D’UN AVEUGLEMENT A L’AUTRE

ou
les avatars de l’observation dans la connaissance
des faits de maltraitance et d’abus sexuels

Après avoir longtemps sous-estimé la réalité des actes de maltraitance et des abus sexuels dont les enfants sont depuis toujours les victimes désignées, on entre aujourd’hui dans une « ère du soupçon » qui ne connaît plus ses limites. La montée en puissance de l’accusation de pédophilie est là pour ne témoigner. Ce renversement, qui oppose à l’obscurantisme présumé du passé les lumières d’une conscience moderne éclairée, appelle – comme toujours en pareil cas – un vigilance critique.

Il ne suffit pas en effet de décréter que nous allons au devant des faits – faits dont la nature, c’est le moins qu’on puisse dire, n’est pas neutre – pour que soit levé le voile qui a si longtemps fait écran à leur connaissance.

Au cas où nous serions amenés à confondre la liberté – de principe – qui nous est donnée de « dévoiler » la violence fait aux enfants, avec notre capacité concrète à en « observer » les conditions (pour analyser avant d’intervenir), nous serions bien inspirés de revenir sur l’histoire – somme toute récente – d’un aveuglement singulier. Nous y verrions que les difficultés à mettre en oeuvre non seulement une « volonté de savoir » mais des stratégies et des méthodologies appropriées ont généralement moins tenu au déficit des équipements disponibles qu’à des empêchements spécifiques à les utiliser. L’analyse de ces empêchements – telle que nous l’avons menée auprès d’un certain nombre d’intervenants1 fait apparaître que les incapacités à voir et donc à juger et agir sont liées pour l’essentiel à des résistances psychologiques, à la fois diluées dans une société donnée et cristallisées dans les personnalités des intervenants concernés.

Faut-il en effet rappeler que, par leur nature même; les violences -en particulier sexuelles – exercées sur les enfants ont longtemps appartenu à ce monde de l' »impensable » dans lequel les institutions comme les intervenants individuels se sont enfermés avec leur bonne conscience de relais familiaux. Une sidération, qui rigidifiait la pensée sous l’effet d’un afflux d’affects mal identifiés, paralysait alors non seulement l’intervention mais l’enquête et la recherche elle-même. Tant ile st vrai que les traumatismes de l’enfance (réels aussi bien que fantasmatiques) ont tôt fait de se réactualiser en chacun … « lorsque l’enfant paraît ».

Les fondements archaïques de l’aveuglement qui tient des o-souffrances la plupart du temps indicibles hors même de la représentation suffisent à expliquer les clivages et les dénis sur lesquels se rebâtit, tant chez les anciennes victimes que chez ceux qui ont la vocation de les aider, l’illusoire paradis des origines.

En comprenant ainsi – un peu mieux ! – les véritables raisons de l’ignorance et de l’inaction, souvent étranges, de spécialistes pourtant confirmés, on pourrait se demander si nos propres résistances ne sont pas toujours capables d’agir en sous main de nos interventions vertes « libérées » de certains tabous, mais, par là-même, assez souvent hâtives et brouillonnes, pour ne pas dire plus passionnelles que rationnelles !

Car comme l’a montré autrefois Bachelard2, la levée des « obstacles épistémologiques » qui tendent à enfermer toue science, toute connaissance, dans la statu quo de ses à priori le plus souvent implicites – c’est à dire inconscients – ne s’opère ni par décret ni par l’effet magique d’une illumination plus ou moins collective.

C’est pourtant ce qu’une campagne largement médiatisée laisse actuellement espérer.

Or, sous prétexte de luter contre un passé marqué par une sorte d' »obscur consentement à l’horreur », la suspicion, voire la dénonciation systématiques qui s’y trouvent promues répondent curieusement – sur le registre spectaculaire d’une « chasse aux sorcières »3 – à la même violation de l’intime que celle qu’on prétend combattre.

Il y a donc lieu d’interroger l’excitation informative et interventionniste qui affecte plus particulièrement l’approche actuelle des abus sexuels, comme il y a toujours lieu de remettre sur le métier l’analyse des déficits (irréductibles à des hypocrisies) qui nous ont valu – et nous valent encore – de faire passer par la trappe du refoulement4 des faits et des images dont la fascination nous paralyse.

Un constat vient aujourd’hui confirmer nos craintes quant au « retour du refoulé » dans le traitement des faits de maltraitance et d’abus sexuels concernant les enfants : le statut – supposé si peu que ce soit scientifique – de l' »observation » dans la mise à jour des faits incriminés nos parait en effet mal assuré, si l’on s’en tient à la pauvreté méthodologique (pour ce qui est de la France en tout cas) d’un certain nombre de procédures.

