L’ACTE ÉDUCATIF : UNE PENSÉE EN ACTION… MAIS « QUELLE PENSÉE » EN « QUELLE ACTION »

1 – Sous le signe de Montaigne

L’un de ceux qui a le mieux parlé de l’éducation est aussi l’un de ceux qui a le mieux parlé de l’amitié. Et dans le rapport si essentiel de sa parole à sa pratique, il est aussi le même qui a montré que l’éducation est une pensée en acte, une action qui associe la conscience se soi et la passion de l’autre.

La pratique de l’éducation selon Montaigne aurait pu porter tout aussi bien le nom très simple de son oeuvre : les Essais1. L’éducation est une suite d’essais dans laquelle j’ai moi-même modestement cherché à m’inscrire. Je m’y suis trouvé, trébuchant et assuré, comme le cavalier de sa vie que fut Montaigne, invoqué ici parce qu’il reste aussi – pour ces temps de servitude faussement rationnelle et de vraie intolérance – un maître en liberté.

C’est donc sous ce patronage que, pour parler de l’homme à l’épreuve de l’éducation, nécessairement je parlerai de moi, non certes pas comme du but de cette tentative oratoire, mais comme l’incontournable moyen par lequel passe l’éducation de l’autre, lorsqu’à la fois je la fais à partir de ce que je suis et qu’elle me revient, m’éduquant moi-même, m’enrichissant, comme dit Montaigne, de ce que je donne.

2 – « L’arrière-boutique » d’où je parle

N’en déplaise à ceux qui rêveraient d’une figure emblématique, le moi que je vais évoquer ne sera pas votre idéal, ou, si jamais il l’est, il le sera – je l’espère – de vous renvoyer à votre « quant à soi », car, comme le dit Montaigne : « Il se faut réserver une arrière-boutique », toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissions notre vraie liberté » (livre I, chapitre 38).

Ainsi donc, mon arrière-boutique – cette réserve d’incertitude et de bonne foi où je m’efforce à tenter d’élever ma liberté – s’est-elle constituée, pour moi comme pour chacun, d’expériences beaucoup plus intimes, beaucoup plus primitives aussi – et par là même beaucoup plus importantes – que toutes celles dont voudrait globalement rendre compte ce que l’on appelle ensuite avec un grand E : l’Expérience, cette totalisation imaginaire faite des pièces et des morceaux choisis de ce qu’on appelle une vie. Le parcours auquel je peux me référer aujourd’hui a beau avoir suivi les étapes d’une carrière qui a fait son chemin entre l’enseignement, l’éducation spécialisée, la thérapie institutionnelle et la psychanalyse, il n’empêche que les éléments en jeu dans ces diverses pratiques non seulement se trouvaient déjà là dès le départ de mon action éducative mais qu’ils donnaient déjà lieu à des organisations, en partie spontanées, en partie construites, qui alimentèrent de leurs fournitures l’arrière-boutique d’où je vous parle.

D’avoir pignon sur rue, la boutique élégante du penseur en éducation – que les circonstances et le rebond du narcissisme finissent par opposer à l’homme de terrain – nous tend toujours un piège : car c’est du côté de l’arrière-boutique que les choses se passent ! Simple remarque pour affirmer d’emblée que si l’acte éducatif renvoie à une pensée, ce n’est pas de la pensée d’un penseur en éducation qu’il s’agit mais de celle plutôt – pour reprendre le mot de Lévi-Strauss – d’un « bricoleur », d’un bricoleur d’humanité sans grand âge, ni grand diplôme, dont les premiers gestes d’enfant contenaient déjà les poèmes.

L’arrière-boutique d’où je vous parle n’en reste pas moins une histoire. L’éducateur surgit très tôt d’une histoire qu’il aime et qu’il déteste, et c’est sans doute par là qu’il s’intéresse à l’histoire des autres jusqu’à rêver de la faire, de la refaire. Mes parents, le monde paysan d’une Basse-Normandie tournant autour « des mots, des sorts et de la mort », mes instituteurs, les veillées d’hiver qui inspirèrent l’anthropologue Marcel Jousse et le pédagogue que je rencontrai plus tard en Bachelard, la guerre – « quelle connerie la guerre ! » – la voix retrouvée des grands poètes et le retour des déportés, de l’herbe à la fin repoussée d’après la nuit et le brouillard, le goût du pain et de la paix, le désir frais et l’éternelle tentation de l’amour, voilà ce que l’on trouve aussi dans l’arrière-boutique d’où je vous parle.

Mais toute vie a sa fracture ou du moins se montre-t-elle à elle-même quelque chose qui ressemble à une séparation. Après 20 ans d’éducation (disons) pure, j’ai fait semblant de jeter le froc aux orties pour devenir psychanalyste.

Après 20 ans encore et même davantage, et alors que la psychanalyse et l’éducation se distinguent mieux dans mon esprit, ce qui communique pourtant d’une arrière-boutique à l’autre, m’apparaît aussi un peu plus clairement, et il me semble qu’une partie de moi que je croyais avoir perdue dans la fracture continue d’alimenter cette pensée vive dont se nourrit dans son berceau sans concepts l’éducateur-enfant que je reste.

Coupée de l’action éducative directe par son voeu fondateur, la psychanalyse ne se travaille-t-elle pas elle aussi comme une pensée en acte ? Et cette pensée de la psychanalyse ne tire-t-elle pas ce qu’elle peut avoir d’opérativité des liens qui la lient à sa praxis, de ce qui la fonde précisément dans l’entre-deux de son arrière-boutique, là où se rencontrent comme chez Montaigne, le soi et l’autre ?

