A l’époque du foie gras, notre pensée pour les braves oies du Capitole n’est sans doute pas innocente. Une fois perdus, les anges – qui les ont remplacées pendant quelques siècles – nous revenons à elles, à l’heure des périls.
La juste cause animalière, si elle règle son compte à notre bon Descartes, pourrait bien dire l’angoisse qui nous assaille de nous voir transformés nous-mêmes en « animaux-machines ». Car l’homme de notre post-modernité a du souci à se faire pour lui-même, le dindon de la farce. Déjà livré aux mécanismes du Marché et de la Communication (sans parler de la technocratie galopante), il pressent que l’eugénisme nazi n’aura été qu’une tentative partielle de chosifier en déchet des prétendus sous-hommes assimilés à la vermine. Est-il besoin en effet d’être complotiste pour apercevoir la transformation des peuples en assez morne clientèle ? Oubliées en partie, les abominations de la « Solution finale » travaillent ainsi dans les couloirs de la pensée. Les signes bien enveloppés d’un retour à la Barbarie y frappent à la porte de la conscience. Il n’est pas jusqu’au principe de « l’homme augmenté », qui, derrière la fascination, n’alimente une angoisse séculaire : que cachent les transformations promises, le fameux Progrès ?
C’est alors que semble s’imposer le retour imaginaire à la chère communauté animale, celle du temps béni de Noé. L’Arche, déjà sacrée, vieux jardin paradisiaque, se lève devant la « dénaturation » de l’animal humain.
Il s’agit donc en tout cas de « sauver l’Homme ». Et quant à ce brave animal – dont ceux qui en font l’élevage savent mieux que personne ce que nous avons en commun – on se souviendra que, s’il fut heureusement substitué à Isaac au temps d’Abraham, ce n’est sans doute pas par hasard. Devenu « l’Agneau divin » dans une Culture explicite ou implicite de la Rédemption, il est encore le messie ambigü d’un retour plus ou moins festif à la « Terre-mère ».
Il n’est donc pas dit que les animaux mangés par l’homme ne survivent pas au massacre organisé de la destruction planétaire. La communion n’a pas besoin d’être officiellement mystique pour réinsérer l’homme dans une chaîne alimentaire qui le protège du cannibalisme. Car, qui veut faire l’ange, fait la bête ! Notre retour à la nature ne relève pas seulement d’une « écologie pour les nuls ». Il exige de notre pensée un effort de modestie et d’ouverture, une capacité d’accéder au partage que pratiquent certains chasseurs, moins haineux que bien des redresseurs de torts. La viande – mot qui désigne étymologiquement « ce qui sert la vie » – confère au charnel une proximité religieuse avec l’âme que nos conquêtes technologiques les plus propres auront du mal à produire. Il n’est d’ailleurs pas dit que la guerre hautement technologique qui nous arrive mette un terme à la violence que l’homme nourrit contre lui-même. Et qu’on cesse de gaver les oies – comme on serait bien inspiré de le faire pour une partie « avide » de l’Humanité – n’en laisse pas moins pendante la grande question humaine : comment aimer la vie avec sa mort, sans faire payer aux plus faibles le prix de notre angoisse ?
A l’heure où une partie significative de l’humanité souffre de bien des violences – dont la malnutrition – la cause animale ne saurait tenir lieu de substitut à la cause humaine, laquelle devrait aussi bien nous rappeler que « l’homme est « d’abord » un loup pour l’homme ».
Jean-Pierre Bigeault,
27 décembre 2021