Tout se passe trop souvent comme si la « parole de l’enfant » ou de l’adolescent – par ailleurs si souvent dévalorisée – retrouvait en la circonstance la valeur quasi absolue d’une révélation. Au discours de cette catégorie de victimes semble s’appliquer non seulement le principe qu' »il n’y a pas de fumée sans feu » mais qu – dans la ligne quelque peu classiquement déviée d’une pensée de Platon « la vérité sort de la bouche des enfants.. ».5

A lire nos meilleurs auteurs6, on reste étonné devant leur souscription presque unanime à ce postulat. on s’en étonne d’autant plus que, s’agissant notamment des adolescents, les fluctuation quasi normales et bien connues du fonctionnement psychique à cette époque de la vie, réintroduisent plus d’une fois dans la pensée, comme bien entendu dans le discours, des « confusions » qui ont tôt fait d’ébranler les critères habituels de la réalité vis à vis du roman largement enrichi (fût-ce dans la discrétion) de leur vie fantasmatique. Et les expertises psychologiques et psychiatriques (pour ne parler que d’elles) ne sont pas les dernières, dans un certain nombre de cas, à soumettre leur méthodologie à cette même présomption de la « crédibilité à priori » des jeunes plaignants.

On est donc en droit de se demander si les « inhibitions » qui ont bloqué si longtemps l’observation voire la perception des faits de maltraitance et d’abus sexuel n’ont pas tout simplement fait place à des « passages à l’acte » dont le soubassement psychologique ne serait guère différent de celui qui fut à l’origine du vieil aveuglement. Le crédit inconditionnel accordé à la parole de l’enfant répondrait alors comme un même « déni de réalité » au doute systématique qui en dévalua si souvent ne fût-ce que la fonction d’appel.

C’est donc à réfléchir à la signification psychologique et culturelle de ce « déni » que les intervenants sociaux doivent en tout cas s’atteler, s’ils veulent éviter les pièges que tend à l’observation des situations complexes l’idéalisation simplificatrice, ce barrage à l’ambivalence qui reste si souvent le support de l’action en particulier éducative.

On doit en effet tout aussi bien se demander si la défense aveugle des « droits de l’enfant » ne court pas le risque de s’aligner inconsciemment sur les principes idéologiques qui assurèrent en leur temps la protection théorique de la famille en l’innocentant par avance de tout dérèglement. A la place de l’impossible « mauvaise mère » (pour ne parler que d’elle) l’enfant pourrait bien devenir le repère atomisé d’une société incertaine de sa cellule familiale.

Le développement de l’individualisme, l’épanouissement conceptuel d’une notion telle que la subjectivité (l’enfant sujet de l’éducation) prêteraient alors main forte au retour irrépressible du mythe qui oppose à la sauvagerie redoutée de l’enfant sa pureté angélique revisitée.

Vis à vis de tels dangers, qui ne plaideraient aujourd’hui pour que l’observation rationalise ses méthodes ? Encore cette rationalisation – précisément scientifique – doit-elle passer par l’élucidation de ce qui – au nom de l’Ethique voire de la Science elle-même – lui oppose un amalgame faussement généreux de « croyances ».

D’avoir déjà souvent été pris pour un « sauveur », l’enfant – qui, pour cela même, décevait bientôt – s’est souvent vu diabolisé. Et n’est-ce pas ce qui arrive, lorsqu’en contrepoint de notre foi quasi mystique en l’enfant (et sa parole), nous vouons à l’abandon agressif une fraction (c’est le mot!) – supposée menaçante – de notre jeunesse ?


1 BIGEAULT (JP) et AGOSTINI (D), Violence et savoir, Paris, L’Harmattan, 1996
2BACHELARD (G), La formation de l’esprit scientifique – Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Vrin, 15ème Ed., 1993
3 Ou plutêt « chasse aux sorciers » si l’on s’en rapporte aux comportements d’un certaine presse anglaise.
4 Ce que nous avons appelé ailleurs (opus cité) « l’interdit de savoir ».
5« Et – poursuite Platon – des alcooliques » ce qui infléchit l’interprétation dans le sens d’un discours de l’inconscient, discours dont la vérité doit être décodée.
6 Cf. « Les enfants victimes d’abus sexuels » publié sous la direction de Marcelin GABEL, Paris, PUF Psychiatrie de l’enfant, 1992.