Entre les exercices d’expression française que je sollicitais de mes élèves de 6ème il y a près de 50 ans, entre le partage des nuits – et d’ailleurs des jours – de ces adolescents « difficiles » pour lesquels, avec quelques amis insomniaque, j’avais ensuite créé un internat, entre la formation continue et d’ailleurs discontinue (pour ne pas dire syncopée) des maîtres et autres quartiers-maîtres embarqués dans la même galère de l’inadaptation, entre tout cela et enfin les embarcations en forme de divans où nous ramons aujourd’hui, mes patients et moi, le fil rouge qui conduit à mon arrière-boutique reste en ce labyrinthe celui du mythe cher à Racine :

« Ariane ma soeur de quel amour blessée… »

Réparatrice, la poésie de l’acte éducatif a des sources – et des racines – qui sont aussi des pertes au fond de nous, celles mêmes vers lesquelles il nous faut quelque fois remonter – via la psychanalyse ou d’autres chemins – pour tisser le roman d’une vie.

Tout cela pour vous dire déjà que l’éducation ne débouche quelquefois sur la rationalité qu’après avoir traîné ses guêtres et son idéal plus ou moins lyrique dans… les songes.

Quant à l’acte éducatif – pour finir par y arriver – il n’est pas sûr qu’il soit beaucoup plus facile d’en parler que de l’acte sexuel, ni que de l’acte de la pièce qui est toujours plus grande que la somme de ses parties !

Mais, comme dit Montaigne, « les abeilles pillotent de ça de là les fleurs, et elles font – après – le miel qui est tout leur : ce n’est plus thym, ni « marjolaine ».

3 – L’éducation à la croisée des chemins

A 18 ans donc, comme je devais surveiller des élèves qui avaient presque tous mon âge, j’ai du lire à plusieurs reprises le règlement d’une célèbre école privée que je découvrais en même temps que Paris. Le règlement comportait cet article que je vous livre en prime initiatique :

« Lorsqu’il y a un chahut, le surveillant doit d’abord s’en rendre compte ».

Aujourd’hui où il n’est pas certain que nos politiques voient arriver, au delà des mots, la fameuse « fracture sociale » que, justement les mots ne suffisent pas à réduire, je ne ris pas de cette prescription.

La perception de l’autre passe par la conscience de soi mais la conscience de soi se nourrit aussi de la reconnaissance de l’autre.

Un soir où il m’a fallu me « rendre compte » – alors que je venais d’éteindre la lumière de leur chambre – que les deux adolescents à qui j’avais charge d’annoncer l’extinction des feux s’adonnaient à l’acte de sodomie, ma conscience de moi s’est d’abord mise à vaciller, comme si on la prenait par surprise.

Pourtant la solution de ce problème éducatif passa non seulement par le rétablissement de ma fichue propre conscience, mais par l’intégration dans cette conscience de ce qui précisément l’avait d’abord absorbée comme fait un traumatisme : non pas tant la sexualité, ni la sexualité dans telle modalité particulière, mais l’autre, le désir de l’autre, le désir tout court, le désir qui reste court… « Cette imagination, comme dit Montaigne, plus jalouse de notre action que de notre science ».

Le règlement n’offrait aucune réponse à cette question…

Comme j’avais mis le doigt sur l’interrupteur de la chambre, ce doigt avait bien fini par lui imprimer le choc silencieux de mon saisissement. Le vol tardif d’une mouche emplissait ma conscience. L’un de mes premiers actes éducatif fut donc de fuir dignement sans d’abord me retourner.

Puis je fis, comme on dit, les cent pas dans le couloir et après de longues minutes d’un retour à moi, je revins à eux.

Restons en là : vous aurez maintenant tout le temps de mon propos pour deviner mon deuxième acte éducatif.

Mais, en attendant nous allons repasser par Montaigne. A emboîter le pas de ses illustres commentateurs – Merleau-Ponty et Masud Khan parmi tant d’autres – nous voyons tout de suite que l’acte éducatif se situe, comme l’homme lui-même, du côté de l’ambigüité. C’est à la croisée de deux chemins que la pensée et l’action d’éduquer se rencontrent :

– l’un – et nous ne dirons pas nécessairement le premier – porte l’homme à prendre la mesure de son intériorité et à s’identifier à elle.

– L’autre le porte à s’inscrire dans son extériorité ou, comme le dit Montaigne, à « servir… l’action imparfaite de la vie ».

Le premier qu’on peut appeler « chemin de la conscience de soi » imprime à l’acte éducatif un mouvement qui se rapproche du mouvement de la pensée, tandis que le second projette l’homme dans une action qui risque d’être aussi « déréglée » – c’est le mot de Montaigne – que la vie, mais, dit-il, « il faut vivre avec les vivants ». Ce chemin qui nous emporte quelque peu hors de nous-mêmes est celui d’une éducation à l’épreuve du désir. Jusqu’où l’acte éducatif va-t-il épouser la courbe de la passion ?

En l’exemple sexuel que je vous ai donné, vous noterez que le premier chemin m’étant d’abord barré, j’appelle éducatif l’acte pour ainsi dire suspensif qui me retint de me jeter dans le second : car la voie du « dérèglement » de la vie n’est pas une sinécure. Et pourtant l’éducation doit aussi l’emprunter.

4 – Une éducation à la conscience de soi

S’il y a donc deux voies de l’éducation, commençons par la plus facile à concevoir sinon à suivre. La conscience de soi qui nous cherchons à éduquer suppose – comme l’écrit Merleau-Ponty – que « tout en adhérant à l’objet et le faisant nôtre, cependant nous nous en retirions et le tenions à distance ».

