Associées à l’internat, des activités professionnelles chez des artisans du pays permettent aux adolescents d’aller et venir entre le CER (Centre d’éducation renforcée) et la ville. On imagine les problèmes que causent ces passages, si officiels soient-ils ! On comprend que leur réussite ne tombe pas du ciel ; qu’elle engage des processus que l’institution doit être capable d’initier dans son fonctionnement interne : Un partage institutionnel s’impose et les conditions de sa mise en place sont exigeantes, pour ne pas dire acrobatiques, voire dangereuses. L’introuvable équipe éducative que j’ai suivie se composait pour l’essentiel de footballeurs de la région, pas toujours très au clair avec l’ordre établi mais prêts à prendre des risques. Leur succès indéniable, mais évidemment relatif compte tenu de la brièveté des séjours, atteste de la nécessité d’un certain compagnonnage entre ces éducateurs d’occasion et les jeunes dont ils s’occupent. Ma question est la suivante : quels éducateurs de plus en plus diplômés, de moins en moins formés sur le tas, seront susceptibles d’offrir à des jeunes de plus en plus violents voire radicalisés la chance d’une alternative à la prison, d’un apprentissage des passages – y compris ceux qui commandent l’accès à l’altérité ?

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En conclusion, je dirais que le dedans et le dehors de l’institution ne désignent pas seulement – comme vous l’avez compris – son espace physique, si important néanmoins qu’il soit. Si les grottes peuvent bénéficier du statut ambigu et de la fonction ambivalente qui les caractérisent, c’est que le jeu avec leur réalité s’appuie déjà sur un certain mode de fonctionnement de l’institution. Dans la mesure en effet où l’équipe éducative et le groupe des adolescents construisent ensemble le projet institutionnel, c’est bien cette créativité partagée qui fait des maîtres et des élèves les partenaires d’un jeu psycho-social où le dedans et le dehors se dialectisent au profit d’une structure qui évolue sans cesse.

Mais cette dynamique vient sans doute de plus loin. Si j’évoque le film que produisit l’institution et dans lequel nous fûmes priés par nos élèves de jouer les kapos d’un camp de concentration, il peut vous apparaître que notre créativité institutionnelle ne se privait pas des ressources que pouvait lui offrir un certain inconscient collectif. Je dois ajouter que la vie même de l’équipe éducative ne se privait pas davantage de la richesse fantasmatique où s’alimentait notre projet. C’était une communauté plus proche de la troupe d’un cirque dont l’intimité se débat sur une autre scène. Entre les spectacles, les trapézistes et les clowns font et défont le monde, et tant qu’il y a ce vent de liberté, les dedans emboîtés de l’équipe et de l’internat laissent passer un air du dehors.

Mais n’est-ce pas un « jeu » dont il s’agit, un « jeu » dans tous les sens du mot, dont celui qui désigne l’espace d’un possible mouvement entre les pièces d’un mécanisme, d’une articulation ou d’une alliance ? Ce mouvement qui fait que l’autorité – dont on sait que les adolescents en ont aussi besoin – devient constructive d’un double lien avec soi et avec l’autre.

Dedans dehors si vous voulez bien !

Jean-Pierre BIGEAULT
Colloque Adolescence – janvier 2018


(Cliquer sur les vignettes pour lire la plaquette du colloque)

 

 

Pour vivre ici – Pour une poétique de l’éducation

Pour avoir écrit en 1978 un livre intitulé « l’illusion psychanalytique en éducation », je me suis trouvé pendant plusieurs années invité à participer au colloque officiel de l’Education nationale sur l’échec scolaire ! Or, comme vous le savez, ni ce colloque, ni bien sûr ma modeste participation n’auront permis d’apporter des réponses concrètes à ce problème, récurrent depuis la dernière guerre, soit donc plus de 70 ans !

Au jour d’aujourd’hui je pense que j’aurais dû refuser d’intervenir dans ce colloque en tant que psychanalyste. C’est au nom de la Poésie que j’aurais dû le faire, car si la Psychanalyse ne peut servir directement la cause de l’éducation, la Poésie quant à elle – selon moi – en est capable.

Mais au jour d’aujourd’hui, je suis envahi par une colère, la même sans doute qui, après la Guerre – dans les années 50 – m’avait soudain dressé contre l’Ecole, l’Ecole repartie de plus belle, comme si de rien n’était, comme si Auschwitz n’avait été, comme on le dira plus tard, qu’un « détail ». Et il est vrai qu’on avait jeté le manteau de Noé sur les revenants de cette « Solution finale ». Car c’est qu’on ne voulait pas savoir. Ne fallait-il pas préserver le moral des troupes, ce peuple humilié, condamné, effrayé de ses divisions, et appelé à se refaire une santé, sinon une âme ?

Certes, comme vous pouvez vous en douter, le mot « refoulement » (au sens psychologique) n’était pas encore entré dans notre culture – notre bonne et vieille culture enfin retrouvée, et quant à l’Ecole, innocente par définition – la bonne et vieille Ecole de la République, elle était remise sur les rails, et vogue la galère !

Que tout de même des voix se fussent levées dans l’assourdissant silence pour demander qu’on réinventât l’Ecole, après « ce qui s’était passé », il faut certes le dire. Mais très vite et sous le poids des résistances (encore un mot nouveau !) qui s’opposaient sans le dire à ce qui avait été « La Résistance » (au sens militaire et politique du mot), le discours supposé réaliste s’empara de « l’échec scolaire » – oui ! déjà ! pour, comme on dit, « parer au plus pressé ». La messe était dite ! L’Ecole de la reconstruction d’après-guerre n’avait qu’à « mieux enseigner » – on ne disait déjà plus « instruire », et tout rentrerait dans l’ordre, « les vaches seraient bien gardées ». Et que si la pédagogie n’y arrivait pas, il suffirait – comme l’avait d’ailleurs déjà fait Vichy – d’en appeler à la Psychiatrie. On sauverait l’Ecole en soignant ses marges ou à tout le moins ses marginaux.

« L’échec scolaire » faisait ainsi son entrée triomphale dans le débat scolaire. On s’appliqua à ne pas y voir le symptôme d’un plus grand mal. Comme au jour d’aujourd’hui on parla « d’inadaptation » des élèves sans prendre garde à l’étendue cachée des dégâts. On oublia que les traumatismes qui avaient déjà fait leur chemin d’une génération à l’autre – entre la Première et la Seconde guerre mondiale – pouvaient reprendre du service dans une société qui souffrait par sa jeunesse interposée. Il ne serait pas dit que les vieux poisons agiraient en sous-main sur une population qui, directement ou indirectement, avait connu l’horreur et devait, une bonne fois, s’en remettre.

Et c’est ainsi que l’Education nationale put repartir, la tête haute, en s’appliquant à affiner ses fameux programmes. La bonne vieille « instruction » n’avait-elle pas mérité de la Patrie ? Quant aux grands projets de refondation, tel que celui, alors très connu, de Langevin-Wallon (respectivement physicien et psychologue) dont l’inspiration marxiste ne manqua pas d’effrayer l’establischment, ils se trouvèrent enveloppés et emportés par la vague : agir ! il fallait agir et, pour ce qui est de la pensée, on attendrait les Beaux jours … les Sciences de l’Education nettement plus tardives, jusqu’à leur enterrement discret.

Et c’est ainsi que l’Ecole qui, au temps des Hussards de la République instruisait pour éduquer – accessoirement former des citoyens – oublia pour longtemps d’asseoir la transmission des connaissances sur une pratique sociale de l’humanité, et alors même que les ruines de l’humanisme fumaient encore.

Pardonnez-moi ce rappel historique à gros traits, mais ne trouvez-vous pas que les mécanismes de la peur et de l’oubli, les blessures cachées voire projetées sur la scène sociale nous disent encore aujourd’hui quelque chose ?

Devant la situation que je vous ai décrite et alors que, tout jeune professeur, j’enseignais les Lettres, et que je voyais qu’un nombre significatif d’adolescents avaient envie de tout casser, il me parut qu’il fallait sortir de l’Ecole pour la réinventer. J’entrepris des études de psychologie mais surtout je rencontrai des amis. Et c’est ainsi que fut créée en 1956 l’Ecole dont j’ai raconté l’histoire dans mon livre « Une poétique pour l’éducation ». Ce que je veux en dire aujourd’hui tient en quelques mots : ce fut un internat où les enseignants prenaient en charge l’éducation, y compris la nuit. Quant aux élèves, leur participation à la construction de l’Ecole fut sans cesse sollicitée et, pendant près de vingt ans, l’entreprise, soutenue par la dynamique d’une équipe éducative, ne cessa de se réinventer. Plusieurs centaines de garçons et de filles y ont appris à reprendre confiance en eux et ils ont rejoint pour la plupart le système scolaire habituel.

Cette expérience qui s’est développée sur une vingtaine d’années m’a conduit à penser que l’éducation au sens large du mot et la pédagogie en particulier ne trouvent leur véritable force que si elles s’inventent dans ce qu’on pourrait appeler une « création commune ». Cette « création commune », je l’ai baptisée « Poétique », parce que je pense que la poésie procède d’une source vivante et d’un partage singulier avec le monde. J’entends par là que si la poésie provient d’une personne – ou, comme on dit, d’un sujet – ce qu’elle fait du langage en le forçant dans ses retranchements conventionnels est un objet qui déborde les mots, comme un paysage les éléments et la personne elle-même qui le composent. Il n’est pas jusqu’à la poésie la plus classique qui n’en témoigne à sa façon. Lorsque Racine dit :

« Le ciel n’est pas plus pur que le fond de mon cœur », l’idée qui s élargit avec l’image s’ouvre à tous par-delà l’implication personnelle du poète et cependant nous entendons sa voix à nulle autre pareille.

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Je dois d’ailleurs et d’abord vous raconter comment la poésie a fait irruption dans ma toute première expérience pédagogique. Jeune professeur de lettres, je me trouvais en 6ème et en 5ème devant quelques élèves que l’expression française rebutait. C’est alors que je rencontrai le livre du psychanalyste suisse Charles Baudouin. J’y appris que les vieux mythes de la tradition gréco-romaine parlaient aux enfants mieux que tous les discours. Je me mis donc à inventer des sujets de narration qui reprenaient, peu ou prou, en les modernisant, des structures mythiques qui, si je puis dire, avaient fait leurs preuves. Conformément à mon attente, mes mauvais élèves se prirent au jeu. Et je compris bientôt que si l’inconscient de mes élèves y trouvait son compte, le statut poétique de ces mythes, plus ou moins délivrés de la réalité immédiate, les enchantait. Du reste les mêmes mauvais élèves pouvaient aimer Apollinaire et Max Jacob. De là je compris que nous devions donner aux textes, qu’ils fussent à lire ou à écrire, la capacité de s’offrir à un intérêt qui dépassait l’école. Les tissus dont ils étaient faits (car n’est-ce pas le sens du mot « texte » ?) devaient pouvoir se prêter à des opérations de découpage et d’enveloppement, telles que mes élèves, en s’attachant à leur matière, puissent aussi bien s’en rendre maîtres, que les suivre où ils les conduisaient, prenant des formes imprévues et presqu’inexplicablement familières.

Cette expérience m’en inspira une autre, alors que j’enseignais le latin en classe de seconde. La fameuse phrase dite « périodique » de Cicéron effrayait certains de mes jeunes latinistes. On s’appliqua, avant même de la comprendre, à la déclamer. Et une fois traduite, on poussa la plaisanterie irrespectueuse jusqu’à faire passer la pensée du maître-orateur par les fourches caudines d’une malheureuse histoire racontée dans un bistro. Catilina, l’escroc public rendu à sa banalité de filou, nous ne trahissions pas plus la majesté du discours cicéronien que Bossuet les cadavres des rois lorsqu’il rappelle que « le cœur de l’homme est creux et plein d’ordures ». Qu’un texte, fût-il salué comme un modèle de notre classicisme – pût aussi descendre de sa hauteur pour remonter tel un tapage trop humain au sommet de sa construction musicale, n’était-ce pas le signe que nous renvoie la poésie elle-même lorsqu’elle fait tout avec si peu, voire lorsqu’elle brise les mots pour les rendre à la grâce qu’ils ont perdue ?

Par ces exemples vous voyez que ce que j’appelle « poétique » – pour désigner une pratique pédagogique – rejoint ce que fait le poète, lorsqu’il joue jusqu’à la désinvolture avec le discours convenu du monde, voire avec son amie intime : la langue. Car le langage, cet outil humain si merveilleux, n’est-il pas très vite une prison ? C’est aussi ce que pensent de l’école ces adolescents, voire ces enfants, qui s’y sentent enfermés derrière les barreaux d’un discours qui n’est pas le leur, ni même plus largement celui du monde dans lequel ils vivent. Telle est donc l’urgence poétique de la pédagogie : redonner la vie aux mots et aux choses dont ces mots semblent de pauvres masques. J’y reviendrai un peu plus loin.

En attendant, je reviens à cette poétique dont j’ai parlé plus haut et qui s’est élargie à cette institution rapidement évoquée. Après ce que je viens de dire de l’école, la question se pose : comment faire d’une institution autre chose qu’une institution instituée ? Comment faire que ceux pour qui elle est faite la produisent et qu’ainsi – pour faire le lien avec ce que je disais tout à l’heure – elle ne parle pas pour eux, à leur place ?

Il s’agissait d’un internat : cinquante adolescents et pré-adolescents venus de collèges et lycées et fichant le bazar, ou suicidaires, ou errants. Une douzaine d’adultes venus de tous les horizons, recrutés selon la richesse de leurs parcours humains (de guerre et d’après-guerre) et diplômés de quelque chose, mais surtout prêts à tout. Ce fut un poème épique ! Je veux dire par là que tout pouvait arriver et arriva – jusqu’à un incendie que je raconte dans un prochain livre et qui fut allumé par un élève en détresse. Mais aussi – sans doute plus créatif mais guère moins difficile – la réalisation d’un film où les généreux adultes que nous étions durent jouer le rôle de kapos dans un camp de concentration. Car c’est ainsi que nos élèves nous voyaient et voyaient en nous ceux dont ils avaient peur.

Au jour le jour la poétique se réalisait à la fois dans la pédagogie et dans l’éducation par la place de la parole. Qu’il s’agisse de la classe, de la chambre, de la salle à manger, du parc, ces espaces pouvaient être parlés et leur fonctionnement ainsi revisité, échapper à la pesanteur des modèles, à leur dissémination autant qu’à la fausse unité de leur assemblage apparent.

Travail d’élucidation dans le respect des zones d’ombre, travail de remise en cause et d’accueil : on est là pour vivre avec ce qui est là et on le réinvente. Cela repose sur l’équipe des adultes et sa dynamique certainement originale en ce sens qu’elle ne procède par d’un savoir déclaré. Notre institution « psychopédagogique » peut toujours porter le nom d’une science qui reste à inventer, les psychopédagogues que nous sommes sont d’abord des personnes qui cherchent à faire de l’éducation à partir de ce qu’elles vivent. « Pour vivre ici » comme dit le poète Paul Eluard. En tant que professeurs et tout à la fois éducateurs (car nous partageons les soirées et les nuits auprès de nos élèves), nous nous occupons de tout. Ce que pourtant chacun sait de son expérience est confronté chaque jour à une réalité non sue.

Sous ce rapport j’appelle « poétique de l’éducation » ce qui ressortit pour les maîtres eux-mêmes à une forme d’apprentissage, ce qui ne signifie pas davantage que nous nous situions au même niveau que celui de nos élèves. Car c’est à nous que revient l’autorité de ceux qui, en dernier ressort, assurent la souple solidité du cadre.

Mais plutôt que de développer cet exemple, je dois vous dire que, mutatis mutandis, j’ai retrouvé une poétique institutionnelle de ce genre dans un cadre somme toute plus rigide que celui d’une école. Il s’agit d’un hôpital de jour pour adolescents crée et dirigé par mon ami le Docteur Raymond Cahn. En tant que responsable moi-même de la structure associative qui soutenait cette institution, j’y ai vu une équipe développer sur 20 ans une prise en charge à la fois thérapeutique et éducative (et même scolaire) qui aura elle-même été fondée sur la créativité collective.

Par ces évocations – et je pense aussi à des expériences qui, dans le cadre de l’Education nationale elle-même1, ont ici et là fait leurs preuves – j’ai voulu souligner que l’éducation – fût-elle scolaire passe par la réalité des personnes comme non seulement son canal mais son levier. Le creuset de l’alchimiste éducatif ne permet la transmission des savoirs que selon l’implication des acteurs dans un mélange actif où les matières humaines se rencontrent et se conjuguent entre elles. Qu’on utilise tant qu’on voudra les ordinateurs pour faciliter certains apprentissages, ce qui relève à proprement parler de l’éducation n’y trouvera pas son compte. Les poètes – et j’en ai vu parmi les adolescents que j’évoquais tout à l’heure – vont à la langue comme à une source, et la question de l’irrigation ne se pose qu’après. Le professeur – et je revois et je ré entends ceux qui m’ont le plus apporté – nous prend sur son dos d’homme et il mélange ainsi dans son corps et sa posture, ce qu’il sait avec ce qu’il est, et avec nous, comme si c’était pour lui aussi la source où il nous conduit.

Mais je voudrais m’attarder un instant sur certaines des raisons qui me paraissent constituer en profondeur la difficulté que nous avons d’accéder à cette poétique de l’éducation. Ces raisons sont pourtant celles qui nous invitent à y recourir.

Du côté de l’élève la curiosité de l’enfant n’est pas si homogène qu’on veut bien le dire. Elle est traversée par des peurs. La compulsion de répétition oppose une limite au goût de l’aventure. Les objets du savoir ont souvent l’air de fantômes, quand ils ne font pas penser à des vampires. Leur appréhension – au double sens de ce mot : s’approcher pour prendre et redouter – ne saurait toujours déboucher spontanément sur l’apprentissage. Il s’agit donc de dédramatiser la situation – et pour nous qui idéalisons le savoir, quelle découverte ! voilà qu’il nous faudrait revenir à cette attitude protectrice dont la dimension plus ou moins maternelle nous donne le sentiment de régresser. Et pourtant le jeu du poète n’est pas un enfantillage.

Et du côté du maître en effet les choses ne sont pas aussi claires qu’on veut bien le dire. Que le maître soit confronté ou non à la dérobade ou au refus de l’élève, sa position vis-à-vis du savoir mérite d’être interrogée. Si on a longtemps suspecté les conditions d’apprentissage que certains patrons réservaient à leurs apprentis, on a eu un peu vite fait de penser que les maîtres d’école – pour ne parler que d’eux – étaient innocents en la matière. Pourtant la simple observation de milieux intellectuels montre bien que l’affaire est plus compliquée. Bien des thésards que j’ai suivis en psychothérapie m’ont apporté là-dessus des témoignages édifiants. Le savoir qui donne un pouvoir n’est pas plus neutre pour celui qui le possède que pour celui qui est censé l’acquérir. Or le pouvoir du maître s’ajoutant à celui – fantasmatique – de l’objet-fantôme dont je parlais tout à l’heure, le blocage de l’élève a tôt fait de se renforcer. Et pourtant « l’autorité » du maître ne saurait être escamotée au profit d’une fausse égalité entre l’élève et lui. C’est alors que tout se joue, tout peut se jouer dans l’aventure du partage : le maître n’est pas un livre, il invente à mesure, il redécouvre ce qu’il a appris et cette dynamique lui vient aussi, s’il y prend garde, du groupe même de la classe et – je le redis avec force ! – de l’équipe éducative, pourvu qu’elle se vive comme telle.

Ces dernières remarques laissent entrevoir en effet ce que peut être le cadre psychologique et psychosocial d’un acte éducatif et pédagogique. Qu’il s’agisse de l’élève ou du maître, le mouvement qui porte la transmission me semble devoir être celui d’une création commune. Je n’ai véritablement appris et je n’ai su enseigner la grammaire française que lorsque je l’ai redécouverte (quinze ans après l’avoir enregistrée) dans un livre intitulé « Grammaire psychologique » (Galichet) et quand donc, retrouvant pour moi-même cette fraîcheur de l’apprentissage, je me suis mis à mettre en scène avec mes élèves la danse des mots et ses figures. J’étais porté – il faut aussi le dire – par la fameuse école où tout cela nous arrivait.

Pour dire cette créativité pédagogique et éducative j’ai employé le mot « poétique » parce que la poésie va chercher les choses derrière les choses en s’en donnant la liberté. Et aussi, parce que le poète – en dépit de l’image qu’on se plaît, voire qu’il se plaît, à en donner – n’est pas seul. En tant qu’aventurier et découvreur, il appartient à la communauté des chercheurs d’or, son or étant le désir des hommes pour la parole, celle dont Homère dit qu’elle est faite de « mots ailés ». Il arrive qu’un maître semble se détacher de ce corps vivant des poètes. Mais en réalité c’est un peuple silencieux qui vit avec lui. Son narcissisme se fond dans l’espoir d’un objet partagé – l’objet humanisé que le mauvais élève n’aperçoit encore que dans sa haine ou sa mélancolie hargneuse. Et le maître, si souvent déprimé lui aussi, le déteste et l’aime. Au fond, je pense que l’éducateur, fût-il enseignant, n’a choisi ce métier que parce qu’il a un compte à régler avec le savoir. Faire de la transmission son travail, c’est, en s’identifiant à tel ou tel savoir, le jeter hors de soi tel un ami-ennemi qu’on offrirait à un dieu inconnu. Il y a une violence contre soi-même dans cette volonté d’accroître l’autre d’une partie de sa propre richesse, comme sans doute dans ces actes de charité dont profite, qu’on le veuille ou non, un certain ordre du monde. Une ambivalence rôde dans les couloirs. Comment la déjouer sinon en délivrant les savoirs des jeux de pouvoir auxquels ils se prêtent, et en se rapprochant soi-même – avec l’élève – de ce plaisir d’aller ensemble vers des objets inconnus, étoiles perdues à retrouver. Et n’est-ce pas le chemin du poète ? Retourner les forces négatives – comme je l’ai évoqué – fût-ce en satisfaisant transitoirement leur capacité de destruction, car les savoirs ne procèdent-ils pas eux-mêmes, comme le disait Bachelard, d’une forme de violence, n’est-ce pas aussi ce que fait le poète ?

Le poète, comme l’enfant, comme l’adolescent, se libère de ses propres jouets en retournant contre eux une partie de la colère que nourrit en lui sa dépendance, car savoir c’est aussi perdre le bénéfice de ce qui, dans le rêve, ressortit à l’innocence.

Aussi bien je voudrais, en passant, battre en brèche l’idée que l’instruction serait l’arme d’une guerre contre la barbarie qu’on appelle ignorance ou pure et simple violence. Les savoirs accumulés dans la culture européenne du XXème siècle ont montré leur capacité à soutenir des projets stupides et cruels. Les figures de l’autorité utile sont plus souvent discrètes que celles qu’on brandit au-dessus de la mêlée comme des statues au front divin. Revisitons plutôt nos propres histoires.

L’éducation – celle qui nous a aidés à vivre la vie – y compris par les savoirs dont nous sommes les plus fiers – est une suite poétique souvent cachée dont nous savons que les pères et les mères plus ou moins symboliques qui nous l’ont donnée furent aussi nos frères et nos sœurs dans le partage, et sans que l’autorité s’y ordonnât selon celle des machines, nos nouveaux dieux.

Je crois que nous serons sauvés par un mélange de solitude et de partage qui se trouve être d’ailleurs le lot des éducateurs. L’éducation ne produit pas. Elle crée. Elle ne fabrique pas des réflexes, des attitudes précises comme des savoirs, des références, des actions historiques. Elle redonne de l’humanité à ce que l’homme a si vite fait d’en perdre, y compris dans les discours triomphants. Elle remet du silence dans la pensée, elle porte à aimer. Mes parents et plusieurs de mes maîtres m’ont fait apercevoir la vie comme un chemin et la marche elle-même avec soi et les autres. J’aurais certainement aimé d’entrer à l’Ecole normale supérieure mais je n’en connaissais même pas l’existence, et je me dis parfois : quelle chance !

La poésie nous apprend à ne parler que de ce qui, derrière les mots, s’approche du souffle. Elle n’annonce d’autre nouvelle que ce qui nous porte au-delà de soi, à la porte des idées, des choses et des personnes – cela justement qui est menacé : ce qui, à cette distance des savoirs, se tient en nous pour dire ce que l’humain poursuit d’humanité dans le chant, le cri, le silence, avec les siens et même les étrangers, dans l’ordre et le désordre de la vie.

Mais je m’emballe : comme les éducateurs, les poètes travaillent dans les tunnels, les souterrains, les terriers dirait Kafka.

La condescendance du Château qui traite de ces arpenteurs et autres géomètres de l’âme convient à leur obscurité, leur effacement, et nous n’avons qu’à cultiver fièrement notre modestie, comme des ouvriers sinon des auteurs. Mais qu’on nous entende ! Qu’on nous entende pendant qu’il en est temps !

Je dois en effet vous dire la suite de l’histoire institutionnelle que je viens de vous rapporter : après presque 20 ans d’existence, l’école se trouva confrontée à la normalisation accélérée de notre monde post-moderne. Comme il fallut un jour choisir entre un contrat mortifère avec l’Education nationale ou la transformation du lieu éducatif en lieu médical, je décidai de fermer l’Ecole. La standardisation qui s’installait dans le pays, la bien-pensance retrouvée, et, il faut le dire, à la longue, le poids du métier, militaient pour un changement de vie dont l’époque, il est vrai, nous offrait la chance. Mais la colère était toujours là !

Je pris donc le parti de mettre à profit mon expérience pédago-éducative en développant des actions de formation en direction des enseignants de l’Education nationale, des éducateurs du secteur de la Justice appelé alors « Education surveillée » et de nombreuses équipes pluri disciplinaires du secteur médico-social. Je dois dire ce que j’ai vu et qui, hélas ! n’a fait que croître et embellir.

Clairement engagées au service d’une action difficile et sans cesse remise sur le métier, les personnes souffraient. Elles étaient seules. Regardées de haut par leur administration, leur image socio-professionnelle était, comme on dit, à la ramasse. J’ai ainsi traîné mes guêtres dans la plupart des foyers parisiens et des internats régionaux relevant du Ministère de la Justice. Ils ont dû fermer les uns après les autres. La dépression, l’alcool, une révolte larvée sapaient les équipes. Les directions, tirées à hue et à dia, flottaient. Les adolescents – délinquants pour la plupart ou en voie de l’être – ne sortaient le plus souvent de la prostration que pour régler des comptes avec les limites, dans le déni d’une souffrance indicible. Quant aux professeurs de l’Education nationale, leur volonté même de chercher à comprendre les situations, les personnes et leur propre vécu les isolait d’un monde professionnel disséminé et refermé sur lui-même. Parler des difficultés professionnelles revenait à avouer son incapacité. La machine, à la fois tatillonne et désincarnée, renvoyait à une réalité à la fois fantomatique et agressive. Combien de maîtres, confrontés à des situations ingérables – et qu’on se garde bien, encore aujourd’hui, d’évoquer – devenaient ainsi des ombres ou des rebelles dont l’excellence obligée des fameux résultats au Bac n’aura fait que masquer le douloureux et incertain combat ?

