Malheur aux faibles

Dans un livre célèbre intitulé « De la horde à l’Etat »1, le sociologue Eugène Enriquez écrivait en 1983, que le sacrifice des fils par les leurs pères avait pu trouver dans la guerre la réalisation non dite d’un désir inconscient. Il n’en rappelait pas moins que, comme l’avait dit Hegel, « l’enfant vit la mort de ses parents ».

Une société comme la nôtre semble bien satisfaire ce double programme. Sa jeunesse, à la fois flattée et abandonnée, promise au remboursement de la Dette publique et à la crise de l’Economie, ne devra-t-elle pas, elle aussi, vivre « sa Guerre ». Et, dans le même temps, à la faveur d’une épidémie aussi imprévue que dramatisée, les personnes âgées auront fait l’objet d’un souci et d’un soin qui cachent difficilement le désir inavoué d’en finir avec « les Vieux ». Sous le prétexte en effet de les préserver de la maladie, on a tenté de les enfermer chez eux, tandis que dans les Ehpad on les condamnait à l’isolement. Enfin, pour faire face au risque de contamination, et au mépris des droits comme des besoins fondamentaux de la personne, on a interdit aux proches des mourants d’accéder à l’hôpital et on a procédé dans les mêmes conditions d’abandon réel et de déshumanisation symbolique pour ce qui concerne leurs obsèques.

Une telle monstruosité – officiellement justifiée par le « principe de précaution » – répond à un désir d’ordre et de rationalité qui en dit long sur la nature du Pouvoir en cause. Ce Pouvoir se révèle en effet criminel, non seulement vis-à-vis des personnes concernées mais vis-à-vis de l’humanité en tant qu’espèce identifiée depuis les origines par son attachement au culte de ses morts. Un tel pouvoir politique révèle son véritable mépris de la « Cause humaine » ainsi sacrifiée à la « Santé publique ». Faut-il ajouter qu’il entraîne démagogiquement dans son sillage tous ceux qui, au prétexte du danger, préfèrent sacrifier des valeurs morales essentielles à une survie inconditionnelle ?2 Et c’est ainsi, comme l’expose aussi bien Eugène Enriquez, qu’un Pouvoir – fût-il officiellement démocratique – devient lui-même ni plus ni moins pervers. Au nom même d’une fausse rationalité, il assimile par exemple l’urgence sanitaire à un état de guerre qui, sans que cela ne soit dit, autorise la violation des valeurs qui nous font Homme.

Ce mensonge – par un simple glissement de sens – et la cruauté effective de ses conséquences, répondent de fait aux exigences d’une technocratie déshumanisée dans son principe même. Cette technocratie met en cause à la fois des hommes et un système. A travers elle le Pouvoir décisionnaire s’instaure sur le déni des réalités (républicaines et démocratiques) auxquelles il prétend se soumettre : il fonctionne en effet comme le seul producteur de la loi, se situant ainsi, comme on vient de le voir, au-dessus des lois humaines.3 Son discours est un discours de savoir 4 et de vérité tel que confirmé par « les chiffres ». La maîtrise totale qu’il entend exercer sur le peuple s’exprime technocratiquement par des directives aussi précises que fondées sur des données quantifiables et qui sont surtout destinées à protéger le Pouvoir contre les accusations dont il pourrait être l’objet. Un tel Pouvoir est à ce titre, dit Enriquez, « le représentant privilégié de la mort en tant qu’il n’est intéressé que par les statistiques et le savoir immobile ».5 Ainsi, quelle que soit sa prétention scientifique et sa réussite technobureaucratique, le dit Pouvoir ne comprend rien à la réalité existentielle (psycho-socio-affective) de la personne humaine et donc à ses besoins fondamentaux. C’est en effet que l’Homme n’a de vraies valeurs – à l’aune de cette « vue du monde » – qu’en raison de ce qu’il « produit ».

Selon cette conception, les « Vieux », comme d’ailleurs les « Jeunes », coûtent plus cher qu’ils ne rapportent. Ils évoquent un savoir qui n’entre pas dans les catégories de l’efficience économique et financière. Ils montrent même les limites de tout savoir en représentant la fragilité, sinon la chute, dans un monde sensé obéir aux principes de l’ascension (sociale) et … de la victoire sur la mort.

Ainsi, l’évacuation des « Vieux », livrés à la notoire insuffisance des Ephad, ou à l’ultime liquidation hospitalière (sans parler de la réduction des retraites et bientôt de l’épargne non productive) est-elle le signal d’une guerre qui ne dit pas son nom : une guerre contre les faibles.

Quant aux Jeunes, malgré les protestations d’usage, ils sont soumis à l’écrémage organisé de l’élite et voués au service d’une machinerie formative qui ne les prépare guère à affronter la réalité. Cette escroquerie tranquille qui flatte un peu tout le monde semble bien soutenue par un inconscient collectif qui permet de noyer le poisson d’une jeunesse idéalisée et bel et bien renvoyée à son immaturité.

Que si l’on s’étonne de cette dernière référence à la notion aujourd’hui mal reçue d’inconscient, on se rappellera que nos grands moralistes n’ont pas attendu Freud pour nous dire que « l’enfer est pavé de bonnes intentions ».

L’enfer des totalitarismes connus n’est-il pas d’abord la promesse d’un paradis ? les peuples, bernés par la posture et le discours de leurs représentants, sont conduits sans le savoir vers des formes de pouvoir qui ne manquent pas de s’appuyer sur ce qui a été appelé dès le XVIème siècle « la servitude volontaire ». Les fléaux – épidémies, crises financières et/ou économiques – la peur et les malheurs, nous poussent à nous en remettre à des pervers déguisés en sauveurs.

Faut-il donc le redire, le vrai combat avec la mort est d’abord un combat contre et avec soi-même. Personne ne mènera ce combat à notre place. L’organisation de notre santé, si souhaitable soit-elle, peut aussi bien servir les politiques à nos dépens, pour peu que nous leur abandonnions notre liberté et notre responsabilité de personnes citoyennes. Quant aux irresponsables ou réputés tels, ils disent le déficit de notre système éducatif, sans parler de la non-gestion politique des problèmes sociaux. A la peur des uns fait écho la colère dépressive des autres.

Quoi qu’en pensent trop de médecins, on ne traite une maladie qu’en traitant le contexte dans lequel elle s’inscrit. Le virus de la peur nous assure de nos défaites. Un pouvoir qui joue de cette peur nous promet de tristes lendemains.

Jean-Pierre Bigeault,
le 31 mai 2020

1 De la horde à l’Etat – Essai de psychanalyse du lien social, NRF, Paris, Gallimard.

2 Des peuples n’ont-ils pas cédé à de tels pactes avec le diable sous des régimes politiques qui désignaient les Juifs « ou d’autres minorités » comme des « virus » justifiant les traitements que l’on sait.

3 Cf. ENRIQUEZ (E.), opus cité, p. 374.

4 Qu’on se rappelle les assemblées populaires organisées par le Pouvoir pour répondre aux Gilets jaunes.

5 ENRIQUEZ (E.), opus cité, p. 376.