Dans le couloir où je vous ai laissés le travail fut, vous ai-je dit, de me retirer non seulement de ces deux-là qui m’avaient envahi mais de ce moi hybride, venant d’eux et de moi, qui me collait à la peau.

A supposer en effet que mon but fût encore de les aider à, si j’ose dire, « se répondre à soi », encore l’acte éducatif commençait-il de ce côté où, me dédoublant, j’avais aussi à retrouver mon dialogue avec moi.

Tel est donc l’objet-sujet de l’acte éducatif. Mais, édifiant ce dialogue en moi, je ne crée ni le soi de tel autre, ni même le mien dont Montaigne n’a pas attendu Freud pour savoir qu’il m’échappe car, dit-il, au dedans comme dehors je reste « le scrutateur sans connaissance, le magistrat sans juridiction et après tout le badin de la farce ».

La haute visée de l’acte éducatif lui impose donc tout aussi bien sa modestie. L’éducation n’est pas un commencement. Elle sait que la conscience de soi n’est pas le soi. Si elle s’occupe de ce qu’il y a d’inachevé dans l’homme, encore prend-elle le train en marche. Elle va vers un achèvement de l’homme qui lui est aussi étranger que son origine, elle n’est pas une religion ni d’ailleurs une science. Comme la poésie poétise le langage en lui rendant sa polysémie, l’éducation humanise l’homme en lui ouvrant une conscience, en fleurissant cette conscience d’autant de fragiles savoirs qui n’en abolissent pas le mystère.

Je fais les cent pas dans le couloir et je ne sais toujours pas ce que je vais dire, leur dire, me dire. Quelle parole prononcée d’abord devant moi me placera où je suis devant la vie de ces deux-là, devant ma vie qui elle-même se fait dans l’incertitude de son devenir ?

L’éducation n’est qu’une question dont la réponse n’achèverait l’homme qu’en le sortant tout à fait de lui-même et à jamais, comme à Auchwitz. La tentation de réduire ces deux-là – et avec eux l’incertitude en moi de ma vie réfractée par leur sexualité polymorphe – a même pu me venir dans les soubassements de mon indulgence : écraser leur conscience de soi en écrasant la mienne, oublier l’acte ou l’ériger dans la honte. On a vite fait pour l’idéal d’être bourreau. Le soi indélogeable de l’autre nous rappelle à l’étrangeté du nôtre : « Que sais-je ? », « Qui suis-je ? ».

Ainsi donc l’acte éducatif ne peut espérer aider au développement de la conscience de soi qu’une fois que j’ai compris, comme Montaigne, que si j’apprends quelque chose à quelqu’un, ce n’est pas tant à partir de ce que je sais mais de ce que je crois et peut-être même plus sûrement de ce que nous croyons, ce quelqu’un là et moi.

L’acte éducatif ne repose pas sur une autorité mais sur un pacte. Ce pacte – qui est le pacte de la vie – inspire l’autre voie de l’éducation, plus ambitieuse qu’il n’y paraît : « servir la vie dans son action imparfaite ».

5 – Une éducation à « l’action imparfaite de la vie »

« La vie en effet, dit Montaigne, est une action imparfaite de sa propre essence : je m’emploie à la servir selon elle », car « il faut vivre avec les vivants ».

Une éducation à la conscience de soi ne suffit pas : il nous fait vivre avec les autres sans le regard desquels nous ne serions guère davantage nous-mêmes que Montaigne sans son ami La Boétie. Incontournable, le lien à l’autre qui trouve sa consécration dans l’amour, dans l’amitié, s’appuie tout aussi bien – lorsqu’il touche au politique, au métier – sur le « dérèglement » de la passion, ou à tout le moins de l’affect.

Même le lien du sujet à l’objet dans une simple perception emprunte si peu que ce soit le chemin d’une conscience qui, en se laissant remplir par l’objet, s’absente d’elle-même. Tel est le mouvement de la vie aussi nécessaire que sans doute incertain. Nos passions nous délogent quelque peu de nous-mêmes, mais elles nous font. Et d’ailleurs, quelque distance qu’elle prenne avec son propre objet, la conscience de soi a vite fait de s’en remplir jusqu’à s’y perdre comme l’acteur dans son personnage. Le désir – ou la Libido ici narcissique – commande la pièce, que nous jouons extra ou intra-muros.

Ainsi donc, pour coller à la vie, l’acte éducatif n’échappe pas à sa loi.

Et de fait, ce que Montaigne appelle « l’imperfection de la vie » que nous pouvons appeler aussi bien « inachèvement » ou « manque », ce versant du désir par où justement, par delà tous les doutes, la vie va de l’avant, ce mouvement qui défie la conscience critique appartient aussi à l’action éducative.

Il ne suffit donc pas qu’arpentant le couloir de mon internat je me ressaisisse. Même si la phase interrogative dans laquelle nous nous trouvons, mes deux lascars et moi, est essentielle, eu égard à l’intensité pulsionnelle de l’heure, il faut bien que nos questionnements – y compris sur le caractère si peu que ce soir inattendu voire émouvant des objets du désir – ne nous coupent pas du désir. Et j’ajouterai : ni eux, ni moi.

Si peu que ce soit, il faudra ben finir par agir : par exemple mettre des mots sur le fond non langagier du désir, fixer la multiplicité des sens possibles dans une signification qui, comme le corps, permette à la conscience de s’éprouver car, comme le dit Montaigne : « Si mon âme pouvait prendre pied, je ne m’essaierais plus ».