Voilà donc ce que j’ai vu pendant les 20 ans qui ont suivi la fermeture de notre école. De mes constats je tire la conclusion que ce qui avait été possible dans les conditions de mon expérience pédago-éducative ne l’était plus dans un monde à la fois dépersonnalisé et aspiré par sa logique administrative. A comparer le secteur dévolu à la Fonction publique et, s’agissant du médico-social, à celui qui relevait de l’associatif, force était de dire que les petites institutions (EMP – IMP, CMPP, Hôpitaux de jour …) y résistaient clairement mieux à la dégradation générale. De cette comparaison il ressort enfin que c’est où les travailleurs respectés sont en mesure de s’appuyer sur une estime de soi (et la santé psychique qui l’accompagne) que, sous la condition aussi d’être soutenus par une équipe digne de ce nom, leurs métiers difficiles sont faisables et possiblement efficaces.

Cependant les bons résultats arrachés ici et là par ceux qui, contre vents et marées, » y croient » comme des Charles Péguy à la foi chevillée au corps n’apaisent ma colère que très relativement. Pour m’être trouvé invité à bien des manifestations officielles sur l’éternel « Echec scolaire » – et alors qu’on attendait du psychanalyste que j’étais devenu une lumière directement venue du ciel – j’ai vu tant de ministres saluer généreusement nos travaux soigneusement recensés et classés sans suite ! Fallait-il rire ou pleurer ? Rester ou partir ? L’illusion politique flotte sur l’Education nationale comme sur la république attaquée aujourd’hui de bien des côtés.

Il me serait sans doute trop facile de faire le procès des politiciens qui, comme on vient de le voir à l’occasion de la dernière campagne présidentielle, n’auront évoqué la question de l’éducation que du bout des lèvres. L’économie et la sécurité ne sont-elles pas les priorités absolues ? Et n’est-ce pas ce que pense tout aussi bien l’opinion publique ? Nos prêcheurs ne se privent pourtant pas de nous donner à penser qu’ils sont les instruments de notre salut, les prêtres laïcs chargés de notre éducation. Comme au lendemain de la guerre nos sauveurs feront le travail et le peuple des hommes « de rien » et des « sans dents » n’aura qu’à suivre la leçon, magistrale à souhait !

Malheureusement, cette conception de l’éducation par le haut, ce modèle éducatif solidement ancré, est soutenu – il faut le dire – par beaucoup, sinon la plupart des intellectuels. Heureux produits du Système, ils ne l’exaltent ou ne le décrient qu’au nom de principes déconnectés de la réalité. La réalité des éducateurs sur le terrain, les difficultés et les moyens de leur action ne les intéressent pas. La pédagogie, la psychopédagogie, la dynamique d’un groupe-classe, les fondements psychologiques de l’autorité, sont les cadets de leurs soucis. Autant parler de ces tâches domestiques comme de celle qu’on ne confie qu’à des employés de maison et bientôt, comme on l’envisage pour l’assistance des personnes âgées, à des robots ! Il n’est pas jusqu’aux psychanalystes – mes chers confrères – qui ne considèrent l’éducation que par le bout de leur lorgnette intimiste et arrogante. Quand on fréquente le monde des idées, fût-ce au titre de l’inconscient, la cuisine éducative et ses vieux pots n’exalte pas les grands esprits. Heureusement, se réjouit-on, les nouvelles technologies redonnent du lustre à la question des apprentissages, Dieu est avec nous, l’éducation suivra !

Naïveté de nos penseurs ! Colère ou pitié ? je ne sais plus …

Je pense à la jeunesse que j’ai vécue parmi de petites gens, des paysans accrochés à leur parcelle, des mineurs de fer, des marchands de tout et de rien. Beaucoup ne pensaient qu’à eux, à leur vie difficile, mais ils ne faisaient pas la leçon. Même les instituteurs et les institutrices ne faisaient pas les savants. Ils accomplissaient sans bruit un travail social et ils enseignaient le Français, le calcul et aussi l’hygiène et la politesse, tout cela ensemble. Ces gens-là n’étaient ni des héros ni des saints. Ils se moquaient au besoin les uns des autres. Pendant la guerre, la plupart, faute d’espérer dans les sermonneurs de service, se dépannaient entre eux. Ce n’était pas grandiose mais ça permettait de tenir : on était moins seuls ! Vous voyez tout de suite que les savoirs – y compris fondamentaux – n’étaient pas les premiers outils de ce travail qu’on appelle aujourd’hui – pompeusement – « le vivre ensemble ».

Certes je n’entends pas céder à l’idéalisation du peuple telle que la fabriquent ceux qui n’en connaissent pas la réalité. Les pulsions agressives voire celles d’auto destruction n’épargnent personne, et précisément c’est bien leur gestion difficile qui fait sans doute d’abord appel à l’éducation. Il n’en reste pas moins que la prétention de ceux qui s’autorisent à penser pour les autres fait également bon marché des forces discrètes qui compensent souvent l’étroitesse de l’esprit chez ceux qui ne savent pas ce qu’il faudrait savoir. Ces forces méprisées sont souvent plus proches de la vie que les idées et les mots trop grands dont les humains se font de pauvres boucliers. « Au feu le vernis craque » disait je ne sais plus quel général. A la campagne, au temps de la misère ordinaire et de la guerre, on s’entraidait certainement davantage que dans les rangs plus ou moins policés d’une société de plus en plus formée et qui ne brille pas toujours par ce qu’on n’ose plus appeler l’éducation. Le cœur – ce vieux mot qui associe bravement le corps et l’esprit – n’est pas toujours au rendez-vous de la concurrence des élites, y compris hélas les républicaines ! Et pourtant l’intelligence et l’affectivité sont ensemble à la tâche, là où la vie va le plus loin avec l’humanité de l’homme ; et, sans l’amitié qu’il porte si haut, qui dirait que Montaigne est sans doute de beaucoup le plus proche de ceux qui, philosophes ou non, nous montrent le chemin ?

Les victoires modernes de la rationalité – on le voit aujourd’hui de plus en plus clairement – se retournent contre nous, si nous ne prenons pas garde aux frustrations de notre sensibilité. Les satisfactions plus ou moins compulsives que peuvent nous apporter par compensation la consommation, voire les dérives régressives de la violence ne sont-elles pas là pour en témoigner ? Chacun sait ici que les lois, les plans d’urgence à la petite semaine ne suffiront pas à endiguer ces forces discrètement ou spectaculairement destructrices. Qu’il faille remettre de l’humain, c’est-à-dire de l’attention à l’autre, cela revient à chacun comme aux organisations et entreprises qui, à défaut de la mettre en œuvre, conduisent … à la guerre. Qu’il faille ré inventer une école à la hauteur de cette ambition n’est-ce pas assez clair ? Que l’éducation au sens propre du mot soit prioritaire et mobilise les volontés disponibles – et je ne doute pas qu’il y en ait – qu’attend-on pour le faire ?

Et comment ne pas rappeler que depuis au moins Rabelais et le même Montaigne, et malgré le peu de cas qu’on en a d’abord fait, l’éducation a occupé une place significative dans la philosophie des Lumières ? On peut aussi bien s’étonner que le fameux mouvement européen de « l’Ecole nouvelle » – largement soutenu par le développement moderne de la psychologie de l’enfant et renforcé par ce qu’on pourrait appeler « les leçons de la Guerre » (celle en particulier de 14/18) – n’aient laissé finalement que peu de traces dans notre conception globale de l’éducation. Certes Maria Montessori (1870-1952 – italienne) et Ovide Decroly (1871-1932 -belge) ont influencé la première école, l’école des petits. Mais Freinet (1896-1966) sent encore le souffre. Et l’adolescence, malgré de très nombreuses et plus récentes études, n’inspire pas une pédagogie qui lui soit réellement adaptée. On pourrait même dire que l’adolescence disparaît dans le jeunisme d’une époque qui en escamote la problématique au profit d’une projection pour le moins ambigüe. La maturité qu’on lui prête – en tout cas sur le plan intellectuel – néglige des conflits affectifs qui la déstabilisent et dont l’usage de la drogue et de l’alcool, la violence y compris suicidaire, manifestent la violence interne.

Mais cette méconnaissance de l’adolescence réelle et le mépris non moins réel de l’héritage éducatif que j’évoquais tout à l’heure en disent long sur le statut de l’éducation dans notre culture. Je crois qu’il faut s’y arrêter un instant.

Le prétexte des nécessités qu’imposerait aujourd’hui, en terme d’apprentissage des connaissances, le développement accéléré des sciences et des technologies (et globalement le fameux progrès) me semble confirmer le déni qui, aujourd’hui plus qu’hier (je pense au pré romantisme et au romantisme) paralyse notre culture. Cette société en effet (et la culture qu’elle produit la subissant à la fois et l’entretenant à sa manière), ne veut pas voir la réalité affective de l’enfance et, singulièrement, de l’adolescence, dans la mesure où elle s’applique elle-même à la refouler pour son propre compte. Y compris, comme on peut le voir par exemple, dans le traitement pour le moins ambigu d’une sexualité à la fois libérée et appauvrie. Un acquis par ailleurs aussi important que, sous l’un de ses aspects au moins, l’individu et ses droits, n’en recouvre pas moins un mouvement centripète défensif qui recouvre ce qu’on pourrait appeler globalement « la peur de l’autre ». Ne voit-on pas que « l’autre » – de plus en plus mis à distance, voire chosifié, par exemple sur les écrans – il ne reste qu’une place de plus en plus réduite à ce qu’on pourrait appeler la sensibilité sociale ? De son côté l’école reste conçue comme l’affaire de monades appelées élèves et la réponse des « bandes » de jeunes – là en particulier où le sentiment d’être mal aimé se développe – ne fait guère de doute. La revendication d’appartenance au moindre corps social, qu’il s’agisse de la bande ou de la communauté renvoie la culture dominante au dessèchement de sa sensibilité. Qu’enfin la scolarité, soigneusement remplie d’une telle culture, satisfasse globalement parents et professeurs, voire élèves, dans une sorte de fusion inconsciente avec l’institution si décriée qu’elle soit, ne fait sans doute qu’exprimer le besoin résiduel d’union sacrée avec la vieille « instruction publique », fantôme ultime de la Patrie.

Alors je vous le demande, faudra-t-il qu’une guerre éclate pour que, sous les coups d’une rationalité clairement folle, le besoin de remettre du cœur avec l’esprit dans le même lit de l’homme exige d’être satisfait … une dernière fois ?

Mais je sais aussi que, dans les marges et souvent loin des systèmes et de la pensée métallique et molle, il y a des gens parfois « de rien » et même de beaucoup qui s’activent pour que le BON et le BEAU soient au rendez-vous de notre humanité fragile.

Cette évocation me permet d’apaiser ma colère. J’ai fini, comme vous le savez et comme plusieurs d’entre vous, par me tourner vers la poésie, mais elle ne m’a jamais quitté et bien des gens avec qui j’ai travaillé la portaient en eux.

En conclusion

Bien d’autres, aujourd’hui encore, qu’on n’entend trop peu, dont ni les médias ni les penseurs de service ne prennent en compte la solide expérience, chuchotent le poème de Paul Eluard :

« Pour vivre ici

je fis un feu l’azur m’ayant abandonné… »

C’est qu’une Philosophie des Lumières – dont l’Ecole républicaine s’est clairement inspirée – ne saurait justifier que la référence à l’ouverture et à la liberté par la connaissance évacue le feu qui l’anime. Le feu dit une force qui associe l’amour à la vie, y compris sous l’aspect de cet excès qui fit des Hussards de la République les chevaliers d’une école dite « libératrice ». L’éducation, en tant qu’elle est poésie de création d’homme, participe de ce feu.

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1 Cf. par exemple le Collège expérimental Clisthène à Bordeaux.

J.-P. Bigeault
24 novembre 2017, Intervention in Collectif Effraction,
Poètes des cinq continents, l’Harmattan,

OH ! EH

J.-P. Bigeault
18 Janvier 2016
Collectif Effraction, Poètes des cinq continents, l’Harmattan

Lorsque j’étais à l’école primaire on récitait de la poésie. C’était une procession de mots dont la mélodie assurait la continuité, fût-ce au prix de l’ennui. Ou bien un plaisir de la répétition nous laissait croire à un bercement.

Il a fallu que je me mette à écrire des poèmes, au début de mon adolescence, pour que le mot lui-même et la chose poétiques m’apparaissent sous un tout autre jour. L’unité si rassurante de la Poésie – dont le nom en grec évoque l’origine un peu pâteuse, un peu paterno-maternelle – ce fameux « poïein » qui désigne une fabrication manuelle, par exemple à partir de la terre si on tourne un vase – cette unité a eu vite fait de voler en éclats.

C’est qu’en réalité le poème, si arrondi qu’il soit, procède moins d’une continuité homogène que d’une discontinuité, du hiatus même qui affecte le lien du poète avec le monde. La versification classique tout autant que la métrique et la dispersion graphique modernes en témoignent. Et il m’arrive de penser que, dans le mot même qui la désigne, la poésie nous invite à prononcer dans un choc les deux voyelles qui, accolées à la labiale sourde de son entrée en mouvement, nous suggèrent qu’elle n’est pas seulement un travail mais un cri :

Po-é-sie comme Zo-é, la vie, comme « O hé  du matelot », la terre et la mer s’entrechoquent.

Je me suis longtemps occupé d’adolescents en chute libre et qui cassaient la barraque. Ils en avaient assez des berceaux de la poésie rituelle, de la récitation du monde, et de cet étouffement que j’avais connu moi-même, quand le discours des maîtres s’était abattu sur moi. Ils voulaient des radeaux plutôt que des berceaux.

Avec quelques adultes « résistants » (au sens politique du mot) nous avions ouvert des voies à la parole, y compris par ces poèmes faits de mots et d’action qui font l’éducation de l’homme sur le chemin de la connaissance. Nos dévoyés s’accrochaient aux branches.

Aujourd’hui, quand les pouvoirs veulent « notre bien » au point de nous asphyxier par leurs discours mous comme l’amour sur un matelas de mauvais nuages, quand la communication nous assiège par l’effet de son terrorisme à patte de velours, quand nous suffoquons sous le poids de la quantité élevée au rang de vérité transcendantale, nous crions les deux voyelles entrechoquées « Oh Eh » que la Poésie nous inspire.

Oh Eh, réveillons-nous !

Mais rudement, selon le mot de Victor Hugo dans ce « Promontoire du Songe » qu’il écrivit après avoir rencontré la lune en 1884 à l’Observatoire de Paris :

« Le possible, dit-il, n’aborde pas le réel sans on ne sait quelle mystérieuse colère », colère d’une poésie pourtant aimante, il nous faut casser les mots de pierre et les rendre à une terre un peu adoucie mais forte comme un baiser.

Ce « possible » du langage est ainsi notre affaire : « une espèce de trou dans l’obscur », dit encore Victor Hugo de ce qu’il découvre aux côtés de son ami Arago et qui résonne dans toute son écriture.

Effraction du cambrioleur, du voyant, de l’enfant lancé dans la chambre et au-delà ! Nous nous sommes réunis pour forcer les portes du Réel, pour ouvrir un espace de liberté à la pensée sensible, délivrer la parole des prisons où l’enferment les mots qui endorment.

Oh ! Eh ! réveillons-nous, levons les voiles de la langue, prenons hardiment la mer qui n’est pas seulement « ce toit tranquille où marchent des colombes » mais, comme pour Ulysse, celle dont Saint-John Perse dit qu’ « à la ronde (elle) roule son bruit de crânes sur les grèves ».

C’est « la mer à la houle nombreuse » chantée par Homère et qui menace son héros de n’être plus « personne ».

Contre ce mal même dont nous voyons se dessiner le visage dans notre société, il n’y a que le chant des Muses, contre celui des Sirènes !

FAIRE ET PENSER EN ÉDUCATION

Voici d’abord pourquoi j’ai choisi de vous parler de l’éducation sous le double aspect du “faire” et du “penser”.

Nous sommes dans un moment – je n’ose pas dire une époque – où tout se passe comme si, en éducation comme dans beaucoup d’autres domaines, on prenait prétexte de l’urgence pour ramener l’action éducative à l’un de ses pôles, c’est-à-dire précisément le “faire”, le “penser” de ce faire étant simplement entendu comme son principe méthodologique.

Pour justifier cette réduction, on a vite fait de dire, ou de laisser entendre que, si l’éducation et les éducateurs échouent, comme on ne se prive pas de le suggérer voire de le proclamer, c’est qu’ils ont trop pensé et que, comme chacun sait, à force de penser on finit par ne plus agir. Mais de crainte que ce raisonnement soit un peu court (et comment ne le serait-il pas en effet, quand on est en république et qu’on se souvient que jamais la Révolution n’aurait eu lieu s’il n’y avait eu des penseurs pour déjà la penser), de crainte donc de ne pas convaincre, on rajoute que les temps sont durs, que l’économie qui commande de produire en diminuant les frais, doit être en mesure d’évaluer ses procédures de production, donc les producteurs eux- mêmes ; et dans ce but on considère qu’il faut ramener le qualitatif au quantitatif, en éducation comme ailleurs, et mesurer des comportements voire des techniques, puisque tout le reste et en particulier la qualité des relations et tout ce qui fait cette qualité, appartiennent à des impondérables et ne sauraient relever d’une évaluation en bonne et due forme.

Voilà donc l’éducation ramenée à une action que seule la rigueur de ses procédures et la productivité attestée par ses résultats justifieraient !

Par chance, le caractère tragi-comique de cette idée rejoint aujourd’hui le fameux bilan d’un certain système financier que ses critères quantitatifs et sa rationalité à toute épreuve ont conduit là où l’on sait ! On peut donc penser que notre culture post-industrielle a aussi son bêtisier !

Tant il est vrai que le “faire” et même le “bien-faire” ne se suffisent pas à eux-mêmes. Comme le mouvement dans la marche, l’action éducative n’est pas qu’un mouvement destiné à l’accroissement musculaire, elle est une intention et même un projet qui s’inscrit dans une certaine perspective – une perspective que lui donne la pensée.

Cette première réflexion générale m’amène donc à vous parler de l’éducation comme d’un ensemble d’actions qui ne valent quelque chose que si elles s’inscrivent dans un certain sens, un sens qui, d’une certaine façon, déborde et dépasse l’action elle-même.

Mais j’ai une autre raison plus personnelle, de vous parler de ce double aspect de l’éducation. Cette raison est un paradoxe de mon expérience, un paradoxe de l’âge aussi qui peut éclairer le paradoxe de l’éducation elle-même.

Avec l’âge en effet, on s’aperçoit que les actions qu’on a menées et qui ont tantôt réussi, tantôt échoué, ont dû leur succès ou leur infortune, non pas tant à l’énergie que nous avons dépensée pour les mettre en œuvre qu’à la nature des moyens que nous avons utilisés pour nous engager dans ces actions. Parfois nous sommes parvenus à nos fins sans développer des efforts considérables, et il est même arrivé que nous fassions beaucoup avec peu de choses. Ces réussites qui peuvent nous avoir valu une certaine admiration sont en vérité trompeuses. Car nos mérites ne sont pas là où on les voit. On prend pour des habitudes talentueuses des manières de faire très ordinaires qui n’ont dû en réalité leur efficacité que de ce qu’elles venaient vraiment de nous, je veux dire de ce que nous les avions concoctées à l’intérieur de nous dans un processus fait de pièces et de morceaux qu’on appelle la pensée.

Cette vérité s’applique pour moi à l’éducation et voici pourquoi :

J’ai vécu mon adolescence à la campagne et pendant la guerre. A la campagne en ce temps-là, l’éducation, si j’ose dire, manquait de bras. Les hommes étaient au Service de Travail Obligatoire ou prisonniers ou dans le maquis. A la ferme et dans les commerces, les femmes les remplaçaient. Restaient l’instituteur et le curé et quelques vieux artisans : le bourrelier, le maréchal-ferrant et quelques autres. L’armée allemande d’occupation représentait la force devant laquelle notre monde, notre petit monde amputé, brillait surtout par sa faiblesse. A quoi donc, à qui pouvaient s’identifier les jeunes garçons que nous étions ? Quels étaient nos éducateurs ? Où était l’éducation ? Pour le dire très vite et revenir à mon sujet, la situation dans laquelle nous étions favorisait tout particulièrement l’intégration de ces deux volets de l’éducation que j’ai appelés “le faire” et “le penser”. Voici comment : l’instituteur et le curé étaient bien obligés de sortir de leur pensée pour donner un coup de main ici et là, et les artisans que nous voyions à la sortie de l’école, prenaient eux-mêmes le temps d’une pensée presque philosophique pour nous faire comprendre, entre deux cerclages de roue, que la vie était bien plus compliquée que leur sacrée technique !

Ce rappel historique, quasi anecdotique et d’une certaine façon subjectif, n’est évidemment aujourd’hui qu’une image. Je ne le donne pas comme un modèle mais comme la source d’inspiration qui fut, quelques années plus tard la mienne, lorsque je décidai de “faire de l’éducation”.

M’étant engagé dans des études qui me destinaient au professorat, je compris très vite que je n’apprendrais pas l’essentiel du métier dans les livres. Tout jeune surveillant – pion, comme on disait – j’appris à agir sans grands moyens d’action (il faut dire que j’avais l’âge de ceux que je surveillais !) et en recourant à une certaine forme de pensée qui n’était pas livresque au sens étroit du mot et qui pourtant puisait aussi sa source dans une sensibilité que j’avais nourrie de lectures, d’échanges, de rencontres, toutes choses qui n’enseignent pas d’abord, voire pas du tout, des techniques, mais plutôt des sentiments et des idées. J’étais comme un jeune et même presque déjà un vieil artisan dont les gestes obéissent à quelque chose de plus que l’habitude avec ses automatismes, et qui s’apprend lui-même dans le regard de ses clients, lorsque, cordonnier par exemple ou sabotier (il y en avait encore !), il leur présente ce qu’il ne prend sans doute pas pour un chef d’œuvre mais pour quelque chose qui vient d’un peu plus loin que de ses mains et qui appartient aussi à sa sensibilité et à sa pensée.

Car j’eus vite fait d’apprendre avec les potaches que je surveillais la nuit que, si je me bornais à l’exécution mécanique de mon travail, non seulement c’était le bazar, mais je n’apportais pas ce petit supplément fonctionnel qui transforme l’extinction des feux et la garde du sommeil en cette sorte de zone franche qui, entre deux pays limitrophes, désigne l’échappée libre d’un espace allégé de ses règlementations habituelles.

En évoquant ce très modeste moment éducatif où, en tant que pion, je jouais le veilleur de nuit, je veux surtout souligner qu’un acte éducatif aussi apparemment simple que le signal du coucher, mobilise déjà chez celui qui n’est pas une pendule mais un éducateur, quelque chose de plus que ce qui anime le gardien de musée, quand l’heure est venue de la fermeture. Les parents le savent bien qui, derrière le baiser du soir, mettent ce qu’il faut de pensée aussi, pour que la séparation si souvent angoissante de la nuit, ne s’opère pas comme une rupture du fil vivant de l’affection. Car le baiser ne suffit pas. Faut-il encore que le lien d’une pensée qui va durer assure l’enfant que ni les parents ni lui ne sont menacés de mort, alors même qu’ils ne vont plus se voir ! Cette expérience qui n’est bien sûr pas directement transposable à la situation du veilleur de nuit, en souligne pourtant l’une des contraintes. Là où précisément l’affect ne saurait être en première ligne – quand bien même il joue son rôle discret dans les lointains – une pensée aussi doit tisser des liens dans l’esprit du veilleur. Cette pensée, qui relève bien des impondérables dont je parlais et qui transforme l’acte de l’artisan en un geste dont le produit n’épuise pas le sens, de quoi est-elle faite et comment lui donner sa place, alors même que l’action éducative si souvent au contraire, lui oppose la platitude de sa répétition plus ou moins quotidienne, ou l’urgence qui fait de l’action une réaction pour ainsi dire sans recul ?

**

Telles sont les questions auxquelles je vais tenter de répondre afin de nous aider à dépasser la fausse opposition qui tire l’éducation tantôt du côté de la théorie et de l’idéologie, tantôt du côté de la technique et de la stratégie, lesquelles – soit dit en passant – commencent et finissent aussi, les unes comme les autres, dans une certaine vision des choses, une vision si souvent dogmatique qu’elle n’est pour ainsi dire qu’une pensée qui se fige.

Je dois donc d’abord m’interroger sur la nature de cette pensée éducative que j’associe au geste de l’artisan le plus manuel parce que la main à laquelle je me réfère est une main nécessairement intelligente et sensible qui n’a pas grand-chose à voir avec une machine, fût-elle un robot.

L’éducateur non plus n’est pas un robot. Il n’est programmé ni par le Ministère des Affaires Sociales ni même par son employeur. La mission qui lui est confiée lui est confiée parce qu’il est une personne et non bien sûr le rouage d’une unité de production. L’objectif qui lui est globalement fixé le laisse, pour l’essentiel, responsable non seulement du but qu’il donne à chacune de ses actions mais des moyens qu’il prend pour y parvenir. Je parle des moyens qui relèvent tout justement de sa pensée, je parle de sa pensée elle-même, sans laquelle l’acte qui en découlerait, si adapté qu’il paraisse, n’aurait guère plus de chance d’être éducatif que la décharge électrique encourue par une souris dans une expérience de laboratoire visant elle-même au dressage. Car j’élimine de la perspective qui est celle de l’éducateur cette forme d’éducation dont Eichmann, le planificateur des camps de concentration, disait qu’elle lui avait simplement appris à obéir et à développer cette conscience professionnelle applicable à tout travail, fût-il immonde, pourvu qu’il lui fût commandé ! Lorsque l’obéissance n’est qu’un montage mécanique, on voit où elle conduit !

A l’opposé, on peut dire que l’éducation, procédant d’une pensée qui fait appel à la pensée de celui ou de celle à qui elle s’adresse, procède elle-même de ce qu’on appelle en psychologie un “sujet” s’adressant à un autre “sujet” déjà formé ou en voie de formation.

Mais quelle est donc cette pensée suffisamment libre, aussi dégagée que possible des idéologies qui prétendent la régir, et qui donne elle-même ou tente de donner non seulement, si c’est possible, de “bonnes habitudes”, mais la capacité pour celui qui en bénéficie de s’en inventer de nouvelles ? Car le sujet au sens moderne, républicain d’ailleurs, où nous l’entendons, est un sujet appelé à conquérir sa liberté dans une société qui, par son ouverture, est censée œuvrer elle-même dans le sens d’une liberté vraiment créatrice et non pas productive au sens restrictif du mot. La question de la pensée de l’éducateur se pose déjà, comme vous vous en doutez, vis-à-vis de ce très large objectif. Elle est liée à la question de l’humanisation de l’homme, si on entend par là que le sujet humain n’est pas préconstitué, qu’il n’advient que si l’homme non seulement accède à la conscience de lui-même mais à la reconnaissance de l’autre, les malheurs dont il souffre n’étant par ailleurs pour une large part que ceux qu’il se fabrique.

Mais la pensée spécifique dont je vais parler n’a que peu de rapport, malgré tout ce que je viens de dire, avec ce qu’on appelle une philosophie de l’éducation. L’éducateur ne peut se contenter de survoler la réalité depuis le ciel des belles et grandes idées. Il est un ouvrier qui fait de l’éducation. Et sa pensée associée à une pratique n’est pas davantage assimilable à la bonne conscience humaniste qui tend à nous faire croire que les bonnes intentions suffisent et que, grâce à elles, les meilleurs moyens d’éduquer nous viennent spontanément ou, comme on pourrait penser, naturellement. Si les choses étaient si simples, l’éducation des hommes aurait donné des résultats bien meilleurs que ceux que nous observons autour de nous. Mais d’un autre côté, les meilleurs techniques ne valent pas cher, si elles ne portent pas peu ou prou la marque de celui qui les applique.

