L’Inceste est une maladie du Pouvoir. Il traverse la famille et tous les lieux où s’exerce « l’appropriation de l’autre » au nom d’une autorité qui n’a pas toujours besoin de la violence pour s’imposer. Qu’il soit poursuivi par la Justice depuis plus longtemps que ne le donne à penser le bruit du moment n’empêche pas de resituer le crime par rapport à d’autres abus qui font de la sexualité l’instrument d’un esclavage qui ne dit pas son nom.
Réduite en son temps à l’intimité, ou déplacée sur des services plus ou moins discrets, la sexualité n’a longtemps servi la cause du pouvoir qu’en se dissimulant derrière des masques plus ou moins transparents. Puis elle s’est « libérée ». Elle a même vu bon nombre d’intellectuels saluer en Sade l’apôtre d’une libération qui aura notamment permis de faire passer la pédophilie pour la supposée juste satisfaction d’un besoin, voire d’un désir, de l’enfant ou de l’adolescent1. Cette perversion pseudo-révolutionnaire aura permis d’escamoter plus largement la question de l’abus de pouvoir, quand celui-ci est exercé par une élite auto proclamée protectrice de l’Homme et de ses droits. Que certes le Royaume de Danemark soit pourri depuis au moins Shakespeare n’est pas une découverte ! Que le pouvoir politique ne se suffise pas à lui-même et s’offre les bénéfices de la débauche ou de la corruption, cela se sait depuis toujours. L’histoire même de la Sainte Eglise et de bien d’autres institutions reste édifiante sur ce sujet.
Mais aujourd’hui, non seulement les victimes se sentent de moins en moins coupables, mais elles comprennent que le mal est une réalité irréductible à la supposée pathologie des agresseurs. Il est bel et bien lié au fond commun de haine qui fait de l’homme « un loup pour l’homme ». S’il est certes naïf que, dans son combat, le féminisme actuel pense que la suprématie du mâle – de préférence blanc – se trouve être la seule menace en matière de « respect de l’autre », il n’en reste pas moins essentiel de resituer la question du pouvoir par rapport aux pulsions notamment sexuelles qu’il met en jeu.
Disons-le donc : dans une démocratie, la toute-puissance du Roi et la mise en scène de son phallus semblent s’effacer derrière les arrangements électoraux et les figures médiatisées de la représentation nationale. Il n’en reste pas moins que « l’élite », bel et bien élue d’une manière ou d’une autre, s’attache au pouvoir pour en jouir. Cette vérité doit être regardée en face. Le pouvoir politique lui-même devient vite incestueux, si tant est qu’il ne le soit pas dès l’origine. Il s’éclaire aujourd’hui – après Freud – d’une compréhension de la sexualité en tant qu’elle dépasse le comportement érotique stricto sensu et structure aussi bien les relations de la personne avec elle-même qu’avec les autres. Sous cet aspect, on peut dire que le scandale de « La familia grande »2 touche la construction même du pouvoir politique. Après Dominique Stauss-Kahn, l’économiste tant attendu, une « famille » politique parée des flambeaux de l’intelligence et de l’altruisme apparaît, non pas seulement dans sa nudité, mais dans son costume de faux-semblants. On peut ajouter qu’une complicité « objective »3 lie entre eux des hommes de pouvoir que rapprochent – par-delà l’arrivisme lui-même – non seulement leur aspiration à faire partie des meilleurs (les plus forts), mais le pieux désir d’oeuvrer pour la Justice et le Bien Public.
Or certainement le peuple rêve aujourd’hui d’une élite plus crédible. Le « touche-pipi » et le partage des dépouilles de l’innocence violée le conduisent à espérer dans un pouvoir supposé d’une seule pièce : un chef dur mais fort, supposé délivré des régressions infantiles. Illusion coûteuse, comme l’on sait !
On ferait mieux de refonder la démocratie – pendant qu’il en est temps – sur la conscience qu’elle exige de ceux qui en assument directement ou indirectement la charge. Car il est clair que l’exercice du pouvoir demande encore davantage que de l’intelligence et de l’habileté. La maturité d’une conscience éclairée sur elle-même est aujourd’hui plus nécessaire que jamais. Elle procède d’une « connaissance de soi » qui ne s’apprend ni dans les « grandes écoles », ni même dans les réussites d’une carrière préalable. Qu’elle soit politique ou non, cette sagesse – déjà réclamée au temps de la Grèce antique – implique aujourd’hui que le désir d’exercer le pouvoir soit l’objet non seulement d’un contrôle institutionnel, mais d’un contrôle personnel. Il revient en effet à ceux qui désirent le pouvoir de mettre ce désir à l’épreuve de leur lucidité, laquelle n’est donnée, on le sait, ni par la Morale, ni par la Justice. Les chefs, comme les pères, voire les derniers prêtres, ne peuvent s’abriter de leur psyché en se réfugiant dans la technicité du pouvoir. Leur situation sollicite en eux des fantasmes qui leur font revivre le temps où ils se prenaient pour des dieux. Que ces nouveaux rois n’ont-ils un « fou » (plutôt qu’un conseiller à leur ressemblance) pour leur ouvrir les yeux ?
Jean-Pierre Bigeault,
30 janvier 2021