L’éducation produit des actes qui placent l’homme en condition de s’essayer ou de mettre son humanité à l’épreuve – y compris donc, prenant son pied, de prendre pied.

Mais à vrai dire, infortuné poète, ce ne sont pas d’abord les pieds, ni les mots que je cherche. Ce qu’il me faut trouver – par delà le lien du veilleur à mes deux faux-dormeurs – c’est aussi le désir, si sublimé soit-il, qui me porte à leur parler d’eux et de moi, de cet essai commun d’humanité qui nous lie si étrangement, de ce pacte qu’ils ont cherché eux-mêmes dans le corps à corps et qui me fait être là, d’une certaine façon collé à eux et à mon destin – n’était la porte qui nous sépare.

Certes, je n’aurais jamais su le dire à l’époque comme je vous le dis aujourd’hui. Mais je sentais qu’éduquer, dans ce moment-là, c’était prendre le risque de la vie !

6 – L’institution de l’acte : l’acte éducatif acte à deux, l’acte éducatif acte à trois.

Entre la pensée et l’action, l’acte éducatif reconnaît sa finalité – et la donne à reconnaître – dans ses moyens ou, comme on le dit du « fond » d’un texte, dans sa « forme » même. Ce qu’il vise à produire en l’homme, il ne l’atteint que selon ce qu’il est. Et à cet égard, même le plus beau discours éducatif ne tire sa force que du statut de sa parole, de l’entre-deux où les mots n’ont – comme d’ailleurs les gestes – que la valeur du sens qu’ils y trouvent, où le sens naît de l’échange, du pacte-échange avec l’autre, pacte avec la vie.

J’ai appris cela à l’université de ma cambrousse. Pour être entendu, il faut d’abord entendre. A 18 ans, la merveilleuse Sorbonne – comme beaucoup plus tard la Société des Psychanalystes – a failli me le faire oublier.

Pourtant Montaigne – toujours lui – s’inquiétant de ce que le maître a pour premier devoir – écrit :

« Je ne veux pas qu’il invente et parle seul, je veux qu’il écoute son disciple parler à son tour »

Et pour plus de détails :

« Il est bon qu’il le fasse trotter devant lui pour juger de son train et juger jusqu’à quel point il doit se ravaler pour s’accommoder à sa force ».

Et pour conclure :

« C’est l’effet d’une haute âme et bien forte que de savoir condescendre aux allures puériles (de son disciple) et le guider. Je marche plus sûr et plus ferme à mont qu’à val ».

Avant Bachelard, je n’avais guère connu qu’au CP un instituteur indochinois et, beaucoup plus tard, mon premier professeur de grec, pour appliquer ce principe.

Fût-il d’enseignement, l’acte éducatif est, à minima, un acte à deux.

Il commence avec la conscience d’une dualité, conscience relationnelle et politique qui occupe le coeur de la philosophie de Socrate plus de vingt siècles avant Montaigne et que Montaigne lui-même redécouvre à travers le lien qui le lie à son ami La Boétie, l’auteur justement d’un livre dédié à « l’honneur de la liberté contre les tyrans ».

De même que « l’amitié se nourrit de communication », selon l’expression de Montaigne, de même l’acte éducatif ne tend pas à la réduction forcée d’un rapport de forces au nom d’une inégalité des partenaires, mais à la reconnaissance et à la transformation de ce rapport en ce que Montaigne appelle une « accointance libre et volontaire ».

L’acte éducatif n’est donc ni la décharge agressive par laquelle le plus faible épouse le plus fort comme dans une guerre, ni la jouissance sujette à satiété qui se consume avec le feu amoureux par le même processus d’où vient si souvent que l’acte se perd dans le « passage à l’acte ».

Ainsi, dire de l’acte éducatif qu’il est un « acte à deux » revient à dire qu’il vise à transformer un rapport quantitatif de dominant-dominé en une relation qualitative dans laquelle la dissymétrie des positions, loin d’appeler à l’écrasement des forces en présence, inspire tout au contraire l’idée de leur composition, de leur intégration dans une dynamique « plus proche même, dit Montaigne, de l’amitié que de la justice ».

Une « accointance » de ce type ne passe donc par la communication que si l’acte éducatif ne cède pas à la tentation de l’hégémonie qui guette les chefs et d’ailleurs aussi les amants.

Et s’il arrive – comme nécessairement il arrive – que le recours à l’autorité menace de désinstituer l’éducation, il reste que sa réinstitution s’impose. C’est où l’on voit généralement que le « 2 de l’acte » ne suffit pas : le cercle d’une accointance trop parfaite présente aussi sa tyrannie ! A s’ouvrir sur le triangle de l’acte médiatisé à minima par son cadre, la circulation du désir éducatif a quelque chance d’échapper au toujours tentant collage hypnotique. Autoritaire ou séductrice, la force exerce en effet sur nous son vertige et nous savons qu’elle reste un élément incontournable de « dérèglement éducatif ».

Ah ! Si du fond du couloir où je temporisais, j’avais seulement aperçu ce tiers à l’horizon ! « Ariane, ma soeur… ne vois-tu rien venir ? »

Mais la nécessité du recours au « tiers institutionnel » n’épuise pas la question de l’accointance éducative et il nous faut le reprendre pour mieux comprendre où l’acte s’élabore déjà – sur le modèle amical de Montaigne – comme une pensée en action.