Je reviens donc à l’artisan éducateur non sans faire remarquer qu’à la différence de bien des artisans, il travaille dans une équipe, ce qui peut augmenter aussi bien que diminuer son efficacité. On ne peut se masquer la réalité : il y a une sorte de contradiction entre la nécessité pour l’éducateur de développer une pensée personnelle et celle de l’accorder d’une manière ou d’une autre avec la pensée socialisée d’une équipe. Mais cette contradiction n’est-elle pas dans une certaine mesure celle des parents eux-mêmes ? Non seulement elle n’est donc pas contre productive, elle peut aussi bien enrichir la création éducative. Quoiqu’il en soit de cette question très importante et sur laquelle je reviendrai, on doit pourtant poser que rien n’est collectivement possible en matière d’éducation, si, en chaque éducateur, une pensée singulière attachée à la pratique ne préexiste pas.

C’est bien de cette pensée que je voudrais dire ce dont il me semble qu’elle est faite.

Quelques années après avoir été surveillant, j’ai été successivement professeur de lettres dans l’enseignement secondaire, et psychologue ; puis j’ai crée (en 1956) un internat psychopédagogique pour adolescents qui m’a valu de faire pendant 20 ans une expérience d’éducateur à laquelle je continue de me référer, même si, devenu psychanalyste, mes liens avec l’éducation se sont davantage centrés sur la formation des éducateurs.

Je vais donc partir de mes souvenirs et de témoignages de gens de terrain.

Bien avant l’invention du téléphone portable, on voyait, au collège, de ces élèves qui, au lieu de suivre le cours, passaient le plus clair de leur temps à d’obscurs bricolages qui occupaient leurs mains et leurs esprits, devenus au dessous des tables, des sortes de castors, pour qui les noms de Corneille et de Racine évoquaient plutôt le monde animal ou végétal.

En vous les décrivant comme je viens de le faire, je vous transmets à peu de chose près l’une des images que ma pensée d’enseignant laissait affleurer à ma conscience à la fois surprise, agacée et si peu que ce soit compatissante ! Car comme tous les enfants, j’avais autrefois rencontré l’ennui. Quand les grandes personnes se lançaient dans des discours, j’avais appris à m’occuper d’une mouche qui passait par là et je la suivais au dessus de la table de la salle à manger dans ses acrobaties. Mon élève avait aujourd’hui sa mouche ou plutôt sa volière de mouches, mais celles-ci se disséminaient largement au dessous de l’horizon scolaire que dessinait mon regard.

C’est donc ainsi que ma pensée du moment qui, comme la pensée en général, souvent commence par un sentiment, voire une émotion, s’en va chercher un souvenir lié à une expérience du même genre que celle que nous vivons dans un présent ainsi assimilé au passé. Mon bricoleur d’élève me revenait de si loin que tout se déroulait comme si je me laissais aller à l’assimiler à ma propre histoire. L’image qu’il me renvoyait m’attirait. Etrangeté d’une situation qui aurait dû provoquer ma réprobation et à laquelle je m’attachais presque malgré moi ! Comme la main du bourrelier caressait autrefois le cuir d’un licou à tailler dans une peau dont il connaissait le grain, l’esprit du maître laisse venir à lui la matière subtile que le comportement de son élève fait frémir juste au bord de sa conscience professionnelle, là où sa pensée professorale distraite commence à lui faire prendre le chemin de l’école buissonnière. Car le mauvais élève emmène son maître dieu sait où comme pour en faire un mauvais maître !

La pensée dont je parle va donc très vite, qui transporte l’éducateur du désarroi à la colère, et s’en va dieu sait où ! Car s’il parvient à ne pas se dissimuler le plaisir, ou le déplaisir, qui se cache derrière les émotions immédiates, il arrive que le professeur retrouve dans ce qui l’agace un message ancien et personnel par où il reconnaît le mauvais élève qu’il avait pu être.

Mais ce n’est là bien sûr qu’un cas parmi d’autres. Il aurait sans doute suffi que mon élève en rajoute si peu que ce soit par une attitude provocante, pour que je me trouve emmené dans les régions sulfureuses de ma propre adolescence, vers ces points de rupture, ces failles que ma relation avec mon père avait longtemps laissées béantes et qui me revenaient sans crier gare.

Ou bien encore, l’illusion d’avoir déjà rencontré, dans le métier lui-même, telle ou telle entreprise de séduction ainsi déguisée en bravade aurait pu tout aussi bien me conduire à brouiller l’effet de miroir par lequel j’étais renvoyé à des ambigüités que j’avais moi-même connues.

Quoiqu’il en soit de ces variations, je viens de décrire au ralenti tout un ensemble de processus et de contenus de pensée qui sont comme les premiers atomes de ces ensembles complexes de représentations mentales d’où va surgir l’acte éducatif.

Il faudrait encore décrire la pensée qui vient ensuite en même temps que l’acte se réalise : soit que je dise à mon élève bricoleur : “reviens avec nous”, soit que je lui demande plus sèchement “où en sommes-nous restés dans le texte ?”, soit que… soit que… Car c’est en fonction de ce très rapide travail d’analyse auquel j’aurai soumis mes impressions que, m’appuyant d’autre part sur des critères d’efficacité, je vais orienter mon intervention éducative.

Pour autant, si le faire et le penser sont intimement associés, leur association remonte, comme vous le voyez, loin en amont de la décision d’agir selon telle ou telle norme. Elle remonte à ce ressenti particulier qui, une fois identifiés les mouvements affectifs et imaginaires que ce ressenti provoque en moi, désigne les limites subjectives de mon champ d’action.

La pensée dont je parle est donc moins de l’ordre de la science que de la conscience éducative. Or la conscience, dans ce métier comme dans beaucoup d’autres, ne se trouve pas dans la théorie d’abord, mais dans la pratique. A condition de regarder cette pratique non comme une pratique extérieure à moi, mais puisqu’il s’agit d’éducation comme d’une éducation dont je relève moi-même, qui me conduit à la conscience de ce que me fait intimement ressentir celui que je veux éduquer, et de ce que je veux lui faire ou lui faire faire.

Vous remarquerez que j’ai parlé d’auto éducation plutôt que de psychanalyse. Le travail de la conscience sur elle-même, qu’il s’applique à l’éducateur ou à l’éducable, ne relève pas à priori d’une étude de l’inconscient. Freud lui-même a souvent rendu hommage à ses maîtres qui furent des écrivains juste sensibles et attentifs à l’homme comme le menuisier au bois. L’éducateur, s’il s’attache déjà à regarder en face ce qui lui passe par la tête, se donne le premier moyen d’agir qui est l’attention, et paradoxalement l’attention à soi. Pour que le menuisier lui-même agisse dans le sens du bois, faut-il encore qu’il sente le fil de sa main. L’éducateur travaille selon les fils complexes du tissu d’abord intime puis relationnel où va s’inscrire son acte éducatif. Les théories peuvent et doivent aiguiser le regard mais elles ne sauraient se substituer à lui, comme parfois on l’a cru. On disait autrefois : “la culture c’est ce qui reste quand on a tout oublié !”. Le métier aussi ! Il y a une fausse expérience qui ne laisse rien derrière elle parce qu’elle est faite de recettes, alors que la cuisine éducative demande non seulement de l’information mais de l’inspiration.

Ainsi donc la pensée de ce “faire”, qui n’est pas déjà tout fait à l’avance, procède du désir intérieur de se construire comme on va de la nuit à la lumière, et d’y emmener d’autres que soi. Quand on construisait des maisons plutôt que des casernes, il y avait des maçons qui se contentaient du fil à plomb et qui bâtissaient comme on plante un arbre. La construction dans laquelle ils étaient engagés était aussi et d’une certaine façon d’abord la leur !

L’éducateur est dans cette lignée là, n’en déplaise aux ingénieurs et autres administrateurs de la chose humaine.

Mais j’en arrive au deuxième point de mon exposé : comment donner une place à la pensée éducative, entendue comme je l’entends ici, c’est-à-dire faisant déjà partie de l’acte éducatif qui en découle, alors qu’elle demeure encore intérieure à la conscience de celui ou de celle qui va en décider ? Ou pour le dire plus simplement, comment penser à ce que l’on va faire sans s’en tenir à des principes qui, tout pertinents qu’ils soient, ne suffisent pas à la tâche, dans la mesure où ce qui compte, c’est la manière dont ces principes vont être appliqués. Tant il est vrai que si l’application n’est que de l’ordre d’un ordre abstrait, elle se trouve davantage ressentie par celui qui la subit comme un acte de non droit. Pour être éducatif, l’acte en effet, ne doit-il pas être compris dans une pensée qui ne vient à l’esprit de celui qu’on éduque que si cet acte est d’abord passé dans l’esprit de l’éducateur par une pensée aussi, une vraie pensée personnalisée qui, par son élaboration, dépasse pourtant le vécu premier de l’éducateur ?

La première réponse à la question ainsi posée nous ramène à l’ouvrier, celui qui œuvre.

Il s’agit en effet pour l’éducateur de prendre un soin particulier de cet outil avec lequel il travaille et qui est cette pensée par laquelle il balaye d’un regard la masse des impressions d’où va sortir, dûment revu et corrigé, son acte éducatif.

Pour découvrir d’abord en effet ce que provoque en lui le manque, c’est-à-dire le besoin d’éducation de l’éducable, l’éducateur développe cette sensibilité particulière au métier à partir de laquelle l’outil dont il s’est d’abord servi pour se connaître lui-même, va maintenant lui servir, une fois ainsi aiguisé, à se saisir d’une réalité extérieure qui n’est pas une chose mais la situation d’une autre personne humaine.

Certes, il arrive à tout éducateur, fût-il expérimenté, que l’outil soit mal aiguisé ou mal utilisé. Le malheureux a laissé aller sa pensée tellement vite qu’il n’a pas pris le temps de voir dans quel état elle était, c’est-à-dire encore prisonnière des impressions dans lesquelles il s’est trouvé projeté. Il a tout de suite confondu son idée avec la conclusion d’une pensée aboutie, alors qu’elle n’en était que le commencement.

C’est ainsi que le sourire ironique d’un adolescent aura pu s’imposer bien au-delà de sa portée immédiate en raison même d’une vulnérabilité inattendue de l’éducateur, d’une blessure d’amour-propre si lointaine et pourtant si profonde qu’elle lui est devenue presque étrangère. Soudain le poison de la moquerie envahit le lieu et l’instant de cette rencontre aussi brutale qu’apparemment insolite. Il paralyse pour ainsi dire l’imagination qui ne voit plus que ce point. La souffrance même qui s’y trouve sans doute attachée sous la forme d’une cicatrice à peine visible, n’est pas davantage accessible à une vraie mémoire. Reste une irritation. L’outil de la pensée fixée sur ce moment ancien et personnel n’est donc, en l’état, qu’un vieil outil inadapté au moment présent. Ce n’est même plus un outil, c’est le rouage d’un système fermé sur lui-même comme un réflexe et non une pensée partie à la découverte d’une nouvelle réalité. En ce sens la pensée, pour être ajustée, ne relève pas seulement de ce qu’on appelle une réflexion. Il ne suffit pas en effet de regarder sa pensée dans un miroir qui la réfléchit à l’identique. La pensée doit être plus active qu’un miroir. Elle s’interroge elle-même sur elle-même, comme quand l’ouvrier s’arrête avant le geste pour s’assurer que son cerveau et sa main sont bien en ligne et que la main se présente comme il faut selon la configuration de l’objet à travailler. La réflexion de ce travailleur n’est pas seulement un constat. C’est une évaluation critique des conditions qui vont faire que son geste tombe juste.

Il en résulte que l’éducateur doit être son propre psychologue et, comme on dit aujourd’hui, son coach. Il ne peut déléguer à quiconque cette connaissance de soi comme premier outil de l’éducation et, s’il recourt à un conseil extérieur, ce n’est pas pour lui faire faire le travail à sa place. Aussi bien dans ce travail-là chacun sa méthode. La méthode c’est comme le couteau que le paysan tient dans sa poche et qui coupe mieux que tous les autres. Tel éducateur se promène dans sa tête à la faveur d’une rêverie qui ne fait pas très sérieux mais qui pourtant est un chemin, tel autre lit des romans où il se reconnaît comme dans une famille imaginaire, tel autre écrit peut-être même des chansons, tel autre encore chez un psychanalyste s’applique à décrypter ses rêves etc.… etc.… Une partie du temps consacré à la connaissance de soi est intimement liée au temps de travail, une autre ne lui est extérieure qu’en apparence. Car l’éducateur a une pratique continue de lui-même. Il est comme le sportif, son survêtement déposé au vestiaire, il lui reste toujours un corps. A la pause, l’esprit qui sert à l’éducateur ne prend pas la vie à contre-pied de son fonctionnement professionnel. L’esprit au repos de l’éducateur est encore si peu que ce soit l’esprit de quelqu’un qui se nourrit de sa vie, comme l’artiste qui sait bien que sa peinture ou sa sculpture lui viennent d’abord de ce qu’il est, aussi bien quand il ne peint ou ne sculpte pas.

Sous cet aspect la formation continue de l’éducateur est d’abord celle qu’il se donne lui-même à lui-même. En temps que formation personnelle, elle conditionne largement les effets de la formation continue qui peut et doit lui venir aussi de l’extérieur.

Mais la deuxième réponse à la question : “comment donner sa place à la pensée de l’éducateur dans son action éducative ?” vient ici compléter la première.

L’éducateur en effet n’étant pas seul, il y a lieu d’espérer que l’équipe, au lieu de mettre à plat les pensées individuelles, leur permette au contraire de se rencontrer et ainsi de s’encourager à la liberté. Mais c’est là, on ne peut s’en cacher, une opération bien difficile. La chape d’un discours qui se veut homogène s’abat souvent, de tout son poids, sur l’expression des pensées subjectives. L’objectivité ayant bon dos et toute pensée individuelle devenant menaçante, chacun s’abstient comme on dit de “parler vrai” et se fait plus ou moins complice de ce qu’on appelle “la langue de bois”.

Mais c’est aussi que le temps officiel consacré au partage doit se plier aux contraintes les plus évidentes du travail déjà engagé et des urgences qui le caractérisent. Peut-on perdre son temps à suivre les fils de toutes ces pensées, alors que le discours institutionnel doit aussi se présenter comme un tissu qui ne soit pas un assemblage de nœuds ? Et pourtant l’action collective se bloque aussi bien sur les nœuds de chacun, si elle prétend les ignorer. Et si chacun finit par penser que c’est à l’institution de lui donner la marche à suivre, puisque sa pensée personnelle ne serait qu’un brouillage sans intérêt, l’éducateur n’est plus alors l’artisan et encore moins l’artiste dont nous parlions, il se voit d’ailleurs lui-même plus ou moins comme un manœuvre et tout le monde y perd.

On peut donc rêver et même espérer – car cela arrive aussi !- qu’une équipe se donne le temps de ne pas limiter sa propre pensée à une sorte de réaction collective qui embraye directement sur l’action de terrain ; qu’elle se dégage parfois de ses propres urgences et même de ses principes d’efficacité pour que les ouvriers s’arrêtent d’œuvrer et parlent entre eux de leurs outils.

En évoquant le cheminement de leurs impressions devant telle situation éducative, alors délivrée de l’obligation au moins immédiate d’y intervenir, les éducateurs assoient leur liberté de sentir et d’imaginer sur celle d’en partager ouvertement le désordre. Ce travail qui peut paraître décousu est justement un travail. Dire ce qu’on éprouve est une épreuve. Il est plus aisé de se réfugier derrière des idées reçues, derrière des principes politiquement corrects, ou au contraire des provocations. Mais parler spontanément de ce qui nous vient à l’esprit suppose que l’équipe ne se présente pas dans sa globalité comme une instance devant laquelle on ferait une déposition – un tribunal plus ou moins goguenard – mais une association dans laquelle on partage des paroles au même titre que des chasseurs le gibier de la chasse, si vous acceptez cette comparaison par laquelle je veux surtout dire que la libre parole est plus proche du lièvre que du lapin domestique. Le partage de toutes ces paroles qu’on pourrait dire premières – comme on dit les arts premiers – n’est pas une mise en concurrence des pensées subjectives car, dans le pot commun, il n’y a pas de différence entre celui ou celle qui a développé beaucoup d’idées et celui ou celle qui parait en manquer. Et c’est en vérité que dans ce domaine, comme en beaucoup d’autres, ce n’est pas la quantité qui compte. Ce n’est même pas, à ce niveau, la supposée efficacité de telle ou telle idée. Ce que chacun ressent devant telle situation, alors pour ainsi dire encore virtuelle, appartient au monde de la qualité et ne s’évalue en le disant que par celui qui s’exprime et, pour ce qui concerne l’équipe éducative, que par la contagion de liberté que cela donne aux autres.

Un tel exercice peut être facilité – j’en ai eu maintes fois la preuve – si au lieu de solliciter l’expérience directe de chacun, on propose à une équipe de réagir au récit d’une séquence décalée dans l’espace et le temps et dont le contenu suscite un questionnement éducatif. La littérature abonde elle-même en textes plus ou moins autobiographiques qui parlent d’autant plus à notre sensibilité que les auteurs y ont mis beaucoup d’émotion. On aurait tort de penser que ce type d’exercice renvoie aux seules exigences d’une formation initiale. Bien au contraire ! La pratique a d’autant plus besoin de se ressourcer que ce qu’on appelle par extension la clinique éducative est souvent trop systématiquement renvoyé au psy, comme si l’expérience de terrain et le vécu qui s’y associe ne s’éclairaient que de l’extérieur.

Car – il faut le dire – la liberté de s’approprier ce qui est de l’ordre de l’émotion et de l’image dans une pensée qui va devenir éducative fait partie de l’outillage du métier ; c’est même la grande caisse à outils qui va servir à en déployer les finesses. Comme vous le voyez, la place que je donne au travail de cette forme de pensée va à l’encontre de la mode plus ou moins faussement scientifique qui laisse volontiers croire que ce qui compte en éducation, c’est ce qui relève d’une pensée suffisamment claire et directement tournée vers l’action. Ma position c’est que l’effet des mesures de bon sens – dont je ne doute pas qu’un éducateur doive aussi les prendre – est largement conditionné par ce que l’éduqué met lui-même derrière ces mesures et qui dépend d’abord de ce que l’éducateur y a mis tout le premier. L’enfer, dit-on, est pavé de bonnes intentions. Il est vrai que pour avoir trop de fois monté en épingle le rôle de l’inconscient, on a fini par pousser l’éducateur à se protéger de toute suspicion en s’identifiant au modèle de l’ingénieur social. Mais on a joué le conscient contre l’inconscient, comme si la pensée vivante ne traversait pas cette zone intermédiaire qui est faite de morceaux de conscience qui sont à la pensée ce qu’est un paysage suffisamment profond, quand notre œil, pour s’en emparer, doit aussi s’accommoder à mesure. Pour faire une autre comparaison, je dirai que les premiers coups de pelle de cette construction qu’est la pensée contribuent aux fondations de l’acte final, et ce n’est pas parce qu’elles sont moins visibles ensuite que ces fondations ne comptent pas dans la solidité de l’édifice.

Ce qui, de ce point de vue, est vrai selon moi pour l’éducation en général, l’est davantage encore pour l’éducation dite spécialisée. Les difficultés auxquelles nous y sommes confrontés nous obligent à y regarder deux fois avant d’agir. Les jeunes dont nous nous occupons nous attendent tout particulièrement au virage de nos émotions et de nos images et, au cas où nous l’oublierions, ils nous y ramènent. Nous en avons tous des exemples.

Pour ma part ce sont surtout les violences caractérisées de certains adolescents qui m’ont amené à m’interroger sur l’impact qu’elles avaient sur moi et sur le poids dont pesait cet impact sur mon intervention éducative. L’horreur que provoquaient certaines conduites agressives pouvait aussi bien paralyser ma pensée que lui imprimer une sorte d’excitation en retour. Il en résultait – surtout dans les débuts – que, pour ne tomber ni dans un excès ni dans l’autre, je m’en tenais à une sorte de réaction moyenne, une forme, comme on dit chez les gendarmes, de verbalisation qui tendait à s’abriter derrière la loi, c’est-à-dire le règlement. Il m’a fallu du temps pour m’engager dans une intervention franchement éducative. Non pas comme on se plait à le répéter pour “comprendre et pardonner” mais pour tenter de faire venir à la conscience de l’adolescent violent le sentiment de cette violence beaucoup plus agie que pensée, expulsée précisément dans le passage à l’acte pour ne pas être perçue là où elle prend sa source, dans la haine du sujet contre lui-même.

Certes il ne s’agit pas de remonter jusqu’à cette source mais d’ouvrir le chemin qui y conduit. Or ce n’est ni le raisonnement ni la raison qui offre ce passage jusqu’à la déraison de la destructivité, mais l’image et l’émotion. Il me revenait ainsi de réveiller ces fonctions court-circuitées… en laissant passer derrière ma colère mon propre désarroi. Car il y avait une perte d’humanité dans cette violence que dénonçaient déjà il y a 2500 ans les Grecs. La force du repère de la loi que je représentais n’était pas telle que le désordre de la violence ne m’atteigne pas moi-même dans mes fondations d’homme. Mais cette atteinte, témoin de ma fragilité, ne contribuait à l’éducation que si, transmettant ma propre émotion, je ne m’abandonnais pourtant ni à l’angoisse ni à son refoulement dans un passage à l’acte réactionnel.

Il arrivait ainsi que, devant une situation extrême de violence, le recours à l’équipe s’avérât nécessaire. Non seulement pour déterminer la sanction mais pour partager l’émotion et l’élaborer de manière à la rendre transmissible. Il est vrai qu’en ébranlant sans doute définitivement ma croyance en la bonté naturelle de l’homme, cette violence bousculait aussi bien mes idées sur le sadisme, que je croyais jusque là réservé à des pervers confirmés. Qu’un adolescent comme les autres, voire plus réservé que la plupart, ait pu devenir, dans la petite bande où il faisait assez pâle figure, le bourreau d’un autre, m’inspira d’abord la répulsion que vous imaginez. Des images, certainement nourries de celles qu’à l’âge de ces gamins j’avais reçues de la bouche de déportés, m’envahirent aussi soudainement que le désir d’en tirer vengeance. J’étais moi-même aspiré par la violence. Même contrôlée, la pulsion qui affleurait à ma conscience blessée ne pouvait que répondre en miroir à celle qui, chez ce jeune garçon, rôdait sans doute autour d’une horreur, mais d’une horreur qui lui échappait. Car c’était bien là la question. Le tortionnaire ne savait pas à quel désir de vengeance il sacrifiait sa victime ; ou plutôt, le prétexte qu’il avait trouvé pour justifier sa haine lui servait à voiler quelque injustice qu’il avait subie lui-même autrefois… sans doute quelque humiliation dont il ne réglait le compte qu’en en refoulant le souvenir.

Allais-je donc ainsi faire payer à ce bourreau d’occasion le prix d’un dégoût qui me venait aussi de bien plus loin que lui et dont il serait ainsi l’objet substitutif ? Etait-ce vraiment cela l’éducation ? Ajouter de la confusion à la confusion, entretenir le système des transferts de haine qui font les beaux jours du racisme ordinaire ?

C’est bien dans de telles situations que la solitude de l’éducateur fait courir un risque à la pensée éducative. Car les enjeux affectifs qui se dissimulent sous l’évidente nécessité de réprimer la violence, s’ils ne sont démêlés, l’imagination les reprend à son compte et en écrase la pensée. Le sentiment d’injustice ne fait pas la justice. Il ne lui ouvre la voie que sous la forme de ce qu’on appelle tout justement une “justice expéditive”. Or en éducation plus encore qu’ailleurs, le jugement, la sanction doivent servir la cause difficile d’une ouverture à la conscience. Dès lors que le but en effet, c’est que l’adolescent qui a exercé la violence accède d’abord à la réalité de son acte, faut-il encore que l’éducateur, si ému qu’il soit lui-même, l’aborde à suffisante distance ! C’est alors que l’échange avec un ou plusieurs collègues, voire avec l’équipe, s’est souvent avéré des plus utiles. La haine de la violence étant toujours susceptible de réalimenter la violence de la haine, on sait que le justicier passionnel, fût-il éducateur, manque son but. Dans ce domaine une socialisation de la pensée éducative paraît d’autant plus s’imposer que le passage à l’acte délictueux enferme déjà celui qui le commet dans cette forme de déni social que constitue la négation de l’autre.

Un tel travail de partage – dont l’esquisse représente déjà un succès, lorsqu’il s’agit de traiter une violence interpersonnelle – est d’autant plus requis que l’éducateur est confronté à une violence collective.

Le groupe – en l’occurrence la bande – sont en effet des lieux de mise en scène, et le spectacle qui s’y donne s’adresse au moins implicitement à un public. La pièce qui s’y joue reprend, d’un rôle à l’autre, des drames plus ou moins cachés et dont la projection théâtrale vise très souvent à transcender le malheur. C’est ainsi que la toute puissance du groupe se construit contre l’impuissance de ses membres, lesquels, avant de pouvoir se prendre pour des acteurs, se sont souvent identifiés – non sans raison – à des laissés pour compte. La prison guette et, comme on l’observe souvent, ces joueurs déjà condamnés y semblent remonter comme à leur source. Le théâtre n’était qu’un cache-misère, érigé au dessus de l’abîme !

Devant des conduites de ce genre, l’éducateur isolé ne peut qu’être démuni. La pensée éducative se bloque, quand elle ne prend pas la dimension sociale de l’entreprise que requiert déjà la prévention des violences collectives. S’il faut aider les acteurs de la méchante pièce qui se prépare à devenir si peu que ce soit les auteurs de leur vie, tout n’est-il pas à réécrire ? Ne faut-il pas restituer au groupe le vrai texte de sa plainte, alors même qu’il s’emploie à lui donner l’allure conquérante d’une déclaration de guerre ? L’écoute – certainement nécessaire – devient elle-même une action beaucoup plus active que sa caricature psychothérapeutique, quand elle émane d’une équipe éducative non pas massivement intervenante mais néanmoins potentiellement présente à travers les intervenants qui s’y réfèrent. Si l’éducateur doit en effet déverrouiller sa pensée (jusqu’à la décontraction du corps) pour libérer un passage entre la bande et lui, cela n’est possible que s’il s’appuie sur la base arrière d’une réflexion ouverte à toute l’équipe éducative. Car en la circonstance, ce n’est pas le tout de savoir jouer du violon, faut-il encore se sentir soutenu par l’orchestre ! Sous réserve bien sûr que l’orchestre travaille lui aussi sur l’émotion avant de s’avancer en ordre dans la pensée musicale.