Lorsque Montaigne en effet demande à l’éducateur de « se ravaler » pour s’accommoder à l’éduqué, lorsqu’il lui conseille de moduler sa force et donc son désir y compris sous sa forme idéalisée, lorsqu’il l’invite en un mot à descendre de l’amont où il domine à l’aval où il s’abandonne si peu que ce soit à une autre pente que la sienne, l’auteur des Essais suggère que les accointances communicationnelles procèdent d’un mouvement qui n’entraîne l’autre que par le mouvement de l’un vers l’autre, y compris de celui qui a toutes les raisons de croire qu’il sait vers celui qui a toutes les raisons de croire qu’il ne sait pas.

A un rapport de forces d’où il ne procède qu’en apparence, l’acte éducatif substitue – comme l’acte de réelle amitié – une relation de sens, c’est à dire une relation dont les enjeux ont glissé de l’appropriation à l’identification, ou si l’on veut de l’amont si banalement pensant des avoirs à l’aval de l’insoutenable légèreté de l’être.

Il y a du dérèglement dans l’air ! Quoi ! Non seulement l’élève se verrait dans son maître, mais le maître dans son élève !

Ainsi, comme en l’amitié dont Montaigne dit qu’on y « négocie du fin fond de son courage » nous faut-il dire aussi qu’en éducation le hasard du coeur l’emporte sur la nécessité de la raison. Car enfin ce que nous appelons aujourd’hui l’identification nous paraît plus proche de l’inspiration sensible que du sens du devoir ! En son action même, l’acte éducatif répondrait donc à un mouvement incertain qui, comme la chaleur de l’amitié, n’a certes « rien – dit Montaigne – d’âpre et de poignant » et qui pourtant, participe de cette « force inexplicable et fatale » que Montaigne ne peut nommer davantage et à laquelle nous donnons aujourd’hui le nom de désir.

Mais si l’acte éducatif est ainsi, de par son essence, de par les conditions mêmes de sa finalité, déporté du côté affectif, qu’en est-il de la pensée qui le porte ?

Dans l’acte à deux ou à trois, cette pensée que j’ai tenté d’isoler dans le couloir de la conscience de soi ne tient pas l’acte suspendu comme au-dessus de lui-même ou de ses acteurs. Soit qu’elle le précède, soit qu’elle lui revienne après coup – comme dans beaucoup de cas d’urgence – en tout cas elle l’accompagne.

Car la pensée de l’acte éducatif est aussi le lien vivant du sujet éduquant avec lui-même. C’est une pensée ouverte non seulement à l’autre mais à soi, à cette région de soi faussement connue ou d’emblée inconnue que l’autre fait affleurer à la surface de nos affects. Comme dans l’amour – ou plutôt dans l’amitié selon Montaigne – la liaison qu’opère le pensée entre les représentations mobilisées par la rencontre précède la rencontre elle-même et l’alliance qui en découle.

Car la pensée de l’acte éducatif se meut du préconscient vers le conscient, comme, dans l’esprit du skieur qui va descendre, la perception de la montagne s’empare de son moi calculateur et, pour mieux y imprimer ses pentes, se glisse elle-même dans les traces de ce moi cursif.

C’est ainsi qu’on peut dire que l’instant de l’acte n’est que l’émergence d’un processus aussi peu théorique que la vie de l’éducateur, ce continuum singulier d’images, d’idées et de sentiments qui ne se trouve dans aucun livre.

La capacité éducationnelle de l’acte, sa fécondité, tient à ce qu’il se libère d’une formule toute faite comme la sexualité de ses rigidités partielles, de ses partialités névrotiques.

La pensée de l’éducateur est toujours plus déterminante que sa pensée de l’éducation, comme celle de l’amoureux prend le pas sur sa théorie de l’amour.

Mais l’acte éducatif n’est pas seulement une pensée en action : il est une pensée en interaction. Une pensée de l’un par l’autre à propos de l’homme.

L’image sportive de notre skieur en écoulement de l’aval ne suffit plus. Il nous faut bien accepter le renversement de l’image par lequel – dans le mouvement même de notre descente – la montagne nous donne aussi bien le sentiment de se jeter elle-même et pour ainsi dire humainement dans son propre vide – qui est le nôtre. C’est ici le pacte entre deux images qui ne se font plus peur !

Ainsi l’éduqué le plus rocailleux en sait-il toujours plus long sur celui qui lui imprime sa trace que sa pâleur de faux innocent ou son hostilité même ne le laisseraient croire.

L’éduqué attend l’homme sinon là où l’éducateur l’attend – tout au bout de cette piste idéale qui brille en lui comme l’épure d’une théorie – du moins là où se place concrètement avec lui, à la jonction de l’un et de l’autre, cette attention technique aux bonds et aux rebonds du terrain dont la résonance guide l’éducateur plutôt que l’éducateur ne la guide.

Il y a même souvent fort à parier que l’éduqué s’est mis là où il fallait pour que la place où doit s’inscrire le désir d’éduquer s’impose à l’éducateur comme la remontée et la rechute de sa propre histoire.

Si agressive qu’elle soit, la provocation – la convocation – de l’éduqué n’est pas seulement, comme on le sait, un appel à l’aide. Elle s’adresse à l’éducateur comme du fond de lui-même, elle vient le questionner sur son humanité, du point exact où celle-ci s’apprête à se dérober, là où la bât de la vie blesse le dos du discours :

« Sois un homme, mon père », dit aussi le fils.

Il faut avoir éduqué soi-même pour savoir que notre fragilité n’est pas scientifique mais humainement humaine. Notre attention technique non seulement ne peut se défaire de ce handicap mais elle en fait une arme : c’est ma timidité disait à peu près Stendhal, qui m’a rendu si peu intelligent que ce soit ! Notre pensée éducative s’essaie à faire le tour d’un aval qui n’est pas le point bas de l’autre mais déjà, très précisément, l’évasement en nous de ce qui s’y est d’abord soulevé et érigé sous la forme d’un idéal. Nos éduqués nous y ramènent. Nos éduqués ont une pensée de ce qui non seulement fait le défaut de nos cuirasses mais notre vide plus essentiel, celui que met en scène Italo Calvino dans son Chevalier inexistant2, le héros qui n’est que son armure.

La pensée interactive du couple éducateur-éduqué est une pensée du négatif. Nous y allons chacun vers notre manque. L’action qu’elle inspire en est menacée comme la nuit d’amour que doit passer le chevalier sans corps avec sa princesse. Comment combler le vide sinon comme Sheakespeare par « les mots, des mots, encore et toujours des mots ». Mais quels mots peuvent valoir le prix des actes ? Ou quels actes ? Ou quels actes disent aussi bien que les mots ce qu’il en est de cette pensée à la fois tournée vers ce qui défaille en l’homme et ce qui le pousse en avant ?

Dans un époque tournée vers l’acte rationalisé je crois devoir défendre « une pensée en action » qui ne fasse pas l’économie de son dérèglement vital. L’éducation ne s’avance pas dans une zone que baliseraient, comme des banlieues reprises en main, je ne sais trop quelles stratégies de la reconquête.

La pensée interactive de ce qui manque à l’homme conditionne la rencontre éducative comme le partage du désert rapproche entre eux les méharis et leurs bédouins. La pensée du désert partagé est déjà une action qui crée la source avant qu’elle ne soit là, car la source est aussi du côté du désir de la trouver. L’enfant décrit par Winnicott n’invente la réalité que parce qu’il a l’illusion de la créer et l’illusion vient elle-même de la perte. Ainsi tout ce que peut dire ou faire l’éducateur n’a quelque chance de créativité que si son éduqué le reçoit comme ce qui déjà manque à celui-là même qui lui donne pourant le pouvoir de le combler.

Ce n’est donc pas par hasard si les idéologies religieuses prennent le relais d’une éducation désemparée par son propre vide. A défaut d’intégrer dans ses essais d’humanisation ce qui la fonde du côté d’une dépression, l’éducation emmène ses éducateurs au casse-pipe comme les zouaves d’antan, le fleur au fusil. Car n’est-ce pas à la faveur de sa dépression même que l’adolescent découvre aussi bien ce qui, dans l’acte d’amour, requiert une passivité sans laquelle son accès au désir de l’autre demeure impossible.

Comme le dit Montaigne, c’est « l’effet d’un haute âme » que de savoir s’abaisser, nous ne dirons pas à l’enfant ni même à l’autre, mais à l’humain de l’homme.

Dans mon couloir il me semblait bien que le grotesque de la situation où nous étions n’était qu’un reflet de ce que la prégénitalité (comme le reste !) m’imposait de gêne encore, d’humour déjà et certainement de modestie. Analité pour analité, les couloirs de mon doute valaient bien ceux de leurs tâtonnements expérimentaux.

7 – Pour une pensée éducative « désasservie » (du passage à l’acte)

Mais comment conclure : « l’acte éducatif, une pensée en action » ? Comment « désasservir » la pensée de l’action, l’action de la pensée ?

J’ai autrefois développé avec Terrier dans Une école pour OEdipe3 que la pensée substitue au plus court chemin – au « court-circuit » – de l’acte ou plus précisément de l’acting, le détour de ce qu’on appelle tout justement une réflexion. Il s’agissait de redire, dans la ligne de la pensée grecque et freudienne, que l’humanisation de l’homme passe par la victoire de la pensée, ou plus précisément de l’activité de pensée sur la violence. Nous avions presque le loisir alors d’évoquer la violence comme un mauvais souvenir et moins comme un phénomène individuel particulièrement repérable dans sa constance psychologique au moment de l’adolescence.

Mais aujourd’hui, comme au début de la célèbre pièce de Sophocle, le fléau que constitue la violence prend à nouveau la dimension d’un phénomène social.

A considérer les idéologies qui la nourrissent, on peut même rapprocher cette violence de l’époque où Montaigne prônait une éducation du respect de l’autre.

Il y a donc lieu de reprendre avec lui – aujourd’hui plus que jamais – l’idée d’un acte éducatif qui ne se laisserait pas lui-même aspirer par la violence – y compris évidemment sous le fallacieux prétexte de la combattre – c’est-à-dire d’un acte qui ne se laisserait pas réduire au court-circuit de passage à l’acte mais prendrait très précisément le détour d’une pensée en action.

Mais notre éducation moderne, enrichie par les apports plus ou moins vulgarisés de l’anthropologie, de la psychologie et même de la psychanalyse, court-elle le risque d’emprunter les voies discréditées de la violence éducative ?

A la suite d’Alice Miller, et alors même que nous n’en partageons pas toutes les thèses, nous répondons: « Oui, l’éducation noire existe ! ». Mais notre affirmation va plus loin.