Faut-il ajouter, pour en finir avec cette question du partage des émotions et des images au sein de l’équipe, qu’il est un autre cas où la pensée éducative doit aller jusqu’à prendre une véritable dimension institutionnelle. C’est ce qui arrive, lorsqu’une catastrophe se produit, telle que l’incendie déclenché volontairement par un adolescent dans une institution qu’à l’époque je dirigeais. En ce cas, comme en beaucoup d’autres, la réponse éducative, ne peut s’en tenir à l’action évidemment nécessaire qu’exige d’abord la mise en sécurité des personnes. Un traumatisme frappe d’autant plus une collectivité que celle-ci – comme c’était le cas puisqu’il s’agissait d’un internat – se vit comme une sorte de grand corps, dont non seulement l’espace mais l’étendue du temps partagé contribue à structurer l’image comme un tout unifié. Contre l’insidieuse menace de dislocation que génère un drame d’une aussi grande ampleur, il s’agit donc que l’ensemble du corps éducatif se reprenne dans une pensée commune. Dans la situation que j’évoque, des manifestations tel qu’un concert, offrirent l’occasion de repenser l’impensable. Comme on le vit en son temps à Vaison la Romaine lors d’une inondation meurtrière, l’art peut permettre de reprendre la peur où, comme aux temps de nos lointains ancêtres, les éléments tels que le feu et l’eau, l’ont fixée pour longtemps dans l’inconscient de l’homme.

Et c’est ainsi, en refaisant d’émotion en émotion le parcours monstrueux de la catastrophe, que le lent et difficile trajet de la raison se refraye un chemin contre l’angoisse.

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Conclusion

Qu’il faille penser avant d’agir est une règle si générale qu’on ne voit pas pourquoi l’éducateur y échapperait. Mais le penser dont je vous ai parlé n’est pas ce penser là. J’ai voulu faire ressortir l’importance toute particulière d’une sorte de pensée avant la pensée qui correspond chez l’éducateur à ce qui se passe en lui, lorsqu’il commence à imaginer ce qu’il va faire pour faire ou refaire de l’éducation. Pour souligner l’importance de cette phase préliminaire j’ai comparé l’éducateur à un artisan, à un artiste pour qui l’œuvre, si modeste soit-elle, est marquée du sceau de ce ressenti personnel voire interpersonnel ou même groupal à défaut duquel l’acte éducatif serait un produit interchangeable et par là même insignifiant. J’ai souligné que l’éducateur, pour éveiller ou réveiller la conscience de celui qu’il éduque, se devait d’accéder en lui-même à cette liberté qui consiste pour la pensée à traverser sans contrainte tout ce qui n’est pas encore de la pensée mais qui en constitue la matière première toute chargée d’images et d’affects.

Ce qui se passe en effet dans la psyché de l’éducateur s’apparente d’abord à une palette comme celle du peintre où se côtoient et parfois se mélangent les ingrédients colorés dont il va faire sa peinture.

Or c’est bien là que tout commence et sans cesse recommence.

Notre vraie pensée, celle qui sera la plus créative, part de ces éléments-là dont l’organisation finale se sert non seulement comme d’une base mais, quelque soit l’ordre que nous allons y mettre, comme tout aussi bien d’un guide. Si l’éducateur sait ce qu’il fait, il doit aussi le sentir. La peinture conduit aussi bien le peintre que le peintre la conduit. C’est là son savoir-faire. Si formé qu’il ait été, il sait qu’il y a des peintres qui ont dessiné et peint en partant d’une esquisse intime qu’ils n’ont pas reçue de l’école puisqu’ils n’y sont pas allés. Il y a chez beaucoup de vrais éducateurs un sens comme celui-là, qu’on ne peut sans doute pas dire tout à fait inné, parce qu’il procède d’apprentissages non académiques, mais d’apprentissages tout de même ! Un grand peintre ne crée que s’il redevient un enfant devant sa toile, un enfant concentré sur quelque chose qu’il ne connaît pas encore. L’éducateur ne sait ce qu’il sait qu’en le découvrant, car son attention n’a pas d’âge et c’est comme si, chaque fois, il repartait à zéro. Le fameux peintre japonais Okusaï disait à 73 ans que malgré tout ce qu’il savait en peinture il “commençait à comprendre la véritable forme des animaux”. Les choses que doit comprendre l’éducateur ne sortent pas toutes comprises des manuels d’éducation, ni même de la pratique. Pour se saisir des situations complexes qu’il a à traiter, il lui faut se mieux comprendre lui-même dans son rapport avec ces situations.

J’ai eu à m’occuper autrefois de bien des adolescents qui volaient et j’ai dû comprendre que le vol, qui est un délit clairement répertorié, demande à l’éducateur de le penser selon le voleur qui le commet, quand bien même, souvent, il devra être sanctionné comme le vol de n’importe quel autre. Quelque nécessaire que soit dans une société la répression des violences, l’intervention spécifique de l’éducateur ne peut s’en tenir à cette vision dite objective d’un phénomène global et indifférencié. Il lui faut si peu que ce soit se mettre à la place de l’éducable. Il lui faut comprendre, comme dit Okusaï, sa véritable forme. Non bien évidemment pour lui faire oublier son acte mais pour qu’il en assume la responsabilité non seulement sociale mais personnelle, c’est-à-dire encore une fois pour qu’il pense véritablement ce qu’il a fait.

C’est dire si l’éducateur doit développer de son côté une pensée active. Comme l’idée du tableau ne vient au peintre que si l’acte de peindre s’esquisse déjà dans sa pensée, de même l’éducateur ne se lance dans la pensée de l’acte éducatif qu’en se projetant comme un acteur et même un auteur tout prêts à s’engager dans l’action.

C’est en prenant déjà le pinceau et la palette que le peintre souvent aperçoit son sujet. Car l’action vient chercher la pensée qui se soumet elle-même à l’épreuve de sa fonction critique. Pour en sourire, j’appellerais volontiers “faire à repenser” cette poussée de l’action avant l’action, quand les sentiments et les images sont appelés à se faire connaître. Et j’ajouterais, pour me justifier que c’est grâce à ce faire-là que l’esprit qui nous enveloppe comme une peau cesse d’être un vieux chiffon pour claquer au soleil comme le linge aperçu autrefois par Ulysse au dessus du lavoir de Nausicaa.

La peinture commence ainsi. Et l’éducateur se met à dessiner l’acte éducatif, non pas comme le produit d’une construction conceptuelle mais comme le fruit d’une reliaison vivante qui commence à l’intérieur de son propre vécu et vient remettre en relation avec eux-mêmes celui et celle à qui s’adresse l’éducation.

Lorsque je parle du “faire” et du “penser” en éducation en les rattachant fortement l’un à l’autre, je me réfère à cette conception freudienne et grecque de la vie qui en fait une force de lien. L’éducation comme l’art crée et recrée du lien. Elle se méfie des principes, s’ils viennent avant la vie et se font passer pour elle. Dans son livre célèbre intitulé Mars, Zorn disait qu’il avait été “éduqué à mort”. Au jour d’aujourd’hui, alors que se réveillent des intégrismes, des clivages intellectuels et sociaux, alors que le désespoir – notamment des jeunes – alimente une violence largement autodestructive, il me semble urgent de n’agir qu’en libérant notre pensée éducative des modèles tout faits qu’on tente de lui imposer.

Sans doute faut-il rappeler à cet égard que le dieu grec du lien, opposé à Thanatos, s’appelait Eros. L’éducation est du côté d’Eros. Le “faire” de l’éducation est à prendre comme le “faire” de l’expression “faire l’amour”. S’il est si difficile d’éclairer les enfants sur cette dernière question, c’est que l’objet sur lequel butent les enfants n’est pas l’objet technique dont une éducation dite sexuelle a vite fait le tour. Les enfants s’interrogent sur la pensée qui entre dans l’acte du “faire l’amour” et qui le qualifie plus ou moins comme un acte relationnel.

Mais si je fais ce rapprochement, c’est pour dire aussi que l’éducation a des liens avec le désir et avec le plaisir.

S’il est difficile d’apprendre les règles qui structurent la science mathématique sans passer par le plaisir de les maîtriser, cela est vrai des apprentissages innombrables que comporte l’éducation. Ainsi, vivre en société dans le respect des autres passe aussi bien par une certaine modalité du plaisir de la vie sociale. Là où le vrai plaisir social manque, on sait ce qu’il advient !

Mais si l’éducateur – comme d’ailleurs bien sûr l’enseignant – n’alimente pas son difficile métier en le nourrissant d’éléments porteurs de plaisir, il aura vite fait de se déprimer, comme on le voit souvent, et son travail lui deviendra impossible.

Penser l’éducation en repartant de cette source des émotions et des images que j’ai tenté de mettre en valeur, c’est rouvrir les chemins du désir et du plaisir que suit aussi la pensée, quand elle est vivante et qu’elle aspire à son propre développement.

Le plaisir de l’acte éducatif se heurte vite aux limites de la répétition, s’il ne trouve pas dans la pensée qui le prépare et l’accompagne, les plaisirs associés de la spontanéité et du discernement, auprès desquels le désir même d’éduquer renouvelle sa force.

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10 juin 2009, Jean-Pierre BIGEAULT
Conférence donnée en direction des équipes UHD SOS Insertion et Alternatives

L’ACTE ÉDUCATIF : UNE PENSÉE EN ACTION… MAIS « QUELLE PENSÉE » EN « QUELLE ACTION »

1 – Sous le signe de Montaigne

L’un de ceux qui a le mieux parlé de l’éducation est aussi l’un de ceux qui a le mieux parlé de l’amitié. Et dans le rapport si essentiel de sa parole à sa pratique, il est aussi le même qui a montré que l’éducation est une pensée en acte, une action qui associe la conscience se soi et la passion de l’autre.

La pratique de l’éducation selon Montaigne aurait pu porter tout aussi bien le nom très simple de son oeuvre : les Essais1. L’éducation est une suite d’essais dans laquelle j’ai moi-même modestement cherché à m’inscrire. Je m’y suis trouvé, trébuchant et assuré, comme le cavalier de sa vie que fut Montaigne, invoqué ici parce qu’il reste aussi – pour ces temps de servitude faussement rationnelle et de vraie intolérance – un maître en liberté.

C’est donc sous ce patronage que, pour parler de l’homme à l’épreuve de l’éducation, nécessairement je parlerai de moi, non certes pas comme du but de cette tentative oratoire, mais comme l’incontournable moyen par lequel passe l’éducation de l’autre, lorsqu’à la fois je la fais à partir de ce que je suis et qu’elle me revient, m’éduquant moi-même, m’enrichissant, comme dit Montaigne, de ce que je donne.

2 – « L’arrière-boutique » d’où je parle

N’en déplaise à ceux qui rêveraient d’une figure emblématique, le moi que je vais évoquer ne sera pas votre idéal, ou, si jamais il l’est, il le sera – je l’espère – de vous renvoyer à votre « quant à soi », car, comme le dit Montaigne : « Il se faut réserver une arrière-boutique », toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissions notre vraie liberté » (livre I, chapitre 38).

Ainsi donc, mon arrière-boutique – cette réserve d’incertitude et de bonne foi où je m’efforce à tenter d’élever ma liberté – s’est-elle constituée, pour moi comme pour chacun, d’expériences beaucoup plus intimes, beaucoup plus primitives aussi – et par là même beaucoup plus importantes – que toutes celles dont voudrait globalement rendre compte ce que l’on appelle ensuite avec un grand E : l’Expérience, cette totalisation imaginaire faite des pièces et des morceaux choisis de ce qu’on appelle une vie. Le parcours auquel je peux me référer aujourd’hui a beau avoir suivi les étapes d’une carrière qui a fait son chemin entre l’enseignement, l’éducation spécialisée, la thérapie institutionnelle et la psychanalyse, il n’empêche que les éléments en jeu dans ces diverses pratiques non seulement se trouvaient déjà là dès le départ de mon action éducative mais qu’ils donnaient déjà lieu à des organisations, en partie spontanées, en partie construites, qui alimentèrent de leurs fournitures l’arrière-boutique d’où je vous parle.

D’avoir pignon sur rue, la boutique élégante du penseur en éducation – que les circonstances et le rebond du narcissisme finissent par opposer à l’homme de terrain – nous tend toujours un piège : car c’est du côté de l’arrière-boutique que les choses se passent ! Simple remarque pour affirmer d’emblée que si l’acte éducatif renvoie à une pensée, ce n’est pas de la pensée d’un penseur en éducation qu’il s’agit mais de celle plutôt – pour reprendre le mot de Lévi-Strauss – d’un « bricoleur », d’un bricoleur d’humanité sans grand âge, ni grand diplôme, dont les premiers gestes d’enfant contenaient déjà les poèmes.

L’arrière-boutique d’où je vous parle n’en reste pas moins une histoire. L’éducateur surgit très tôt d’une histoire qu’il aime et qu’il déteste, et c’est sans doute par là qu’il s’intéresse à l’histoire des autres jusqu’à rêver de la faire, de la refaire. Mes parents, le monde paysan d’une Basse-Normandie tournant autour « des mots, des sorts et de la mort », mes instituteurs, les veillées d’hiver qui inspirèrent l’anthropologue Marcel Jousse et le pédagogue que je rencontrai plus tard en Bachelard, la guerre – « quelle connerie la guerre ! » – la voix retrouvée des grands poètes et le retour des déportés, de l’herbe à la fin repoussée d’après la nuit et le brouillard, le goût du pain et de la paix, le désir frais et l’éternelle tentation de l’amour, voilà ce que l’on trouve aussi dans l’arrière-boutique d’où je vous parle.

Mais toute vie a sa fracture ou du moins se montre-t-elle à elle-même quelque chose qui ressemble à une séparation. Après 20 ans d’éducation (disons) pure, j’ai fait semblant de jeter le froc aux orties pour devenir psychanalyste.

Après 20 ans encore et même davantage, et alors que la psychanalyse et l’éducation se distinguent mieux dans mon esprit, ce qui communique pourtant d’une arrière-boutique à l’autre, m’apparaît aussi un peu plus clairement, et il me semble qu’une partie de moi que je croyais avoir perdue dans la fracture continue d’alimenter cette pensée vive dont se nourrit dans son berceau sans concepts l’éducateur-enfant que je reste.

Coupée de l’action éducative directe par son voeu fondateur, la psychanalyse ne se travaille-t-elle pas elle aussi comme une pensée en acte ? Et cette pensée de la psychanalyse ne tire-t-elle pas ce qu’elle peut avoir d’opérativité des liens qui la lient à sa praxis, de ce qui la fonde précisément dans l’entre-deux de son arrière-boutique, là où se rencontrent comme chez Montaigne, le soi et l’autre ?

Entre les exercices d’expression française que je sollicitais de mes élèves de 6ème il y a près de 50 ans, entre le partage des nuits – et d’ailleurs des jours – de ces adolescents « difficiles » pour lesquels, avec quelques amis insomniaque, j’avais ensuite créé un internat, entre la formation continue et d’ailleurs discontinue (pour ne pas dire syncopée) des maîtres et autres quartiers-maîtres embarqués dans la même galère de l’inadaptation, entre tout cela et enfin les embarcations en forme de divans où nous ramons aujourd’hui, mes patients et moi, le fil rouge qui conduit à mon arrière-boutique reste en ce labyrinthe celui du mythe cher à Racine :

« Ariane ma soeur de quel amour blessée… »

Réparatrice, la poésie de l’acte éducatif a des sources – et des racines – qui sont aussi des pertes au fond de nous, celles mêmes vers lesquelles il nous faut quelque fois remonter – via la psychanalyse ou d’autres chemins – pour tisser le roman d’une vie.

Tout cela pour vous dire déjà que l’éducation ne débouche quelquefois sur la rationalité qu’après avoir traîné ses guêtres et son idéal plus ou moins lyrique dans… les songes.

Quant à l’acte éducatif – pour finir par y arriver – il n’est pas sûr qu’il soit beaucoup plus facile d’en parler que de l’acte sexuel, ni que de l’acte de la pièce qui est toujours plus grande que la somme de ses parties !

Mais, comme dit Montaigne, « les abeilles pillotent de ça de là les fleurs, et elles font – après – le miel qui est tout leur : ce n’est plus thym, ni « marjolaine ».

3 – L’éducation à la croisée des chemins

A 18 ans donc, comme je devais surveiller des élèves qui avaient presque tous mon âge, j’ai du lire à plusieurs reprises le règlement d’une célèbre école privée que je découvrais en même temps que Paris. Le règlement comportait cet article que je vous livre en prime initiatique :

« Lorsqu’il y a un chahut, le surveillant doit d’abord s’en rendre compte ».

Aujourd’hui où il n’est pas certain que nos politiques voient arriver, au delà des mots, la fameuse « fracture sociale » que, justement les mots ne suffisent pas à réduire, je ne ris pas de cette prescription.

La perception de l’autre passe par la conscience de soi mais la conscience de soi se nourrit aussi de la reconnaissance de l’autre.

Un soir où il m’a fallu me « rendre compte » – alors que je venais d’éteindre la lumière de leur chambre – que les deux adolescents à qui j’avais charge d’annoncer l’extinction des feux s’adonnaient à l’acte de sodomie, ma conscience de moi s’est d’abord mise à vaciller, comme si on la prenait par surprise.

Pourtant la solution de ce problème éducatif passa non seulement par le rétablissement de ma fichue propre conscience, mais par l’intégration dans cette conscience de ce qui précisément l’avait d’abord absorbée comme fait un traumatisme : non pas tant la sexualité, ni la sexualité dans telle modalité particulière, mais l’autre, le désir de l’autre, le désir tout court, le désir qui reste court… « Cette imagination, comme dit Montaigne, plus jalouse de notre action que de notre science ».

Le règlement n’offrait aucune réponse à cette question…

Comme j’avais mis le doigt sur l’interrupteur de la chambre, ce doigt avait bien fini par lui imprimer le choc silencieux de mon saisissement. Le vol tardif d’une mouche emplissait ma conscience. L’un de mes premiers actes éducatif fut donc de fuir dignement sans d’abord me retourner.

Puis je fis, comme on dit, les cent pas dans le couloir et après de longues minutes d’un retour à moi, je revins à eux.

Restons en là : vous aurez maintenant tout le temps de mon propos pour deviner mon deuxième acte éducatif.

Mais, en attendant nous allons repasser par Montaigne. A emboîter le pas de ses illustres commentateurs – Merleau-Ponty et Masud Khan parmi tant d’autres – nous voyons tout de suite que l’acte éducatif se situe, comme l’homme lui-même, du côté de l’ambigüité. C’est à la croisée de deux chemins que la pensée et l’action d’éduquer se rencontrent :

– l’un – et nous ne dirons pas nécessairement le premier – porte l’homme à prendre la mesure de son intériorité et à s’identifier à elle.

– L’autre le porte à s’inscrire dans son extériorité ou, comme le dit Montaigne, à « servir… l’action imparfaite de la vie ».

Le premier qu’on peut appeler « chemin de la conscience de soi » imprime à l’acte éducatif un mouvement qui se rapproche du mouvement de la pensée, tandis que le second projette l’homme dans une action qui risque d’être aussi « déréglée » – c’est le mot de Montaigne – que la vie, mais, dit-il, « il faut vivre avec les vivants ». Ce chemin qui nous emporte quelque peu hors de nous-mêmes est celui d’une éducation à l’épreuve du désir. Jusqu’où l’acte éducatif va-t-il épouser la courbe de la passion ?

En l’exemple sexuel que je vous ai donné, vous noterez que le premier chemin m’étant d’abord barré, j’appelle éducatif l’acte pour ainsi dire suspensif qui me retint de me jeter dans le second : car la voie du « dérèglement » de la vie n’est pas une sinécure. Et pourtant l’éducation doit aussi l’emprunter.

4 – Une éducation à la conscience de soi

S’il y a donc deux voies de l’éducation, commençons par la plus facile à concevoir sinon à suivre. La conscience de soi qui nous cherchons à éduquer suppose – comme l’écrit Merleau-Ponty – que « tout en adhérant à l’objet et le faisant nôtre, cependant nous nous en retirions et le tenions à distance ».

Dans le couloir où je vous ai laissés le travail fut, vous ai-je dit, de me retirer non seulement de ces deux-là qui m’avaient envahi mais de ce moi hybride, venant d’eux et de moi, qui me collait à la peau.

A supposer en effet que mon but fût encore de les aider à, si j’ose dire, « se répondre à soi », encore l’acte éducatif commençait-il de ce côté où, me dédoublant, j’avais aussi à retrouver mon dialogue avec moi.

Tel est donc l’objet-sujet de l’acte éducatif. Mais, édifiant ce dialogue en moi, je ne crée ni le soi de tel autre, ni même le mien dont Montaigne n’a pas attendu Freud pour savoir qu’il m’échappe car, dit-il, au dedans comme dehors je reste « le scrutateur sans connaissance, le magistrat sans juridiction et après tout le badin de la farce ».

La haute visée de l’acte éducatif lui impose donc tout aussi bien sa modestie. L’éducation n’est pas un commencement. Elle sait que la conscience de soi n’est pas le soi. Si elle s’occupe de ce qu’il y a d’inachevé dans l’homme, encore prend-elle le train en marche. Elle va vers un achèvement de l’homme qui lui est aussi étranger que son origine, elle n’est pas une religion ni d’ailleurs une science. Comme la poésie poétise le langage en lui rendant sa polysémie, l’éducation humanise l’homme en lui ouvrant une conscience, en fleurissant cette conscience d’autant de fragiles savoirs qui n’en abolissent pas le mystère.

Je fais les cent pas dans le couloir et je ne sais toujours pas ce que je vais dire, leur dire, me dire. Quelle parole prononcée d’abord devant moi me placera où je suis devant la vie de ces deux-là, devant ma vie qui elle-même se fait dans l’incertitude de son devenir ?

L’éducation n’est qu’une question dont la réponse n’achèverait l’homme qu’en le sortant tout à fait de lui-même et à jamais, comme à Auchwitz. La tentation de réduire ces deux-là – et avec eux l’incertitude en moi de ma vie réfractée par leur sexualité polymorphe – a même pu me venir dans les soubassements de mon indulgence : écraser leur conscience de soi en écrasant la mienne, oublier l’acte ou l’ériger dans la honte. On a vite fait pour l’idéal d’être bourreau. Le soi indélogeable de l’autre nous rappelle à l’étrangeté du nôtre : « Que sais-je ? », « Qui suis-je ? ».

Ainsi donc l’acte éducatif ne peut espérer aider au développement de la conscience de soi qu’une fois que j’ai compris, comme Montaigne, que si j’apprends quelque chose à quelqu’un, ce n’est pas tant à partir de ce que je sais mais de ce que je crois et peut-être même plus sûrement de ce que nous croyons, ce quelqu’un là et moi.

L’acte éducatif ne repose pas sur une autorité mais sur un pacte. Ce pacte – qui est le pacte de la vie – inspire l’autre voie de l’éducation, plus ambitieuse qu’il n’y paraît : « servir la vie dans son action imparfaite ».

5 – Une éducation à « l’action imparfaite de la vie »

« La vie en effet, dit Montaigne, est une action imparfaite de sa propre essence : je m’emploie à la servir selon elle », car « il faut vivre avec les vivants ».

Une éducation à la conscience de soi ne suffit pas : il nous fait vivre avec les autres sans le regard desquels nous ne serions guère davantage nous-mêmes que Montaigne sans son ami La Boétie. Incontournable, le lien à l’autre qui trouve sa consécration dans l’amour, dans l’amitié, s’appuie tout aussi bien – lorsqu’il touche au politique, au métier – sur le « dérèglement » de la passion, ou à tout le moins de l’affect.

Même le lien du sujet à l’objet dans une simple perception emprunte si peu que ce soit le chemin d’une conscience qui, en se laissant remplir par l’objet, s’absente d’elle-même. Tel est le mouvement de la vie aussi nécessaire que sans doute incertain. Nos passions nous délogent quelque peu de nous-mêmes, mais elles nous font. Et d’ailleurs, quelque distance qu’elle prenne avec son propre objet, la conscience de soi a vite fait de s’en remplir jusqu’à s’y perdre comme l’acteur dans son personnage. Le désir – ou la Libido ici narcissique – commande la pièce, que nous jouons extra ou intra-muros.

Ainsi donc, pour coller à la vie, l’acte éducatif n’échappe pas à sa loi.

Et de fait, ce que Montaigne appelle « l’imperfection de la vie » que nous pouvons appeler aussi bien « inachèvement » ou « manque », ce versant du désir par où justement, par delà tous les doutes, la vie va de l’avant, ce mouvement qui défie la conscience critique appartient aussi à l’action éducative.

Il ne suffit donc pas qu’arpentant le couloir de mon internat je me ressaisisse. Même si la phase interrogative dans laquelle nous nous trouvons, mes deux lascars et moi, est essentielle, eu égard à l’intensité pulsionnelle de l’heure, il faut bien que nos questionnements – y compris sur le caractère si peu que ce soir inattendu voire émouvant des objets du désir – ne nous coupent pas du désir. Et j’ajouterai : ni eux, ni moi.

Si peu que ce soit, il faudra ben finir par agir : par exemple mettre des mots sur le fond non langagier du désir, fixer la multiplicité des sens possibles dans une signification qui, comme le corps, permette à la conscience de s’éprouver car, comme le dit Montaigne : « Si mon âme pouvait prendre pied, je ne m’essaierais plus ».

L’éducation produit des actes qui placent l’homme en condition de s’essayer ou de mettre son humanité à l’épreuve – y compris donc, prenant son pied, de prendre pied.

Mais à vrai dire, infortuné poète, ce ne sont pas d’abord les pieds, ni les mots que je cherche. Ce qu’il me faut trouver – par delà le lien du veilleur à mes deux faux-dormeurs – c’est aussi le désir, si sublimé soit-il, qui me porte à leur parler d’eux et de moi, de cet essai commun d’humanité qui nous lie si étrangement, de ce pacte qu’ils ont cherché eux-mêmes dans le corps à corps et qui me fait être là, d’une certaine façon collé à eux et à mon destin – n’était la porte qui nous sépare.

Certes, je n’aurais jamais su le dire à l’époque comme je vous le dis aujourd’hui. Mais je sentais qu’éduquer, dans ce moment-là, c’était prendre le risque de la vie !

6 – L’institution de l’acte : l’acte éducatif acte à deux, l’acte éducatif acte à trois.

Entre la pensée et l’action, l’acte éducatif reconnaît sa finalité – et la donne à reconnaître – dans ses moyens ou, comme on le dit du « fond » d’un texte, dans sa « forme » même. Ce qu’il vise à produire en l’homme, il ne l’atteint que selon ce qu’il est. Et à cet égard, même le plus beau discours éducatif ne tire sa force que du statut de sa parole, de l’entre-deux où les mots n’ont – comme d’ailleurs les gestes – que la valeur du sens qu’ils y trouvent, où le sens naît de l’échange, du pacte-échange avec l’autre, pacte avec la vie.

J’ai appris cela à l’université de ma cambrousse. Pour être entendu, il faut d’abord entendre. A 18 ans, la merveilleuse Sorbonne – comme beaucoup plus tard la Société des Psychanalystes – a failli me le faire oublier.

Pourtant Montaigne – toujours lui – s’inquiétant de ce que le maître a pour premier devoir – écrit :

« Je ne veux pas qu’il invente et parle seul, je veux qu’il écoute son disciple parler à son tour »

Et pour plus de détails :

« Il est bon qu’il le fasse trotter devant lui pour juger de son train et juger jusqu’à quel point il doit se ravaler pour s’accommoder à sa force ».

Et pour conclure :

« C’est l’effet d’une haute âme et bien forte que de savoir condescendre aux allures puériles (de son disciple) et le guider. Je marche plus sûr et plus ferme à mont qu’à val ».