La violence éducative en effet n’inspire pas que des actes de maltraitance caractérisée qu’on voudrait faire passer pour des actes éducatifs. La violence éducative est déjà présente chaque fois que l’acte éducatif sacrifie sa visée plus ou moins idéale au plaisir plus ou moins avoué de la décharge qui constitue le passage à l’acte. Le plaisir et le déplaisir qui sont normalement associés à l’acte éducatif – et ne sauraient donc par eux-mêmes le déconsidérer – sont en effet articulables avec une autre réalité que celle qui concerne la réduction des tensions de l’éducateur. Le plaisir et le déplaisir dont nous prenons ici la défense, parce qu’ils distinguent radicalement les personnes éduquantes des machines formatrices qu’on voudrait parfois leur substituer, peuvent et doivent s’articuler avec la réalité de l’activité de pensée. car la pensée, par le détour qu’elle fait subir, si légèrement, voire furtivement que cela soit, au flux énergétique mobilisé dans l’acte, génère aussi son plaisir et son déplaisir comme cela s’observe si bien chez l’enfant lorsqu’il « comprend » ce qu’il lui faut pourtant renoncer à prendre.

Dans les moments – les plus heureux – où elle se reconnaît comme l’instrument d’une créativité, la pensée éducative prend aisément ses distances vis à vis des bénéfices immédiats de ce que nous appelons la décharge éducative. Mais ces moments sont rares et encore faut-il parfois les suspecter, car les bonnes intentions de l’idéal peuvent s’avérer tout aussi bien les pavés d’un enfer caché !

La petite éducation quotidienne qui requiert une activité soutenue pour ne pas dire répétitive – et urgente plus souvent qu’à son tour – laisse voir en tout cas une contradiction dont nous devons rendre compte et qui n’est pas liée qu’aux circonstances de l’acte éducatif mais, me semble-t-il, à son essence même.

Car comment concilier le détour, le recul de la pensée et si souvent la nécessité pour l’action de s’exercer concrètement comme une prise sur la réalité, une prise suffisamment directe non seulement pour répondre à l’urgence éventuelle mais pour satisfaire à l’une des conditions paradoxales du rapport éducatif qu’est aussi la spontanéité ?

Peut-on donc penser l’acte et à la fois l’inscrire dans cette réalité relationnelle qui en constitue à la fois le moyen et la fin et qui passe par le raccourci en grande partie affectif de ce qui se noue entre l’éducateur et l’éduqué : ce « nous » précisément sur le fond duquel vont se détacher le « je » et le « tu » éducatifs ?

Cette question sur l’acte éducatif rejoint celle qu’on peut se poser avec Montaigne sur l’acte d’amitié ? Comment être à la fois dans la séparation d’une pensée qui ne réduit pas l’autre à soi et dans l’union d’une action qui rapproche si spontanément soi et l’autre, l’autre et soi, que la couture qui les joint leur permet de s’identifier dans une réciprocité qui ne tourne pourtant pas à la confusion ni à la fusion ?

C’est à cette croisée aussi, à ce lieu de rencontre des contradictions que l’acte éducatif échappe à la violence. Car la violence la guette tout aussi bien du côté de l’union confusionnelle et confusionnante que du côté de la séparation autoritariste et intellectualisante. On le voit clairement dans ces pathologies éducatives qui signent l’éclatement d’un acte plus ou moins réduit à l’un de ses composants : une pédophilie qui ne dit pas non nom mais qui infiltre de son poison une relation qui n’a pas besoin d’être sexuelle pour être abusive, ou, à l’autre extrémité – mais les extrêmes se touchent – une pédophobie d’essence sadique qui peut prendre les marques les plus trompeuses que l’intellectualisme même sait si bien plaquer sur la haine de l’autre.

Mais c’est qu’en vérité l’ambivalence de l’éducateur vis à vis de l’éduqué mérite d’être soutenue non seulement dans une théorie qui prenne en compte la réalité complexe de son désir d’éduquer mais dans une pratique qui se constitue elle-même pragmatiquement comme la construction d’un espace clos et ouvert. Une pensée unique est donc à cet égard aussi dangereuse en éducation que la culture d’un affect qui prétendrait faire l’économie de son contraire : ne faut-il pas beaucoup aimer les adolescents pour découvrir qu’on les déteste ! L’action d’une pensée éducative découle de positions qui « s’entre-tiennent » – pour reprendre le mot de Montaigne – qui se tiennent ensemble à travers le jeu de leurs différences. Mais il est si difficile de parcourir si peu que ce soir dans sa composition, quelque peu hétéroclite, l’espace psychique individuel d’où émergent ces positions (celles par exemple qui nous fait vouloir à la fois la liberté et la soumission de notre éduqué) que le passage de « l’acte à deux » à « l’acte à trois », que le recours à la réfraction d’une équipe et à la plurispection institutionnelle s’imposent ne serait-ce qu’à ce titre.

Cependant, cette nécessaire connaissance de l’ambivalence éducative, pour déterminante qu’elle soit dans le dépassement du passage à l’acte, peut devenir elle-même paralysante. Et il n’est pas dit que le psychanalyste à cet égard n’apparaisse pas, en bien des circonstances éducatives, comme le cordonnier le plus mal chaussé ! Pour soutenir notre action immédiate nous devons souvent nous en tenir, éducateur, à une conscience de soi plus partielle sinon plus partiale. Pour nous engager dans l’action éducative il nous faut faire le pari que cette conscience – acquise, espérons-le, comme celle de Montaigne, non seulement à travers les livres, mais à travers les travaux et les jours – prendra le relais de notre inconscience relative sinon de notre inconscient. Mais n’avons-nous pas dit et redit que l’acte éducatif se fonde sur des liens dont la maîtrise nous échappe – et en particulier ce lien vital de personne à personne qui à la fois repose sur l’incomplétude de l’homme et s’efforce à compenser l’imperfection même de la connaissance que nous en avons ?

En vérité l’action imparfaite de l’acte éducatif n’est pernicieuse que lorsqu’elle donne à croire qu’elle est parfaite. Car si le passage à l’acte éducatif s’inscrit – y compris pour la meilleure des causes – dans le prolongement d’une toute puissance infantile, l’acte éducatif au contraire participe d’une expérience de nos limites que nous les appelions « inachèvement » ou « castration ».

La reconnaissance de nos limites ne se lit pourtant pas dans l’acte éducatif, là où se faisant peur lui-même cet acte deviendrait aussi incertain que la connaissance que nous en avons. Elle se situe au contraire dans l’acceptation à laquelle nous sommes contraints d’une réalité moins glorieuse encore pour notre affectivité que pour notre pensée : en dépit du peu que nous savons, nous devons nous déterminer à agir. Il n’est pas jusqu’à l’autorité dont nous sommes appelés à faire usage qui ne nous rappelle méchamment au souvenir de notre impuissance à convaincre – ce qui est un comble quand on veut le bien de l’autre.

Faut-il rappeler que ces limites, l’éducation qui nous les rend inexorablement présentes, nous les rend aussi, malgré l’âge et l’expérience, aussi insupportables qu’au premier jour ? Il en résulte même que dans les même temps où nous voulons les apprendre à notre éduqué qui ne se fait d’ailleurs pas faute de nous les envoyer à la figure, nous en arrivions à partager secrètement avec lui le désir anti-éducatif de les évacuer – fut-ce même en les déniant. Dans l’acte éducatif le déni de réalité menace l’éducateur comme l’ivresse des profondeurs le plongeur. Je l’ai écrit il y a longtemps pour dénoncer un certain psychanalysme appliqué à l’éducation, un idéalisme de l’innocence retrouvée.

Dans sa pureté rêvée, l’acte éducatif est aspiré par le vide comme le sont certains de nos souvenirs par l’oubli. C’est que l’inconscient n’est pas loin, comme chaque fois qu’allant vers l’autre de toutes nos forces claires et obscures nous revenons à nous sans justement le savoir. Le déni de la réalité de l’autre est inscrit dans l’idéal éducatif comme le retour d’une violence refoulée dans l’utopie d’une société sans conflits : les grands éducateurs des peuples que furent Hitler et Staline – entre autres – nous l’ont diaboliquement montré, mais la toute puissance narcissique existe à l’état naissant chez tout homme qui, pour délivrer l’homme des limites de son humanité, rêve avec lui d’un affranchissement qui tourne très vite à l’esclavage. Lorsque le pire sort de l’idée du meilleur, c’est que l’idée se nourrissait des charognes d’une réalité déjà tuée dans la pensée ou que les actes qu’elle inspire continuent d’assassiner sur un fond musical comme dans les camps de la mort.

Ramassé sur lui-même comme une matière à la densité primitive qui évoque la violence originaire, l’acte éducatif contient en germe la haine de ses propres limites, calquées sur celles de l’homme. Une éducation qui exalte l’homme a vite fait de l’abaisser, cela se voit tous les jours dans le secret des familles et même à l’école. L’éducateur gagnerait à confronter sa pensée au dérèglement de son désir et pour cela, regarder son action dans le miroir que lui tend Montaigne, le vrai « miroir de nos discours qu’est le cours de nos vies ».

J’avais donc tout cela à prendre en compte avant de rouvrir la porte de la chambre où j’avais rendez-vous avec mon action éducative. Mais ces raisonnements ou d’autres – plus fumeux encore ! – n’avaient pas fait naître en moi le début d’une phrase que je prononcerais, ni à fortiori l’idée d’une autre action que celle d’ouvrir à nouveau la bouche… puisque c’est ainsi qu’on parle.

Comme vous l’aviez deviné, j’entrai donc à nouveau et m’assis sur un tabouret devant mes deux explorateurs. Puisqu’il fallait bien dire quelque chose, ma bouche se décida à lâcher : « Maintenant, redressez-vous et expliquez-moi ».

Ils s’assirent comme deux diables ressuscités, mais l’explication ne vint pas. Il me sembla plutôt qu’ils s’attendaient à ce que je reprenne la parole. D’accusateur, je devenais l’accusé. Ainsi se retourne le monde, en éducation comme partout.

Puis l’un d’eux, courageusement, hasarda :

– « j’essayais de l’en… »

Mais l’un des mots les plus employés de la langue vernaculaire de l’internat se trouva soudainement amputé. Chacun son tour ! Certainement sa partie manquante allait envahir la chambre et ce fut comme si, dans le silence, le corps de l’informe se mettait – ainsi que dans un film de Bunuel – à nous narguer. Nous avions convoqué pour notre scène éducative une sorte de Compostelle ou de dieu sait quel pèlerinage plus franchement païen – de trois unijambistes pas près d’être rendus.

C’est alors que me vint enfin l’idée :

– « Et bien, leur dis-je, puisque c’est ainsi, nous reprendrons tout cela demain lorsqu’il fera jour ! »

L’idée du jour nous apaisa. Peut-être que le jour pardonne à la nuit ! Peut-être que l’éducation aide l’homme à voir le jour au bout des tunnels.

Jean-Pierre Bigeault
Colloque Buc-Ressources – 1997


1 MONTAIGNE, Les Essais, in : Oeuvres complètes, Coll. La Pléiade, Gallimard, 1967.

2 Italo CALVINO, Le chevalier inexistant, Le Livre de Poche, 1970.