Avant Bachelard, je n’avais guère connu qu’au CP un instituteur indochinois et, beaucoup plus tard, mon premier professeur de grec, pour appliquer ce principe.

Fût-il d’enseignement, l’acte éducatif est, à minima, un acte à deux.

Il commence avec la conscience d’une dualité, conscience relationnelle et politique qui occupe le coeur de la philosophie de Socrate plus de vingt siècles avant Montaigne et que Montaigne lui-même redécouvre à travers le lien qui le lie à son ami La Boétie, l’auteur justement d’un livre dédié à « l’honneur de la liberté contre les tyrans ».

De même que « l’amitié se nourrit de communication », selon l’expression de Montaigne, de même l’acte éducatif ne tend pas à la réduction forcée d’un rapport de forces au nom d’une inégalité des partenaires, mais à la reconnaissance et à la transformation de ce rapport en ce que Montaigne appelle une « accointance libre et volontaire ».

L’acte éducatif n’est donc ni la décharge agressive par laquelle le plus faible épouse le plus fort comme dans une guerre, ni la jouissance sujette à satiété qui se consume avec le feu amoureux par le même processus d’où vient si souvent que l’acte se perd dans le « passage à l’acte ».

Ainsi, dire de l’acte éducatif qu’il est un « acte à deux » revient à dire qu’il vise à transformer un rapport quantitatif de dominant-dominé en une relation qualitative dans laquelle la dissymétrie des positions, loin d’appeler à l’écrasement des forces en présence, inspire tout au contraire l’idée de leur composition, de leur intégration dans une dynamique « plus proche même, dit Montaigne, de l’amitié que de la justice ».

Une « accointance » de ce type ne passe donc par la communication que si l’acte éducatif ne cède pas à la tentation de l’hégémonie qui guette les chefs et d’ailleurs aussi les amants.

Et s’il arrive – comme nécessairement il arrive – que le recours à l’autorité menace de désinstituer l’éducation, il reste que sa réinstitution s’impose. C’est où l’on voit généralement que le « 2 de l’acte » ne suffit pas : le cercle d’une accointance trop parfaite présente aussi sa tyrannie ! A s’ouvrir sur le triangle de l’acte médiatisé à minima par son cadre, la circulation du désir éducatif a quelque chance d’échapper au toujours tentant collage hypnotique. Autoritaire ou séductrice, la force exerce en effet sur nous son vertige et nous savons qu’elle reste un élément incontournable de « dérèglement éducatif ».

Ah ! Si du fond du couloir où je temporisais, j’avais seulement aperçu ce tiers à l’horizon ! « Ariane, ma soeur… ne vois-tu rien venir ? »

Mais la nécessité du recours au « tiers institutionnel » n’épuise pas la question de l’accointance éducative et il nous faut le reprendre pour mieux comprendre où l’acte s’élabore déjà – sur le modèle amical de Montaigne – comme une pensée en action.

Lorsque Montaigne en effet demande à l’éducateur de « se ravaler » pour s’accommoder à l’éduqué, lorsqu’il lui conseille de moduler sa force et donc son désir y compris sous sa forme idéalisée, lorsqu’il l’invite en un mot à descendre de l’amont où il domine à l’aval où il s’abandonne si peu que ce soit à une autre pente que la sienne, l’auteur des Essais suggère que les accointances communicationnelles procèdent d’un mouvement qui n’entraîne l’autre que par le mouvement de l’un vers l’autre, y compris de celui qui a toutes les raisons de croire qu’il sait vers celui qui a toutes les raisons de croire qu’il ne sait pas.

A un rapport de forces d’où il ne procède qu’en apparence, l’acte éducatif substitue – comme l’acte de réelle amitié – une relation de sens, c’est à dire une relation dont les enjeux ont glissé de l’appropriation à l’identification, ou si l’on veut de l’amont si banalement pensant des avoirs à l’aval de l’insoutenable légèreté de l’être.

Il y a du dérèglement dans l’air ! Quoi ! Non seulement l’élève se verrait dans son maître, mais le maître dans son élève !

Ainsi, comme en l’amitié dont Montaigne dit qu’on y « négocie du fin fond de son courage » nous faut-il dire aussi qu’en éducation le hasard du coeur l’emporte sur la nécessité de la raison. Car enfin ce que nous appelons aujourd’hui l’identification nous paraît plus proche de l’inspiration sensible que du sens du devoir ! En son action même, l’acte éducatif répondrait donc à un mouvement incertain qui, comme la chaleur de l’amitié, n’a certes « rien – dit Montaigne – d’âpre et de poignant » et qui pourtant, participe de cette « force inexplicable et fatale » que Montaigne ne peut nommer davantage et à laquelle nous donnons aujourd’hui le nom de désir.

Mais si l’acte éducatif est ainsi, de par son essence, de par les conditions mêmes de sa finalité, déporté du côté affectif, qu’en est-il de la pensée qui le porte ?

Dans l’acte à deux ou à trois, cette pensée que j’ai tenté d’isoler dans le couloir de la conscience de soi ne tient pas l’acte suspendu comme au-dessus de lui-même ou de ses acteurs. Soit qu’elle le précède, soit qu’elle lui revienne après coup – comme dans beaucoup de cas d’urgence – en tout cas elle l’accompagne.

Car la pensée de l’acte éducatif est aussi le lien vivant du sujet éduquant avec lui-même. C’est une pensée ouverte non seulement à l’autre mais à soi, à cette région de soi faussement connue ou d’emblée inconnue que l’autre fait affleurer à la surface de nos affects. Comme dans l’amour – ou plutôt dans l’amitié selon Montaigne – la liaison qu’opère le pensée entre les représentations mobilisées par la rencontre précède la rencontre elle-même et l’alliance qui en découle.

Car la pensée de l’acte éducatif se meut du préconscient vers le conscient, comme, dans l’esprit du skieur qui va descendre, la perception de la montagne s’empare de son moi calculateur et, pour mieux y imprimer ses pentes, se glisse elle-même dans les traces de ce moi cursif.

C’est ainsi qu’on peut dire que l’instant de l’acte n’est que l’émergence d’un processus aussi peu théorique que la vie de l’éducateur, ce continuum singulier d’images, d’idées et de sentiments qui ne se trouve dans aucun livre.

La capacité éducationnelle de l’acte, sa fécondité, tient à ce qu’il se libère d’une formule toute faite comme la sexualité de ses rigidités partielles, de ses partialités névrotiques.

La pensée de l’éducateur est toujours plus déterminante que sa pensée de l’éducation, comme celle de l’amoureux prend le pas sur sa théorie de l’amour.

Mais l’acte éducatif n’est pas seulement une pensée en action : il est une pensée en interaction. Une pensée de l’un par l’autre à propos de l’homme.

L’image sportive de notre skieur en écoulement de l’aval ne suffit plus. Il nous faut bien accepter le renversement de l’image par lequel – dans le mouvement même de notre descente – la montagne nous donne aussi bien le sentiment de se jeter elle-même et pour ainsi dire humainement dans son propre vide – qui est le nôtre. C’est ici le pacte entre deux images qui ne se font plus peur !

Ainsi l’éduqué le plus rocailleux en sait-il toujours plus long sur celui qui lui imprime sa trace que sa pâleur de faux innocent ou son hostilité même ne le laisseraient croire.

L’éduqué attend l’homme sinon là où l’éducateur l’attend – tout au bout de cette piste idéale qui brille en lui comme l’épure d’une théorie – du moins là où se place concrètement avec lui, à la jonction de l’un et de l’autre, cette attention technique aux bonds et aux rebonds du terrain dont la résonance guide l’éducateur plutôt que l’éducateur ne la guide.

Il y a même souvent fort à parier que l’éduqué s’est mis là où il fallait pour que la place où doit s’inscrire le désir d’éduquer s’impose à l’éducateur comme la remontée et la rechute de sa propre histoire.

Si agressive qu’elle soit, la provocation – la convocation – de l’éduqué n’est pas seulement, comme on le sait, un appel à l’aide. Elle s’adresse à l’éducateur comme du fond de lui-même, elle vient le questionner sur son humanité, du point exact où celle-ci s’apprête à se dérober, là où la bât de la vie blesse le dos du discours :

« Sois un homme, mon père », dit aussi le fils.

Il faut avoir éduqué soi-même pour savoir que notre fragilité n’est pas scientifique mais humainement humaine. Notre attention technique non seulement ne peut se défaire de ce handicap mais elle en fait une arme : c’est ma timidité disait à peu près Stendhal, qui m’a rendu si peu intelligent que ce soit ! Notre pensée éducative s’essaie à faire le tour d’un aval qui n’est pas le point bas de l’autre mais déjà, très précisément, l’évasement en nous de ce qui s’y est d’abord soulevé et érigé sous la forme d’un idéal. Nos éduqués nous y ramènent. Nos éduqués ont une pensée de ce qui non seulement fait le défaut de nos cuirasses mais notre vide plus essentiel, celui que met en scène Italo Calvino dans son Chevalier inexistant2, le héros qui n’est que son armure.

La pensée interactive du couple éducateur-éduqué est une pensée du négatif. Nous y allons chacun vers notre manque. L’action qu’elle inspire en est menacée comme la nuit d’amour que doit passer le chevalier sans corps avec sa princesse. Comment combler le vide sinon comme Sheakespeare par « les mots, des mots, encore et toujours des mots ». Mais quels mots peuvent valoir le prix des actes ? Ou quels actes ? Ou quels actes disent aussi bien que les mots ce qu’il en est de cette pensée à la fois tournée vers ce qui défaille en l’homme et ce qui le pousse en avant ?

Dans un époque tournée vers l’acte rationalisé je crois devoir défendre « une pensée en action » qui ne fasse pas l’économie de son dérèglement vital. L’éducation ne s’avance pas dans une zone que baliseraient, comme des banlieues reprises en main, je ne sais trop quelles stratégies de la reconquête.

La pensée interactive de ce qui manque à l’homme conditionne la rencontre éducative comme le partage du désert rapproche entre eux les méharis et leurs bédouins. La pensée du désert partagé est déjà une action qui crée la source avant qu’elle ne soit là, car la source est aussi du côté du désir de la trouver. L’enfant décrit par Winnicott n’invente la réalité que parce qu’il a l’illusion de la créer et l’illusion vient elle-même de la perte. Ainsi tout ce que peut dire ou faire l’éducateur n’a quelque chance de créativité que si son éduqué le reçoit comme ce qui déjà manque à celui-là même qui lui donne pourant le pouvoir de le combler.

Ce n’est donc pas par hasard si les idéologies religieuses prennent le relais d’une éducation désemparée par son propre vide. A défaut d’intégrer dans ses essais d’humanisation ce qui la fonde du côté d’une dépression, l’éducation emmène ses éducateurs au casse-pipe comme les zouaves d’antan, le fleur au fusil. Car n’est-ce pas à la faveur de sa dépression même que l’adolescent découvre aussi bien ce qui, dans l’acte d’amour, requiert une passivité sans laquelle son accès au désir de l’autre demeure impossible.

Comme le dit Montaigne, c’est « l’effet d’un haute âme » que de savoir s’abaisser, nous ne dirons pas à l’enfant ni même à l’autre, mais à l’humain de l’homme.

Dans mon couloir il me semblait bien que le grotesque de la situation où nous étions n’était qu’un reflet de ce que la prégénitalité (comme le reste !) m’imposait de gêne encore, d’humour déjà et certainement de modestie. Analité pour analité, les couloirs de mon doute valaient bien ceux de leurs tâtonnements expérimentaux.

7 – Pour une pensée éducative « désasservie » (du passage à l’acte)

Mais comment conclure : « l’acte éducatif, une pensée en action » ? Comment « désasservir » la pensée de l’action, l’action de la pensée ?

J’ai autrefois développé avec Terrier dans Une école pour OEdipe3 que la pensée substitue au plus court chemin – au « court-circuit » – de l’acte ou plus précisément de l’acting, le détour de ce qu’on appelle tout justement une réflexion. Il s’agissait de redire, dans la ligne de la pensée grecque et freudienne, que l’humanisation de l’homme passe par la victoire de la pensée, ou plus précisément de l’activité de pensée sur la violence. Nous avions presque le loisir alors d’évoquer la violence comme un mauvais souvenir et moins comme un phénomène individuel particulièrement repérable dans sa constance psychologique au moment de l’adolescence.

Mais aujourd’hui, comme au début de la célèbre pièce de Sophocle, le fléau que constitue la violence prend à nouveau la dimension d’un phénomène social.

A considérer les idéologies qui la nourrissent, on peut même rapprocher cette violence de l’époque où Montaigne prônait une éducation du respect de l’autre.

Il y a donc lieu de reprendre avec lui – aujourd’hui plus que jamais – l’idée d’un acte éducatif qui ne se laisserait pas lui-même aspirer par la violence – y compris évidemment sous le fallacieux prétexte de la combattre – c’est-à-dire d’un acte qui ne se laisserait pas réduire au court-circuit de passage à l’acte mais prendrait très précisément le détour d’une pensée en action.

Mais notre éducation moderne, enrichie par les apports plus ou moins vulgarisés de l’anthropologie, de la psychologie et même de la psychanalyse, court-elle le risque d’emprunter les voies discréditées de la violence éducative ?

A la suite d’Alice Miller, et alors même que nous n’en partageons pas toutes les thèses, nous répondons: « Oui, l’éducation noire existe ! ». Mais notre affirmation va plus loin.

La violence éducative en effet n’inspire pas que des actes de maltraitance caractérisée qu’on voudrait faire passer pour des actes éducatifs. La violence éducative est déjà présente chaque fois que l’acte éducatif sacrifie sa visée plus ou moins idéale au plaisir plus ou moins avoué de la décharge qui constitue le passage à l’acte. Le plaisir et le déplaisir qui sont normalement associés à l’acte éducatif – et ne sauraient donc par eux-mêmes le déconsidérer – sont en effet articulables avec une autre réalité que celle qui concerne la réduction des tensions de l’éducateur. Le plaisir et le déplaisir dont nous prenons ici la défense, parce qu’ils distinguent radicalement les personnes éduquantes des machines formatrices qu’on voudrait parfois leur substituer, peuvent et doivent s’articuler avec la réalité de l’activité de pensée. car la pensée, par le détour qu’elle fait subir, si légèrement, voire furtivement que cela soit, au flux énergétique mobilisé dans l’acte, génère aussi son plaisir et son déplaisir comme cela s’observe si bien chez l’enfant lorsqu’il « comprend » ce qu’il lui faut pourtant renoncer à prendre.

Dans les moments – les plus heureux – où elle se reconnaît comme l’instrument d’une créativité, la pensée éducative prend aisément ses distances vis à vis des bénéfices immédiats de ce que nous appelons la décharge éducative. Mais ces moments sont rares et encore faut-il parfois les suspecter, car les bonnes intentions de l’idéal peuvent s’avérer tout aussi bien les pavés d’un enfer caché !

La petite éducation quotidienne qui requiert une activité soutenue pour ne pas dire répétitive – et urgente plus souvent qu’à son tour – laisse voir en tout cas une contradiction dont nous devons rendre compte et qui n’est pas liée qu’aux circonstances de l’acte éducatif mais, me semble-t-il, à son essence même.

Car comment concilier le détour, le recul de la pensée et si souvent la nécessité pour l’action de s’exercer concrètement comme une prise sur la réalité, une prise suffisamment directe non seulement pour répondre à l’urgence éventuelle mais pour satisfaire à l’une des conditions paradoxales du rapport éducatif qu’est aussi la spontanéité ?

Peut-on donc penser l’acte et à la fois l’inscrire dans cette réalité relationnelle qui en constitue à la fois le moyen et la fin et qui passe par le raccourci en grande partie affectif de ce qui se noue entre l’éducateur et l’éduqué : ce « nous » précisément sur le fond duquel vont se détacher le « je » et le « tu » éducatifs ?

Cette question sur l’acte éducatif rejoint celle qu’on peut se poser avec Montaigne sur l’acte d’amitié ? Comment être à la fois dans la séparation d’une pensée qui ne réduit pas l’autre à soi et dans l’union d’une action qui rapproche si spontanément soi et l’autre, l’autre et soi, que la couture qui les joint leur permet de s’identifier dans une réciprocité qui ne tourne pourtant pas à la confusion ni à la fusion ?

C’est à cette croisée aussi, à ce lieu de rencontre des contradictions que l’acte éducatif échappe à la violence. Car la violence la guette tout aussi bien du côté de l’union confusionnelle et confusionnante que du côté de la séparation autoritariste et intellectualisante. On le voit clairement dans ces pathologies éducatives qui signent l’éclatement d’un acte plus ou moins réduit à l’un de ses composants : une pédophilie qui ne dit pas non nom mais qui infiltre de son poison une relation qui n’a pas besoin d’être sexuelle pour être abusive, ou, à l’autre extrémité – mais les extrêmes se touchent – une pédophobie d’essence sadique qui peut prendre les marques les plus trompeuses que l’intellectualisme même sait si bien plaquer sur la haine de l’autre.

Mais c’est qu’en vérité l’ambivalence de l’éducateur vis à vis de l’éduqué mérite d’être soutenue non seulement dans une théorie qui prenne en compte la réalité complexe de son désir d’éduquer mais dans une pratique qui se constitue elle-même pragmatiquement comme la construction d’un espace clos et ouvert. Une pensée unique est donc à cet égard aussi dangereuse en éducation que la culture d’un affect qui prétendrait faire l’économie de son contraire : ne faut-il pas beaucoup aimer les adolescents pour découvrir qu’on les déteste ! L’action d’une pensée éducative découle de positions qui « s’entre-tiennent » – pour reprendre le mot de Montaigne – qui se tiennent ensemble à travers le jeu de leurs différences. Mais il est si difficile de parcourir si peu que ce soir dans sa composition, quelque peu hétéroclite, l’espace psychique individuel d’où émergent ces positions (celles par exemple qui nous fait vouloir à la fois la liberté et la soumission de notre éduqué) que le passage de « l’acte à deux » à « l’acte à trois », que le recours à la réfraction d’une équipe et à la plurispection institutionnelle s’imposent ne serait-ce qu’à ce titre.

Cependant, cette nécessaire connaissance de l’ambivalence éducative, pour déterminante qu’elle soit dans le dépassement du passage à l’acte, peut devenir elle-même paralysante. Et il n’est pas dit que le psychanalyste à cet égard n’apparaisse pas, en bien des circonstances éducatives, comme le cordonnier le plus mal chaussé ! Pour soutenir notre action immédiate nous devons souvent nous en tenir, éducateur, à une conscience de soi plus partielle sinon plus partiale. Pour nous engager dans l’action éducative il nous faut faire le pari que cette conscience – acquise, espérons-le, comme celle de Montaigne, non seulement à travers les livres, mais à travers les travaux et les jours – prendra le relais de notre inconscience relative sinon de notre inconscient. Mais n’avons-nous pas dit et redit que l’acte éducatif se fonde sur des liens dont la maîtrise nous échappe – et en particulier ce lien vital de personne à personne qui à la fois repose sur l’incomplétude de l’homme et s’efforce à compenser l’imperfection même de la connaissance que nous en avons ?

En vérité l’action imparfaite de l’acte éducatif n’est pernicieuse que lorsqu’elle donne à croire qu’elle est parfaite. Car si le passage à l’acte éducatif s’inscrit – y compris pour la meilleure des causes – dans le prolongement d’une toute puissance infantile, l’acte éducatif au contraire participe d’une expérience de nos limites que nous les appelions « inachèvement » ou « castration ».

La reconnaissance de nos limites ne se lit pourtant pas dans l’acte éducatif, là où se faisant peur lui-même cet acte deviendrait aussi incertain que la connaissance que nous en avons. Elle se situe au contraire dans l’acceptation à laquelle nous sommes contraints d’une réalité moins glorieuse encore pour notre affectivité que pour notre pensée : en dépit du peu que nous savons, nous devons nous déterminer à agir. Il n’est pas jusqu’à l’autorité dont nous sommes appelés à faire usage qui ne nous rappelle méchamment au souvenir de notre impuissance à convaincre – ce qui est un comble quand on veut le bien de l’autre.

Faut-il rappeler que ces limites, l’éducation qui nous les rend inexorablement présentes, nous les rend aussi, malgré l’âge et l’expérience, aussi insupportables qu’au premier jour ? Il en résulte même que dans les même temps où nous voulons les apprendre à notre éduqué qui ne se fait d’ailleurs pas faute de nous les envoyer à la figure, nous en arrivions à partager secrètement avec lui le désir anti-éducatif de les évacuer – fut-ce même en les déniant. Dans l’acte éducatif le déni de réalité menace l’éducateur comme l’ivresse des profondeurs le plongeur. Je l’ai écrit il y a longtemps pour dénoncer un certain psychanalysme appliqué à l’éducation, un idéalisme de l’innocence retrouvée.

Dans sa pureté rêvée, l’acte éducatif est aspiré par le vide comme le sont certains de nos souvenirs par l’oubli. C’est que l’inconscient n’est pas loin, comme chaque fois qu’allant vers l’autre de toutes nos forces claires et obscures nous revenons à nous sans justement le savoir. Le déni de la réalité de l’autre est inscrit dans l’idéal éducatif comme le retour d’une violence refoulée dans l’utopie d’une société sans conflits : les grands éducateurs des peuples que furent Hitler et Staline – entre autres – nous l’ont diaboliquement montré, mais la toute puissance narcissique existe à l’état naissant chez tout homme qui, pour délivrer l’homme des limites de son humanité, rêve avec lui d’un affranchissement qui tourne très vite à l’esclavage. Lorsque le pire sort de l’idée du meilleur, c’est que l’idée se nourrissait des charognes d’une réalité déjà tuée dans la pensée ou que les actes qu’elle inspire continuent d’assassiner sur un fond musical comme dans les camps de la mort.

Ramassé sur lui-même comme une matière à la densité primitive qui évoque la violence originaire, l’acte éducatif contient en germe la haine de ses propres limites, calquées sur celles de l’homme. Une éducation qui exalte l’homme a vite fait de l’abaisser, cela se voit tous les jours dans le secret des familles et même à l’école. L’éducateur gagnerait à confronter sa pensée au dérèglement de son désir et pour cela, regarder son action dans le miroir que lui tend Montaigne, le vrai « miroir de nos discours qu’est le cours de nos vies ».

J’avais donc tout cela à prendre en compte avant de rouvrir la porte de la chambre où j’avais rendez-vous avec mon action éducative. Mais ces raisonnements ou d’autres – plus fumeux encore ! – n’avaient pas fait naître en moi le début d’une phrase que je prononcerais, ni à fortiori l’idée d’une autre action que celle d’ouvrir à nouveau la bouche… puisque c’est ainsi qu’on parle.

Comme vous l’aviez deviné, j’entrai donc à nouveau et m’assis sur un tabouret devant mes deux explorateurs. Puisqu’il fallait bien dire quelque chose, ma bouche se décida à lâcher : « Maintenant, redressez-vous et expliquez-moi ».

Ils s’assirent comme deux diables ressuscités, mais l’explication ne vint pas. Il me sembla plutôt qu’ils s’attendaient à ce que je reprenne la parole. D’accusateur, je devenais l’accusé. Ainsi se retourne le monde, en éducation comme partout.

Puis l’un d’eux, courageusement, hasarda :

– « j’essayais de l’en… »

Mais l’un des mots les plus employés de la langue vernaculaire de l’internat se trouva soudainement amputé. Chacun son tour ! Certainement sa partie manquante allait envahir la chambre et ce fut comme si, dans le silence, le corps de l’informe se mettait – ainsi que dans un film de Bunuel – à nous narguer. Nous avions convoqué pour notre scène éducative une sorte de Compostelle ou de dieu sait quel pèlerinage plus franchement païen – de trois unijambistes pas près d’être rendus.

C’est alors que me vint enfin l’idée :

– « Et bien, leur dis-je, puisque c’est ainsi, nous reprendrons tout cela demain lorsqu’il fera jour ! »

L’idée du jour nous apaisa. Peut-être que le jour pardonne à la nuit ! Peut-être que l’éducation aide l’homme à voir le jour au bout des tunnels.

Jean-Pierre Bigeault
Colloque Buc-Ressources – 1997


1 MONTAIGNE, Les Essais, in : Oeuvres complètes, Coll. La Pléiade, Gallimard, 1967.

2 Italo CALVINO, Le chevalier inexistant, Le Livre de Poche, 1970.

Poétique pour l’éducation – J-P. Bigeault – 24 novembre 2017

Pour avoir écrit en 1978 un livre intitulé « l’illusion psychanalytique en éducation », je me suis trouvé pendant plusieurs années invité à participer au colloque officiel de l’Education nationale sur l’échec scolaire ! Or, comme vous le savez, ni ce colloque, ni bien sûr ma modeste participation n’auront permis d’apporter des réponses concrètes à ce problème, récurrent depuis la dernière guerre, soit donc plus de 70 ans !

Au jour d’aujourd’hui je pense que j’aurais dû refuser d’intervenir dans ce colloque en tant que psychanalyste. C’est au nom de la Poésie que j’aurais dû le faire, car si la Psychanalyse ne peut servir directement la cause de l’éducation, la Poésie quant à elle – selon moi – en est capable.

C’est d’ailleurs pourquoi en 2009, dans un livre intitulé précisément « Une poétique pour l’éducation » – De la psychopédagogie à l’art d’éduquer », j’ai rapporté l’histoire d’une institution que j’avais créée en 1956 pour aider des adolescents en rupture avec le système scolaire. Cette expérience qui s’est développée sur une vingtaine d’années m’a conduit à penser que l’éducation au sens large du mot et la pédagogie en particulier ne trouvent leur véritable force que si elles s’inventent dans ce qu’on pourrait appeler une « création commune ». Cette « création commune », je l’ai baptisée « Poétique », parce que je pense que la poésie procède d’une source vivante et d’un partage singulier avec le monde. J’entends par là que si la poésie provient d’une personne – ou, comme on dit, d’un sujet – ce qu’elle fait du langage en le forçant dans ses retranchements conventionnels est un objet qui déborde les mots, comme un paysage les éléments et la personne elle-même qui le composent. Il n’est pas jusqu’à la poésie la plus classique qui n’en témoigne à sa façon. Lorsque Racine dit :

« Le ciel n’est pas plus pur que le fond de mon cœur », l’idée qui s élargit avec l’image s’ouvre à tous par-delà l’implication personnelle du poète et cependant nous entendons sa voix à nulle autre pareille.

Avant d’exposer ce que j’appelle « Poétique de l’éducation » je veux dire encore que l’histoire présente me convainc de l’intérêt d’en parler.

Au moment en effet où l’Education nationale affiche son intention de réduire l’échec scolaire en réduisant le nombre d’élèves par classe, je crois qu’il faut dire que cette mesure quantitative en appelle en tout cas une autre – celle-là qualitative – et qui porte sue la pédagogie elle-même. J’ajoute que sur un plan plus largement éducatif la question tout aussi actuelle de l’autorité ne pourra être elle-même magiquement traitée par le retour à un modèle qui n’a sans doute jamais existé que dans l’imagination de quelques pères rédempteurs.

Et je veux dire en terminant cette introduction qu’une « poétique de l’éducation » capable de répondre aux exigences que pose le traitement de l’échec scolaire, permettrait aussi bien de réduire l’échec en amont – par-delà les pédocentrismes et autres pédagogismes souvent plus idéologiques que pragmatiques – si elle intervenait de façon plus large sur les actions de transmission des savoirs, et donc en priorité dans le cadre de l’école mais aussi dans celui de la famille.

**

Je dois d’abord vous raconter comment la poésie a fait irruption dans ma toute première expérience pédagogique. Jeune professeur de lettres, je me trouvais en 6ème et en 5ème devant quelques élèves que l’expression française rebutait. Poursuivant alors de nouvelles études – en psychologie – je rencontrai le livre du psychanalyste suisse Charles Baudouin et j’y appris que les vieux mythes de la tradition gréco-romaine parlaient aux enfants mieux que tous les discours. Je me mis donc à inventer des sujets de narration qui reprenaient, peu ou prou, en les modernisant, des structures mythiques qui, si je puis dire, avaient fait leurs preuves. Conformément à mon attente, mes mauvais élèves se prirent au jeu. Et je compris bientôt que si l’inconscient de mes élèves y trouvait son compte, le statut poétique de ces mythes, plus ou moins délivrés de la réalité immédiate, les enchantait. Du reste les mêmes mauvais élèves pouvaient aimer Apollinaire et Max Jacob. De là je compris que nous devions donner aux textes, qu’ils fussent à lire ou à écrire, la capacité de s’offrir à un intérêt qui dépassait l’école. Les tissus dont ils étaient faits (car n’est-ce pas le sens du mot « texte » ?) devaient pouvoir se prêter à des opérations de découpage et d’enveloppement, telles que mes élèves, en s’attachant à leur matière, puissent aussi bien s’en rendre maîtres, que les suivre où ils les conduisaient, prenant des formes imprévues et presqu’inexplicablement familières.

Cette expérience m’en inspira une autre, alors que j’enseignais le latin en classe de seconde. La fameuse phrase dite « périodique » de Cicéron effrayait certains de mes jeunes latinistes. On s’appliqua, avant même de la comprendre, à la déclamer. Et une fois traduite, on poussa la plaisanterie irrespectueuse jusqu’à faire passer la pensée du maître-orateur par les fourches caudines d’une malheureuse histoire racontée dans un bistro. Catilina, l’escroc public rendu à sa banalité de filou, nous ne trahissions pas plus la majesté du discours cicéronien que Bossuet les cadavres des rois lorsqu’il rappelle que « le cœur de l’homme est creux et plein d’ordures ». Qu’un texte fût-il salué comme un modèle de notre classicisme – pût aussi descendre de sa hauteur pour remonter tel un tapage trop humain au sommet de sa construction musicale, n’était-ce pas le signe que nous renvoie la poésie elle-même lorsqu’elle fait tout avec si peu, voire lorsqu’elle brise les mots pour les rendre à la grâce qu’ils ont perdue ?

Par ces exemples vous voyez que ce que j’appelle « poétique » – pour désigner une pratique pédagogique – rejoint ce que fait le poète, lorsqu’il joue jusqu’à la désinvolture avec le discours convenu du monde, voire avec son amie intime : la langue. Car le langage, cet outil humain si merveilleux, n’est-il pas très vite une prison ? C’est aussi ce que pensent de l’école ces adolescents, voire ces enfants, qui s’y sentent enfermés derrière les barreaux d’un discours qui n’est pas le leur, ni même plus largement celui du monde dans lequel ils vivent. Telle est donc l’urgence poétique de la pédagogie : redonner la vie aux mots et aux choses dont ces mots semblent de pauvres masques. J’y reviendrai un peu plus loin.

En attendant, je reviens à cette poétique dont j’ai parlé plus haut et qui s’est élargie à cette institution rapidement évoquée. Après ce que je viens de dire de l’école, la question se pose : comment faire d’une institution autre chose qu’une institution instituée ? Comment faire que ceux pour qui elle est faite la produisent et qu’ainsi – pour faire le lien avec ce que je disais tout à l’heure – elle ne parle pas pour eux, à leur place ?

Il s’agissait d’un internat : cinquante adolescents et pré-adolescents venus de collèges et lycées et fichant le bazar, ou suicidaires, ou errants. Une douzaine d’adultes venus de tous les horizons, recrutés selon la richesse de leurs parcours humains (de guerre et d’après-guerre) et diplômés de quelque chose, mais surtout prêts à tout. Ce fut un poème épique ! Je veux dire par là que tout pouvait arriver et arriva – jusqu’à un incendie que je raconte dans un prochain livre et qui fut allumé par un élève en détresse. Mais aussi – sans doute plus créatif mais guère moins difficile – la réalisation d’un film où les généreux adultes que nous étions durent jouer le rôle de kapos dans un camp de concentration. Car c’est ainsi que nos élèves nous voyaient et voyaient en nous ceux dont ils avaient peur.

Au jour le jour la poétique se réalisait à la fois dans la pédagogie et dans l’éducation par la place de la parole. Qu’il s’agisse de la classe, de la chambre, de la salle à manger, du parc, ces espaces pouvaient être parlés et leur fonctionnement ainsi revisité, échapper à la pesanteur des modèles, à leur dissémination autant qu’à la fausse unité de leur assemblage apparent (lecture : « les grottes »)

Travail d’élucidation dans le respect des zones d’ombre, travail de remise en cause et d’accueil : on est là pour vivre avec ce qui est là et on le réinvente. Cela repose sur l’équipe des adultes et sa dynamique certainement originale en ce sens qu’elle ne procède par d’un savoir déclaré. Notre institution « psychopédagogique » peut toujours porter le nom d’une science qui reste à inventer, les psychopédagogues que nous sommes sont d’abord des personnes qui cherchent à faire de l’éducation à partir de ce qu’elles vivent. « Pour vivre ici » comme dit le poète Paul Eluard. En tant que professeurs et tout à la fois éducateurs (car nous partageons les soirées et les nuits auprès de nos élèves), nous nous occupons de tout. Ce que pourtant chacun sait de son expérience est confronté chaque jour à une réalité non sue.

Sous ce rapport j’appelle « poétique de l’éducation » ce qui ressortit pour les maîtres eux-mêmes à une forme d’apprentissage, ce qui ne signifie pas davantage que nous nous situions au même niveau que celui de nos élèves. Car c’est à nous que revient l’autorité de ceux qui, en dernier ressort, assurent la souple solidité du cadre.

Mais plutôt que de développer cet exemple, je dois vous dire que, mutatis mutandis, j’ai retrouvé une poétique institutionnelle de ce genre dans un cadre somme toute plus rigide que celui d’une école. Il s’agit d’un hôpital de jour pour adolescents créer et dirigé par mon ami le Docteur Raymond Cahn. En tant que responsable moi-même de la structure associative qui soutenait cette institution, j’y ai vu une équipe développer sur 20 ans une prise en charge à la fois thérapeutique et éducative (et même scolaire) qui aura elle-même été fondée sur la créativité collective.

Par ces exemples – et je pense aussi à des expériences qui, dans le cadre de l’Education nationale elle-même, ont ici et là fait leurs preuves – j’ai voulu souligner que l’éducation – fût-elle scolaire passe par la réalité des personnes comme non seulement son canal mais son levier. Le creuset de l’alchimiste éducatif ne permet la transmission des savoirs que selon l’implication des acteurs dans un mélange actif où les matières humaines se rencontrent et se conjuguent entre elles. Qu’on utilise tant qu’on voudra les ordinateurs pour faciliter certains apprentissages, ce qui relève à proprement parler de l’éducation n’y trouvera pas son compte. Les poètes – et j’en ai vu parmi les adolescents que j’évoquais tout à l’heure – vont à la langue comme à une source, et la question de l’irrigation ne se pose qu’après. Le professeur – et je revois et je ré entends ceux qui m’ont le plus apporté – nous prend sur son dos d’homme et il mélange ainsi dans son corps et sa posture, ce qu’il sait avec ce qu’il est, et avec nous, comme si c’était pour lui aussi la source où il nous conduit.

Mais, pour terminer, je voudrais m’attarder un instant sur certaines des raisons qui me paraissent constituer en profondeur la difficulté que nous avons d’accéder à cette poétique de l’éducation. Ces raisons sont pourtant celles qui nous invitent à y recourir.

Du côté de l’élève la curiosité de l’enfant n’est pas si homogène qu’on veut bien le dire. Elle est traversée par des peurs. La compulsion de répétition oppose une limite au goût de l’aventure. Les objets du savoir ont souvent l’air de fantômes, quand ils ne font pas penser à des vampires. Leur appréhension – au double sens de ce mot : s’approcher pour prendre et redouter – ne saurait toujours déboucher spontanément sur l’apprentissage. Il s’agit donc de dédramatiser la situation – et pour nous qui idéalisons le savoir, quelle découverte ! voilà qu’il nous faudrait revenir à cette attitude protectrice dont la dimension plus ou moins maternelle nous donne le sentiment de régresser. Et pourtant le jeu du poète n’est pas un enfantillage.

Et du côté du maître en effet les choses ne sont pas aussi claires qu’on veut bien le dire. Que le maître soit confronté ou non à la dérobade ou au refus de l’élève, sa position vis-à-vis du savoir mérite d’être interrogée. Si on a longtemps suspecté les conditions d’apprentissage que certains patrons réservaient à leurs apprentis, on a eu un peu vite fait de penser que les maîtres d’école – pour ne parler que d’eux – étaient innocents en la matière. Pourtant la simple observation de milieux intellectuels montre bien que l’affaire est plus compliquée. Bien des thésards que j’ai suivis en psychothérapie m’ont apporté là-dessus des témoignages édifiants. Le savoir qui donne un pouvoir n’est pas plus neutre pour celui qui le possède que pour celui qui est censé l’acquérir. Or le pouvoir du maître s’ajoutant à celui – fantasmatique – de l’objet-fantôme dont je parlais tout à l’heure le blocage de l’élève a tôt fait de se renforcer. Et pourtant « l’autorité » du maître ne saurait être escamotée au profit d’une fausse égalité entre l’élève et lui. C’est alors que tout se joue, tout peut se jouer dans l’aventure du partage : le maître n’est pas un livre, il invente à mesure, il redécouvre ce qu’il a appris et cette dynamique lui vient aussi, s’il y prend garde, du groupe même de la classe et – je le redis avec force ! – de l’équipe éducative, pourvu qu’elle se vive comme telle.

Ces dernières remarques laissent entrevoir en effet ce que peut être le cadre psychologique et psychosocial d’un acte éducatif et pédagogique. Qu’il s’agisse de l’élève ou du maître, le mouvement qui porte la transmission me semble devoir être celui d’une création commune. Je n’ai véritablement appris et je n’ai su enseigner la grammaire française que lorsque je l’ai redécouverte (quinze ans après l’avoir enregistrée) dans un livre intitulé « Grammaire psychologique » (Galichet) et quand donc, retrouvant pour moi-même cette fraîcheur de l’apprentissage, je me suis mis à mettre en scène avec mes élèves la danse des mots et ses figures. J’étais porté – il faut aussi le dire – par la fameuse école où tout cela nous arrivait.

Pour dire cette créativité pédagogique et éducative j’ai employé le mot « poétique » parce que la poésie va chercher les choses derrière les choses en s’en donnant la liberté. Et aussi, parce que le poète – en dépit de l’image qu’on se plaît, voire qu’il se plaît, à en donner – n’est pas seul. En tant qu’aventurier et découvreur, il appartient à la communauté des chercheurs d’or, son or étant le désir des hommes pour la parole, celle dont Homère dit qu’elle est faite de « mots ailés ». Il arrive qu’un maître semble se détacher de ce corps vivant des poètes. Mais en réalité c’est un peuple silencieux qui vit avec lui. Son narcissisme se fond dans l’espoir d’un objet partagé – l’objet humanisé que le mauvais élève n’aperçoit encore que dans sa haine ou sa mélancolie hargneuse. Et le maître, si souvent déprimé lui aussi, le déteste et l’aime. Au fond, je pense que l’éducateur, fût-il enseignant, n’a choisi ce métier que parce qu’il a un compte à régler avec le savoir. Faire de la transmission son travail, c’est, en s’identifiant à tel ou tel savoir, le jeter hors de soi tel un ami-ennemi qu’on offrirait à un dieu inconnu. Il y a une violence contre soi-même dans cette volonté d’accroître l’autre d’une partie de sa propre richesse, comme sans doute dans ces actes de charité dont profite, qu’on le veuille ou non, un certain ordre du monde. Une ambivalence rôde dans les couloirs. Comment la déjouer sinon en délivrant les savoirs des jeux de pouvoir auxquels ils se prêtent, et en se rapprochant soi-même – avec l’élève – de ce plaisir d’aller ensemble vers des objets inconnus, étoiles perdues à retrouver. Et n’est-ce pas le chemin du poète ? Retourner les forces négatives – comme je l’ai évoqué – fût-ce en satisfaisant transitoirement leur capacité de destruction, car les savoirs ne procèdent-ils pas eux-mêmes, comme le disait Bachelard, d’une forme de violence, n’est-ce pas aussi ce que fait le poète ?

Le poète, comme l’enfant, comme l’adolescent, se libère de ses propres jouets en retournant contre eux une partie de la colère que nourrit en lui sa dépendance, car savoir c’est aussi perdre le bénéfice de ce qui, dans le rêve, ressortit à l’innocence.

En terminant je voudrais battre en brèche l’idée que l’éducation serait l’arme d’une guerre contre la barbarie qu’on appelle ignorance ou pure et simple violence. Les savoirs accumulés dans la culture européenne du XXème siècle ont montré leur capacité à soutenir des projets stupides et cruels. Les figures de l’autorité utile sont plus souvent discrètes que celles qu’on brandit au-dessus de la mêlée comme des statues au front divin. Revisitons plutôt nos propres histoires.

L’éducation – celle qui nous a aidés à vivre la vie – y compris par les savoirs dont nous sommes les plus fiers – est une suite poétique souvent cachée dont nous savons que les pères et les mères plus ou moins symboliques qui nous l’ont donnée furent aussi nos frères et nos sœurs dans le partage, et sans que l’autorité s’y ordonnât selon celle des machines, nos nouveaux dieux.

24 novembre 2017, Intervention in Collectif Effraction,

Poètes des cinq continents, l’Harmattan, Jean-Pierre BIGEAULT

Le corps de l’artiste – J-P. Bigeault – 13 janvier 2016

I

INTRODUCTION

Nous sommes ici quelques poètes que l’idée d’effraction a réunis. Ce mot d’effraction qui désigne par exemple un bris de clôture dit bien que nous attendons de la poésie un mouvement libérateur et il en souligne la dimension physique. Certes les mots du poète, quand l’élan vocal tend lui-même à se libérer des clôtures de la langue, créent un nouvel espace mais la voix reste le corps et, à travers elle, c’est le corps tout entier qui se met en mouvement. L’effraction libératrice procède d’un corps qui reprend sa place dans la pensée, quand, détachée de lui, la pensée lui oppose une forme de clôture qui ne dit pas son nom.

Dans un moment comme le nôtre où les technologies confisquent la sensibilité aux dépens des corps plus ou moins assimilés à des machines, j’ai choisi d’apporter un témoignage personnel sur la place de mon propre corps dans les trois activités qui ont occupé ma vie – voire qui l’occupent toujours – la poésie, la pédagogie et la psychanalyse. Je pense en effet que nous avons tous, à un titre ou à un autre, des expériences qui nous impliquent physiquement dans des situations où nous devons exprimer notre présence au monde, notre présence aux autres, à travers un langage qui ne passe pas seulement par les mots et qui, de ce point de vue, bénéficie sans doute d’une plus grande proximité avec notre sensibilité, notre inconscient et notre histoire. Je vais donc parler dans ce sens-là du « corps de l’artiste » comme si, sous le rapport de l’implication physique, l’effraction créative s’enracinait pour chacun de nous dans un vécu à la fois précoce – je pense au début caché de notre vie, à la réalité prénatale elle-même du premier partage – et longuement enrichi par la suite par tout ce que nous appelons nos contacts, si furtifs et bien sûr si profonds soient-ils.

Partant ainsi de mon expérience personnelle pour ne pas dire intime, je me propose d’esquisser une figure du corps telle qu’elle est susceptible de se dessiner dans notre relation à ceux que nous avons envie d’aider à vivre – voire à être – relation et figure que nous avons tous déjà expérimentés tout au long de notre vie pour nous inventer nous-mêmes. Ainsi serais-je tenté de vous dire avant même d’attaquer mon sujet corporel : « Faites entrer les artistes ! » Car ces corps qui sont les nôtres sont à la fois – comme pour le peintre, le sculpteur, le musicien, le poète même – la source du geste et de la parole et déjà la matière de ces signes dont se construit l’œuvre. Notre désir particulier – et non limité à l’amitié ou à l’amour – sinon de créer l’autre, du moins de contribuer à sa propre création tire en effet doublement sa force de notre corps, puisque de cette relation créative le corps est à la fois la caisse de résonance et, aux deux bouts conscient et inconscient de notre moi, l’instrument plus ou moins discret mais essentiel. Confrontés à la matière humaine sur laquelle on peut dire alors que nous travaillons, ne découvrons-nous pas que cette matière, si psychique soit-elle, est inscrite non seulement dans le corps de l’autre mais aussi dans le nôtre, lui-même transformé si peu que ce soit par ce mélange d’accueil et de curiosité méfiante dont il est le creuset, dès lors que nous entreprenons d’importer l’autre dans notre monde interne ? Car n’est-ce pas alors que s’éveille ou se réveille en nous cette sensibilité profonde attachée à la découverte et à la connaissance progressive – et donc historique – de notre propre corps, livré pour ainsi dire à cette forme d’exégèse dont parle Nietzsche et qui fait accessoirement de l’autre le témoin plus ou moins philosophique de nos plaisirs et de nos déplaisirs les plus secrets ?

Cependant ce corps-là, dit de l’artiste, ainsi rappelé à l’intimité de son quant à soi et de son histoire, n’est pas qu’une enveloppe réceptive et protectrice activement maternelle. Il sort aussi bien de lui-même pour aller au devant de l’autre. Quelque réduite qu’elle soit à la parole et au silence, son action procède en effet en tout état de cause d’une présence aussi forte que celle d’un Van Gogh, si intensément engagé dans son œuvre que son corps y est tout entier. Car qui est là dans la matière et la composition des Mangeurs de pommes de terre ou des champs de blé d’Auvers-sur-Oise, sinon le peintre en chair et en os, le poète à l’oreille coupée dont la blessure nous ouvre, comme celle de Nietzsche, à la profondeur du monde ?

En d’autres termes, la double fonction du corps de l’artiste dans la situation créative qui seule ici nous intéresse, se révèle pour ce qu’elle est en regard d’un processus qui s’apparente davantage à la procréation qu’à la production. La symbolique sexuelle à laquelle ce corps-là nous renvoie y est aussi éclatante que, dans les œuvres y compris les plus apparemment dématérialisées, la mise en acte du désir de donner forme à l’informe.
Activité et passivité, extériorité et intériorité, masculin et féminin, paternel et maternel, peuvent en illustrer la richesse combinatoire. Le corps – pour le dire en un mot – tend à structurer la relation créative selon un modèle qui pourrait aussi bien relever d’une érotique de l’art ou, pour l’exprimer de façon plus littéraire, d’une poétique.

C’est donc pour donner du poids à cette hypothèse que j’ai choisi d’évoquer mon propre engagement physique en le rapportant aux trois champs de mon activité la plus intimement créative – champs qui auront été, d’abord successivement puis concomitamment, la poésie, la pédagogie et la psychanalyse. Et c’est dans la mesure où je pense que le corps de l’artiste n’est pas davantage séparable de son histoire qu’il ne l’est de l’ensemble des lieux et des situations qui sollicitent son engagement dans la vie, que je vais me référer à ce tryptique.
En peinture, l’unité d’un tableau en forme de tryptique est intimement liée à son cadre physique c’est-à-dire à l’articulation des trois panneaux porteurs de la même toile. Mais l’unité se lit aussi dans la peinture elle-même non seulement sous l’aspect de sa thématique mais sous celui de la technique picturale c’est-à-dire du langage du peintre.

Mon idée est donc d’aborder les trois volets de mon activité, comme s’ils s’éclairaient l’un l’autre à partir de cette articulation que constitue mon corps et jusqu’à un certain point sous l’aspect du langage commun voire de la thématique commune qui s’y trouvent à l’œuvre.

Pour tenter d’atteindre cet objet composite et pourtant unifié – qui, dans la ligne de Georg Groddeck, l’inventeur du « ça » freudien, semble bien relever d’une créativité comme celle qui relie l’art, la maladie et le symbole  – je vais rechercher, suivant en cela Baudelaire et son fameux poème « Correspondances », sur quels « vivants piliers » j’aurai construit cette maison où se fait l’alliance de la pensée et de la sensibilité, alliance sans laquelle nous serions bien incapables d’aller au devant du moindre sens, quelle que soit par ailleurs l’acuité de notre intelligence interprétative.
Car l’appareil à la fois récepteur et émetteur que constitue notre corps se construit lui-même, entre sensations et images, à travers des formes plus ou moins premières auxquelles nous revenons comme au berceau de notre parole.

Je vais donc évoquer des expériences, qui de l’enfance à aujourd’hui, sont évidemment des constructions sous lesquelles se cachent dans leur « obscure clarté » les traces mnésiques de ma propre fondation somato-psychique. Mais aussi bien notre voix et son double silencieux qui en fait résonner la profondeur ne s’élaborent-ils pas dans ces zones foncièrement poétiques ? Ne soyez donc pas surpris si je mélange non seulement mes champs d’activité mais les âges, les images… car le corps ne se tient debout que parce qu’il est un puits. Et au fond du puits je vois la lune qui nous fait un clin d’œil.
C’est que le soleil de la conscience s’efface dans ces régions au profit d’un astre plus ambigu et qui n’est pas le dernier à se moquer de nos divagations les plus rationnelles. Et ainsi voit-on, en écho à ce que disait Montaigne de l’amitié, que la vie se soutient de telles images qui ne sont entre les êtres que des mélanges dont la raison des rapports nous échappe et où le corps et l’âme « ne retrouvent plus les coutures qui les ont joints ».

II
J’ouvre donc le
LIVRE D’IMAGES

Pour y aller directement je dois d’abord vous parler d’un enfant dans sa maison. Cet enfant que j’étais et que je suis, après que tant de fois les cellules de son corps ont été renouvelées, est inscrit comme une lettre dans un mot encore et toujours imprononçable et pourtant encore et toujours balbutié dans une sorte de matin d’hiver où la maison ne s’éveille qu’au bruit du gel avec ses craquements espiègles et pourtant rigoureux. Où donc finit dans sa forme un corps qui commence ainsi ? Dans quelle sonorité métallique et assourdie d’une parole jetée dans le froid se voit-il aller, oiseau transi, déjà porté par son propre vol ? Entend-il au loin la chaste montée en puissance des parents qui l’ont fait et dont le pâle ronflement d’automobiles s’applique à blanchir avec le jour ? Ainsi voyez-vous d’où, depuis longtemps parti, je repars, griffonnant sur du papier un signe frêle, ouvrant la bouche à l’oreille de mon élève pour la faire fleurir d’un maigre savoir, me montrant me cacher à mon patient dans le silence ramassé de mon faux sommeil. Car je suis ce corps-là, perdu et retrouvé, dont j’use comme j’ai longtemps usé pour me faire un trou dans l’espace et le remplir. Mais cela ne s’est pas seulement fait dans la solitude de la chambre à moitié glacée.

Avant d’avoir un élève ou un patient je m’inventais une « petite sœur » que les parents n’arrivaient pas à fournir et qui descendait – certainement du ciel – par les routes transparentes de la campagne dans un tintement de verroterie. Ou, à défaut, l’oiseau de mon corps se dédoublait et, au bout d’une ligne que le jour avait tracée sur mon premier carnet quadrillé, il venait se poser sur ma langue comme une voyelle affectueuse. Ainsi quelquefois le patient se fraye un chemin jusqu’à l’indicible sous l’effort duquel mes lèvres se resserrent et il me fait enfin dire ce qui, glacialement, me mange. Le poème me monte d’un ventre où il est retenu depuis bien des séances avec le prisonnier que je garde – cet élève, ce patient, cette petite sœur non née – et cela se met à chanter sur la branche de ma bouche, on dirait un bel oiseau !

Mon bel oiseau ! Le corps sexualisé du poète n’est un secret pour personne. L’instituteur qui m’apprenait les Fables en me disant : « C’est pour le par cœur » savait bien que le par cœur n’est pas plus innocent que « le cul par-dessus tête » d’André Breton qui n’était pas né par hasard tout près de chez nous à Tinchebray, capitale de la quincaillerie. Car le « par-cœur » devrait s’appeler le « par-corps ». Mon père qui avait été quincailler avant de devenir apiculteur par amour du grec, avait fini par se cacher derrière un rideau d’arbres que les obus avaient épargnés. Il avait aimé les boulons et maintenant les bourdons lui parlaient. Avec les adolescents non pas tordus mais torsadés (c’est-à-dire en hélices ou en spirales) dont je devais m’occuper quinze ans plus tard (15 ans plus tard que mes 6 ans), le corps de l’artiste éducateur doit aussi bien tourner sur lui-même et vibrer de toutes ses ailes avant de se lancer au cou de la colonne hâtivement érigée dans le jardin de la fleur de l’âge. Que cela plaise ou ne plaise pas à l’Administration centrale, c’est une extase mais, rassurez-vous, à conduire poétiquement. La poésie de l’acte éducatif à la pulsion reconnaissante ! Le marbre dont est fait le désir du pédagogue est un jaillissement rustique avant le polissage ardent. La poésie du désir d’élever l’enfant jusqu’au sommet de l’adolescence suggère les mots qui en saluent le soulèvement hirsute. Mon corps est à l’unisson de cette jeune fureur qui n’en finira pas, espérons-le, de rouler sa vague jusqu’à l’horizon. Eduquer c’est faire sortir – fut-ce en ordre – les forces emprisonnées et si vite asservies du désir qui est au creux de la pensée. Et, par d’autres chemins, que fait le psychanalyste dont la juvénile résonance lui revient au corps, s’il n’est pas déjà momifié dans la haute image qu’il se fait de lui-même ?

Mais l’enfant dont je parlais a grandi. Il a 14 ans et il est pris dans les tenailles normandes de la guerre. Chacun son tour ! Sous les bombes et la mitraille il s’est roulé en boule dans un fossé contre un champ qui explose. Le corps à cet instant qui confine à l’éternité est une souche qu’un vent ensoleillé extirpe de la terre. Car d’un coup il a vieilli. Il a déjà sacrifié ses glorieuses jeunes branches pour au moins sauver ses racines. Il n’est plus qu’un amas de poussière et de cendres accroché à sa mémoire. Il ne tient qu’à son fil tout en s’enfouissant dans la glaise retournée comme une mère. C’est un vieillard revenu à l’enfance. L’histoire a été battue par la géographie. Je retourne à l’espace et ma conscience s’enroule autour de moi comme un chèvrefeuille. Puisse-t-elle me dissimuler aux yeux des mitrailleurs sans pour autant m’étouffer !
Il arrive ainsi que le poète, pilonné par la langue de ceux qui sont prêts à parler pour lui, s’écrase dans la boue des mots qui se refusent à naître et que sa parole s’enroule autour de lui et l’étrangle. C’est même la partie muette de son histoire. Il y a une guerre entre lui et la parole. Cette mort annoncée le poursuit au-delà même de ce qu’il arrive à dire. Dans le cas célèbre de Rimbaud, c’est après – après l’écriture – qu’elle l’a rejoint dans son fameux désert !
La mise à mort du pédagogue par ses élèves est une banalité qui, à elle seule justifierait qu’on le forme comme un soldat, un vrai « Dormeur du Val » précisément à la Rimbaud !
Le psychanalyste est une proie pour la Bête immonde. Le Minotaure est à ses trousses, dès qu’il a décidé de remonter le fil d’Ariane qui le conduit à l’inconscient. Son air de matador fait sourire les dieux grecs. La lacanie et les autres territoires sont des pistes d’atterrissage (et quelquefois de décollage) que les bombardiers de l’armée alliée prennent eux-mêmes pour des repaires de l’ennemi, alors qu’ils font partie de la famille. Ainsi le psychanalyste, quand il n’est pas la cible de son patient, est-il livré comme un enfant tout nu à ses proches – car il a des manières de donner la vie qui ne trompent pas : à force de faire le mort… n’est-il pas juste bon à devenir le cadavre qu’il est déjà ?
Dans son trou à rat d’herbe brûlée – comme souvent les soirs qui ont suivi – mon corps, déjà figé pour n’être plus que quelques lettres provisoirement dorées sur une stèle, me priait de me recueillir sur mon « ombre-chère », cette « obscure clarté » parmi les feuilles à moitié calcinées.
J’avais une patiente qui, à force de répéter – mitrailleuse à sa façon – des mots et des images de même calibre, finissait par m’endormir. Mais le transfert amoureux se retourne aussi bien contre vous, dès que sa saveur de bonbon acidulé s’est évanouie dans votre bouche. On empoisonne les psychanalystes comme chez les Borgia. Les papes ne sont pas épargnés. Mais tous les jours analytiques que Dieu fait, le fauteuil du grand prêtre n’est-il pas déjà percé pour qu’on lui tâte, sous les habits de sa théorie théologique, les parties vives – et qu’assez vite on les lui coupe. Si doux que soit le siège, la rudesse de l’attaque remonte jusqu’aux vertèbres ! Contre la patience organiquement concertée de mon corps, l’arthrose a développé ses ramifications pointues. De crainte de prendre l’eau le bateau fait dans le structuralisme échevelé de sa voilure. La névralgie me guette. Les poumons s’enrayent. Mais derrière ces mauvais coups le ventre tient. Comme autrefois sous les avions au double fuselage, le violoncelle reste branché sur les voix d’outre-tête. Ainsi, tout autant que Jeanne d’Arc, Hamlet avait ses voix mais, entre être et ne pas être, il bégayait bien avant le roi Georges V, lui-même épinglé sur son rocher devant les vagues de son peuple. Et pour ce qu’il reste de moi, psychanalyste ficelé à son manque comme le jour à sa nuit (l’obscure clarté revient), mon patient n’est-il pas un océan à lui tout seul ? Le flux l’a apporté, le reflux le remporte et il ne me lèche les pieds que pour ronger mes os et tout ce qui ressemble en moi à un oriflamme – par exemple une interprétation flamboyante – sans parler des autres hampes. Ma langue elle-même se retourne dans ma bouche. Je n’ai plus que mon silence à me mettre sous la dent. Cette petite sœur tant attendue me barre le plexus d’un trait de plume. N’est-il pas clair que le poète qui sommeillait dans mon estomac de thérapeute est un imposteur dont le patient, déguisé en instituteur, dit simplement que je suis comme son père, un analphabète plus bête que méchant ? Et en effet, je ne bégaye même plus.

Mais comme le phénix renait de ses cendres, mon corps se retrouve quelques années plus tard dans la peau de l’homme des bois. L’enfant a bien grandi ! Il aura suffi que Madame Chatterley, en voisine avertie, se déguise en biche. Car les biches guettent le poète, le pédagogue, le psychanalyste et… les enfants, à cause précisément de leur activité forestière. Les cerfs aussi d’ailleurs ! Et avec ces animaux légendaires « la nature est un temple où de vivants piliers » – comme dit Baudelaire – parlent… à ceux qui les écoutent. Les symboles et les symptômes disent en effet le fond des halliers et des boqueteaux touffus où somnolent les ombres de l’origine. Les cervidés s’en font des couronnes, les hommes des chapeaux de poèmes et des somatisations comme les enfants qui ont tout cela derrière la tête en réserve de leur chagrin, quand les mots leur manquent. Et c’est ainsi que, sous les ombrages de l’inconscient que fréquentent assidument non seulement les psychanalystes mais, quoiqu’ils s’en défendent les gardes-chasses de l’éducation, les poètes eux-mêmes, les anges qui, comme l’enfant que j’étais, s’aventurent dans la proche forêt domaniale, sont devenus eux aussi des braconniers.
Si le psychanalyste n’est pas le dernier à établir son camp sur ces marges magnifiquement hérissées de digitales, n’est-ce pas qu’Eros qui est une plante bonne pour le cœur en est aussi le premier poison. Oser et doser la pulsion des sous-bois, n’ai-je pas communié aux parfums baudelairiens des pourrissements que la flamme d’une de ces fleurs vénéneuses allume dans l’œil du psychanalyste sans oublier le pédagogue à la pédophilie bien tempérée. Le monde ne s’apprend pas dans un livre. Car les frontières du vice et de la vertu où nous plantons notre tente traversent déjà notre corps, l’encerclant de leur zona, le transformant en roue de légendaire charrette, telle que le forgeron les bardait autrefois de son fer en feu. J’étais assis au bord du désir et je brûlais d’un bout à l’autre de son cercle. Un ruisseau rougeâtre dans la forêt ferrugineuse et qui fumait de sa honte bue me rappelait aux délices amers de la masturbation. Le freudien se mord les lèvres pour ne pas céder à l’interprétation tapie sous les feuilles de son palais. Car il y a des jouissances par la bouche qui tuent à petit feu de digitaline. Notre larynx comme nos doigts sont des fleurs expertes que nous devons traiter religieusement en les effleurant d’un souffle. Notre peau appelle notre conscience à la caresse. Il nous faut descendre dans nos caves intimes, sous les cendres du feu brûlant et, par les ruisseaux du fond de notre ventre, gagner les boues de notre début dans la vie. N’est-il pas vrai que nous re débutons avec chacun de ceux que nous conduisons où ils nous conduisent, car les maîtres que nous sommes ne sont-ils pas ces chiens truffiers dont le nez au nom prédestiné s’avance comme un miroir dans la nuit de l’autre ? L’amant de lady Chatterley n’a pas peur de la tourbe où il fait doucement son chemin comme le whisky. Il prend la gorge blanche et la tire vers le bas, là où le marais rassemble ses mousses multicolores, où la tourbe grisâtre se nourrit d’arcs en ciel. J’ai enseigné jusqu’à l’ivresse. En séance d’analyse, c’est un soleil végétal enfoui qui se lève au loin sur un lit de brindilles. Distillation de la parole dans les alambics d’une rêverie paludéenne.

Enfin les reins du psychanalyste et le dos qui en émerge avec ses nervures de vieux bateau remontent lentement à la surface. Le naufrage du désir dans son objet débordant a bien failli m’absorber dans l’abîme au dessus duquel flotte ce que j’appelle mon moi. Parlons-en ! Le moi en émoi du poète est aussi celui de l’éducateur et celui du psychanalyste. On ne fait pas d’omelette sans casse les œufs. J’ai pris le coup du désir de l’autre en plein dans mon œuf. La coque derrière laquelle notre blanc et notre jaune se préparent à donner la vie n’a que l’épaisseur et la densité du dernier fantasme, celui sans doute du mourant. Car, disons le une bonne fois, l’amour – fût-il de transfert – tue. L’amour tue par définition comme la vie.

J’ai veillé à ne pas vous le dire trop tôt. Le psychanalyste est un fantôme. Non pas un mort-vivant mais une ombre encore assez phallique dont il s’habille chaque matin pour mieux se fondre dans le brouillard piqueté de rosée. Chaque fois recommencer, c’est prendre le risque de ne pas être et pourtant, comme le prince Hamlet déjà nommé, d’être au plus près de l’humain, ce passage dans l’homme d’une espérance fragile.

Mais le corps de ce fantôme est une maison, de celles où jouent les enfants à faire et à refaire le monde. L’espace où je reçois mes patients est fleuri comme une école de poète. Mon corps est un jardin. Je dirais que la parole avec le silence y pousse mais mon jardin débouche sur un autre jardin et la clôture entre les deux n’est qu’un rideau de feuillage comme autrefois chez mes parents. Là où se côtoient les deux corps jusqu’à s’échanger leurs semences (ce qu’on appelle en grec le logos spermaticos), s’étend, dans la maison de l’espace, le corps agrandi de ces alliances. Et pourtant, lorsqu’ils se lèvent l’un et l’autre, les deux jardins en se saluant se reconnaissent dans leurs solitudes comme deux soldats dont on ne sait plus, après la guerre ou l’amour, de quel côté ils étaient.

Les métiers de poète, de pédagogue et de psychanalyste sont des métiers physiques. Aux intellectuels qui en rêvent nous dirions qu’il faut d’abord se déculotter la tête et s’enliser juste assez dans la pensée d’un corps nu pour avancer par la grève dans la direction d’un Mont Saint-Michel ou d’un autre sommet de l’inconscient.

La simple main d’un « autre-humain-que nous » est aux deux bouts de ce parcours. En la serrant une dernière fois notre propre main de débutant se souvient de l’expérience qui l’a creusée. C’est comme si, se voyant et s’entendant dans la nôtre, la main de l’humain que nous quittons et qui nous quitte nous rendait à nous-mêmes la présence entière de notre corps devenu l’arbre qui s’est plié au poids de l’autre, qui en a épousé longtemps le souffle, et qui, pour en finir avec son fantôme, se refait des racines dans la terre de sa chair et de son histoire.

Car ce christ a la bonne habitude de ressusciter. Je le dis sans plus d’ironie que de pieuse tendresse. Qu’il soit poète, éducateur ou soignant de l’âme, l’homme sacrifie son corps à une extase. Il en appelle à son Père qui est l’Esprit (Freud entre sa pipe et sa mâchoire) mais qui est aussi, parmi les saintes femmes inspirées (Lou Andréas Salomé, Mélanie Klein…) sa Muse. Entre le masculin et le féminin le corps premier balance comme la palme de l’arbre cher à Verlaine. Mais c’est aussi que les plaies de l’homme, qui reprend la création là où les démons destructeurs l’ont tirée vers la mort, sont les roses du jardin perdu et retrouvé. Sa mort contre la Mort. N’y a-t-il pas même dans le sexe un détournement dont la haine comme l’amour tire les marrons du feu. Comme le poète ou l’amant ou l’amante qui a dans la bouche un goût d’absolu, le psychanalyste qui a été charpentier dans une première vie, fabrique la croix de son exposition hallucinée. Rimbaud a bien payé de sa jambe. Et le sida fut souvent beaucoup plus que la punition annoncée : une déclaration de guerre, un hymne tragique à la gloire de ce qui, dans le plaisir, témoigne de la vie dans sa mort même. Le psychanalyste se garde bien d’aller si loin. Mais il serait un héros lui aussi et il lui arrive de l’être, quand le patient l’emmène au fond de ses pulsions pour y cueillir les fleurs de la parole lumineuse. Le sacrifice du psychanalyste comme celui de l’éducateur s’opère poétiquement dans le traitement du symbole, figure sublimée de son symptôme en forme de rétrécissement du corps dans un fauteuil. Car le poème qui le tient érigé au dessus de son gisant d’alter égo joue le rôle structurant de toute prosodie, cercueil debout du maître ! Devant la classe, le maître, sanglé dans son savoir, ne tient d’abord lui-même que par de telles bandelettes, momie d’un culte pharaonique, et cela tombe bien puisqu’on lui a dit et redit de laisser ses muscles à la maison.
Cependant c’est une figure de proue dont le bateau salue la hardiesse. La résurrection du héros prématurément terrassé consacre le corps transparent sous la forme d’une apparition dont le patient, comme l’élève, se souviendront longtemps. Ce visage entraperçu, cette main dérobée, cette voix au souffle creusé dans le silence, sont entrés dans l’éternité. A la force des poignets j’ai élevé des adolescents qui me narguaient à défaut de me cracher à la figure ou de m’enfoncer une vraie couronne d’épines sur la tête. Et plus d’un patient m’a fait descendre dans les catacombes poisseuses et les latrines de ses désirs frustrés.

Mais du plomb transformé en or, je me suis fait un habit de lumière, tout encorné que je fusse, matamore qui joua le mort. Nous sommes les alchimistes du Mal. Nous avons brûlé notre corps dans le creuset des enfances retrouvées, ces enfances que nous rendent nos disciples, y compris Judas, le félon de la famille ! Et voilà qu’il brille aujourd’hui comme un ostensoir au dessus du saint autel ce corps cloué sur la croix de l’inconscient et percé de trous par où s’envole l’interprétation aux ailes de colombe.

Une « obscure clarté » continue pourtant de hanter la custode rayonnante où blanchit le dieu que j’ai cru être. Cette ultime pellicule de la Parole, pour un vrai corps qui pèse son poids shakespearien de chair, me refait le coup du clin d’œil : dans le royaume des ombres la lumière pourrait bien finir par s’éteindre mais son obstination la réveille et elle joue avec les nuages, les merveilleux nuages.

Mais vous pourriez-me dire :
Fallait-il si longtemps rêver ?
Voici donc ma conclusion transitoire :

La sexualité du psychanalyste n’est un secret pour personne. J’ai eu beau me rencogner dans mon fauteuil, la réalité de ce que nous appelons pudiquement nos fantasmes n’a jamais manqué de se donner à voir sous l’herbe de mes prairies comme un minerai têtu.
Car la sexualité du psychanalyste est bel et bien la pierre sur laquelle il bâtit son église. Ainsi fait tout aussi bien le poète qui, pour associer librement, va chercher son énergie là où elle se concentre, dans les matières pré ou proto verbales sous la rugosité desquelles se dissimule le pouvoir des alliages et des alliances, y compris celle qu’on appelle ailleurs « thérapeutique » ? Ce travail là, que les tranches successives de l’analyse ont marqué – pour le psychanalyste lui-même – de leur scansion méthodique, s’opère jour après jour sur des chantiers moins reluisants.
Comme tout le monde, j’ai dû faire à cet égard « feu de tout bois ». Empêtré dans mon attention flottante comme dans un jardin propret, j’ai dû apprendre à me laisser distraire méchamment par mes symptômes, tel un jardinier par les résurgences rocailleuses de sa terre. Le pédagogue n’aurait d’ailleurs pas tort d’y prendre garde de son côté, quand il aperçoit sur le dos ondulant de sa classe le reflet argenté d’un imprenable poisson directement sorti de son Lochness. Le désir du maître n’est-il pas un gouffre brumeux ?
Plus primitif, mon désir de psychanalyste s’est souvent imposé à mon « idéal du moi » comme l’irruption de ces pierres ferrugineuses réchappées des fondrières de la pulsion.

Ainsi, à la mort de mon père, ai-je fait une pelade ! Le patient à qui j’ouvre la porte tombe de ma hauteur décapitée : « le psychanalyste, dit-il dans sa barbe, n’a pas bonne mine ce matin ! On dirait au réveil le héros kafkaïen de la Métamorphose ! »
Et moi je pense : « décalottage du gland pour l’érection du juste monument funéraire et déculottée de l’enfant abandonné sur le trottoir à sexe découvert ».
Mes cheveux, tels les blés qui nous entouraient autrefois, sont tombés sous la faux de l’obscène plaisir, celui par où s’abat la haine de la maturité forcée : j’étais allé trop vite au- dessus des racines.
Mon patient me découvrant sous ce crâne de clown blanc, le sourire lunaire de mon corps portait celui de mon inconscient à une incandescence de lampe frontale. Le mineur que j’étais, amateur de galeries à rats, ne pouvait plus cacher son jeu. Docteur en basses œuvres, j’étais sollicité pour traiter la cruauté des troglodytes qui me consultaient. La mort que j’exhibais en triomphateur me revenait en menace : « Docteur, vous avez le cancer, n’est-ce pas !? » Les rats rêvaient de me manger le ventre, puisque j’en voulais à leurs intestins.
« Nous ne sommes pas des grenouilles pensantes, dit Nietzsche, nous ne sommes pas des appareils enregistreurs aux entrailles frigorifiées. Nous devons constamment enfanter nos pensées dans la douleur et leur donner maternellement ce que nous avons de sang, de peur, de joie… »
Attelé à sa charrue et à sa moissonneuse batteuse, le psychanalyste comme le poète sème ce qu’il a récolté et le récolte à nouveau. Qu’il perde ses cheveux, ou ses dents, ou son objet d’amour – car à vivre, on perd toujours quelque chose ! – le retour sur ses investissements négatifs le rend doublement imposable : on le taxe sur ses malheurs ! Le patient connaît la musique : il a déjà payé pour toute la famille et il repaie son sauveur. Mais l’analyste aussi : rien ne lui sera pardonné ! Son trafic d’organes en dit long sur sa carrière de mutilé. On le dénoncerait à lui-même s’il ne l’avait déjà fait ! Voilà t’il pas qu’il rapièce l’inconscient de l’autre, avec des morceaux de sa propre histoire.

J’étais là, glabre comme la dent dévitalisée d’un désert. Sans perruque, en raison de la vieille devise : « honneur au traumatisme ! » Ou, pour le dire autrement : « honneur au corps du délit » !
Car, dans la trilogie dont s’inspire ce récit, le corps trinitaire défie la loi en spatialisant la pensée toujours pressée de s’affranchir de l’espace. La parole, si vite arrachée à la voix, revient à sa source. Le corps de l’artiste est une source spectaculairement montrée et cachée dans son œuvre. Par son art, il fait plus qu’en décrire l’enveloppe ou le contour, il le prend dans sa profondeur pour s’en faire un outil. Sur les parois de sa caverne, comme à Lascaux, il dessine sa propre force en la mariant plus ou moins rituellement à d’autres corps qui l’angoissent et le nourrissent.

Un jeune maître qui me faisait fabriquer du pain, lorsque j’avais sept ans, portait mon corps angéliquement pâle jusqu’à la cuisson dont il s’était doré lui-même à force de s’enfoncer dans le four de la classe. Les corps s’échangent leur chaleur. C’était bien avant les bombes et bien plus avant que n’explose mon père. Avec l’invention du feu et la cuisson des gigues forestières, la conscience avait fait un pas vers plus de soleil. Le patient m’allumait dans ma nudité. Mon phare énucléé le branchait. Je me sentais me tordre dans les flammes. Jeanne d’Arc, Juin 44, La psychanalyse du feu, les charbons ardents d’une cure thérapeutico-didactique à 5 séances par semaine…  « Je doute fort qu’une telle douleur nous rende meilleurs, dit encore Nietzsche, mais je sais qu’elle nous rend plus profonds ! »

Vous l’avez compris, j’aime les leçons du corps le soir au fond des bois, et… j’y arrive enfin !

III

CONCLUSION

Ici s’arrête en effet le grand livre d’images. Seriez-vous un peu perdus que je vous dirais : c’est tout à fait ce que je voulais ! Le corps – que j’ai rapporté à l’artiste – n’est pas le corps localisable d’une vie physique plus ou moins maîtrisable et maîtrisée comme dans le sport. Il traverse le temps et l’espace, dès lors que nous lui demandons de servir des causes dont l’aspect aventureux excède largement son fonctionnement mécanique et organique. C’est le cas de l’amour et, plus largement, des entreprises relationnelles telles qu’on les mène implicitement ou explicitement au bénéfice d’un partage. L’alliance du corps et du psychisme devient alors une construction si complexe qu’elle nous invite à nous voir, hors des sentiers battus de l’identité, comme le mélange inattendu d’un soi et d’un autre que soi, un premier nous si l’on peut dire avant celui que nous voulons former avec l’autre, le présumé vrai autre.
Comme le poète, le corps profond écoute aux portes des mots cachotiers. Comme le maître d’école, il sait que la naissance de la connaissance provient d’une rencontre dont les harmoniques sexuelles ne se trouvent pas sous les pieds d’un cheval, même diplômé ! Quant au psychanalyste, ce vagabond, voire ce sans papiers d’une culture vendue à l’ordre des choses, le désordre auquel il rend les honneurs – l’inconscient, pour l’appeler par son nom – n’est-il pas qu’un ordre caché dont son propre corps se fait l’écho ? Il lui revient de l’écouter comme le musicien son instrument encore balbutiant d’avant le concert. Dans le coquillage c’est déjà la mer qu’on entend !

En tout cela, j’ai surtout voulu montrer que les corps de ces professionnels au travail, que sont le poète, le pédagogue et le psychanalyste, sont un seul et même corps chargé d’histoire et engagé dans une action dont il soutient le processus en l’enveloppant et en l’aiguillant de sa propre intériorité.
Les mots du poète viennent de loin et cela ne les empêche pas d’être si proches du corps actuel de celui qui les prononce qu’ils y puisent les éléments de leur forme. La poésie revient aux sources du langage, aux balbutiements de l’enfant qui fait des mots dans le creuset de sa bouche, aux allitérations des comptines, à des alliages verbaux qui associent la musique des phonèmes à l’étrangeté des objets qui ne prennent sens que dans le contexte où ils apparaissent. Le poème est une réplique de ce corps impressionnable et inventif dont l’enfant s’est servi à la fois pour se positionner en tant que soi devant le monde et pour participer à l’altérité de ce monde jusqu’à se trouver lui-même autre que ce qu’il lui semblait être. Lorsque Rimbaud dit : « je est un autre », il donne toute sa force au nouveau langage auquel il s’identifie et il faut bien penser que son corps d’enfant effaré (cf. le poème les effarés) et d’adolescent blessé (cf. le poème le dormeur du Val) est le support physique de cette identification. Les illuminations et le Bateau Ivre ne sont pas déconnectés d’une réalité sensible qui ne nous parlerait pas si elle n’était qu’intellectuelle.

Le pédagogue, l’éducateur, (qu’on aimerait remplacer par des robots pour faire des économies), ne sont pas des êtres moins incarnés. La preuve en est que leur échec est plus souvent lié à leur désincarnation que l’inverse. La présence de celui qui apprend à grandir n’est pas réductible à une fonction, ni davantage à la quantité ou à la qualité des savoirs dont la valeur ajoutée vient compléter la croissance biologique. C’est d’abord la présence de la personne qui est en cause. Car elle est le témoignage nécessaire d’une vie dont l’enfant et l’adolescent attendent la caution de ce qu’il y a à apprendre. Ainsi l’éducation commence-t-elle et recommence-t-elle toujours à l’origine silencieuse et cachée de la parole qui est, derrière le geste et la posture, le corps, non seulement en tant que visage, mais membres et torse et ventre, siège des processus que partagent les humains indépendamment de leur âge ou de leur statut et qui sont la source vive d’où procède la pensée. Le pédagogue est donc sans cesse appelé à remplir ses actes éducatifs les plus raisonnés de cette matière sensible et intimement agrégée à son identité qui est son propre corps. Sa voix transporte cette matière et en étend la forme à ce qu’il dit. L’acte sollicité chez l’enfant ou l’adolescent est déjà pour ainsi dire entendu dans cette sollicitation musicale. La fausseté de la voix trahissant le corps de celui qui parle rend suspecte la pensée qu’elle transporte. Ce qui peut être reçu comme porteur de vérité doit coller, si je puis dire, à ce souffle d’une énonciation que le corps soutient de sa propre vérité.

Mais le pédagogue – celui qui, dans la tradition de la Grèce antique conduit l’enfant à l’école et qui est aussi dans notre culture son enseignant – assure un accompagnement qui prend à certains égards le relais de ce qui, dans la famille, s’inscrit dans le partage des corps. Certes les enfants ne couchent plus dans le lit de leurs parents – comme cela se faisait encore dans le peuple jusqu’à la moitié du XVIIIème siècle. Mais chacun sait que les apprentissages qui commencent, et d’ailleurs se poursuivent, dans le cadre de la famille, sont intimement mêlés à des émotions et des sentiments qui passent par les bras et les mains, les fronts et les bouches, sans parler des autres régions plus ou moins érogénéisées des corps dont le rapport n’a pas besoin d’être incestuel pour être chaleureux. La chaleur du maître relève jusqu’à un certain point d’une telle association somato-psychique. Si minimale soit-elle, cette association m’a permis autrefois d’enseigner la grammaire à des gens qui percevaient physiquement que mon attachement à la langue traversait son formalisme en y prenant le même plaisir que si le corps des phrases comme celui des mots était un aimable objet de désir.

Mais le geste éducatif dont la finalité ne concerne pas toujours en priorité l’apprentissage mais si souvent le soutien, le geste qui sauve l’adolescent de cette perte d’identité (qui tant de fois le menace en dehors même de la psychose), qui croira qu’il ne participe pas de ce que nous suggère le mot « soutien » ? Ne désigne-t-il pas un port et un portage dont le corps de l’éducateur assume l’élan, car l’identité ne se construit aussi dans chacun que du désir qu’autrui lui manifeste (sous une forme évidemment non menaçante !) et qui, c’est le cas de le dire, donne aussi du corps à ce qu’il est.

Bien des choses que je viens de dire s’appliquent au psychanalyste, et sans doute plus largement, au psychothérapeute. Mais certes la distance nécessaire au transfert introduit-elle une donnée spécifique qui n’est pourtant pas synonyme à mes yeux d’abandon du corps. Car la distance n’exclut pas la proximité physique, elle la structure de façon particulière. La plus retenue des poignées de main porte en elle la marque d’un creux qui n’est pas celui d’une absence mais d’un espace virtuel dont le caractère de disponibilité répond moins à l’idée d’un retrait qu’à l’affirmation d’une liberté imprenable tant du côté du patient que du thérapeute.

Mais la structuration de ce creux affecte beaucoup plus que tel ou tel geste ponctuel. Dans sa totalité, le corps du psychanalyste qui se trouve être déjà cette caisse de résonance où se répercutent les mots et jusqu’aux états les plus indicibles de son patient est aussi pour lui-même une sorte de construction alvéolée à travers laquelle la conscience corporelle se structure comme la juxtaposition de parties pleines et de parties vides. Si relatifs qu’ils soient, le silence et l’immobilité, l’isolement et l’exacerbation paradoxale d’un système perceptif où l’écoute de l’autre laisse toute sa place, comme en écho, à l’écoute de soi, ouvrent en effet des passages entre la pensée associée au fantasme et la conscience cénesthésique elle-même dans sa continuité et sa discontinuité.
Une telle articulation – si hasardeuse soit-elle – contribue à cette nécessaire désintellectualisation de la pensée sans laquelle le contre-transfert lui-même (pour ne parler que de lui !) s’organise comme le corps dénié sur le mode de la forteresse. Faut-il ajouter que laisser venir à la conscience et utiliser le cas échéant les émotions au bénéfice de l’interprétation suppose que le psychanalyste dispose d’une suffisante perméabilité intra-somato-psychique, autrement dit, non seulement qu’il laisse aussi parler son corps sur ce registre, mais qu’il l’entende.

S’agissant du désir que le transfert du patient sollicite chez l’analyste, sa place dans la relation n’a pas besoin d’être explicitement sexuelle pour s’inscrire dans son corps et lui imprimer la forme d’une passivité accueillante et celle d’une activité potentiellement prenante, voire prédatrice. C’est à suivre ces mouvements de détente et de tension dans sa chair même que le thérapeute se situe sans doute le mieux vis-à-vis de ses affects.

Mais à transformer la juste distance thérapeutique en extraterritorialité dans une forme de déni de la réalité, il est arrivé que des psychanalystes, condamnant le corps à l’absence comme la parole au silence, se sont non seulement privés d’un instrument précieux mais ont dramatiquement joué les morts devant des analysants qui n’en demandaient pas davantage pour s’enfoncer dans leur dépression.

Pour revenir enfin à l’unité de mon propos – c’est-à-dire à ce qu’il y a de commun entre les positions corporelles du poète, du pédagogue et du psychanalyste – je veux dire en terminant que leurs actes de créativité, qui ne peuvent qu’être des actes de vie, ne se légitiment dans les profondeurs de l’inconscient que de s’alimenter à la présence des corps et à leurs échanges. Les arbres dont nos ancêtres interprétaient les frémissements comme un langage n’étaient sans doute pas si étrangers à l’homme qu’on ne puisse les prendre eux aussi pour des poètes enracinés dans une même terre.
Un dernier mot sur le poète : il y a en lui – y compris chez un poète aussi classique et aussi musical que Racine, le bien nommé – plus de violence physique que l’harmonie et la clarté de sa langue ne le laissent imaginer. Car c’est son corps qui, comme je l’ai déjà évoqué de façon plus générale, reprend la langue au point de sa couture, de sa suture la plus intime, là où la sublimation de la pensée va d’abord chercher sa force au cœur de la pulsion et de l’affect. Ainsi, « Ariane, ma sœur, de quel amour blessée vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée » nous parle d’une déchirure que Racine retrouve au bout et en deça des mots redevenus signes sonores dans une forme de chair parlée par son propre gémissement. Le poète interprète le bruit et le chant d’une souffrance qui traverse son corps. Il est une oreille avant que sa bouche ne donne à la pensée la voix de son poème. Le psychanalyste met l’inconscient en musique mais sans doute lui faut-il d’abord l’entendre « le soir au fond des bois ».

Quant au pédagogue – celui que je viens d’essayer d’être avec vous – s’il reste à la lisière de la forêt profonde, encore l’avez-vous assez entendu bruisser parmi les feuilles dont les branches lui frottent le visage, abeille travailleuse butinant les fleurs pour en tirer le miel. Ce bruissement d’ailes n’est encore ici que la vibration des mots et des images, leur proximité avec le corps ouvrant la voie à la pensée du « clair-obscur » qui est la pensée dont Montaigne, si proche lui-même de son corps, nous offre jusqu’à aujourd’hui l’un des exemples les plus vivants.

13 janvier 2016,
Intervention in Collectif Effraction,
Poètes des cinq continents, l’Harmattan,
Jean-Pierre BIGEAULT

D’une inquiétante intimité – J-P. Bigeault – 25 avril 2013

Le mot latin intimus est le superlatif du mot interus et désigne ce qui est le plus intérieur, le mot intérieur – en latin interior 1– désignant déjà un degré supérieur de l’intériorité. C’st donc d’une extrême intériorité que je vais parler.

Mais comme Freud a pu parler du familier sous l’aspect de son « inquiétante étrangeté », je voudrais évoquer ici une certaine forme d’étrangeté de l’intime, étrangeté que j’appellerais plutôt « étrangèreté », comme vient de le faire récemment Christian David dans un article intitulé « Sous l’étranger, le familier perce 2» à propos du corps comme corps illusoirement étranger à soi.
Pour cela, je dois faire référence à une expérience paradoxale où ce qui me tient au plus loin de moi m’en rapproche aussi.
C’est pendant la guerre. J’ai 14 ans. J’accompagne mon père en vélo sur une route normande. Soudain des avions américains surgissent et, prenant la route en enfilade et en rase-mottes, mitraillent tout ce qui s’y trouve en commençant par deux chars allemands qui nous précèdent et que nous n’avons pas vus. Nous nous jetons dans le large fossé, nous enfouissant dans les broussailles. Les avions reviennent trois fois avant d’attaquer à la bombe…
Dans un tel moment qui ne dure sans doute tout au plus que huit minutes, non seulement le temps se contracte et s’étend au-delà de toute mesure, mais le sentiment de me retirer sur moi ou même en moi comme dans une ultime cachette se perd lui-même dans l’anticipation de ma propre perte.
Qu’est-ce qu’il en est de ce moi devant la mort qui frappe à la porte ?
Le souvenir que j’en ai est qu’à la fois je me trouve à l’extrême pointe d’une presqu’île qui serait moi, abruptement découpé dans une solitude taillée dans le roc, et que la mer, dans laquelle je m’avance, m’absorbe déjà. Surpris sans doute, je suis projeté au-delà de ma peur et, passé l’instant de l’agitation, je me ramasse dans un resserrement presque ponctuel qui me fait coïncider avec ce quelque chose qui m’appartient et qui n’existe pourtant surtout que de m’être imposé par ce qui arrive. Vis-à-vis même de ce compagnon, ce père qui me protège en m’obligeant, sitôt l’attaque passée, à rester tapi, je sens que ma solitude me fait émerger d’une expérience qui me dessine, pour la première fois peut-être, dans une autonomie d’homme presque sans âge, ou en tout cas de sujet presque détaché de tous ses liens. Ainsi ce soi dont j’éprouve l’inviolable intimité n’est presque déjà plus moi. Il n’est là qu’en s’appuyant sur ma prévisible disparition. Ou, pour le dire autrement, cette nouvelle intimité se soutient de l’étrangeté, de l’étrangèreté de ce qui m’attend et qui, à travers l’angoisse, déjà m’efface.
Je ne sais si cette expérience peut être étendue à celle que fait tout homme exposé à la mort, voire, qui plus est, condamné. Mais la retrouvant de temps à autre dans la rêverie, il me semble qu’elle n’est pas si originale qu’il y paraît. Je connais comme chacun sans doute et en tous cas, si j’ai bon souvenir, comme Jean-Jacques Rousseau, de ces « états intermédiaires » qu’on pourrait comparer à ceux, présumés, de la naissance, voire de ce qui la suit pendant un certain temps ; je veux parler de ces moments où le moi et le non-moi s’interpénètrent dans un mélange qui laisse sans doute moins sa trace dans la conscience que dans l’inconscient. On peut penser que la fréquentation de telles zones, qu’évoque largement dans son œuvre le psychanalyste anglais Winnicott, se retrouve fréquemment chez les artistes qui, comme Van Gogh, sont au plus près de ce qu’ils sont en devenant les corbeaux ou les champs de blé où nous voyons ensuite se profiler, plus ou moins fantomatiques, leurs visages.
Comme Bachelard, je plaide donc pour un droit à la rêverie. L’intimité est une enfance retrouvée jusque dans son intime fragilité. L’expérience du « soi caché » à laquelle se réfère le psychanalyste indo-britannique Masud Khan nous renvoie aussi bien à un Montaigne qui, contrairement à ce que dit Pascal, ne fait le portrait de son moi qu’en se perdant dans le reflet du monde, voire dans celui de Dieu.
Mais ce processus psychique ne renvoie-t-il pas à celui que Freud et ses successeurs ont appelé l’identification ? Qu’elle soit primaire comme tout au début de la vie alors que le moi n’est pas même constitué, ou secondaire, comme pour y revenir dans le cas fameux de l’amitié entre Montaigne et La Boétie, l’identification à « un autre que soi » paraît aussi essentielle à la construction du sujet qu’à son développement.
C’est du reste pour une assez large part ce que reprend à sa façon dans son dernier livre « De l’intime, Loin du bruyant Amour » le philosophe François Jullien.
Ainsi donc, pour revenir à mon expérience personnelle, l’intimité qui s’éclaire en effet si souvent d’être partagée (être intime avec quelqu’un) ne nous renvoie à nous-mêmes que de faire référence à ce qui pourtant par son « étrangèreté » peut aussi bien nous menacer.
L’idée que la mort nous serait ainsi plus familière que nous ne voulons le penser pourrait découler d’une telle conception de l’intimité décidément plus dialectique que celle qui, selon Littré, désigne « le confort d’un endroit où l’on se sent tout à fait comme chez soi, isolé du monde extérieur ».
Si nous allons encore plus loin dans le sens du paradoxe que je souligne ici, on pourrait dire que l’intimité désigne un lieu psychique où nous approchons des secrets de l’origine et de la fin – notre origine et notre fin – là où le rapport à soi nous rapproche de cet « autre » sans visage qui est certainement beaucoup plus extérieur à soi que le « je est un autre » d’Arthur Rimbaud. On se trouve là sans doute devant cette expérience assez typique de l’adolescence – bien qu’elle la déborde à mon avis très largement – où la prégnance de l’intimité sexuelle en tant que découverte ambiguë d’un soi en partie étranger à soi s’articule avec l’entrée en scène d’une pulsion possiblement suicidaire qui met la mort à portée de cette nouvelle vie.

Mais au-delà de cette étape significative en matière d’intimité, sans doute convient-il de rappeler que les processus qui interviennent dans le développement de l’état amoureux et dans l’amour lui-même n’ont pas attendu le Romantisme pour se donner à vivre dans un mélange qui ne manque pas d’associer l’intimité à une certaine perte de soi. Montaigne lui-même dans son texte célèbre sur l’amitié, n’y va pas par quatre chemins. Parlant de son lien avec son ami La Boétie, « ce mélange dit-il, ayant saisi toute ma volonté, l’amena à se plonger et à se perdre dans la sienne ». Mélange du je et du tu, l’intime s’accroît d’une perte qui en rappelle une autre et que suggère pudiquement Montaigne, lorsqu’il écrit, évoquant la mort de son ami : « nous qui avons si peu à durer. » L’intime est une pensée de la fragilité, une force tirée de cette fragilité. Une pensée de l’homme confronté à la mort et cherchant à la faire entrer dans sa vie par un partage qui en adoucit la rudesse.


1 Interior intimo meo : plus intérieur que mon intime, St Augustin.

2 In Penser/Rêver n° 23, Le corps (est un) étranger, printemps 2013, Ed. de l’Olivier.

De la brutalité de l’art, des artistes et des autres – J-P. Bigeault – Janvier 2017

De la brutalité de l’art, des artistes et des autres

Je ne suis pas le moins du monde un spécialiste de « l’Art » dit « brut ».
Pour ce que j’en connais, je dirais volontiers que la qualification de « brut » me laisse quelque peu perplexe : si j’en juge par l’ambiguïté de certaines expositions qui ne se gênent pas pour présenter des artistes qui ont clairement bénéficié d’une formation spécifique au milieu d’autres qui n’en ont jamais eu, j’en viens à me dire que je ne suis pas le seul à me poser des questions. Comme cependant il n’y a pas de hasard et que l’inconscient rôde aussi bien chez les artistes et assimilés que chez ceux qui s’en occupent, j’en arrive à me demander si le mot « brut » ne désigne pas d’abord et surtout celui et ceux qui le prononcent, traversés qu’ils sont par le sentiment plus ou moins confus d’avoir violé des secrets qui ne sont pas les leurs.

Aussi bien, si nous regardons plus largement le statut de l’Art dans nos sociétés modernes et post modernes, sa commercialisation ne relève-t-elle pas d’une égale violence ? La chosification de l’émotion d’un être humain, une fois qu’on l’a transformée en objet de consommation et plus précisément de spéculation, ne constitue-t-elle pas une forme de « traite » – comme on disait pour les esclaves – qui consiste précisément à tirer, à extraire, à détourner, à exploiter le corps, le visage même d’un sujet qui, dans sa toile, dans sa sculpture, se donne à voir en se montrant et se cachant à la fois ?

Je pense bien sûr à ces artistes qui nous appellent de leur profondeur et en particulier, pour ce qui me concerne, à Van Gogh et à de Staël. Qui pourrait considérer l’œuvre de l’un ou de l’autre comme une sorte d’excroissance qu’on pourrait décoller de leur peau et mettre sur le marché ?

Les enjeux psychologiques – et donc vitaux – des œuvres sont tels que leur méconnaissance – pour Van Gogh qui n’a pas de clients, comme leur reconnaissance pour de Staël qui, comme on le sait, connaît tardivement le succès – engage la vie de leurs auteurs bien au-delà du narcissisme ordinaire : c’est que les œuvres ont la force symbolique d’une production si intime qu’elle s’apparente à la mise au monde d’un enfant de soi, et, s’il est vrai que le terme de « création » par ailleurs aujourd’hui si banalisé, idéalise à bon compte ce qui reste un travail, il dit aussi que l’acte n’est pas mesurable – ni donc monnayable – en ce qu’il porte de vie nouvelle, bien évidemment irréductible à la plus belle chose qui soit.

Il reste que l’artiste lui-même n’échappe pas il est vrai, à l’ambivalence de son désir. Il lui faut à la fois retenir et donner ce qu’il ne livre que pour l’ajouter ou le substituer à soi, et il est vrai que le tiers qui s’en approche est à la fois un intrus et un partenaire. Ne voit-on pas cela chez l’enfant, quand il produit un dessin qui a déjà ce statut de création ?

Mais certes, l’ambiguïté du tiers, qu’il soit comparse ou complice, ou amateur, ou secouriste, ou observateur mandaté, ne fait que s’ajouter à celle du créateur. On voit même cette ambiguïté s’épanouir dans notre culture, quand les églises que sont nos musées se remplissent de fidèles qui confirment cette sacralisation plus ou moins avouée de l’Art et en même temps sa bazardisation de produits pour grands magasins. Le sacré et le sacrilège ne vont-ils pas de pair ?

Ainsi, l’objet idéalisé doit-il être traîné dans la boue des officines et la poussière des collections privées, et même son exposition médiatisée à souhait, et, d’une certaine façon, cathédralisée, peut-elle faire penser à celle des enfants abandonnés sur les marches des églises, si ce n’est les corps suppliciés des condamnés rendus à leur peuple.

Ces réflexions, sans doute outrancières, procèdent pour partie de ma sensibilité personnelle et pour partie de mon expérience en tant que psychanalyste et thérapeute.

N’est-il pas de bon ton d’assimiler les oeuvres d’Art brut, voire les œuvres les plus parlantes du grand Art, à ces sortes d’auto analyse quelque peu sauvages à qui l’on va jusqu’à reconnaître un pouvoir thérapeutique ? Il n’est d’ailleurs pas jusqu’à l’échec consommé de ces tentatives – qu’il s’agisse par exemple du suicide de Van Gogh ou de celui de Staël – qui ne confirme en quelque sorte ce point de vue qu’aussi bien je partage.

Ainsi, en tous cas, des artistes qu’on ne saurait considérer comme relevant de l’Art brut et sur l’œuvre desquels on ne collerait pas le qualitatif de « psychopathologique », sont-ils accueillis le plus souvent d’ailleurs après coup au nom de la souffrance cachée qu’ils expriment et de l’effort désespéré qu’ils déploient, à la fois pour la dire et pour l’apaiser.

Mais surtout, c’est dans ma pratique que je me suis trouvé confronté à la difficile question du statut de l’expression, quand elle se trouve être à la fois personnelle et esthétisée dans une forme qui semble la destiner à un certain partage de plaisir, si ambigu soit-il. Je parle ici de productions qui relèvent de la peinture, de la sculpture et aussi de l’écriture, sans pour autant éliminer la parole elle-même, si évanescente soit-elle, lorsque, dans le cadre de la cure psychanalytique, il lui arrive aussi bien de prendre le caractère d’une création. Parmi les nombreux patients qui m’ont à cet égard conduit à adopter une attitude spécifique, je voudrais évoquer Jeanne et Pierre, l’un et l’autre touchés par la psychose, la première aujourd’hui en grande partie guérie, le second toujours délirant mais adapté à une vie d’errance que j’oserais dire tout à fait productive.

Sans entrer dans le détail de ce qu’aura pu représenter en terme de communication le progrès de Jeanne aujourd’hui identifiable comme peintre, je dois tout de même dire que, du moment où les peintures sont sorties du cadre de la cure et ont pu bénéficier d’une certaine reconnaissance sociale, elles ont aussi perdu tant soit peu de leurs vertus curatives. Encore que, aux termes d’un contrat qui n’a jamais été clairement posé, je continue, à la faveur de rencontres moins fréquentes mais régulières, d’accueillir les œuvres nouvelles comme si, d’une certaine façon, elles m’étaient destinées. Ce point met en valeur ce qui, dans le statut des œuvres en question, ne relève pas de ce qu’on appelle un public. Le public aujourd’hui désiré par Jeanne reste menaçant et il m’appartient de recevoir ce qui m’est offert à regarder sans me l’approprier. Mais n’est-ce pas le statut de tout ce qui vient de ma patiente depuis le commencement ? L’attention du psychanalyste n’est pas que « flottante », elle est à la fois accueillante et elle n’attend rien, au sens où elle ne demande rien que d’être là, et si possible reconnue comme telle. Autant dire que si je peux dire quelque chose de ce que m’inspire le tableau qui m’est montré, je me garde bien de l’interpréter, je suis avec lui – et avec elle – dans ce moment-là.

Un autre patient, que j’appelle Pierre, et que j’ai suivi régulièrement pendant de nombreuses années – après qu’il eût mis le feu à sa maison – est aujourd’hui et depuis longtemps sur les routes et il m’envoie régulièrement, sinon à proprement parler des nouvelles, du moins des objets et des textes, parfois des collages où la pensée de quelque maître souvent remise en cause se mélange avec ses propres idées fracassées et fracassantes, et il arrive que ma place à la fois rejetée et désirée s’y marque d’un mot de fidélité vengeresse.

Pierre est, d’une certaine façon, reconnu comme un « analyste des rues – certains journaux en témoignent – et je sais qu’il fait un travail que personne ne saurait faire. L’ingénieur qu’il fut autrefois, puis le cuisinier, est-il un psychanalyste « brut » ?

Je veux seulement souligner ici que l’errance est le salut de Pierre. Son œuvre échappe, on ne mettra pas la main sur elle, ni sur lui, et je suis un réceptacle discret souvent silencieux, parfois me cachant, puis ré apparaissant, répondant, et je serai cela sans doute jusqu’à ma mort, condamné à cette forme de présence/absence qui me vaut des reproches, des menaces, et une forme d’amitié que je dirais presque « d’outre-tombe ».

J’ai, il est vrai, devant moi, dans une petite niche au-dessus de mon bureau, un bout de bois charnu que Pierre a traversé d’une ombre dure mais ramassée, et cela ne vaudra jamais que l’effort de cet homme pour vivre et le mien pour le supporter, c’est-à-dire sans doute l’aimer aussi.

Voilà ce que je vis. Cela n’a rien d’héroïque croyez-le bien, ni même de génial. C’est un travail. Un travail sur la relation, par la relation et ce qui en résulte ou ce qui l’accompagne, voire ce qui la nourrit dans les profondeurs et entre les profondeurs qui se côtoient. Et ce n’est pas un objet « récupérable ». Kafka lui-même ne voulait-il pas que son ami Max Brod fasse disparaître ce qu’il laissait derrière lui ? La nature de ces objets improbables – et parfois même aussi élaborée que les kafkaïens – est celle de l’homme. Il y avait sans doute chez Kafka cette nécessité de s’enfermer, moine à sa façon, dans la prison d’une écriture où il se cachait et se montrait. La liberté à ce prix est aussi, comme le disait autrefois Alexandre Viallate, à propos de l’auteur du Château, une « histoire de fou».
Certes, Kafka n’est ni un artiste brut, ni un psychanalyste, loin s’en faut, mais ces gens-là sont peut-être ensemble tout aussi étrangers au monde que le cancrelat de la Métamorphose.

Et pour autant, ils ne sont pas davantage les « bons sauvages » qu’on voudrait !

Ce qu’ils laissent derrière et devant eux n’est pas davantage identifiable et c’est en grande partie ce qu’ils veulent. Leurs traces les feraient prendre pour des insectes, et n’est-ce pas le désir de renvoyer les hommes où ils sont, « bruts » en effet de cette violence qu’on a pu voir en son temps et qu’on peut revoir aujourd’hui dans les sentines, fussent-elles repeintes de l’hôpital psychiatrique.
Faut-il donc monter en épingle ces restes humains écrasés dans les mixtures de leurs œuvres déjà minéralisées ? En épingle ! dites-vous. En fait de pierres précieuses – puisque c’est elle qu’on « monte en épingle » – je verrais à travers ces œuvres et le front de ces hommes, ce qu’on peut voir au Museeum d’histoire naturelle à Paris : des cristaux dans leurs trous d’ombre au fond de rochers si étrangement fermés au regard.

Faut-il se priver de la nuit dont nous sommes faits ? Balayer de nos projecteurs assassins, la fine texture d’une espérance trop bien ou trop mal dessinée mais hors de la beauté ? Hors de la mort que reflète à ce point la beauté qu’elle nous immobilise.
Il me semble que nous devrions nous tenir doucement à la distance où ils se tiennent eux-mêmes, entre la lumière de qui voit la nuit et notre désir de la leur voler.

S’il reste du sacré dans le monde, tâchons de le sauver en le préservant des prêtres et même des sacristains, voire de la pieuse allégeance des dévots, car rien n’est encore dit de ce qu’on voudrait savoir.

Alain Bouillet occupe ce lieu difficile. Il y met, je le sais, l’attention d’un collectionneur qui protège, et, sous cet aspect-là, sa collection est plutôt une récollection : retraite où l’on se recueille pour la méditation. Je dirais qu’il doit être souvent comme une sorte de père et de mère adoptifs, et les œuvres qu’il embrasse sont les enfants d’une guerre qui les a jetés sur les routes.

Par J.-P. Bigeault
Janvier 2017

Note de présentation de l’intervention d’Alain Bouillet
in Collectif Effraction,
Poètes des cinq continents, l’Harmattan,

Présentation de « Notre jardin »

Notre jardin

Il s’est trouvé que le développement de ma réflexion sur la vie humaine et le soin qu’elle réclame m’a fait revenir au temps lointain où, jeune et moins jeune adolescent, je devais accompagner mon père dans la culture d’un jardin qui, pendant la guerre et l’après-guerre, assurait notre nourriture. C’était un travail dont j’ai pris conscience qu’il n’avait pas seulement nourri mon corps et le corps de ma famille mais le coeur et l’esprit confrontés à la terre et à ses productions, comme ils l’étaient déjà, à l’époque, aux sentiments et aux idées qui forment en nous et au-delà de nous un tissu continu et discontinu dont la matière mérite bien, elle aussi, de faire l’objet d’un jardinage.

A regarder ce que tout cela était devenu dans ma propre histoire, il m’est apparu que les fruits dont la récolte se poursuit aussi longtemps que dure la vie, n’avaient muri – et ne murissent encore pour certains – que de l’amour qu’y avaient porté les mains mais aussi e refard et l’écoute des jardiniers qui, avec moi, s’étaient employés non seulement à les connaître mais à les reconnaître. Car il ne suffit pas de connaître les gens et les choses en les nommant et les comptant comme pour un inventaire, faut-il encore les associer à ce que nous sommes. Dans un jardin, le jardinier n’administre pas la terre, il la laisse entrer dans sa vie d’homme et en même temps il la rencontre dans son intimité presque charnelle.

Ainsi ai-je compris que ces liens qui, comme les plus beaux de nos projets, sont les graines de notre vie ne la font pousser que si nous les traitons avec la même profonde affection que s’ils appartenaient à notre corps, que s’ils en étaient les cellules. La matière dont nous sommes faits n’est-elle pas en elle-même ce vaste ensemble qui réunit des atomes et entre les atomes le filet des lumières qui font vivre la nuit comme le jardin la terre.

Et voilà ! Dans un monde dont le matérialisme ne respecte pas plus la matière qu’il ne respecte l’homme dans leur poésie – qui est un jardin et une planète à elle seule – je me suis dit qu’il fallait que les mots – qui sont aussi des mottes de terre compactes et vite égrenées – viennent s’ajouter à celles du vrai jardin comme les baisers des amoureux aux bonjours du soleil et aux murmures vespéraux de la lune.

Le petit livre ainsi intitulé « Notre jardin » contient un plus grand poème qui a donné son nom au recueil. Ce poème a pour centre le jardin qui entoure le musée Rodin à Paris. Mais ce qui s’y passe entre un homme et une femme qui commencent à s’aimer montre que la sculpture de l’amour est un mouvement qui emporte les corps dans un espace qui les dépasse, alors qu’ils gardent précieusement en eux le secret de leur source déjà plus grande que tout ce qu’ils en ont fait et en feront.

Les poèmes qui précèdent ce plus long texte célèbrent la gloire de l’enfant qui joue à inventer le monde, ce jardin dans lequel il poussera, souvent un peu en marge de la famille et de l’école et presque en concurrence avec Dieu, tant sans en avoir l’air il prend la vie au sérieux dans son foisonnement de fête.

Ainsi le petit garçon, qui n’a d’abord fait que traverser le monde à la vitesse de ses jouets, en pénètre t’il peu à peu la multiple géographie. Passant d’une peu de papier à l’enveloppe herbue des prairies, il voit bien que l’amour est un paysage qui ne craint ni le désert ni l’exil, car le jardinier qu’il devient n’est plus jamais seul : il chante avec la terre et d’un visage à l’autre avec la pensée caillouteuse et tendre de ce grand corps étoilé.

Les derniers poèmes pourraient être la conclusion.

De ces formes entremêlées que jardinent les mots se détache un visage qui est une figure où la matière devient sa propre fleur. Ainsi l’espace dont nous avons parcouru, enfant, la géométrie palpable s’est-il converti en théorème, en même temps que l’amour qui vient de la nuit se construisait en espérance de bien avant le soleil. C’est la proposition qui inspire la toute fin de mon petit livre : Tout a commencé bien avant le commencement !

Et n’est-ce pas dans cette perspective que les photographies que Bruno Gaurier a fait entrer dans le texte de ces poèmes, sont venues à la rencontre de ce qu’ils cachent, non pas en le dévoilant mais en en renvoyant le mystère visible à son silence. Notre matière – serions nous sourds et aveugles ! – chante en nous comme un regard. Entre le photographe qui écoute ce regard et l’enfant qui en dessine la musique, il y a un pacte. Nous ne parlons que de ce qui a précédé les mots et les images comme si nous parlions de l’amour repris à ses débuts, quand il n’est encore qu’un murmure.

Ainsi, plutôt que de nous placer dans un monde qui ne serait pas né ou dans l’au-delà d’un monde déjà mort, ces jardiniers-là que nous sommes – qui cultivons la terre humaine – nous reconnaissons dans l’enfance dont le poète Rainer Maria Rilke disait en son temps déjà :

« Moins protégée que les bêtes en hiver,
Elle est sans défense
Comme si elle était elle-même ce qui menace,
Comme un incendie, un géant, un poison,
Comme ce qui, la nuit, rôde dans la maison suspecte
Pourtant bien verrouillée. »

Notre jardin, qu’il soit celui du poète ou de l’éducateur, ou de l’enfant lui-même – est fait de cette terre-là si vite dénoncée et répudiée comme la vie elle-même, alors qu’elle n’est qu’aux antipodes de l’exploitation si souvent haineuse qu’on en fait, que le symbole de ce que le même Rainer Maria Rilke appelait :

« la fructifiante enfance »

Jean-Pierre Bigeault
2 décembre 2011 à l’EFPP